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Oedipe
Jocaste
Créon
Tirésias
Choeur de Thébains
Manto
Un Vieillard
Phorbas
Un envoyé
ACTE I
Scène I
Scène II
Généreux enfants de Cadmus, vous périssez, vous et votre ville tout entière ! Malheureuse Thèbes, tu vois tes campagnes veuves d’habitants l Divin Bacchus, la mort enlève ces guerriers intrépides qui te suivirent jusqu’aux extrémités de l’Inde, qui osèrent s’avancer jusqu’aux plaines de l’Aurore et arborer tes étendards sur le berceau du monde. Ils ont vu les forêts embaumées de l’Arabie Heureuse ; ils ont vu fuir la redoutable cavalerie des Parthes, armés de flèches perfides ; ils ont abordé aux rivages de la mer Rouge, et parcouru les climats où le soleil darde ses premiers feux, et noircit les Indiens nus, trop voisins de son char enflammé. Enfants d’une race invincible, nous succombons : une destinée fatale nous entraîne. Chaque instant voit un nouveau triomphe de la mort. Une longue file accourt vers la demeure des mânes : le cortège lugubre s’embarrasse, et nos sept portes ne suffisent point à cette foule qui demande des tombeaux. Les cadavres s’entassent, et les convois funèbres se pressent les uns les autres. Le mal a d’abord atteint nos troupeaux. L’agneau malade dédaignait les gras pâturages. Au moment où le sacrificateur allait immoler la victime, lorsque, la main haute, il s’apprêtait à frapper un coup sûr, le taureau aux cornes dorées tombait sans vie : sa tête s’ouvrait sous le coup terrible de la hache, mais le sang ne teignait point le fer sacré, et il ne sortait de la blessure qu’une humeur noire et immonde. Le cheval fléchissait au milieu de sa course et entraînait avec lui son cavalier. Les brebis abandonnées jonchent les prairies, et le taureau languit au milieu de ses compagnons expirants. Le pâtre lui-même succombe, et voit de ses yeux mourants diminuer son troupeau. Les cerfs ne craignent plus les loups ravissants ; le lion cesse de faire entendre son rugissement formidable, et l’ours oublie sa fureur. Le reptile meurt au fond de sa retraite, sans songer à nuire, et son venin se dessèche dans ses veines. Dépouillée de sa verte chevelure, la forêt ne projette plus d’ombre sur les montagnes les plaines ont perdu leurs riches moissons, et la vigne ne courbe plus ses bras chargés des présents de Bacchus. Tout a ressenti les atteintes du mal qui nous consume ; les Euménides, armées de leurs torches infernales, ont brisé les portes de l’Érèbe ; le Phlégéthon a poussé le Styx hors de son lit, et mêlé ses eaux à celles de nos fleuves. La Mort ouvre son gosier insatiable, et plane sur nos têtes. Le vieux et inflexible nocher qui garde le sombre fleuve n’a plus la force de soulever son aviron, et se lasse à passer la foule innombrable des âmes qui assiégent sa large barque. On dit même que le chien du Ténare a brisé sa chaîne de fer, et qu’il rôde maintenant autour de nos demeures ; que le sol a mugi, et qu’on a vu des spectres d’une taille plus qu’humaine errer dans nos bois ; que la forêt de Cadmus, secouant les neiges qui la couvrent, a tremblé deux fois ; que la fontaine de Dircé a deux fois roulé du sang, et que, dans le silence des nuits, nos chiens ont fait entendre des hurlements. Image affreuse de la mort, plus cruelle que la mort même ! une sourde langueur engourdit nos membres ; la rougeur colore nos visages parsemés de légères taches ; un feu dévorant enflamme le siège de la pensée, et gonfle les joues de sang ; les yeux deviennent fixes ; une chaleur infernale nous consume ; nos oreilles tintent ; un sang noir rompt les veines et sort par les narines ; une toux opiniâtre et fréquente ébranle nos entrailles. On voit des malheureux étreindre des marbres glacés ; d’autres, devenus libres par la mort de leurs gardiens, courent aux fontaines, et l’eau qu’ils boivent ne fait qu’irriter leur soif. La plupart se pressent autour des autels en invoquant la mort, seule faveur que les dieux ne refusent pas. Ce n’est point pour apaiser le ciel par des vœux qu’on se presse dans les temples ; c’est pour assouvir sa colère à force de victimes. Mais qui s’avance à pas précipités vers le palais ? N’est-ce pas le noble et vaillant Créon ? ou suis-je abusé par une illusion de mon esprit malade ? Oui, c’est bien Créon que nous appelons tous avec impatience.
