- LE COMTE DE WARWICK, surnommé le Faiseur de rois.
- HENRY VI, roi d’Angleterre.
- ÉDOUARD, prince de Galles, son fils.
| LE DUC DE SOMERSET, LE DUC D’EXETER, LE COMTE D’OXFORD, LE COMTE DE NORTHUMDERLAND, LE Cte DE WESTMORELAND, LORD CLIFFORD, |
du parti de Lancastre. |
- RICHARD PLANTAGENET, duc d’York.
| ÉDOUARD, Cte DE MARCH, depuis Édouard IV, EDMOND, COMTE DE RUTLAND, GEORGE, plus tard DUC DE CLARENCE, RICHARD, plus tard DUC DE GLOCESTER. |
ses fils. |
| LE DUC DE NORFOLK, LE MARQUIS DE MONTAGUE, LE Cte DE PEMBROKE, LORD HASTINGS, LORD STAFFORD. |
du parti d’York. |
| SIR JOHN MORTIMER, SIR HUGH MORTIMER, |
oncles du duc d’York. |
- LOUIS XI, roi de France.
- Le jeune HENRY, comte de Richmond, depuis Henry VII.
- LORD RIVERS, frère de lady Grey.
- SIR WILLIAM STANLEY.
- SIR JOHN MONTGOMERY.
- SIR JOHN SOMERVILLE.
- LE GOUVERNEUR DU COMTE DE RUTLAND.
- LE MAIRE D’YORK.
- LE LIEUTENANT DE LA TOUR.
- UN LORD.
- DEUX GARDES-CHASSE.
- UN CHASSEUR.
- UN FILS QUI A TUÉ SON PÈRE.
- UN PÈRE QUI A TUÉ SON FILS.
- LA REINE MARGUERITE, femme de Henry VI.
- LADY GREY, femme d’Édouard IV, plus tard reine d’Angleterre.
- BONNE, belle-sœur de Louis XI.
soldats, gens de suite, messagers, gardes, etc.
Scène I.
— Je m’étonne que le roi ait échappé de nos mains.
— Tandis que nous poursuivions la cavalerie du Nord, — il s’est secrètement évadé, abandonnant ses hommes ; — sur quoi le grand lord Northumberland, — dont l’oreille martiale n’a jamais pu se faire au son de la retraite, — a ranimé l’armée abattue ; et lui-même, — lord Clifford et lord Stafford, tous trois de front, — ont chargé notre corps de bataille, et, en s’y enfonçant, — sont tombés sous les épées de nos simples soldats.
— Le père de lord Stafford, le duc de Buckingham, — doit être ou tué ou dangereusement blessé. — J’ai fendu son casque d’un coup d’aplomb ; et pour preuve, père, regardez son sang.
— Et voici, frère, le sang du comte de Wiltshire — que j’ai rencontré dès le premier choc.
— Toi, parle pour moi, et dis-leur ce que j’ai fait.
— De tous mes fils, c’est Richard qui s’est le plus distingué. — Eh quoi ! Votre Grâce est morte, milord de Somerset ?
— Que tel soit l’avenir de toute la descendance de Jean de Gand !
— J’espère secouer ainsi la tête du roi Henry.
— Et moi aussi, victorieux prince d’York, — tant que je ne t’aurai pas vu assis sur ce trône — qu’usurpe maintenant la maison de Lancastre, — je le jure, par le ciel, ces yeux ne se fermeront pas. — Voici le palais de ce roi timoré, — et voici le siège royal : prends-en possession, York ; — car il est à toi, et non aux héritiers du roi Henry.
— Assiste-moi donc, cher Warwick, et je vais le faire ; — car c’est par la force que nous avons pénétré ici.
— Nous vous assisterons tous : celui qui fuit est mort.
— Merci, noble Norfolk… Restez près de moi, milords ; — et vous, soldats, restez, et logez près de moi cette nuit.
— Et quand le roi viendra, ne lui faites aucune violence, — à moins qu’il ne tente de vous expulser par la force.
— La reine tient ici son parlement aujourd’hui ; — mais elle ne se doute guère que nous serons de son conseil : — par les paroles ou par les coups, nous reconquerrons ici nos droits.
— Armés comme nous sommes, restons dans ce palais.
— Ce parlement s’appellera le parlement de sang, — à moins que Plantagenet, duc d’York, ne soit fait roi, — et que Henry ne soit déposé, ce peureux Henry dont la couardise — a fait de nous la risée de nos ennemis.
— Donc ne me quittez pas, milords ; soyez résolus ; — j’entends prendre possession de mes droits.
— Ni le roi, ni son plus dévoué partisan, — le plus fier de ceux qui tiennent pour Lancastre, — n’osera remuer l’aile, si Warwick agite ses grelots. — Je vais planter Plantagenet : le déracine qui l’ose ! — De la résolution, Richard ; réclame la couronne d’Angleterre.
— Milords, voyez où s’assied l’effronté rebelle ! — sur le trône même de l’État ! apparemment — qu’appuyé par les forces de Warwick, ce gair félon, — il prétend atteindre à la couronne et régner comme roi !… — Comte de Northumberland, il a tué ton père, — et le tien, lord Clifford, et tous deux vous avez juré de vous en venger — sur lui, sur ses fils, ses favoris et ses amis.
— Si je ne le châtie pas, cieux, châtiez-moi.
— C’est dans l’espoir de la vengeance que Clifford porte le deuil en acier.
— Quoi ! nous souffrirons ceci ! Jetons-le à bas. — Mon cœur brûle de colère ; je ne puis y tenir.
— De la patience, cher comte de Westmoreland.
— La patience est bonne pour les poltrons tels que lui : — il n’oserait pas s’asseoir là, si votre père vivait. — Mon gracieux lord, permettez qu’ici même, dans le parlement, — nous attaquions la famille d’York.
— Bien parlé, cousin ; attaquons !
— Eh ! ne savez-vous pas que la Cité est en leur faveur, — et qu’ils ont des masses de soldats à leurs ordres ?
— Mais, quand le duc sera tué, ils s’enfuiront vite.
— Loin du cœur de Henry la pensée — de faire un charnier du parlement ! — Cousin d’Exeter, les regards et les paroles sévères, le menaces — sont les seules armes que Henry veuille employer.
— Factieux duc d’York, descends de mon trône, — et tombe à mes pieds pour implorer grâce et merci : — je suis ton souverain.
Je suis le tien.
— Par pudeur, descends ; c’est lui qui t’a fait duc d’York.
— Ce duché était mon patrimoine, comme le comté de March.
— Ton père fut traître à la couronne.
— Exeter, c’est toi qui es traître à la couronne — en soutenant cet usurpateur Henry.
— Ne faut-il pas qu’il soutienne son roi légitime ?
— En effet, Clifford ; et c’est Richard, duc d’York.
— Et je resterai debout, quand tu es assis sur mon trône !
— Cela doit être ; il le faut ; résigne-toi.
— Sois duc de Lancastre, et, lui, qu’il soit roi.
— Henry est à la fois duc de Lancastre et roi, — et cela, lord Westmoreland le maintiendra.
— Et Warwick le contestera. Vous oubliez — que c’est nous qui vous avons chassé de la plaine, qui avons tué vos pères et qui, enseignes déployées, — avons marché à travers la Cité pour pénétrer dans ce palais.
— Si fait, Warwick, je me rappelle cela à ma grande douleur ; — et, par l’âme de mon père, toi et ta maison, vous en pâtirez.
— À toi, Plantagenet, à tes fils que voici, — à tes parents, à tes amis, j’arracherai plus d’existences — qu’il n’y avait de gouttes de sang dans les veines de mon père.
— N’insiste plus, Warwick, de peur qu’au lieu de paroles, — je ne t’adresse un messager — qui venge la mort de mon père, avant que je sorte d’ici.
— Ce pauvre Clifford ! que je méprise ses misérables menaces !
— Voulez-vous que nous démontrions nos titres a la couronne ? — Sinon, nos épées les revendiqueront sur le champ de bataille.
— Traître, quels titres as-tu à la couronne ? — Ton père était, comme toi, duc d’York (33) ; — ton aïeul était Roger Mortimer, comte de March. — Moi, je suis le fils de Henry V — qui subjugua le dauphin et les Français, — et conquit leurs villes et leurs provinces.
— Ne parle pas de la France, puisque tu l’as perdue tout entière.
— C’est le lord protecteur qui l’a perdue, et non moi. — Quand je fus couronné, je n’avais que neuf mois.
— Vous êtes assez âgé maintenant, et pourtant il me semble que vous perdez toujours. — Mon père, arrachez la couronne de la tête de l’usurpateur.
— Faites, cher père, mettez-la sur votre tête.
— Mon bon frère, si tu aimes et honores les armes, — vidons la querelle par le combat, et ne restons pas à ergoter ainsi.
— Que tambours et trompettes sonnent, et le roi va fuir.
Silence, mes fils !
— Silence toi-même ! Et laisse parler le roi Henry.
— Plantagenet parlera le premier… Écoutez-le, milords, — et soyez silencieux et attentifs, — car celui qui l’interrompt cesse de vivre.
— Crois tu donc que je consente à quitter mon trône royal, — où se sont assis mon aïeul et mon père ? — Non ; auparavant la guerre aura dépeuplé mon royaume, — et leur étendard, qui si longtemps fut arboré en France, — et qui, à ma grande douleur, ne l’est plus maintenant qu’en Angleterre, — m’aura servi de linceul. Pourquoi hésitez-vous, milords ? — Mes titres sont bons, bien meilleurs que les siens.
— Prouve-le, Henry, et tu seras roi.
— Henry IV a conquis la couronne.
— Par une rébellion contre son roi.
— Je ne sais que dire ; mes titres sont faibles. — Dites-moi, le roi peut-il adopter un héritier ?
Eh bien, après ?
— S’il le peut, alors je suis roi légitime ; — car Richard, en présence d’un grand nombre de lords, — résigna la couronne à Henry IV, — dont mon père fut l’héritier comme je suis l’héritier de mon père.
— Il se révolta contre Richard son souverain, — et l’obligea par force à résigner la couronne.
— Et en supposant, milords, que Richard eût agi de son plein gré, — croyez-vous qu’il eût pu porter atteinte au droit de la couronne ?
— Non ; car, dès qu’il résignait la couronne, — le plus proche héritier devait lui succéder et régner.
— Es-tu donc contre nous, duc d’Exeter ?
— Le droit est pour lui ; veuillez donc me pardonner.
— Pourquoi murmurez-vous, milords, et ne parlez-vous pas ?
— Ma conscience me dit qu’il est le roi légitime.
— Tous vont me déserter et passer à lui.
— Plantagenet, malgré toutes tes prétentions, — ne crois pas que Henry sera ainsi déposé.
— Déposé ! il le sera en dépit de tous.
— Tu te leurres ; ce ne sont pas tes milices du Midi, — d’Essex, de Norfolk, de Suffolk ni de Kent, — si présomptueux et si fier qu’elles te rendent, — qui pourraient élever le duc au trône, en dépit de moi.
— Roi Henry, que ton titre soit bon ou mauvais, — lord Clifford jure de combattre pour ta défense. — Puisse le sol s’entr’ouvrir et m’engloutir vivant — là où je m’agenouillerai devant le meurtrier de mon père !
— Ô Cliffort ! que tes paroles raniment mon cœur !
— Henry de Lancastre, résigne ta couronne. — Que murmurez-vous, que complotez-vous là, milords ?
— Faites droit au princier duc d’York, — ou je vais remplir cette salle d’hommes armés, — et, sur le trône même où il est assis en ce moment, — inscrire son titre avec le sang de l’usurpateur.
— Milord de Warwick, un mot seulement ! — Laissez-moi régner, comme roi, ma vie durant.
— Assure-moi la couronne, à moi et à mes héritiers, — et tu régneras en paix tant que tu vivras.
— J’y consens. Richard Plantagenet, — jouis du trône après ma mort.
— Quelle injure pour le prince votre fils !
— Quel bonheur pour l’Angleterre et pour lui-même !
— Vil, peureux et désespérant Henry !
— Quel tort tu fais à toi-même et à nous !
Je ne puis rester à entendre ces conditions.
Ni moi.
— Venez, cousin, allons porter cette nouvelle à la reine.
— Adieu, roi pusillanime et dégénéré, — dont le sang glacé ne recèle pas même une étincelle d’honneur !
— Sois donc la proie de la maison d’York, — et meurs dans les chaînes pour cet acte de lâcheté !
— Puisses-tu succomber dans une guerre terrible, — ou vivre en paix abandonné et méprisé !
— Tourne-toi de notre côté, Henry, et ne te soucie pas d’eux.
— Ils ne cherchent que la vengeance ; voilà pourquoi ils ne veulent pas céder.
— Ah ! Exeter !
Pourquoi ce soupir, milord ?
— Il n’est pas pour moi, lord Warwick, mais pour mon fils, — qu’en père dénaturé je vais déshériter. — Mais advienne que pourra !…
Je lègue ici — la couronne pour toujours à toi et à tes héritiers, — à condition que tu jureras ici — de mettre fin à la guerre civile et, tant que je vivrai, — de m’honorer comme ton roi et souverain, — et de ne jamais chercher, par trahison ou par hostilité, — à me renverser pour régner toi-même.
— Je fais volontiers ce serment, et je le tiendrai.
— Vive le roi Henry ! Plantagenet, embrasse-le.
— Puissiez-vous vivre longtemps, toi et tes fils précoces !
— Maintenant York et Lancastre sont réconciliés.
— Maudit soit celui qui chercherait à les rendre ennemis !
— Adieu, mon gracieux lord, je pars pour mon château.
— Et moi, je vais occuper Londres avec mes soldats.
— Et moi, je vais à Norfolk avec mes gens.
— Et moi, je retourne à la mer d’où je suis venu.
— Et moi, le chagrin et la douleur au cœur, je retourne à la cour.
— Voici la reine qui vient ; son visage trahit la colère ; — je me dérobe.
Et moi aussi, Exeter.
