< Dialogues des morts

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 245-247).


XXIII

PLATON ET DENYS LE TYRAN


Un prince ne peut trouver de véritable bonheur et de sûreté que dans l’amour de ses sujets.


Denys. — Hé ! bonjour, Platon ; te voilà comme je t’ai vu en Sicile.

Platon. — Pour toi, il s’en faut bien que tu sois ici aussi brillant que sur ton trône.

Denys. — Tu n’étais qu’un philosophe chimérique ; ta république n’était qu’un beau songe.

Platon. — Ta tyrannie n’a pas été plus solide que ma république ; elle est tombée par terre.

Denys. — C’est ton ami Dion qui me trahit.

Platon. — C’est toi qui te trahis toi-même. Quand on se fait haïr, on a tout à craindre.

Denys. — Mais aussi, quel plaisir de se faire aimer ! Pour y parvenir, il faut contenter les autres. Ne vaut-il pas mieux se contenter soi-même, au hasard d’être haï ?

Platon. — Quand on se fait haïr pour contenter ses passions, on a autant d’ennemis que de sujets ; on n’est jamais en sûreté. Dis-moi la vérité ; dormais-tu en repos ?

Denys. — Non, je l’avoue. C’est que je n’avais pas encore fait mourir assez de gens.

Platon. — Hé ! ne vois-tu pas que la mort des uns t’attirait la haine des autres ; que ceux qui voyaient massacrer leurs voisins attendaient de périr à leur tour, et ne pouvaient se sauver qu’en te prévenant ? Il faut, ou tuer jusqu’au dernier des citoyens, ou abandonner la rigueur des peines, pour tâcher de se faire aimer. Quand les peuples vous aiment, vous n’avez plus besoin de gardes ; vous êtes au milieu de votre peuple comme un père qui ne craint rien au milieu de ses propres enfants.

Denys. — Je me souviens que tu me disais toutes ces raisons, quand je fus sur le point de quitter la tyrannie pour être ton disciple ; mais un flatteur m’en empêcha. Il faut avouer qu’il est bien difficile de renoncer à la puissance souveraine.

Platon. — N’aurait-il pas mieux valu la quitter volontairement pour être philosophe, que d’en être honteusement dépossédé pour aller gagner sa vie à Corinthe par le métier de maître d’école ?

Denys. — Mais je ne prévoyais pas qu’on me chasserait.

Platon. — Hé ! comment pouvais-tu espérer de demeurer le maître en un lieu où tu avais mis tout le monde dans la nécessité de te perdre pour éviter ta cruauté ?

Denys. — J’espérais qu’on n’oserait jamais m’attaquer.

Platon. — Quand les hommes risquent davantage en vous laissant vivre qu’en vous attaquant, il s’en trouve toujours qui vous préviennent : vos propres gardes ne peuvent sauver leur vie qu’en vous arrachant la vôtre. Mais parle-moi franchement : n’as-tu pas vécu avec plus de douceur dans ta pauvreté de Corinthe que dans ta splendeur de Syracuse ?

Denys. — À Corinthe, le maître d’école mangeait et donnait assez bien ; le tyran, à Syracuse, avait toujours des craintes et des défiances : il fallait égorger quelqu’un, ravir des trésors, faire des conquêtes. Les plaisirs n’étaient plus plaisirs : ils étaient usés pour moi, et ne laissaient pas de m’agiter avec trop de violence. Dis-moi aussi, philosophe, te trouvais-tu bien malheureux quand je te fis vendre ?

Platon. — J’avais dans l’esclavage le même repos que tu goûtais à Corinthe, avec cette différence que j’avais l’honneur de souffrir pour la vertu par l’injustice du tyran, et que tu étais le tyran honteusement dépossédé de sa tyrannie.

Denys. — Va, je ne gagne rien à disputer contre toi ; si jamais je retourne au monde, je choisirai une condition privée, ou bien je me ferai aimer par le peuple que je gouvernerai.



Cet article est issu de Wikisource. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.