ACTE II
Scène I
Scène II
Scène III
Dieu qui couronnes de lierre tes cheveux flottants, et qui balances dans tes jeunes mains les thyrses de Nysa, glorieux ornement du ciel, Bacchus, écoute les vœux que Thèbes, ta noble patrie, t’adresse d’une voix suppliante. Daigne tourner vers nous ta figure virginale. Qu’un regard de tes yeux aussi brillants que le soleil dissipe les nuages qui nous couvrent, les affreuses menaces de l’enfer et le fléau qui dépeuple notre cité. Soit que tu pares ton front des fleurs du printemps ou que tu le cernes de la mitre de Tyr, soit que tu l’entoures de grappes de lierre, soit que tu abandonnes tes cheveux au caprice des vents, ou que tu les rattaches avec un nœud sur ta tête, tout relève l’éclat de là beauté. Jadis, craignant la colère d’une marâtre jalouse, pour déguiser ton sexe, tu pris le vêtement et la ceinture dorée d’une vierge blonde. Depuis tu t’es plu à conserver cette parure si voluptueuse et les larges plis de cette robe trainante. Elle enveloppait les lions attachés à ton char superbe, quand tu parcourais en vainqueur les vastes plaines de l’Aurore, et les peuples du Gange, et ceux qui boivent les fraiches eaux de l’Araxe. Le vieux Silène te suit sur son humble monture, la tête lourde et couronnée de pampres. Tes folâtres ministres conduisent tes symboles cachés. Les Bacchantes qui forment ton cortège, tantôt frappent en cadence le mont Pangée ou le sommet du Pinde, tantôt, revêtues d’une peau de chevreuil, s’élancent furieuses sur les pas de Bacchus, au milieu des Thébaines. Celles-ci, embrasées de ton feu divin, dénouent leur chevelure. Les Ménades brandissent leurs thyrses légers, et ce n’est qu’après avoir mis en pièces le corps de Penthée, que, leur fureur venant à se calmer, elles reconnaissent leur crime. La sœur de ta mère, ô Bacchus, règne sur les flots, et Ino, fille de Cadmus, tient sa cour au milieu des Néréides. Son fils, l’illustre Palémon, parent de Bacchus, reconnu dieu des mers, les soumet à son empire. Quand les pirates de la mer Tyrrhénienne t’enlevèrent, Neptune apaisa ses ondes furieuses, et métamorphosa la mer en riante prairie. Là s’élevaient le platane au vert feuillage et le laurier chéri d’Apollon. Les oiseaux chantaient dans les bois. Les rames étaient devenues des arbres que le lierre enlaçait de ses bras flexibles, et une vigne serpentait jusqu’au haut des mâts. Le lion de l’Ida rugissait à la proue, et. le tigre du Gange était assis à la poupe. À cet aspect les pirates effrayés s’élancèrent dans les flots où ils prirent une forme nouvelle. Leurs avant-bras se détachèrent, et leur poitrine se confondit avec leur ventre. De petites nageoires se fixèrent à leurs flancs ; leur dos s’arrondit sous les eaux, et leurs queues recourbées sillonnèrent l’abîme. Changés en dauphins, ils poursuivent encore les vaisseaux dans leur fuite rapide. Le fleuve de Lydie, le riche Pactole qui roule de l’or dans son cours, t’a porté sur ses ondes. À ta vue, le Massagète, qui rougit son lait du sang de ses chevaux, s’est avoué vaincu : il a déposé son arc et ses flèches. Tu as fait sentir ta puissance au violent Lycurgue, aux Daces intrépides, aux peuples nomades qui bravent le souffle de Borée, aux nations qui habitent les bords glacés des Palus-Méotides, et à celles que l’astre de l’Arcadie et le double Chariot éclairent de leurs feux. Tu as dompté les Gélons errants et désarmé les cruelles Amazones. Ces redoutables vierges du Thermodon se sont prosternées, devant toi, et, quittant leurs flèches légères, ont paré leurs mains du thyrse des Bacchantes. Tu as rougi du sang thébain les sommets sacrés du Cythéron. Tu dispersas dans les bois les filles de Prétus, et méritas des autels dans Argos, à côté de ceux de ta marâtre. Naxos, que la mer Égée entoure d’une humide ceinture, t’offrit pour épouse une vierge délaissée, qui trouva ainsi, dans son malheur, un mari plus fidèle. D’une roche aride, tu fis jaillir la source qui t’est consacrée. Ses ruisseaux murmurants arrosent les pairies et versent leurs sucs nourriciers dans le sein de la terre d’où sortent des fontaines d’un lait pur, les vignes de Lesbos et le thym parfumé. La nouvelle épouse est conduite en grande pompe dans les parvis célestes ; et c’est Apollon, le dieu à la flottante chevelure, qui fait entendre l’hymne solennel. Les deux Amours agitent leurs flambeaux. Jupiter, à l’approche de Bacchus, oublie d’embraser le ciel de ses foudres terribles. Tant que rien n’arrêtera les astres dans leur cours, tant que l’Océan baignera la terre qu’il entoure de ses flots, tant que la lune réparera les pertes de sa lumière, tant que l’étoile du matin annoncera le lever du jour, tant que la grande Ourse ne se plongera point dans l’azur des mers, nous adorerons les traits charmants de Bacchus.