— Non, ne t’éloigne pas de moi ; je te suivrai.
— Soyez calme, chère reine, je vais rester.
— Qui pourrait être calme en de telles extrémités ? — Ah ! misérable homme ! Je voudrais être morte fille, — et ne t’avoir jamais vu, ne t’avoir jamais donné de fils, — quand je vois en toi un père si dénaturé ! — A-t-il mérité de perdre ainsi son patrimoine ? — Si tu l’avais aimé la moitié seulement autant que je l’aime, — s’il t’avait coûté les mêmes peines qu’à moi, — si tu l’avais nourri, comme moi, avec ton sang, — tu aurais versé ici le sang le plus pur de ton cœur, — avant de faire ton héritier de ce duc sauvage — et de déshériter ton fils unique.
— Mon père, vous ne pouvez pas me déshériter. — Si vous êtes roi, pourquoi ne vous succéderais-je pas ?
— Pardon, Marguerite ; pardon, cher fils ; — le comte de Warwick et le duc m’ont forcé.
— T’ont forcé ! Es-tu roi pour être ainsi forcé ? — Je rougis de t’entendre. Ah ! misérable timoré ! — Tu nous as tous perdus, toi, ton fils et moi. — Tu as donné un tel pouvoir à la maison d’York — que tu ne régneras plus que par sa tolérance. — En léguant la couronne à lui et à ses héritiers, — tu creuses ton sépulcre — pour y descendre bien avant ton heure. — Warwick est chancelier et lord de Calais, — le farouche Fauconbridge commande le détroit, — le duc est fait protecteur du royaume, — et tu crois être en sûreté ! Oui, en sûreté, — comme l’agneau tremblant qu’environnent les loups. — Si j’avais été là, moi qui ne suis qu’une faible femme, — les soldats m’auraient fait sauter sur leurs piques — avant que j’eusse consenti à un pareil acte. — Mais tu préfères ta vie à ton honneur. — Cela étant, Henry, je répudie moi-même — ta table et ton lit — jusqu’à ce que j’aie vu révoquer l’acte du parlement — qui déshérite mon fils. — Les lords du Nord, qui ont abjuré tes drapeaux, — suivront les miens, dès qu’ils les verront déployés, — et ils vont l’être à ta grande honte — et pour la ruine complète de la maison d’York. — Sur ce, je te quitte… Allons, mon fils, partons ; — notre armée est prête ; allons la rejoindre.
— Arrête, gente Marguerite, et écoute-moi parler.
— Tu n’as déjà que trop parlé : va-t’en.
— Mon gentil fils Édouard, toi, tu resteras avec moi ?
— Oui, pour être assassiné par ses ennemis !
— Quand je reviendrai victorieux du champ de bataille, — je verrai Votre Grâce ; jusque-là je suivrai ma mère.
— Allons, mon fils, en route ! nous ne devons pas nous attarder ainsi.
— Pauvre reine ! comme son amour pour moi et pour mon fils — l’a fait éclater en paroles furieuses ! — Puisse-t-elle être vengée de ce duc odieux — dont l’orgueil hautain sur les ailes de l’ambition — tourne autour de ma couronne, prêt, comme l’aigle affamé, — à se repaître de ma chair et de celle de mon fils. — La défection de ces trois lords tourmente mon cœur ; — je vais leur écrire et les adjurer amicalement. — Venez, cousin, vous serez le messager.
Et moi, j’espère les réconcilier tous avec vous.
Scène II.
— Frère, quoique je sois le plus jeune, laisse-moi parler.
— Non, je saurai mieux que toi faire l’orateur.
— Mais j’ai des raisons fortes et irréfragables.
— Eh bien, qu’est-ce à dire ? mes fils et mon frère en dispute ! — Quelle est votre querelle ? Comment a-t-elle commencé ?
— Ce n’est pas une querelle, c’est un léger débat.
Sur quoi ?
— Sur une chose qui intéresse Votre Grâce et nous : — la couronne d’Angleterre, mon père, qui vous appartient.
— À moi, mon enfant ? Non, pas avant que le roi Henry soit mort.
— Votre droit ne dépend pas de sa vie ni de sa mort.
— Vous êtes héritier, jouissez donc de votre héritage. — Si vous laissez à la maison de Lancastre le temps de respirer, — elle finira, père, par vous devancer.
— J’ai fait serment de le laisser régner en repos.
— Mais on peut rompre un serment pour un royaume. — J’en romprais mille, moi, pour régner un an.
— Non, à Dieu ne plaise que Votre Grâce se parjure !
— Je me parjurerai, si je fais appel aux armes.
— Je vous prouverai que non, si vous voulez m’écouter.
— Tu ne le prouveras pas, mon fils ; c’est impossible.
— Un serment n’a de valeur que quand il est prêté devant un véritable et légitime magistrat — ayant autorité sur celui qui jure. — Henry n’en avait aucune sur vous, ayant occupé votre place ; — donc, puisque c’est lui qui a requis de vous l’engagement, — votre serment, milord, est vain et futile (34). - Ainsi, aux armes. Et puis, mon père, songez seulement — quelle douce chose c’est de porter une couronne ! — Dans son cercle est un Élysée — avec toutes les délices et les joies rêvées par les poëtes ! — Pourquoi tardons-nous ainsi ? Je n’aurai pas de repos, — que la rose blanche que je porte ne soit teinte — dans le sang tiède du cœur de Henry.
— Richard, il suffit. Je veux être roi ou mourir… — Frère, tu vas partir pour Londres immédiatement, — et stimuler Warwick à cette entreprise. — Toi, Richard, tu iras trouver le duc de Norfolk, — et tu lui diras secrètement nos intentions… — Vous, Édouard, vous irez trouver lord Cobham ; — avec lui, les hommes de Kent se soulèveront volontiers ; — j’ai confiance en eux, car ce sont des soldats — intelligents, courtois, généreux, pleins d’ardeur… — Pendant que vous serez ainsi occupés, il ne me restera plus — qu’à chercher l’occasion d’un soulèvement, — sans que mes menées soient connues du roi — ni d’aucun membre de la maison de Lancastre.
— Mais arrêtez !… Quelles nouvelles ? Pourquoi viens-tu si précipitamment ?
— La reine, avec tous les comtes et les lords du Nord, — se prépare à vous assiéger ici dans votre château. — Elle approche avec vingt mille hommes ; — ainsi fortifiez votre position, milord.
— Oui, avec mon épée… Çà, crois-tu que nous les craignions ? — Édouard et Richard, vous resterez avec moi. — Mon frère Montague courra jusqu’à Londres : — que le noble Warwick, Cobham et les autres, — que nous avons laissés comme protecteurs près du roi, — se consolident par une puissante politique, — et ne se fient pas au simple Henry ni à ses serments !
— Frère, je pars ; je les déciderai, ne craignez rien ; — et sur ce je prends très-humblement, congé de vous.
— Sir John et sir Hugh Mortimer, mes oncles ! — Vous arrivez à Sandal au bon moment : — l’armée de la reine se prépare à nous assiéger.
— Elle n’en aura pas besoin ; nous irons à sa rencontre dans la plaine.
— Quoi ! avec cinq mille hommes !
Oui, et avec cinq cents, père, s’il le faut, — Leur général est une femme ; qu’avons-nous à craindre ?
— J’entends leurs tambours ; rangeons nos hommes, — sortons et livrons-leur immédiatement bataille.
— Cinq contre vingt ! si grande que soit cette disproportion, — je ne doute pas, mon oncle, de notre victoire. — J’ai gagné en France plus d’une bataille — où les ennemis étaient dix contre un. — Pourquoi n/aurais-je pas aujourd’hui le même succès ?
Scène III.
— Ah ! où fuir pour échapper de leurs mains ? — Ah ! mon gouverneur ! voyez, voila le sanguinaire Clifford.
— Chapelain, va-t’en ! ta prêtrise sauve ta vie. — Quant au marmot de ce duc maudit, — son père a tué mon père : il mourra.
— Et moi, milord, je lui tiendrai compagnie.
— Soldats, emmenez-le.
— Ah ! Clifford ! ne tuez pas cet enfant innocent, — de peur d’être haï de Dieu et de l’humanité.
— Et quoi ! est-il déjà mort ? ou est-ce la peur — qui lui fait fermer les yeux ?… Je vais les lui ouvrir.
— Ainsi le lion affamé regarde l’être misérable — qui tremble sous sa griffe vorace ; — et ainsi il vient insulter à sa proie ; — et ainsi il s’avance pour la mettre en lambeaux. — Ah ! bon Clifford, tue-moi avec ton épée, — et non d’un regard si cruellement menaçant. — Doux Clifford, écoute-moi avant que je meure. — Je suis pour ta fureur un sujet trop chétif ; — venge-toi sur des hommes, et laisse-moi vivre.
— C’est en vain que tu parles, pauvre enfant ; le sang de mon père — a fermé l’issue où devraient pénétrer tes paroles.
— Eh bien ! que le sang de mon père la rouvre : — c’est un homme, lui ; Clifford, mesure-toi avec lui.
— Eussé-je ici tes frères, leurs vies et la tienne — ne suffiraient pas à ma vengeance ; — non, quand j’aurais fouillé les tombeaux de tes ancêtres — et pendu à des chaînes leurs cadavres pourris, — mon courroux ne serait pas éteint, ni mon cœur soulagé. — La vue de quelqu’un de la maison d’York — est une furie qui tourmente mon âme. — Et jusqu’à ce que j’aie extirpé cette race maudite, — sans en laisser un seul vivant, je vis en enfer. — Donc…
— Oh ! laisse-moi prier avant de recevoir la mort. — C’est toi que je prie : doux Clifford, aie pitié de moi !
— Toute la pitié qu’il y a dans la pointe de mon épée.
— Je ne t’ai jamais fait de mal : pourquoi veux-tu me tuer ?
— Ton père m’en a fait.
Mais c’était avant que je fusse né. — Tu as un fils ; au nom de ce fils, aie pitié de moi, — de peur qu’en expiation, comme Dieu est juste, — il ne soit assassiné aussi misérablement que moi. — Ah ! laisse-moi vivre en prison tous mes jours ; — et si je te donne aucun sujet de colère, — alors fais-moi mourir ; car maintenant tu n’as aucun motif.
Aucun motif ! — Ton père a tué mon père : donc meurs.
Dii faciant, laudis summa sit ista tuœ !
— Plantagenet ! j’arrive, Plantagenet ! — Le sang de ton fils figé sur mon épée — en rouillera la lame jusqu’à ce que ton sang — s’y coagule avec lui et que je les essuie tous deux.
Scène IV.
— L’armée de la reine est maîtresse du champ de bataille ; — mes deux oncles ont été tués en venant à ma rescousse, — et tous mes partisans tournent le dos — à l’ennemi acharné, et fuient, comme des vaisseaux devant le vent, — ou comme des agneaux poursuivis par des loups affamés. — Mes fils… Dieu sait ce qu’ils sont devenus ; — mais ce que je sais, c’est que, vivants ou morts, — ils se sont comportés en hommes nés pour la gloire. — Trois fois Richard s’est frayé passage jusqu’à moi, — et trois fois il s’est écrié : Courage, père ! tenez jusqu’au bout ! — Trois fois Édouard est venu à mon côté, — avec une épée pourpre, teinte jusqu’à la garde — du sang de ceux qui l’avaient affrontée ; — et quand les plus hardis guerriers se retiraient, — Richard criait : À la charge ! ne cédez pas un pouce de terrain ! — Et il criait encore : Une couronne ou un glorieux tombeau ! — Un sceptre ou une fosse en terre ! — Sur ce, nous avons chargé encore une fois, mais une fois encore, hélas ! — nous avons échoué ; ainsi j’ai vu un cygne — s’évertuer vainement à nager contre le courant, — et user ses forces contre les flots irrésistibles.
— Àh ! écoutons ! le persécuteur fatal nous poursuit ; — et je suis trop défaillant pour pouvoir fuir sa furie ; — d’ailleurs, eussé-je toutes mes forces, je ne l’éviterais pas. — Les grains de sable qui mesurent ma vie sont comptés. — Ici je dois demeurer, et ici ma vie doit finir.
— Venez, sanguinaire Clifford, farouche Northumberland ; — je défie votre inépuisable fureur à un surcroît de frénésie ; — je suis votre cible, et j’attends vos coups.
— Rends-toi à notre merci, fier Plantagenet.
— Oui, à cette même merci que son bras implacable — montra pour mon père, quand il lui régla son compte. — Donc, Phaéton est tombé de son char, — et a fait la nuit sur le coup de midi.
— Mes cendres, comme celles du phénix, peuvent produire — un oiseau qui me vengera de vous tous : — dans cet espoir, je jette les yeux vers le ciel, — en me moquant de tout ce que vous pouvez m’infliger. — Pourquoi n’avancez-vous pas ? Quoi ! être une multitude et avoir peur !
— Ainsi combattent les couards, quand ils ne peuvent plus fuir ; — ainsi les colombes mordent les serres déchirantes du faucon ; — ainsi les voleurs condamnés, désespérant de vivre, — exhalent l’invective contre les recors.
— Oh ! Clifford, recueille-toi un moment, — et rappelle à ton souvenir mon passé ; — puis, si tu le peux sans rougir, regarde-moi en face, — et mords ta langue qui accuse de lâcheté l’homme — dont un regard menaçant te faisait défaillir et fuir.
— Je ne veux pas faire assaut de paroles avec toi ; — je veux lutter corps à corps et rendre quatre coups pour un.
— Arrête, vaillant Clifford ! pour mille raisons, — je désire prolonger un peu la vie du traître. — La fureur le rend sourd ; parle-lui, Northumberland.
— Arrête, Clifford ; ne lui fais pas l’honneur — de te piquer le doigt même pour lui percer le cœur. — Quand un chien montre les dents, quelle valeur y a-t-il — à lui fourrer la main dans la mâchoire, — alors qu’on peut le chasser du pied ? — C’est le droit de la guerre de prendre tous ses avantages ; — et, pour être dix contre un, on ne ternit pas sa valeur.
— Oui, oui, ainsi le coq de bruyère se débat dans le trébuchet.
— Ainsi le lapin se démène dans le filet.
— Ainsi les voleurs triomphent du butin conquis ; — ainsi l’honnête homme succombe, accablé par les brigands.
— Maintenant qu’est-ce que Votre Grâce veut faire de lui ?
— Braves guerriers, Clifford et Northumberland, — faites-le tenir debout sur ce tertre, — lui qui allongeait les bras pour embrasser les montagnes, — mais qui n’en a étreint que l’ombre dans sa main ! — Quoi ! c’était vous qui vouliez être roi d’Angleterre ! — C’était vous qui vous prélassiez dans notre parlement, — en prêchant sur votre haute naissance ! — Où donc est votre racaille de fils pour vous prêter main-forte ? — Où est le libertin Édouard, et le gros Georges ? — Où est ce vaillant, ce bossu prodige, — votre petit Dicky qui, de sa voix grommelante, — avait coutume d’exciter son papa à l’émeute ? — Où est donc également votre Rutland chéri ? — Tiens, York, j’ai trempé ce mouchoir dans le sang — qu’avec la pointe de sa rapière le vaillant Clifford — a fait jaillir du sein de l’enfant ; — et, si tes yeux peuvent pleurer sur sa mort, — je te donne ceci pour essuyer tes joues. — Hélas, pauvre York ! si je ne te haïssais mortellement, — je m’apitoierais sur ton misérable état ! — Je t’en prie, désole-toi pour m’égayer, York : — trépigne, rage, écume, que je puisse chanter et danser ! — Quoi ! les ardeurs de ton cœur ont-elles à ce point desséché tes entrailles — que tu ne puisses verser une larme sur la mort de Rutland ! — Pourquoi tant de patience, l’homme ? Tu devrais être furieux ; — et c’est pour te rendre furieux que je me moque ainsi de toi. — Je le vois, pour m’amuser, tu veux un salaire. — York ne saurait parler, sans porter une couronne. — Une couronne pour York !… Et vous, milords, inclinez-vous bien bas devant lui !… — Tenez-lui les mains, pendant que je vais le couronner.
— Eh ! ma foi, messieurs, il a l’air d’un roi maintenant ! — Oui-dà, voilà celui qui occupait le trône du roi Henry, — voilà celui qui était son héritier d’adoption… — Mais comment se fait-il que le grand Plantagenet — soit couronné si tôt et viole son serment solennel ? — Si je ne me trompe, vous ne deviez être roi — que quand Henry aurait donné la main à la mort. — Et vous ceignez ainsi votre tête de l’auréole de Henry, — et vous frustrez son front du diadème, — lui vivant, au mépris de votre serment sacré ! — Oh ! c’est un crime trop, bien trop impardonnable ! — À bas cette couronne ! et, avec cette couronne, à bas cette tête ! — Que le temps qui nous suffit à respirer suffise à le mettre à mort !
— Je réclame cet office, en souvenir de mon père.
— Non, arrêtez !… Écoutons-le faire ses oraisons.
— Louve de France, pire même que les loups de France, — toi dont la langue est plus venimeuse que la dent de la vipère, — qu’il sied mal à ton sexe — de triompher, amazone infâme, — du malheur de ceux que la fortune tient captifs ! — Si ta face n’était pas impassible comme un masque, — si elle n’était pas faite à l’impudeur par l’habitude des actions mauvaises, — j’essaierais, reine altière, de te faire rougir. — Te dire d’où tu viens, de qui tu descends, — ce serait assez pour te faire honte, si tu n’étais pas éhontée. — Ton père porte le titre de roi de Naples, — des Deux-Siciles et de Jérusalem ; — pourtant il est moins riche qu’un fermier anglais. — Est-ce ce pauvre monarque qui t’a appris l’insolence ? — C’est chose inutile et superflue, reine altière — à moins que tu ne veuilles justifier l’adage : — Gueux en selle galope à crever sa monture ! — C’est la beauté souvent qui rend les femmes altières ; — mais Dieu sait combien la tienne est mince. — C’est par la vertu surtout que les femmes causent l’admiration ; — c’est par le contraire que tu causes la stupeur. — C’est la pudeur qui les fait paraître divines ; — c’est l’impudeur qui te fait abominable. — Tu es l’opposé de tout bien, — comme l’antipode l’est de nous, — comme le sud l’est du septentrion ! — Ô cœur de tigre caché sous la peau d’une femme ! — Comment, après avoir versé le sang de l’enfant, — et dit au père de s’en essuyer les yeux, — peux-tu encore avoir un visage de femme ? — Les femmes sont tendres, douces, pitoyables, sensibles ; — toi, tu es de pierre, tu es rude, endurcie, âpre, implacable. — Tu me sommais d’entrer en fureur ? Eh bien, ton désir est exaucé. — Tu voulais me voir pleurer ? Eh bien, ta volonté est satisfaite. — Car le vent furieux chasse l’ondée incessante ; — et, dès que sa fureur s’apaise, la pluie commence. — Ces larmes sont les obsèques de mon doux Rutland ; — et chacune d’elles crie vengeance contre ses meurtriers, — contre toi, féroce Clifford, et toi, perfide Française.
— Fi ? son affliction m’émeut au point — que je puis à peine retenir les larmes de mes yeux.
— Son visage, à lui, les cannibales affamés — ne l’auraient pas touché, ne l’auraient pas ensanglanté ; — mais vous êtes plus inhumains, plus inexorables, — oh ! dix fois plus !… que les tigres d’Hyrcanie. — Vois, reine insensible, les larmes d’un père désolé. — Ce linge, tu l’as trempé dans le sang de mon doux enfant, — mais, moi, j’en lave le sang avec mes larmes. — Reprends ce mouchoir, et va te vanter de ceci.
— Et, si tu racontes exactement la lamentable histoire, — sur mon âme, les auditeurs verseront des larmes. — Oui, mes ennemis même verseront des larmes à flot, — et diront : Hélas ! ce fut une pitoyable action ! — Tiens, prends cette couronne, et, avec cette couronne, ma malédiction ! — Et puisses-tu, dans ta détresse, trouver la consolation — que je recueille maintenant de ta trop cruelle main ! — Implacable Clifford, enlève-moi de ce monde. — Mon âme au ciel, mon sang sur vos têtes !
— Eût-il massacré toute ma famille, — je ne pourrais pas m’empêcher de pleurer avec lui, — en voyant quelle douleur poignante étreint son âme.
— Quoi ! vous en êtes à larmoyer, milord Northumberland ? — Songez seulement au mal qu’il nous a fait, — et cela aura bientôt séché vos pleurs.
— Voilà pour mon serment, voilà pour la mort de mon père.
— Et voici pour venger notre excellent roi.
— Ouvre les portes de ta miséricorde, Dieu de grâce ! — Mon âme s’envole par ces blessures à ta recherche.
— Tranchez-lui la tête, et placez-la sur les portes d’York, — en sorte qu’York domine la ville d’York.
Scène V.
— Je me demande comment notre auguste père s’est échappé : — a-t-il pu, ou non, échapper — à la poursuite de Clifford et de Northumberland ? — S’il avait été pris, nous en aurions ouï la nouvelle. — S’il avait été tué, nous en aurions ouï la nouvelle. — Mais s’il avait échappé, il me semble que nous aurions reçu — l’heureux avis de sa bonne délivrance… — Comment se trouve mon frère ? pourquoi est-il si triste ?
— Je n’aurai pas de joie que je ne sache — ce qu’est devenu notre très-vaillant père. — Je l’ai vu parcourir en tous sens le champ de bataille ; — j’ai remarqué comme il s’acharnait sur Clifford. — Il se démenait au plus épais de la mêlée, — comme un lion au milieu d’un troupeau de bœufs, — ou comme un ours traqué par des chiens : — dès que l’ours en a mordu et fait hurler quelques-uns, — les autres se tiennent à distance en aboyant contre lui ; — ainsi notre père faisait avec ses ennemis ; — ainsi ses ennemis fuyaient notre martial père. — C’est un assez grand honneur, il me semble, d’être son fils… — Voyez, comme l’aube ouvre ses portes d’or — et fait ses adieux au resplendissant soleil ! — Et lui, comme il ressemble à un jouvenceau — dans tout l’éclat de la jeunesse, étalant sa parure devant sa bien-aimée !
— Mes yeux ont-ils un éblouissement, ou vois-je en effet trois soleils (37) ?
— Trois splendides soleils, chacun parfaitement distinct, — non pas séparés par des nuées tumultueuses, — mais espacés sur un ciel pâle et clair. — Voyez, voyez, ils se joignent, se serrent et semblent se baiser, — comme s’ils juraient une ligue inviolable. — Maintenant ils ne forment plus qu’une lampe, qu’une lumière, qu’un soleil. — En ceci le ciel figure quelque événement.
— C’est prodigieusement étrange et tout à fait inouï — Je crois, frère, que le ciel nous appelle ainsi à une nouvelle campagne : — il veut que nous, les fils du brave Plantagenet, — déjà brillants par nos mérites distincts, — nous confondions ensemble nos lumières — pour resplendir sur la terre, comme ce soleil sur le monde. — Quel que soit, ce présage, je veux désormais porter — sur mon écu trois soleils éclatants.
— Non, portez plutôt trois lunes ; permettez-moi de vous dire, — vous aimez mieux les femelles que les mâles.
— Mais qui es-tu, toi dont l’air accablé annonce — quelque terrible histoire suspendue à tes lèvres ?
— Ah ! je suis un homme qui vient de voir une chose lamentable : — j’ai vu tuer le noble duc d’York, — votre auguste père et mon bien-aimé souverain.
— Oh ! ne parle plus, j’en ai trop entendu.
— Dis comment il est mort, car je veux tout entendre.
— Il était environné d’une foule d’ennemis — et luttait contre eux, comme le héros, espoir de Troie, — contre les Grecs qui voulaient entrer dans Troie. — Mais Hercule lui-même doit succomber au nombre ; — et les coups multipliés d’une petite hache — tranchent et abattent le chêne le plus dur. — Votre père a été maîtrisé par une foule de mains, — mais il n’a été égorgé que par le bras furieux — de l’impitoyable Clifford et par celui de la reine. — Elle a couronné le gracieux duc par une amère dérision ; — elle lui a ri à la face ; et, quand il pleurait de douleur, — cette reine implacable lui a donné, pour essuyer ses joues, — un mouchoir trempé dans le sang innocent — de ce doux jeune Rutland, assassiné par le brutal Clifford, — et, après maintes insultes et maints outrages noirs, — ils ont abattu sa tête, et l’ont placée — sur les portes d’York, où elle est restée, — lugubre spectacle, le plus lugubre que j’aie jamais vu !
— Bien-aimé duc d’York, appui sur qui nous nous reposions, — maintenant que tu n’es plus, nous n’avons plus ni soutien ni protection ! — Ô Clifford, forcené Clifford, tu as tué — la fleur de la chevalerie d’Europe ; — tu l’as vaincu, lui, par la trahison, — car, glaive à glaive, c’est, lui qui t’eût vaincu ! — Désormais le palais de mon âme en est devenu la prison ; — ah ! si elle pouvait s’en échapper ! si mon corps — pouvait être enseveli en paix sous la terre ! — Car je n’aurai plus jamais de joie : — jamais ! oh ! je ne connaîtrai plus jamais la joie.
— Je ne puis pleurer ; car toutes les larmes de mon corps — ne sauraient éteindre la fournaise ardente de mon cœur ; — et ma langue ne peut alléger le lourd fardeau de mon cœur. — Le souffle même nécessaire à chaque parole — attiserait les charbons qui brûlent dans mon sein — et y activerait l’incendie que les larmes essaieraient d’éteindre… — Pleurer, c’est rendre la douleur moins profonde : — aux enfants donc les larmes, à moi la lutte et la vengeance ! — Richard, je porte ton nom, je veux venger ta mort, — ou mourir glorieux en le tentant.
— Ce vaillant duc t’a laissé son nom ; — il m’a laissé, à moi, son duché et son siège.
— Ah ! si tu es bien l’aiglon de cet aigle princier, — prouve ta race en regardant fixement le soleil. — Son siège et son duché, dis-tu ? Dis donc son trône et son royaume : — tous deux sont à toi, ou toi tu n’es pas de lui !
— Eh bien, beaux lords, où en êtes-vous ? quelles nouvelles ?
— Grand lord de Warwick, s’il nous fallait conter — nos lamentables nouvelles, et, à chaque mot, — enfoncer un poignard dans notre chair jusqu’à ce que tout fût dit, — les paroles nous causeraient plus d’angoisses que les blessures. — Ô vaillant lord, le duc d’York est tué.
— Ô Warwick ! Warwick ! ce Plantagenet, — à qui tu étais aussi cher que le salut de son âme, — a été mis à mort par le féroce lord Clifford.
— Il y a dix jours déjà que j’ai noyé dans les larmes cette nouvelle : — et maintenant, pour augmenter la mesure de vos malheurs, — je viens vous dire ce qui est arrivé depuis. — Après le sanglant combat de Wakefield — où votre vaillant père a rendu le dernier soupir, — la nouvelle de votre désastre et de sa mort — m’a été transmise au galop des plus rapides courriers. — J’étais alors à Londres, gardien du roi : — j’ai rassemblé mes soldats, réuni une foule d’amis ; — et, avec des forces que je croyais suffisantes, — j’ai marché sur Saint-Albans pour barrer le passage à la reine, — emmenant le roi pour m’autoriser de sa présence. — Car j’avais été averti par mes espions — qu’elle venait avec la pleine intention — de casser le dernier décret du parlement — touchant le serment du roi Henry et votre succession. — Bref, nous nous sommes rencontrés à Saint-Albans. — Nos armées se sont choquées, et les deux partis se sont battus avec furie. — Mais était-ce la froideur du roi, — occupé à regarder complaisamment sa martiale épouse, — qui enlevait à mes soldats leur hostile ardeur ? — Était-ce le bruit des succès de la reine ? — Était-ce la crainte excessive des rigueurs de Clifford — qui foudroie ses captifs de cris de sang et de mort ? — Je ne saurais le dire. Toujours est-il — que les armes ennemies allaient et venaient comme l’éclair, — tandis que celles de nos soldats, pareilles au vol indolent de la chouette — ou au fléau d’un moissonneur paresseux, — tombaient mollement, comme si elles frappaient des amis. — J’ai essayé de les ranimer par l’éloge de notre cause, — par la promesse d’une haute paie et de grandes récompenses ; — tout a été vain ! Ils n’avaient pas le cœur de combattre ; — et nous, n’ayant plus l’espoir de vaincre avec de pareils hommes, — nous avons fui : le roi pour retrouver la reine, — lord George votre frère, Norfolk, et moi-même, — pour venir vous joindre en toute hâte. — Car nous avions appris que vous étiez ici, dans les Marches, — rassemblant une autre armée pour un nouveau combat.