ACTE III
Scène I
Scène II
Non, Œdipe, vous n’êtes point l’auteur de nos affreux désastres. Ce n’est point la destinée des Labdacides qui s’appesantit sur nous, mais l’éternel courroux des dieux. Depuis le jour où la forêt de Castalie à prêté son ombre à l’étranger de Sidon, et que Dircé a baigné de son onde les pieds des navigateurs tyriens ; depuis que le fils du grand Agénor, las de chercher à travers le monde l’amoureux larcin de Jupiter, s’est reposé sous nos arbres pour rendre hommage au dieu qui avait ravi sa sœur, et. que, par le conseil d’Apollon, qui lui ordonnait de suivre une génisse errante dont la charrue ou le chariot n’eût jamais courbé la tête, il arrêta sa course, et appela notre contrée Béotie du nom de cette génisse fatale ; depuis ce temps, hélas ! cette terre ne cesse de produire des monstres nouveaux. Tantôt c’est un dragon qui, nourri dans nos vallées, fait entendre ses affreux sifflements, et dresse au-dessus des vieux chênes, des pins et des arbres de Chaonie sa tête noire, tandis que la plus grande partie de son corps se replie sur le sol ; tantôt c’est une armée de soldats furieux que la terre enfante. La trompette sonne ; le clairon fait retentir ses belliqueux accents. Avant d’avoir la langue déliée, avant de connaitre l’usage de la voix, ils s’attaquent avec des cris hostiles et se divisent en deux camps. Ces guerriers, dignes de la semence qui les avait produits, n’eurent qu’une vie éphémère : nés avec le soleil, ils n’existaient déjà plus à son coucher. L’étranger de Sidon frémit d’un tel prodige : il regarde avec effroi la guerre que se livre ce peuple récent, jusqu’à ce que cette jeunesse furieuse ait péri, et que la terre ait vu rentrer dans son sein la moisson qu’elle venait d’enfanter. Faut-il que cet affreux carnage soit venu jusqu’à nous, et que Thèbes, la patrie d’Hercule, ait connu ces luttes fratricides. Parlerai-je aussi de ce descendant de Cadmus dont le front se couvrit de la ramure du cerf, et que sa propre meute poursuivit comme une proie ? L’agile Actéon se précipite à travers les monts et les forêts, parcourt au hasard les gorges des rochers avec une vitesse inconnue, redoute le vol des flèches empennées, et fuit les toiles qu’il a tendues lui-même. Enfin, il voit son bois et ses traits sauvages dans l’onde paisible où la déesse, trop sévère à venger sa pudeur, avait baigné ses chastes attraits.
ACTE IV
Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
S’il m’était permis de faire moi-même le plan de ma destinée, je ne laisserais souffler dans mes voiles qu’un léger zéphyr, et jamais la tempête ne briserait mes antennes. Un vent doux et mesuré emporterait mon esquif sans secousse et sans danger : je trouverais une voie sûre au milieu des écueils de la vie. Fuyant la colère du roi de Crète, un jeune imprudent s’élance dans les airs, à l’aide d’une invention nouvelle. Il veut, avec les fausses ailes qui le portent, prendre un vol plus fier que celui des oiseaux mêmes. Il tombe, et donne son nom à la mer qui le reçoit. Le vieux Dédale règle alors plus sagement son vol. Il se tient dans la moyenne région de l’air, et là, comme la poule qui, à l’aspect de l’épervier, rassemble d’effroi ses petits sous ses ailes, il rappelle son fils, jusqu’au moment où il voit son hardi compagnon agiter en vain dans l’onde ses bras chargés d’entraves. Tout ce qui sort des justes bornes touche à un abîme. Mais qu’entends-je ? la porte s’ouvre. Un serviteur du roi s’avance tristement en secouant sa tête. Parlez. Quelle nouvelle apportez-vous ?