— Ou est le duc de Norfolk, cher Warwick ? — Et quand George est-il revenu de Bourgogne en Angleterre ?
— Le duc est à six milles d’ici environ avec ses soldats. — Et quant à votre frère, il vient de nous être envoyé — par votre bonne tante, la duchesse de Bourgogne, — avec un renfort de soldats bien nécessaire pour cette campagne.
— La partie a dû être bien inégale, pour que le vaillant Warwick ait fui. — Je lui ai souvent entendu attribuer l’honneur d’une poursuite, — mais jamais jusqu’aujourd’hui l’humiliation d’une retraite.
— Et ce n’est pas mon humiliation que tu apprends aujourd’hui, Richard. — Car tu verras que j’ai le bras droit assez fort — pour enlever le diadème de la tête du faible Henry — et arracher de sa main le sceptre redoutable, — fût-il aussi illustre pour sa hardiesse en guerre — qu’il est fameux pour sa douceur, sa tranquillité et sa piété.
— Je sais cela, lord Warwick ; ne me blâme pas. — C’est l’amour que je porte à ta gloire qui me fait parler — Mais dans ces temps de trouble qu’y a-t-il à faire ? — Allons-nous jeter nos cottes d’acier — et nous envelopper dans des robes de deuil, — pour psalmodier nos Ave Maria sur nos chapelets ? — Ou devons-nous avec des armes vengeresses — dire nos dévotions sur les casques de nos ennemis ? — Si vous êtes pour le dernier parti, dites oui, et en campagne, milords !
— Eh ! c’est pour cela que Warwick est venu vous chercher ; — c’est pour cela que vient mon frère Montague. — Attention, milords. L’altière et insolente reine, — de concert avec Clifford, le hautain Northumberland, — et maints autres fiers oiseaux de la même volée, — a pétri le flexible roi comme une cire. — Il avait juré que vous seriez son successeur ; — son serment est enregistré au parlement ; — eh bien, toute la bande est allée à Londres — pour annuler ce serment et tout — ce qui peut faire obstacle à la maison de Laucastre. — Leurs forces s’élèvent, je crois, à trente mille hommes. — Maintenant, si le contingent de Norfolk et le mien, — et tous les partisans que toi, brave comte de March, — tu peux te procurer parmi les fidèles Gallois, — peuvent porter notre armée seulement à vingt-cinq mille hommes, — en avant ! Nous marchons droit sur Londres, — et, montant une fois encore nos destriers écumants, — nous nous écrions une fois encore : Sus à l’ennemi ! — bien résolus cette fois à ne plus reculer ni fuir.
— Oui, à présent, c’est bien le grand Warwick que j’entends parler. — Puisse-t-il ne plus jamais voir un jour de soleil — celui qui réclamera la retraite, quand Warwick lui ordonnera de tenir !
— Lord Warwick, c’est sur ton épaule que j’entends m’appuyer ; — et si tu tombes, ce qu’à Dieu ne plaise, — il faudra, le ciel m’en préserve ! qu’Édouard tombe aussi.
— Tu n’es plus comte de Marc, mais duc d’York. — Le degré prochain, c’est le trône d’Angleterre. — Car tu seras proclamé roi d’Angleterre — dans tous les bourgs que nous traverserons ; — et celui qui de joie ne jettera pas son bonnet en l’air, — paiera cette offense de sa tête. — Roi Édouard, vaillant Richard, Montague, — ne nous arrêtons plus à rêver de gloire, — mais que les trompettes sonnent, et à l’œuvre.
— Ah ! Clifford, ton cœur fût-il dur comme l’acier, — (tu as prouvé par tes actes qu’il est de pierre), — je cours le percer, ou te livrer le mien.
— Battez donc, tambours. Que Dieu et saint Georges soient pour nous !
— Eh bien ! quelles nouvelles ?
— Le duc de Norfolk m’envoie vous dire — que la reine s’avance avec une puissante armée : — il implore votre compagnie pour une prompte délibération.
— Tout va donc à souhait ; braves guerriers, partons.
Scène VI.
— Soyez le bienvenu, milord, dans cette bonne ville d’York. — Là est la tête de cet ennemi acharné — qui a tenté de ceindre votre couronne. — Est-ce que ce spectacle ne vous réjouit pas le cœur, milord ?
— Oui, comme la vue du roc réjouit celui qui craint le naufrage. — Cet aspect me navre dans l’âme. — Retiens ta vengeance, Dieu chéri ! ce n’est pas ma faute ; — ce n’est pas de mon plein gré que j’ai enfreint mon serment.
— Mon gracieux seigneur, cette excessive douceur — et cette pitié funeste doivent être mises de côté. — À qui les lions jettent-ils de tendres regards ? — Ce n’est pas à la bête qui veut usurper leur tanière. — À qui l’ourse des forêts lèche-t-elle la main ? — Ce n’est pas à celui qui détruit ses petits sous ses yeux. — Qui échappe à la mortelle piqûre du serpent aux aguets ? — Ce n’est pas celui qui lui met le pied sur le dos. — Le plus chétif reptile se redresse contre qui l’écrase, — et les colombes mordent pour défendre leur couvée. — L’ambitieux York aspirait à ta couronne, — et tu souriais, quand il fronçait le sourcil avec colère. — Lui, qui n’était que duc, il voulait faire son fils roi, — et travaillait, en père tendre, à l’élévation de sa race ; et toi, qui es roi, qui as eu le bonheur d’avoir un fils excellent, — tu as consenti à le déshériter, — ce qui était l’acte du père le plus dénaturé. — Les oiseaux, créatures privées de raison, nourrissent leurs petits ; — et, quelque terrible que soit à leurs yeux la face de l’homme, — qui ne les a vus, pour la protection de leur tendre nichée, — s’armer des ailes même — qui servent d’habitude à leur fuite alarmée, — et combattre l’ennemi qui grimpait jusqu’à leur nid, — offrant leur vie pour la défense de leurs poussins ? — Pour votre honneur, mon suzerain, prenez exemple sur eux. — Ne serait-ce pas dommage que ce bel enfant — perdit les droits de sa naissance par la faute de son père, — et qu’il pût dire un jour à son fils : — Ce qu’avaient possédé mon bisaïeul et mon aïeul, — mon père insouciant l’a follement perdu ! — Oh ! quelle honte ce serait ! Regarde ce garçon ; — et puisse son mâle visage, qui promet — une fortune prospère, donner à ton cœur en fusion la trempe nécessaire — pour défendre ton bien et le transmettre à ton fils !
— Clifford s’est montré parfait orateur, — en invoquant des arguments d’une grande force. — Mais, Clifford, dis-moi, n’as-tu jamais ouï dire — qu’un bien mal acquis ne profite jamais ? — Est-il toujours heureux le fils — dont le père a gagné l’enfer à force de thésauriser (38) ? - Je léguerai à mon fils mes bonnes actions ; — et plût au ciel que mon père ne m’eût rien légué de plus ! — Car tous les autres biens s’achètent à trop haut prix : on a mille fois plus de peine à les conserver — que de plaisir à les posséder. — Ah ! cousin York ! si tes meilleurs amis savaient — combien je suis désolé que ta tête soit là !
— Milord, relevez vos esprits ; nos ennemis sont proches, — et la mollesse de votre courage fait fléchir vos partisans. — Vous avez promis la chevalerie à notre fils précoce ; dégainez votre épée, et armez-le sur-le-champ. — Édouard, à genoux !
— Édouard Plantagenet, relève-toi chevalier, — et retiens cette leçon, tire l’épée pour le droit.
— Mon gracieux père, avec votre royale permission, — je la tirerai comme héritier présomptif de la couronne, — et dans cette querelle je l’emploierai jusqu’à la mort.
— Eh ! c’est parler en prince capable.
— Chefs royaux, tenez-vous prêts : — car, à la tête d’une bande de trente mille hommes, — Warwick s’avance appuyant le duc d’York ; — dans toutes les villes qu’il traverse, — il le proclame roi, et on accourt en foule à lui. — Rangez votre armée, car ils sont tout près.
— Je souhaiterais que Votre Altesse voulût quitter le champ de bataille ; — la reine a meilleur succès quand vous êtes absent.
— Oui, mon bon seigneur ; laissez-nous à notre fortune.
— Eh ! votre fortune est aussi la mienne ; donc je reste.
— Que ce soit donc avec la résolution de combattre.
— Mon royal père, encouragez donc ces nobles lords, — et animez ceux qui combattent pour votre défense. — Tirez l’épée, bon père, et criez : Saint Georges !
— Eh bien, parjure Henry, veux-tu demander grâce à genoux, — et mettre ton diadème sur ma tête, — ou affronter les mortels hasards d’un combat ?
— Va tancer tes mignons, insolent marmouset ! — Il te sied bien de tenir un langage aussi hardi — devant ton souverain, ton roi légitime !
— C’est moi qui suis son roi, et c’est à lui de fléchir le genou. — Il m’a, de son libre consentement, adopté pour héritier ; — depuis, il a violé son serment ; car, à ce que j’apprends, — vous qui êtes le vrai roi, quoique ce soit lui qui porte la couronne, — vous l’avez obligé, par un nouvel acte du parlement, — à m’éliminer et à me substituer son fils.
Et c’est avec raison : — qui doit succéder au père, si ce n’est le fils !
— Vous êtes donc là, boucher ?… Oh ! je ne puis parler.
— Oui, bossu : me voici pour te répondre, à toi, — et à tous les insolents de ta sorte.
— C’est vous qui avez tué le jeune Rutland, n’est-ce pas ?
— Oui, et le vieux York, et je ne suis pas encore satisfait.
— Au nom du ciel, milords, donnez le signal du combat.
— Que dis-tu, Henry ? veux-tu céder la couronne ?
— Oui-dà, vous avez la langue bien longue, Warwick ! vous osez parler ! — La dernière fois que vous et moi nous sommes rencontrés à Saint-Albans, — vos jambes ont fait plus de service que vos bras.
— Alors c’était mon tour de fuir ; aujourd’hui c’est le tien.
— Vous en disiez autant naguère, et vous n’en avez pas moins fui.
— Ce n’est pas votre valeur, Clifford, qui m’a fait battre en retraite.
— Et ce n’est pas votre vaillance qui vous a donné l’énergie de tenir ferme.
— Northumberland, toi, je te respecte… — Brisons ce pourparler ; car je puis à peine contenir — l’explosion de mon cœur gonflé — contre ce Clifford, ce cruel tueur d’enfants.
— J’ai tué ton père ; le tiens-tu pour un enfant ?
— Oui, tu l’as assassiné en lâche et en traître, — comme tu as assassiné notre tendre frère Rutland. — Mais, avant le coucher du soleil, je te ferai maudire cette action.
— Finissez, milords, et écoutez-moi.
— Défie-les donc, ou reste bouche close.
— N’assigne pas, je te prie, de limites à ma langue. — Je suis roi, et j’ai toute liberté de parler.
— Mon suzerain, la plaie qui a provoqué cette réunion — ne peut être guérie par des paroles ; gardez donc le silence.
— Dégaine donc, bourreau. — Par Celui qui nous créa tous, je suis convaincu — que tout le courage de Clifford est dans sa langue.
— Parle, Henry, me feras-tu droit ou non ? — Des milliers d’hommes ont déjeuné aujourd’hui — qui ne dîneront pas, si tu ne cèdes la couronne.
— Si tu la refuses, que leur sang retombe sur ta tête ! — Car c’est pour la justice qu’York revêt son armure.
— Si ce que Warwick dit être juste est juste, — il n’y a plus d’injustice ; tout est juste.
— Quel que soit ton père, voilà bien ta mère ; — car, je le vois bien, tu as la langue de ta mère.
— Mais toi, tu ne ressembles ni à ton papa, ni à ta maman ; — tu es un monstre que la difformité stigmatise, — marqué par le destin pour être évité, — comme le crapaud venimeux ou le lézard au dard redoutable.
— Fer de Naples que couvre une dorure anglaise, — toi dont le père porte le titre de roi, — comme si un ruisseau s’appelait l’Océan, — n’as-tu pas honte, sachant ton extraction, — de trahir par ton langage la bassesse native de ton cœur ?
— Je donnerais mille couronnes d’une poignée de verges, — pour rappeler à elle-même cette caillette éhontée… — Hélène de Grèce était beaucoup plus belle que toi, — quoique ton mari puisse être un Ménélas, — et pourtant jamais le frère d’Agamemnon ne fut outragé — par cette femme perfide, comme ce roi l’a été par toi. — Son père triompha au cœur de la France ; — il en dompta le roi, et fit fléchir le Dauphin ; — et lui, s’il avait fait un mariage conforme à son rang, — il aurait pu garder jusqu’ici ce legs de gloire. — Mais le jour où il a mis dans son lit une mendiante — et où il a honoré ton pauvre père de son alliance, — ce jour-là a attiré sur sa tête un orage — qui a balayé de France l’empire de son père — et ici même amassé la sédition autour de sa couronne. — Car qu’est-ce qui a causé ces troubles, si ce n’est ton orgueil ? — Si tu avais été modeste, nos titres sommeilleraient encore, — et nous, par pitié pour ce doux roi, — nous aurions ajourné notre réclamation à une autre époque.
— Mais quand, nos rayons ayant fait ton printemps, nous avons vu — que ton été restait stérile pour nous, — nous avons mis la hache à ta racine usurpatrice ; — et, bien que le tranchant nous ait parfois blessés nous-mêmes, — sache pourtant qu’ayant commencé à frapper, — nous ne te lâcherons que quand nous t’aurons abattue — ou quand nous aurons arrosé ta grandeur croissante de notre sang brûlant.
— Et c’est dans cette résolution que je te défie, — ne voulant plus prolonger cette conférence, — puisque tu empêches le doux roi de parler. — Sonnez, trompettes ! Faites onduler nos sanguinaires drapeaux ! — Ou la victoire ou la tombe !
Arrête, Édouard.
— Non femme querelleuse ; nous n’arrêterons pas un moment de plus. — Tes paroles vont coûter aujourd’hui dix mille vies.
Scène VII.
— Harassé par la fatigue, comme un coureur par sa course, — je vais m’asseoir ici pour respirer un moment ; — car les coups reçus et rendus — ont dérobé leur force à mes muscles robustes ; — et, en dépit de mon dépit, il faut que je me repose un peu.
— Souris, ciel clément ! ou frappe, mort inclémente ! — Car tout s’assombrit, et le soleil d’Édouard se couvre de nuages.
— Eh bien, milord ? quel est notre sort ? Quelle espérance nous reste-t-il ?
— Notre sort, c’est le désastre ; notre espérance, c’est le triste désespoir. — Nos rangs sont rompus, et la ruine nous poursuit. — Quel conseil donnez-vous ? Où fuirons-nous ?
— La fuite est inutile ; ils ont des ailes pour nous poursuivre ; — et, affaiblis comme nous le sommes, nous ne pouvons leur échapper.
— Ah ! Warwick ! pourquoi t’es-tu retiré ? — La terre altérée a bu le sang de ton frère, — qu’a fait ruisseler la pointe acérée de la lance de Cliffort ; — dans les angoisses même de l’agonie, — il criait d’une voix lugubre comme un tocsin lointain : — Warwick, venge-moi ! frère, venge ma mort ! — Et ainsi, sous le ventre des chevaux ennemis — qui trempaient leurs fanons dans son sang fumant, — le noble gentilhomme a rendu l’âme.
— Ëh bien, que la terre se soûle de notre sang : — je vais tuer mon cheval, parce que je ne veux pas fuir. — Pourquoi, comme des femmes pusillanimes, restons-nous ici — à pleurer nos pertes, tandis que l’ennemi fait rage ? — Pour quoi restons-nous spectateurs, comme s’il s’agissait d’une tragédie, — jouée pour le plaisir par des acteurs déclamant ? — Ici, à genoux, devant le Dieu d’en haut, je fais le vœu — de ne jamais m’arrêter, de ne jamais me reposer, — que la mort n’ait fermé mes yeux, — ou que la fortune n’ait comblé la mesure de ma vengeance.
— Ô Warwick ! je plie mon genou avec le tien, — et dans ce vœu j’enchaîne mon âme à la tienne… — Avant que mon genou se détache de la froide surface de la terre, — j’élève mes mains, mes yeux, mon cœur vers Toi, — faiseur et destructeur de rois, — te suppliant, si c’est ta volonté — que ce corps soit la proie de mes ennemis, — d’ouvrir les portes de bronze du ciel — et d’accorder un doux accès à mon âme pécheresse ! — Maintenant, milords, disons-nous adieu jusqu’à ce que nous nous retrouvions, — soit au ciel, soit sur la terre !
— Frère, donne-moi ta main ; et toi, cher Warwick, — laisse-moi t’étreindre dans mes bras fatigués. — Moi qui n’ai jamais pleuré, je fonds en larmes maintenant — en voyant l’hiver si vite couper court à notre printemps.
— Partons, partons ! Encore une fois, chers seigneurs, adieu.
— Allons tous ensemble rejoindre nos troupes, — et donnons la permission de fuir à ceux qui ne désirent pas rester ; — saluons, comme nos piliers, ceux qui veulent demeurer avec nous ; — et, si nous triomphons, promettons-leur les récompenses — que remportaient les vainqueurs aux jeux Olympiques. — Cela peut affermir le courage dans leurs cœurs défaillants ; — car il y a encore espoir de vivre et de vaincre. — Ne tardons plus, partons immédiatement.
Scène VIII.
— Enfin, Clifford, je te tiens. — Imagine que ce bras est pour le duc d’York, — et celui-ci pour Rutland, tous deux destinés à les venger, — quand tu serais environné d’un mur de bronze.
— Enfin, Richard, je suis face à face avec toi. — Voici la main qui poignarda ton père York, — et voici celle qui tua ton frère Rutland, — et voici le cœur qui triomphe de leur mort, — encourageant ces mains, qui tuèrent ton père et ton frère, — à t’exécuter de même ; — ainsi, à toi !
— Non, Warwick ! choisis un autre gibier ; — car je veux moi-même chasser ce loup à mort.
Scène IX.
— Cette bataille ressemble à ce combat de la matinée — où l’ombre mourante lutte avec la lumière grandissante, — à ce moment que le berger, soufflant dans ses ongles, — ne peut appeler ni le jour ni la nuit. — Tantôt elle ondule d’un côté comme une énorme mer — poussée par la marée contre le vent ; — tantôt elle ondule d’un autre côté, comme la même mer — forcée de se retirer devant la furie du vent. — Parfois, le flot l’emporte ; et parfois, le vent. — Maintenant l’avantage est à l’un ; tout à l’heure, à l’autre. — Tous deux se disputent la victoire en s’étreignant, — et il n’y a ni vainqueur ni vaincu, — si parfait est l’équilibre de cette formidable mêlée. — Je vais m’asseoir ici sur ce tertre. — Que la victoire se décide à la volonté de Dieu ! — Car Marguerite, ma reine, et Clifford — m’ont renvoyé du champ de bataille, jurant l’un et l’autre — qu’ils sont plus sûrs de réussir quand je n’y suis pas. — Je voudrais être mort, si telle était la volonté de Dieu. — Car qu’y a-t-il dans ce monde, sinon des chagrins et des malheurs ? — Ô Dieu ! je m’estimerais bien heureux de n’être qu’un simple berger ! — Assis sur une colline, comme je le suis maintenant, — je tracerais minutieusement un cadran, — j’y mesurerais la marche des minutes, — je compterais combien de minutes complètent l’heure, — combien d’heures font un jour, — combien de jours composent une année, — et combien d’années peut vivre un homme mortel ; — ce calcul achevé, je ferais la distribution de mon temps : — tant d’heures pour veiller à mon troupeau ; — tant d’heures pour prendre mon repos ; — tant d’heures pour méditer ; — tant d’heures pour me divertir ; — tant de jours que mes brebis sont pleines ; — tant de semaines avant que les pauvres bêtes mettent bas ; — tant d’années avant que je tonde leurs toisons. — C’est ainsi que les minutes, les heures, les jours, les mois et les ans, — employés dans un but prédestiné, — conduiraient mes cheveux blancs à un paisible tombeau. — Ah ! quelle vie ce serait ! qu’elle serait douce ! qu’elle serait aimable ! — Le buisson d’aubépine ne donne-t-il pas une ombre plus douce — aux bergers regardant leur innocent troupeau — que le dais richement brodé — aux rois qui toujours redoutent la trahison de leurs sujets ? — Oh ! oui, mille fois oui. — En conclusion, l’humble lait caillé du pâtre, — sa froide et légère boisson à même sa bouteille de cuir, — son sommeil coutumier sous le frais ombrage des arbres, — toutes ces choses dont il jouit dans la sécurité la plus douce — sont bien préférables aux délicatesses d’un prince, — à ces repas resplendissants de vaisselle d’or, — à ce lit somptueux où il se couche — et au chevet duquel veillent l’anxiété, la défiance et la trahison (39).
— Mauvais est le vent qui ne profite à personne. — Cet homme que j’ai tué dans un combat corps à corps, — a peut-être sur lui quelques écus ; — et moi, qui ai la chance de les lui prendre en ce moment, — peut-être avant la nuit les céderai-je avec ma vie — à quelque autre, comme ce mort me les cède… — Que vois-je ! Grand Dieu ! c’est la figure de mon père, — qu’à mon insu j’ai tué dans ce conflit. — Ô temps désastreux qui enfantent de tels événements ! — Moi, j’ai été pressé à Londres par le roi ; — mon père, étant des gens du comte de Warwick, — s’est trouvé dans le parti d’York, pressé par son maître ; — et moi, qui ai reçu de lui la vie, — je la lui ai enlevée de mes propres mains. — Pardonnez-moi, mon Dieu ! je ne savais ce que je faisais ! — Et toi, mon père, pardon ! Car je ne t’ai pas reconnu ! — Mes larmes laveront ces marques sanglantes ; — taisons-nous jusqu’à ce qu’elles aient coulé à satiété.
— Ô lamentable spectacle ! ô sanglante époque ! — Quand les lions sont en guerre et se disputent leur antre, — les pauvres innocents agneaux pâtissent de leur inimitié. — Pleure, malheureux homme, je te seconderai larme â larme. — Qu’à l’avenant de la guerre civile nos yeux — s’aveuglent de larmes, nos cœurs se brisent de douleur !
— Ô toi qui m’as si énergiquement résisté, — donne-moi ton or, si tu as de l’or ; — car je l’ai acheté au prix de cent coups. — Mais voyons… est-ce là le visage de mon ennemi ? — Oh ! non, non, non ! C’est mon fils unique ! — Ah ! mon enfant, s’il te reste encore quelque vie, — lève les yeux… Vois, vois, quelle pluie de larmes tombe, — chassée par les orages de mon cœur, — sur tes blessures qui me crèvent les yeux et le cœur ! — Oh ! ayez pitié, mon Dieu, de cet âge misérable ! — Que de forfaits cruels, sanglants, — erronés, révoltants, monstrueux, — engendre chaque jour cette meurtrière querelle ! — Ô mon enfant, ton père t’a donné la vie trop tôt, — et te l’a enlevée pour t’avoir reconnu trop tard.
— Désastres sur désastres ! douleurs au-dessus des communes douleurs ! — Oh ! si ma mort pouvait mettre fin à ces actes lamentables ! — Oh ! pitié, pitié ! ciel clément, pitié ! — Je vois sur ce visage la rose rouge et la rose blanche, — fatales couleurs de nos maisons rivales : — ce sang a toute la pourpre de l’une ; — cette joue a bien, il me semble, toute la pâleur de l’autre. — Que l’une des deux roses se flétrisse et laisse l’autre fleurir ! — Si vous continuez à lutter, des milliers de vie devront se flétrir.
— Quels incessants reproches m’adressera ma mère — sur la mort de mon père !
— Quelle incessante mer de larmes versera ma femme — sur la mort de mon fils !
— Quels incessants ressentiments le pays — concevra contre son roi après toutes ces catastrophes !
— Jamais fils fut-il aussi navré de la mort de son père ?
— Jamais père pleura-t-il autant son fils ?
— Jamais roi fut-il aussi affligé du malheur de ses sujets ? — Grande est votre douleur ; la mienne l’est dix fois plus.
— Je vais t’emporter d’ici pour pouvoir pleurer à satiété.
— Mes bras seront ton linceul ; — mon cœur, cher enfant, sera ton sépulcre ; — car jamais ton image ne sortira de mon cœur ; — mes soupirs seront ton glas funéraire ; — et ton père te regrettera, — te pleurera tout autant, toi, son unique enfant, — que Priam pleura tous ses vaillants fils. — Je vais t’emporter d’ici, et abandonner la lutte à qui voudra. — Car j’ai donné le coup de mort où je ne le devais pas.
— Fuyez, père, fuyez ! car tous vos amis sont en fuite, — et Warwick fait rage comme un taureau exaspéré. — Partons ! car la mort est à notre poursuite.
— À cheval, milord, et courez droit à Berwick : — Édouard et Richard, comme deux lévriers — voyant fuir le lièvre effaré, — les yeux enflammés et étincelants de courroux, — étreignant de leurs mains furieuses l’acier sanglant, — sont à nos talons ; ainsi partons vite.
— Fuyons ! car la vengeance les accompagne. — Non, ne perdez pas le temps en remontrances, dépêchez-vous ; — ou bien suivez-moi, je vais en avant.
— Non, emmène-moi avec toi, mon doux Exeter ; — ce n’est pas que je craigne de rester ici, mais j’aime à aller — où il plaît à la reine. En avant, partons.
— Mon flambeau est consumé ; oui, il s’éteint ici, — le flambeau qui, tant qu’il a duré, a éclairé le roi Henry. — Ô Lancastre ! je redoute ta chute — bien plus que la séparation de mon âme et de mon corps. — L’affection et la crainte que j’inspirais t’attachaient bien des amis, — et, maintenant que je succombe, ton parti ramolli va se dissoudre. — Désertant Henry pour renforcer son insolent rival, — le peuple s’élance vers York comme un essaim de moucherons. — Et où volent les moustiques, si ce n’est vers le soleil ? — Et qui rayonne aujourd’hui, si ce n’est l’ennemi de Henry ? — Ô Phébus, si tu n’avais pas permis — que Phaëton guidât tes ardents coursiers, — ton char flamboyant n’eût jamais embrasé la terre ? — Et toi, Henry, si tu avais régné en roi, — comme ont régné ton père et le père de ton père, — sans céder de terrain à la maison d’York, — ni moi, ni dix mille autres en ce malheureux royaume, — nous ne laisserions de veuves pleurant sur notre mort, — et encore aujourd’hui tu occuperais le trône en paix. — Car n’est-ce pas la douceur de l’air qui fait prospérer les mauvaises herbes ? — Et n’est-ce pas l’excès de l’indulgence qui enhardit les voleurs ? — Inutiles sont mes plaintes, et incurables mes blessures ? — Plus d’issue pour fuir, ni de force pour soutenir ma fuite. — L’ennemi est inexorable, et il n’aura pas de pitié, — car je n’en ai pas mérité de lui. — L’air a pénétré dans mes blessures mortelles, — et tout le sang que je perds me fait défaillir. — Venez, York, Richard, Warwick, et les autres ! — J’ai poignardé vos pères, percez-moi le cœur !