ACTE V
Scène I
À peine Œdipe s’est-il reconnu dans l’accomplissement des oracles prononcés contre lui ; à peine a-t-il pénétré l’affreux mystère de sa naissance, et acquis la conviction de ses crimes, qu’il s’est avancé furieux vers son palais, et en a franchi précipitamment le seuil abhorré. Tel un lion d’Afrique déploie sa rage à travers les campagnes en agitant sa crinière terrible sur son front menaçant. Son visage est sombre et farouche, ses yeux hagards. De sourds gémissements et de profonds soupirs s’échappent de sa poitrine. Une sueur froide ruisselle de tous ses membres. Il écume ; il éclate en cris effroyables, et la douleur bouillonne en son sein comme un flot comprimé. Sa colère, tournée contre lui-même, prépare je ne sais quelle résolution funeste comme sa destinée. « Pourquoi différer mon châtiment ? s’écrie-t-il. Un glaive pour percer mon sein coupable ! du feu, des pierres pour terminer ma vie ! Quel tigre ou quel vautour cruel fondra sur moi pour déchirer mes entrailles ? Et toi, repaire de crimes, Cithéron maudit, déchaîne contre moi les monstres de tes forêts ou tes chiens furieux. Envoie-moi une Agavé. Œdipe, pourquoi crains-tu la mort ? Elle seule dérobe l’innocence au malheur. » À ces mots, portant sa main cruelle à la garde de son épée, il en tire la lame. « Penses-tu donc, se dit-il alors, qu’un châtiment aussi léger suffise à de si grands crimes, et crois-tu les effacer tous d’un seul coup ? Ta mort peut bien venger ton père. Mais ta mère ? mais ces enfants que tu as engendrés par un inceste ? mais ta patrie éplorée, dont la ruine effroyable expie en ce moment tes forfaits ? Va, tu ne peux t’acquitter de tout ce que tu dois. La nature a pour toi seul renversé l’ordre éternel de la naissance ; il faut que ton supplice renverse aussi les lois de la nature. Il te faut revivre, et mourir encore, et renaître toujours, afin que ton châtiment se renouvelle sans cesse. Déploie toutes les ressources de ton esprit. Supplée au nombre par la durée. Invente une mort longue, et trouve le moyen d’errer loin des vivants, sans être réuni aux morts. Meurs, mais un peu moins que ton père. Tu hésites, Œdipe ! Tu verses un torrent de pleurs qui inondent ton visage. — Est-ce donc assez de pleurer ? Non, il faut que mes yeux mêmes sortent de leurs orbites et s’en aillent avec mes pleurs ; il faut arracher ces yeux coupables en expiation de mon hymen. » Il dit, et son courroux va jusqu’à la fureur. Un feu sauvage anime ses traits menaçants, et ses yeux ont peine à se contenir dans leurs orbites. On voit sur sa figure la colère, la violence, l’emportement féroce et la cruauté d’un bourreau. Il pousse un gémissement, frémit d’une manière horrible, et porte à son visage ses mains furieuses. Ses yeux se présentent fixes et hagards : chacun d’eux s’offre de lui-même à la main qui le menace, et va audevant du supplice. Le malheureux plonge ses doigts forcenés dans leurs retraites, et en extirpe à la fois les deux globes qu’elles renferment. Sa main ne fouille plus que le vide ; mais, toujours acharnée, s’y enfonce plus avant, et ravage encore l’intérieur de ces cavités profondes où la lumière n’a plus d’entrée. Il s’épuise en vains transports, et prolonge inutilement son supplice : tant il a peur de voir encore le jour ! Enfin il lève la tète, et de ses orbites ravagées parcourt l’étendue du ciel pour éprouver la nuit qu’il s’est faite. Il détache tous les lambeaux qui tiennent encore au siége de sa vue éteinte ; puis, fier d’un tel triomphe, et s’adressant à tous les dieux : « Épargnez, dit-il, épargnez ma patrie. J’ai accompli vos décrets : je me suis puni de mes crimes. J’ai su trouver des ténèbres dont l’horreur égale celle de mon hymen. » Le sang baigne son visage, et, par les veines que sa main a rompues, il coule à grands flots de sa tête mutilée.
Scène II
Les Destins sont nos maîtres, il faut céder aux Destins. Jamais nos soins inquiets ne réussiront à changer la trame fatale. Tout ce que nous souffrons, tout ce que nous faisons, vient d’en haut. Lachésis veille à l’accomplissement des décrets qui se déroulent sous sa main impitoyable. Tout a sa voie tracée d’avance, et c’est le premier de nos jours qui détermine le dernier. Jupiter lui-même ne saurait rompre cet enchaînement des effets et des causes ; et nulle prière ne peut changer l’ordre immuable des événements. La crainte même de l’avenir est funeste, et l’on rencontre sa destinée en cherchant à l’éviter —--. Mais la porte a retenti. C’est le roi lui-même qui vient sans guide au milieu de la nuit qui l’environne.