— Maintenant respirons, milords ; notre bonne fortune nous permet un peu de repos — et déride le front de la guerre avec le sourire de la paix. — Des troupes sont à la poursuite de cette reine sanguinaire — qui conduisait le tranquille Henry, tout roi qu’il était, — comme une voile, gonflée par une violente rafale, — force un galion à fendre les vagues. — Mais croyez-vous, milords, que Clifford ait fui avec eux ?
— Non, il est impossible qu’il ait échappé : — car, je ne crains pas de le déclarer en sa présence, — votre frère Richard l’a marqué pour la tombe ; — et, où qu’il soit, il est sûrement mort.
— Quel est celui dont l’âme prend son triste congé ?
— C’est un gémissement funèbre comme la transition de la vie à la mort.
— Voyez qui c’est : et, maintenant que la bataille est finie, — ami ou ennemi, qu’il soit traité avec douceur.
— Révoque cet arrêt de clémence ; car c’est Clifford, — Clifford qui, non content de couper la branche — à peine bourgeonnante en abattant Rutland, — a frappé de son couteau meurtrier la racine même — d’où avait gracieusement jailli cette tendre tige, — je veux dire notre auguste père le duc d’York.
— Faites retirer des portes d’York — la tête de votre père que Clifford y avait fixée, — et mettre à sa place celle de Clifford ; il faut rendre à l’ennemi mesure pour mesure.
— Qu’on apporte ce hibou fatal à notre maison, — qui nous persécutait, nous et les nôtres, de son chant de mort. — Désormais la mort étouffera son cri lugubre et menaçant, — et sa voix ne se fera plus entendre.
— Je crois qu’il a perdu connaissance… — Parle, Clifford, sais-tu qui te parle ? — La sombre nuée de la mort obscurcit les rayons de sa vie : — il ne nous voit pas, et il n’entend pas ce que nous disons.
— Oh ! que je le regrette !… Mais peut-être entend-il, — et n’est-ce qu’une ruse habile — pour se soustraire aux avanies amères — qu’il a prodiguées à notre père mourant.
— Si tu le crois, tourmente-le de paroles acerbes.
— Clifford, implore merci pour ne pas obtenir grâce.
— Clifford, repens-toi par une inutile pénitence.
— Clifford, invente des excuses pour tes forfaits.
— Tandis que pour tes forfaits nous inventerons d’horribles tortures.
— Tu as aimé York, et je suis fils d’York.
— Tu as eu pitié de Rutland, j’aurai pitié de toi.
— Où est donc le capitaine Marguerite, pour vous défendre maintenant ?
— Ils se moquent de toi, Clifford ! réplique-leur par ton juron habituel.
— Quoi ! pas un juron ! certes, cela va mal, — quand Clifford n’a pas une imprécation en réserve pour ses amis. — À cela je vois qu’il est mort ; sur mon âme, — si, afin de le railler tout à mon aise, — je pouvais lui acheter deux heures de vie au prix de ma main droite, — je la couperais avec cette main-ci, et avec le sang qui jaillirait — je suffoquerais l’infâme dont York et le jeune Rutland n’ont pu satisfaire la soif inextinguible.
— Oui, mais il est mort : qu’on coupe la tête du traître, — et qu’on la fixe à la place de celle de votre père…
— Et maintenant marche triomphalement sur Londres, — pour y être couronné roi souverain d’Angleterre. — De là Warwick fendra la mer jusqu’en France, — afin de demander pour toi la main de madame Bonne. — Ainsi tu uniras étroitement les deux pays ; — et, ayant la France pour amie, tu ne redouteras plus — tes ennemis épars qui espèrent se relever encore. — Car, bien que leur piqûre ne puisse te faire grand mal, — attends-toi à avoir les oreilles importunées de leur bourdonnement. — Je veux d’abord assister au couronnement ; — puis, je m’embarquerai pour la Bretagne — afin de conclure ce mariage, s’il plaît à monseigneur.
— Qu’il en soit comme tu voudras, cher Warwick. — C’est sur ton épaule que je veux appuyer mon trône ; — et j’entends ne jamais rien entreprendre — sans ton conseil et ton consentement. — Richard, je vais te créer duc de Glocester ; — et toi, George, duc de Clarence… Pour Warwick, il pourra, comme nous-même, — faire et défaire selon son bon plaisir.
— Que je sois plutôt duc de Clarence, et George duc de Glocester ; — car le duché de Glocester est par trop funeste (42).
— Bah ! c’est une objection puérile ; — Richard, sois duc de Glocester. Maintenant allons à Londres — prendre possession de ces honneurs.
Scène X.
— Blottissons-nous dans cet épais fourré ; — car les daims traverseront tout à l’heure cette clairière ; — et embusqués sous ce couvert, — nous viserons la principale bête du troupeau.
— Je vais me poster au haut de la côte, en sorte que nous puissions tirer tous deux.
— Ça ne se peut pas ; le bruit de ton arbalète — effarouchera la bande, et mon coup sera perdu — Embusquons-nous tous deux ici, et visons le plus beau ; — et, pour que le temps ne te semble pas trop long, — je te conterai ce qui m’est arrivé un jour, — à cette même place où nous allons nous embusquer.
— Voici un homme qui vient : attendons qu’il soit passé.
— Je me suis dérobé de l’Écosse par pur amour de la patrie, — pour saluer mon pays d’un sympathique regard. — Non, Harry, Harry, ce pays n’est plus à toi. — Ta place est occupée, ton sceptre est arraché de tes mains, — le baume dont tu étais oint est effacé. — Désormais nul genou plié ne te proclamera César, — nul humble solliciteur ne s’empressera pour t’exposer ses droits ; — non, nul ne viendra te demander justice, — car comment pourrais-tu aider autrui, ne pouvant t’aider toi-même ?
—Eh ! voici un daim dont la peau est une fortune pour un garde-chasse ; — c’est le ci-devant roi ; saisissons-le.
— Embrassons cette amère adversité ; — car les sages disent que c’est le parti le plus sage.
— Pourquoi hésitons-nous ? mettons la main sur lui.
— Attends un peu ; nous allons l’écouter encore.
— Ma reine et mon fils sont allés en France chercher du secours ; — et, à ce que j’apprends, le puissant capitaine Warwick — y est allé aussi demander la sœur du roi de France — pour la marier à Édouard. Si cette nouvelle est vraie, — pauvre reine, pauvre fils, vous perdez vos peines ; — car Warwick est un orateur subtil, — et Louis un prince aisément gagné par d’émouvantes paroles. — À ce compte-là Marguerite pourrait bien aussi le gagner ; — car c’est une femme fort digne de pitié ; — ses soupirs feront une brèche dans le cœur du roi ; — ses larmes pénétreraient un sein de marbre ; — le tigre serait attendri, quand elle sanglote ; — et Néron serait touché de compassion, — rien qu’à entendre ses plaintes, à voir ses larmes amères. — Oui, mais elle vient pour demander ; Warwick, pour donner. — Elle, à la gauche du roi, implore du secours pour Henry ; — lui, à la droite, demande une femme pour Édouard. — Elle pleure, et dit que son Henry est déposé ; — il sourit, et dit que son Édouard est couronné. — Elle, pauvre malheureuse, la douleur l’empêche de parler, — tandis que Warwick proclame le titre d’Édouard, pallie ses torts, — invoque des arguments d’un puissant effet, — et, en conclusion, l’emporte sur Marguerite auprès du roi, — en obtenant de lui sa sœur avec maints subsides — pour affermir et consolider le roi Édouard sur le trône. — Ô Marguerite, voilà ce qui arrivera ; et toi, pauvre âme, — tu seras abandonnée, étant venue délaissée.
— Réponds, qui es-tu, toi qui parles de rois et de reines ?
— Plus que je ne parais, et moins que je ne devrais être par droit de naissance. — Tout au moins suis-je un homme, car je ne puis être moins ; — or les hommes peuvent parler de rois, et pourquoi n’en parlerais-je pas !
— Oui, mais tu parles comme si tu étais roi.
— Eh bien, je le suis en imagination, et cela suffit.
— Mais, si tu es roi, où est ta couronne ?
— Ma couronne est dans mon cœur, et non sur ma tête ; — elle n’est pas ornée de diamants ni de pierreries indiennes ; — elle n’est pas visible : ma couronne s’appelle résignation ; — une couronne que rarement les rois possèdent !
— Eh bien, si vous êtes un roi couronné de résignation, — votre couronne de résignation et vous, il faut que vous vous résigniez — à nous suivre ; car, à ce que nous croyons, — vous êtes le roi que le roi Édouard a déposé ; et nous, ses sujets, lui ayant fait serment d’allégeance, — nous vous appréhendons comme son ennemi.
— Mais ne vous est-il jamais arrivé de faire un serment et de le violer ?
— Non, un pareil serment, jamais, et nous ne commencerons pas aujourd’hui.
— Où habitiez-vous quand j’étais roi d’Angleterre ?
— Ici, en ce pays où nous demeurons aujourd’hui.
— J’ai été sacré roi à l’âge de neuf mois ; — mon père et mon grand-père ont été rois ; — et vous, étant mes sujets, m’avez juré fidélité ; — en bien donc, dites-moi, est-ce que vous n’avez pas violé votre serment ?
Non ; — car nous n’avons été vos sujets que tant que vous avez été roi.
— Quoi ! suis-je mort ? Est-ce que je n’ai plus souffle d’homme ? — Ah ! hommes simples, vous ne savez ce que vous jurez. — Voyez cette plume que mon souffle écarte de mon visage — et qu’un souffle d’air me renvoie ; — elle obéit à mon souffle, — puis cède à un autre, — toujours régie par la bouffée la plus forte : telle est votre légèreté, hommes vulgaires. — Mais ne violez plus vos serments ; de ce péché-là — ma douce pression ne vous rendra pas coupable. — Allez où vous voudrez, le roi se laissera commander par vous. — Soyez les rois, vous ; commandez, et j’obéirai.
— Nous sommes les fidèles sujets du roi, du roi Édouard.
— Comme vous seriez encore ceux de Henry, — s’il était sur le trône où est le roi Édouard.
— Nous vous sommons, au nom de Dieu et du roi, — de venir avec nous devant les magistrats.
— Au nom de Dieu, conduisez-moi ; que le nom de votre roi soit obéi ! — Et, ce que Dieu veut, que votre roi l’accomplisse ! — Moi, j’accède humblement à ce qu’il veut.
Scène XI.
— Frère de Glocester, c’est à la bataille de Saint-Albans — que le mari de cette dame, sir John Grey, a été tué. — Ses terres ont été alors saisies par le vainqueur ; — elle demande maintenant à en reprendre possession. — Nous ne pouvons en bonne justice lui refuser cela, — puisque c’est en combattant pour la maison d’York — que le digne gentilhomme a perdu la vie (45).
— Votre Altesse fera bien de lui accorder sa requête ; — ce serait une honte de la lui refuser.
— C’est juste ; pourtant j’attendrai un peu.
Ah ! c’est comme cela ! — Je vois que la dame devra accorder quelque chose, — avant que le roi lui accorde son humble demande.
— Il est expert à la chasse : comme il sait prendre le vent !
Silence !
— Veuve, nous examinerons votre requête. — Revenez une autre fois pour savoir nos intentions.
— Très-gracieux seigneur, tout délai m’est intolérable ; — que Votre Altesse daigne me signifier sa décision dès à présent, — et votre bon plaisir, quel qu’il soit, me satisfera.
— Oui-dà, la veuve ? eh bien je vous garantis toutes vos terres, — pour peu que ce qui lui plaira vous plaise également. — Tenez-vous plus ferme, ou, ma foi, vous attraperez quelque coup.
— Je ne crains pas ça pour elle, à moins qu’elle ne fasse une chute.
— Dieu veuille que non ! car il en prendrait avantage.
— Combien as-tu d’enfants, veuve ? dis-moi.
— On dirait qu’il veut lui demander un enfant.
— Bah ! je veux être fouetté s’il ne lui en donne plutôt deux.
— Trois, mon très-gracieux seigneur.
— Vous en aurez quatre, si vous vous laissez commander par lui.
— Ce serait pitié qu’ils perdissent les terres de leur père.
— Ayez donc pitié, auguste seigneur, et restituez-les-leur.
— Milords, laissez-nous libres, je veux mettre à l’épreuve l’esprit de cette veuve.
— Oui, libre à vous ; vous pouvez user de toute liberté — jusqu’à ce que votre jeunesse prenne la liberté de vous quitter, et vous laisse sur des béquilles.
— Maintenant dites-moi, madame, aimez-vous vos enfants ?
— Oui) aussi chèrement que moi-même.
— Et ne feriez-vous pas beaucoup pour leur faire du bien ?
— Pour leur faire du bien, j’endurerais volontiers du mal.
— Obtenez donc les terres de votre mari, pour leur faire du bien.
— C’est pour ça que je suis venue auprès de Votre Majesté.
— Je vous dirai comment ces terres peuvent s’obtenir.
— Par là vous m’attacherez pour toujours au service de Votre Altesse.
— Quel service es-tu prête à me rendre, si je te les restitue ?
— Tous ceux que vous exigerez, pourvu qu’ils soient en mon pouvoir.
— Mais vous ferez des objections à ma proposition.
— Non, gracieux lord, je ne vous objecterai que mon impuissance.
— Soit, mais tu peux faire ce que j’ai à te demander.
— Eh bien donc, je ferai ce que commandera Votre Grâce.
— Il la serre de près ; et la pluie finit par user le marbre.
— Il est rouge comme du feu ! Il faudra bien que cette cire-là fonde.
— Pourquoi milord s’arrête-t-il ? Ne me dira-t-il pas ma tâche ?
— Une tâche aisée ; il ne s’agit que d’aimer Un roi.
— Elle est d’autant plus facile à remplir que je suis une sujette.
— Eh bien donc, je te restitue de grand cœur les terres de ton mari.
— Je prends congé de Votre Altesse en lui rendant mille grâces.
— Le marché est conclu ; elle le scelle d’une révérence.
— Mais arrête ; ce sont des preuves d’amour que j’entends avoir.
— Et ce sont des preuves d’amour que j’entends donner, mon aimable suzerain.
— Mais je crains que tu ne comprennes la chose autrement que moi. — Quel amour crois-tu donc que je cherche si instamment à obtenir ?
— Mon amour jusqu’à la mort, mon humble reconnaissance, mes prières ; — cet amour que la vertu implore et qu’accorde la vertu.
— Non, ma foi, ce n’est pas cet amour-là que je veux dire.
— Alors ce que vous voulez dire n’est pas ce que je croyais.
— Mais maintenant vous pouvez entrevoir mon intention.
— Jamais je ne me prêterai avec intention au désir — que j’entrevois chez Votre Altesse, si toutefois je vous entends bien.
— À te parler franchement, j’entends coucher avec toi.
— À vous parler franchement, j’aimerais mieux coucher en prison.
— Eh bien donc, tu n’auras pas les terres de ton mari.
— Eh bien donc, mon honneur sera mon douaire, — car je ne veux pas les acheter à ce prix.
— En cela tu fais grand tort à tes enfants.
— En ceci Votre Altesse fait tort à mes enfants comme à moi-même. — Mais, puissant seigneur, cette folâtre inclination — ne s’accorde guère avec la gravité de ma requête ; — veuillez me congédier avec un oui ou un non.
— Oui, si tu dis oui à ma requête ; — non, si tu dis non à ma demande.
— Eh bien, non, milord. Ma démarche est terminée.
— La veuve ne l’agrée point ; elle fronce le sourcil.
— C’est le galant le plus gauche de la chrétienté.
— Son maintien prouve qu’elle est remplie de vertu ; — son langage révèle un esprit incomparable ; — toutes ses perfections réclament la souveraineté ; — de façon ou d’autre, elle est digne d’un roi ; — et elle sera ma maîtresse ou ma femme.
— Que dirais-tu si le roi Édouard te choisissait pour sa reine ?
— C’est plus tôt dit que fait, mon gracieux lord ! — Je suis une sujette faite pour être raillée, — mais nullement pour être souveraine.
— Charmante veuve, j’en jure par mon pouvoir, — je ne dis que ce que je pense au fond de l’âme ; — je désire que tu sois mon amante.
— Et c’est un désir auquel je ne puis accéder. — Je sais que je suis trop peu pour être votre femme, — et pourtant trop pour être votre concubine.
— Veuve, vous épiloguez ; je voulais dire ma femme.
— Il serait pénible à Votre Grâce d’entendre mes fils vous appeler leur père.
— Pas plus que d’entendre mes filles t’appeler leur mère. — Toi, tu es veuve et tu as des enfants ; — et, par la mère de Dieu ! moi, qui suis garçon, — j’en ai aussi ; eh bien, c’est un bonheur — d’être le père de nombreux fils. — Ne réplique plus, tu seras ma femme.
— Le révérend père a terminé sa confession.
— S’il s’est fait confesseur, c’est par malice.
— Frères, vous vous demandez ce que nous avons dit tous deux.
— La veuve n’en est guère contente, car elle a l’air bien grave.
— Vous seriez bien étonnés si je la mariais.
— À qui, milord ?
Eh bien, Clarence, à moi-même.
— Je serais dix jours au moins sans revenir de ma surprise.
— Alors vous seriez d’un jour en retard.
— Mais aussi la surprise serait tellement grande !
— Soit ! plaisantez, mes frères. Je puis vous le dire, — sa requête est accordée : elle aura les biens de son mari.
— Mon gracieux lord, Henry, votre ennemi, est pris, — et amené captif à la porte de votre palais.
— Veillez à ce qu’il soit transféré à la Tour. — Et nous, frères, allons voir l’homme qui l’a pris, — pour nous informer des détails de cette arrestation. — Venez avec nous, veuve… Milords, ayez pour elle de grands égards.
— Oui-dà, Édouard a de grands égards pour les femmes ! — Je voudrais qu’il fût épuisé jusqu’à la moelle des os, — tellement qu’il ne pût naître de ses flancs aucun rejeton vivace — capable de me barrer l’avenir d’or auquel j’aspire ! — Et pourtant, entre le but de mon âme et moi — (la royauté du libertin Édouard enterrée), — il y a Clarence, Henry et son jeune fils Édouard, — et tous leurs descendants encore inconnus, — lesquels doivent prendre place avant moi : — réflexion réfrigérante pour mon ambition ! — Aussi bien, je ne fais que songer à la souveraineté, — comme un homme qui, debout sur un promontoire, — d’où il aperçoit au loin la plage qu’il voudrait fouler, — souhaite d’avoir le pas aussi étendu que le regard, — et maudit l’Océan qui le sépare du but, — en disant qu’il le mettra à sec pour s’ouvrir un passage. — Ainsi je souhaite la couronne, qui est si lointaine ; — et ainsi je maudis les intermédiaires qui m’en séparent ; — et ainsi je dis que je trancherai tous les obstacles, — me flattant de faire l’impossible. — Mon regard est trop vif, mon cœur trop outrecuidant, — si mon énergie et mon bras ne sont pas à la hauteur. — Et supposons qu’il n’y ait pas de royauté pour Richard ; — quelle autre jouissance le monde peut-il lui offrir ? — Puis-je me faire un paradis dans le giron d’une femme, — et parer ma personne de brillants ornements, — et enchanter les belles dames de mes paroles et de mes regards ? — Ô misérable pensée, plus irréalisable — que la conquête de vingt couronnes d’or ! — Eh quoi ! l’amour m’a renié dès le ventre de ma mère, — et, pour me mettre hors de sa loi douce, — il a suborné la fragile nature ; il l’a obligée par la corruption — à dessécher mon bras comme un arbuste flétri, — à poser sur mon dos une odieuse montagne — où, pour ridiculiser ma personne, siège la difformité, — à former mes jambes d’inégale longueur, — et à faire de moi un tout disproportionné, — une sorte de chaos, d’ourson mal léché — n’ayant aucun trait de sa mère. — Suis-je donc un homme fait pour être aimé ? — Oh ! monstrueuse erreur de nourrir une telle pensée ! — Donc, puisque cette terre m’offre pour unique joie — de commander, de réprimer, de dominer — quiconque a meilleur air que moi-même, — mon ciel, ce sera de rêver la couronne ; — et, toute ma vie, ce monde me fera l’effet d’un enfer, — tant que le tronc contrefait qui porte cette tête — n’aura pas pour nimbe une couronne radieuse. — Et pourtant je ne sais comment obtenir cette couronne ; — car bien des existences s’interposent entre moi et le but. — Et moi, tel qu’un homme égaré dans un hallier épineux, — qui arrache les épines et que les épines déchirent, — cherchant un chemin et déviant du chemin, — ne sachant comment trouver l’éclaircie, — et tâchant désespérément de la trouver, — je me tourmente pour atteindre à la couronne d’Angleterre ; — mais je m’affranchirai de ce tourment, — dussé-je me frayer le chemin avec une hache sanglante ! — Eh quoi ! je puis sourire et tuer en souriant ; — je puis applaudir à ce qui me navre le cœur, — et mouiller mes joues de larmes factices, — et accommoder mon visage à toute occasion ; — je suis capable de noyer plus de marins que la sirène, — de lancer plus de regards meurtriers que le basilic, — de faire l’orateur aussi bien que Nestor, — de tromper avec plus d’art qu’Ulysse, — et, comme Sinon, de prendre une autre Troie ; — je puis prêter des couleurs au caméléon, — changer de forme mieux que Protée, — et envoyer à l’école le sanguinaire Machiavel ; — je puis faire tout cela, et je ne pourrais pas gagner une couronne ! — Bah ! fût-elle encore plus loin, je mettrai la main dessus.
Scène XII.
— Belle reine d’Angleterre, noble Marguerite, — assieds-toi près de nous ; il ne convient pas à ton rang — et à ta naissance que tu restes debout, quand Louis est assis.
— Non, puissant roi de France, désormais Marguerite — doit baisser pavillon et apprendre à servir — là où les rois commandent. J’étais, je dois le confesser, — la reine de la grande Albion dans un âge d’or écoulé, — mais maintenant le malheur a écrasé mon pouvoir — et m’a renversée contre terre avec ignominie. — Je dois donc prendre un rang d’accord avec ma fortune — et me conformer à cet humble rang.
— Mais dis-moi, belle reine, d’où vient ce profond désespoir ?
— D’une cause qui remplit mes yeux de larmes, — et qui étouffe ma voix, tandis que mon cœur est noyé dans les ennuis.
— Quoi qu’il en soit, reste toujours toi-même, — et assieds-toi à notre côté.
Ne courbe pas la tête — sous le joug de la fortune, mais que ton âme intrépide — plane triomphante au-dessus de tous les malheurs. — Explique-toi, reine Marguerite, et dis-nous tes chagrins : — ils seront soulagés, si la France peut y porter remède.
— Ce gracieux langage ranime mes esprits abattus, — et rend la parole à mes muettes douleurs. — Sache donc, noble Louis, — que Henry, l’unique possesseur de mon amour, — de roi qu’il était, n’est plus qu’un proscrit, forcé de vivre en Écosse dans l’abandon, — tandis que l’insolent et ambitieux Édouard, duc d’York, — usurpe le titre royal et le trône — de l’oint du Seigneur, du roi légitime d’Angleterre. — Voilà pourquoi moi, la pauvre Marguerite, — avec mon fils ici présent, le prince Édouard, héritier de Henry, — je suis venue implorer ton juste et légitime appui ; — et, si tu nous fais défaut, tout espoir est perdu pour nous. — L’Écosse a la volonté de nous secourir, mais non le pouvoir. — Notre peuple et nos pairs sont égarés, — nos trésors saisis, nos soldats mis en fuite, — et tu nous vois nous-mêmes dans une déplorable condition.
— Illustre reine, conjurez l’orage par la patience, — tandis que nous réfléchirons aux moyens de le dissiper.
— Plus nous différons, plus notre ennemi devient fort.
— Plus je diffère, plus je te secourrai puissamment.
— Oh ! mais l’impatience est la compagne de la vraie douleur. — Et voici justement l’auteur de ma douleur.
— Quel est celui qui vient si hardiment en notre présence ?
— C’est notre comte de Warwick, le plus grand ami d’Édouard.
— Sois le bienvenu, brave Warwick ! Qu’est-ce qui t’amène en France ?
— Oui, il va s’élever un second orage, — car voici l’homme qui gouverne vent et marée.
— C’est de la part du noble Édouard, roi d’Albion, — mon seigneur souverain et ton ami dévoué — que je viens, avec la cordialité de la plus sincère affection, — d’abord pour saluer ta royale personne, — puis pour te demander un traité d’alliance, — et enfin pour resserrer cette alliance — par un nœud nuptial, si tu daignes accorder — la vertueuse madame Bonne, ta charmante sœur, — en légitime mariage au roi d’Angleterre.
— Si ceci réussit, c’en est fait des espérances de Henry.
— Maintenant, ma gracieuse dame, au nom de notre roi, — je suis chargé, avec votre bienveillante permission, — de baiser humblement votre main et de vous déclarer — de vive voix la passion de son cœur, — où la renommée, perçant son oreille attentive, — vient de placer l’image de votre beauté et de votre vertu.
— Roi Louis, et vous, madame Bonne, veuillez m’écouter, — avant de répondre à Warwick. La demande d’Édouard — ne procède pas d’un amour désintéressé et honnête, — mais d’une politique astucieuse, fille de la nécessité. — Car comment les tyrans pourraient-ils régner sûrement au dedans, — s’ils n’acquéraient au dehors de grandes alliances ? — Pour le prouver tyran, il suffit de cette raison — que Henry vit encore ; mais, fût-il mort, — voici devant vous le prince Édouard, fils du roi Henry. — Veille donc, Louis, à ne pas attirer sur toi — le danger et l’opprobre par cette alliance et ce mariage. — Car les usurpateurs peuvent bien gouverner quelque temps ; — mais les cieux sont justes, et le temps renverse l’iniquité.
— Insolente Marguerite !
Et pourquoi pas reine ?
— Parce que ton père Henry est un usurpateur, — et que tu n’es pas plus prince qu’elle n’est reine.
— Ainsi Warwick annule le grand Jean de Gand, — qui soumit la plus grande partie de l’Espagne ; — et, après Jean de Gand, Henry IV, — dont la sagesse était le miroir des plus sages ; — et, après ce sage prince, Henry V, — qui par sa prouesse conquit toute la France. — C’est d’eux que descend directement notre Henry.
— Oxford, comment se fait-il que, dans ce doucereux discours, — tu ne nous aies pas dit comment Henry VI a perdu — tout ce que Henry V avait gagné ? — Cela eût fait sourire ces pairs de France, il me semble. — Mais passons… Vous étalez une généalogie — de soixante-deux ans : intervalle bien chétif — pour établir la prescription en matière de royauté.
— Ah ! Warwick, peux-tu parler ainsi contre ton suzerain — à qui tu as obéi pendant trente-six ans, — sans dénoncer ta trahison par ta rougeur ?
— Et Oxford peut-il, lui qui a toujours défendu le droit, — couvrir ainsi le mensonge d’une généalogie ? — Par pudeur, laisse là Henry, et reconnais Édouard pour roi.
— Reconnaître pour mon roi celui qui par une sentence inique — a fait périr mon frère aîné, — lord Aubrey Vere… Que dis-je ? qui a fait périr mon père — au déclin d’une vie déjà bien avancée, — alors même que la nature l’amenait au seuil de la mort ! — Non, Warwick, non. Tant que la vie soutiendra ce bras, — ce bras soutiendra la maison de Lancastre.
— Et moi la maison d’York.
— Reine Marguerite, prince Édouard, et vous, Oxford, — veuillez, à notre requête, vous retirer à l’écart, — pendant que je prolongerai l’entretien avec Warwick.
— Dieu veuille que les paroles de Warwick ne l’ensorcellent pas !
— Maintenant, Warwick, dis-moi, en conscience, — Édouard est-il votre roi légitime ? Car je répugnerais — à me lier avec un prince qui ne serait pas légitimement désigné.
— J’engage sur sa légitimité ma réputation et mon honneur.
— Mais est-il agréable aux yeux du peuple ?
— Il l’est d’autant plus que Henry n’a pas été heureux.
— Encore un mot. Toute dissimulation mise à part, — dis-moi franchement la mesure de son amour — pour notre sœur Bonne.
C’est un sentiment — digne d’un monarque comme lui. — Moi-même je l’ai souvent entendu dire et jurer — que son amour était une plante immortelle, — enracinée dans le terrain de la vertu, — qui multiplierait les feuilles et les fruits au soleil de sa beauté, — inaccessible au ressentiment, mais qui ne résisterait pas au dédain, — si madame Bonne ne le payait pas de retour.
— Maintenant, sœur, dites-nous votre résolution définitive.
— Consentement ou refus, votre réponse sera la mienne.
— Pourtant j’avouerai que souvent déjà, — quand j’entendais vanter les mérites de votre roi, — mon oreille a incliné ma raison vers la sympathie.
— Eh bien, Warwick, voici : Notre sœur sera la femme d’Édouard, — et à l’instant même sera dressé le contrat — stipulant le douaire que doit accorder votre roi, — et qui doit être proportionné à la dot qu’elle apportera… — Approchez, reine Marguerite, et soyez témoin — que Bonne est fiancée au roi d’Angleterre.
— À Édouard, mais non au roi d’Angleterre.
— Astucieux Warwick, tu as imaginé — cette alliance pour faire échouer ma démarche. — Avant ton arrivée, Louis était l’ami de Henry.
— Il est encore son ami, comme celui de Marguerite. — Mais si vos droits à la couronne sont faibles, — comme les succès d’Édouard semblent l’indiquer, — il est tout juste que je sois dispensé — d’accorder le secours que je viens de promettre. — Pourtant vous aurez de moi tous les égards — que réclame votre rang et que le mien peut accorder.
— Henry vit maintenant en Écosse fort à l’aise : — n’ayant rien, il ne peut rien perdre. — Et quant à vous, notre ci-devant reine, — vous avez un père capable de vous maintenir ; — et vous feriez mieux de vous mettre à sa charge qu’à celle du roi de France.
— Silence, impudent et éhonté Warwick, silence, — arrogant faiseur et démolisseur de rois ! — Je ne m’en irai pas d’ici que mes paroles et mes larmes, — pleines de sincérité, n’aient édifié le roi Louis — sur ton artificieuse intrigue et sur l’amour menteur de ton maître ; — car vous êtes tous des oiseaux de la même volée.
— Warwick, c’est quelque dépêche pour nous ou pour toi.
— Milord ambassadeur, cette lettre est pour vous ; — de la part de votre frère, le marquis de Montague…
— Celle-ci pour Votre Majesté, de la part de notre roi.
— Celle-ci pour vous, Madame : de quelle part, je l’ignore.
— Je vois avec plaisir que notre belle reine et maîtresse — sourit à ses nouvelles, et que Warwick fait la grimace aux siennes.
— Mais, voyez, Louis frappe du pied comme s’il était piqué au vif. — Tout est pour le mieux, j’espère.
— Warwick, quelles sont tes nouvelles ? Et les vôtres, belle reine ?
— Les miennes remplissent mon cœur d’une joie inespérée.
— Les miennes ne rapportent que chagrin et mécontentement.
— Quoi ! votre roi a épousé lady Grey ! — Et à présent, voulant pallier votre imposture et la sienne, — il m’envoie ce papier pour m’inviter à la patience ! — Est-ce là l’alliance qu’il recherche avec la France ? — Ose-t-il nous narguer de cette insolente manière ?
— J’avais prévenu Votre Majesté de tout cela. — Voilà qui prouve l’amour d’Édouard et l’honnêteté de Warwick !
— Roi Louis, je proteste céans, à la face du ciel, — et par l’espoir que j’ai de la félicité céleste, — que je suis innocent de ce méfait d’Édouard. — Il n’est plus mon roi, car il me couvre de confusion, — et il en serait lui-même accablé, s’il était capable de voir sun infamie. — Eh quoi ! j’avais oublié que la maison d’York — fût cause de la mort prématurée de mon père, — j’avais fermé les yeux sur l’outrage fais à ma nièce (49), - j’avais couronné Édouard du diadème royal, — j’avais dépouillé Henry des droits de sa naissance, — et j’en suis récompensé enfin par cette infamie ! — Eh bien, que l’infamie soit pour lui ! Car j’ai toujours droit à l’honneur. — Pour réparer mon honneur lésé par lui, — je le renie ici-même, et je retourne à Henry. — Ma noble reine, oublions les griefs passés, — et désormais je suis ton loyal serviteur ; — je veux venger l’affront fait à madame Bonne, — et restaurer Henry dans son ancien pouvoir.
— Warwick, ces paroles ont changé ma haine en amour ; — je pardonne et j’oublie entièrement les fautes anciennes, — et je suis heureuse que tu redeviennes l’ami du roi Henry.
— Oui, certes, son ami, et son ami tellement sincère — que, si le roi Louis daigne nous fournir — quelques bandes de soldats d’élite, — j’entreprendrai de les débarquer sur nos côtes — et de renverser le tyran de son trône à main armée. — Ce n’est pas la nouvelle mariée qui pourra le secourir ; — et, quant à Clarence, on m’écrit ici — qu’il abandonnera probablement son frère, — après ce mariage conclu, par un caprice sensuel, en dépit de l’honneur, — de la grandeur et de la sécurité de notre pays.
— Cher frère, comment pourrais-tu mieux venger Bonne, — qu’en secourant cette reine en détresse ?
— Cher frère, comment le pauvre Henry pourrait-il vivre, — si vous ne l’arrachez à l’affreux désespoir ?
— Ma cause et celle de la reine d’Angleterre n’en font qu’une.
— Et la mienne, belle madame Bonne, se confond avec la vôtre.
— Et la mienne avec la tienne, avec celle de Bonne, avec celle de Marguerite. — Enfin donc, j’y suis fermement résolu, — vous aurez mon aide.
— Laissez-moi vous en rendre humblement grâces.
— Donc, courrier d’Angleterre, retourne vite — dire au fourbe Édouard, ton roi supposé, — que Louis de France va lui envoyer des masques — pour entrer en danse avec lui et sa nouvelle épousée : — tu vois ce qui s’est passé, fais trembler le roi en le lui redisant.
— Dis-lui que, dans l’espoir de son veuvage prochain, — je porterai à son intention la guirlande de saule.
— Dis-lui que mes habits de deuil sont mis de côté, — et que je suis prête a revêtir mon armure.
— Dis-lui de ma part qu’il m’a fait un affront, — et qu’en revanche je le découronnerai, avant qu’il soit longtemps. — Voici pour ta récompense ; pars.
Toi, Warwick, — et Oxford, avec cinq mille hommes, — vous allez traverser les mers, et livrer bataille au fourbe Édouard ; — puis, le moment venu, cette noble reine — et le prince vous rejoindront avec de nouveaux renforts. — Pourtant, avant de partir, tire-moi d’un doute : qu’elle garantie avons-nous de ton invariable loyauté ?
— En voici une qui vous assurera ma loyauté immuable : — si notre reine et ce jeune prince y consentent, — j’unirai avec lui immédiatement, par les liens sacrés du mariage, — ma fille aînée, ma joie !
— Oui, j’y consens, et je vous remercie de votre motion. — Édouard, mon fils, elle est belle et vertueuse, — par conséquent n’hésite pas, donne ta main à Warwick, — et, avec ta main, ton irrévocable promesse — de n’avoir d’autre femme que la fille de Warwick.
— Oui, je l’accepte, car elle le mérite, — et, pour gage de ma foi, voici ma main.
— Qu’attendons-nous à présent ? Ces troupes vont être levées, — et toi, seigneur Bourbon, notre grand amiral, — tu les transporteras sur notre flotte royale. — Il me tarde qu’Édouard tombe sous les coups de la guerre, — pour avoir proposé à une dame de France ce mariage dérisoire.
— Je suis venu comme ambassadeur d’Édouard, — mais je m’en retourne son ennemi mortel et juré. — Il m’avait donné mission pour une affaire de mariage : — une guerre terrible sera la réponse à sa demande. — Étais-je donc le seul qu’il pût prendre pour mannequin ? — Eh bien, seul aussi je saurai tourner sa plaisanterie en douleur. — J’ai été le suprême agent de son élévation au trône : — je serai l’agent suprême de sa chute. — Non que je compatisse à la misère de Henry ; — mais je veux me venger de l’insulte d’Édouard.
Scène XIII.
— Dites-moi donc, frère Clarence, que pensez-vous de ce nouveau mariage avec lady Grey ? — Notre frère n’a-t-il pas fait un digue choix ?
— Hélas ! vous savez qu’il y a loin d’ici en France ; — comment pouvait-il attendre jusqu’au retour de Warwick ?
— Milords, rompez cette conversation. Voici venir le roi.
Et sa digne compagne.
— J’entends lui dire nettement ce que je pense.
— Eh bien, frère Clarence, quelle opinion avez-vous de notre choix ? — Vous restez pensif, comme à demi mécontent.
— La même opinion que Louis de France et le comte de Warwick, — qui ont assez peu de courage et d’esprit — pour ne pas s’offenser de notre affront.
— Supposons qu’ils s’offensent sans raison, — ils ne sont en somme que Louis et Warwick ; et moi, je suis Édouard, — votre roi et celui de Warwick, et il faut que ma volonté soit faite.
— Et elle se fera, parce que vous êtes notre roi : — pourtant, un mariage précipité tourne rarement bien.
— Oui-dà, frère Richard, vous êtes donc offensé, vous aussi ?
Moi ! non ! — non ! à Dieu ne plaise que je désire séparer — ceux que Dieu a joints ensemble ! et certes ce serait dommage — de désunir ceux qui sont si bien appariés.
— Mettant de côté vos sarcasmes et votre antipathie, — dites-moi pour quelle raison lady Grey — ne devait pas devenir ma femme et reine d’Angleterre. — Et vous aussi, Somerset et Montague, — dites franchement ce que vous pensez.
— Eh bien, mon opinion, c’est que le roi Louis — devient votre ennemi, parce que vous vous êtes moqué de lui — dans l’affaire du mariage avec madame Bonne.
— Et Warwick, ayant fait ce que vous lui aviez commandé, — est désormais déshonoré par ce nouveau mariage.
— Et si je parviens à apaiser Louis et Warwick — par quelque expédient de mon invention ?
— N’importe : cette alliance, en nous unissant avec la France, — aurait fortifié notre empire — contre les orages étrangers bien mieux qu’un mariage contracté à l’intérieur.
— Eh quoi ! Montague ne sait-il pas que par elle-même — l’Angleterre est assurée contre tout danger, pour peu qu’elle reste fidèle à elle-même ?
— Oui, mais elle est d’autant mieux assurée, quand elle a l’appui de la France.
— Mieux vaut dominer la France que se fier à elle. — Appuyons-nous sur Dieu et sur l’Océan — qu’il nous a donné comme un imprenable rempart, — et défendons-nous avec leur seul secours. — C’est en eux, et en nous-mêmes, qu’est notre salut.
— Rien que pour cette parole, lord Hastings mérite bien — d’avoir l’héritière de lord Hungerford !
— Eh bien, après ? ce fut mon bon plaisir de la lui accorder ; — et pour cette fois mon bon plaisir fera loi.
— Et cependant je ne crois pas que Votre Grâce ait bien fait — de donner l’héritière et la fille de lord Scales — au frère de votre bien-aimée femme : — elle eût mieux convenu à Clarence ou à moi ; — mais vous enterrez l’amour fraternel dans votre femme.
— Autrement vous n’auriez pas concédé l’héritière — de lord Bonville au fils de votre nouvelle épousée, — et laissé vos frères chercher fortune ailleurs.
— Hélas ! pauvre Clarence ! c’est donc pour une femme — que tu te fâches ! Va, je te pourvoirai.
— En choisissant pour vous-même, vous avez montré votre discernement, — et il est si mince que vous me permettrez — de faire moi-même mes affaires ; — et, dans cette intention, je compte bientôt vous quitter.
— Quitte-moi ou reste : Édouard sera roi, — et ne se laissera pas lier par la volonté de son frère.
— Milords, avant qu’il plût à Sa Majesté — d’élever mon rang au titre de reine — (vous en conviendrez tous, pour peu que vous me rendiez justice), — je n’étais pas de naissance ignoble, — et de plus humbles que moi ont eu pareille fortune. — Mais, si cette élévation honore les miens et moi, — l’aversion que vous me témoignez, vous à qui je voudrais être agréable, — jette sur mon bonheur un nuage de dangers et de chagrins.
— Mon amour, ne t’abaisse pas à flatter leur hostilité. — Quels dangers, quels chagrins peuvent t’atteindre, — tant qu’Édouard sera ton ami constant — et le légitime souverain auquel ils doivent obéir ? — Oui, il faut qu’ils m’obéissent et qu’ils t’aiment, — s’ils ne désirent pas encourir ma haine. — S’ils s’y exposent, je saurai te défendre, — et ils subiront la vengeance de ma colère.
— J’écoute, sans dire grand’chose, mais je n’en pense pas moins.
— Eh bien, messager, quelles lettres ou quelles nouvelles — de France ?
— Pas de lettres, mon souverain seigneur ; mais seulement quelques paroles, — que je n’ose répéter, sans avoir obtenu votre pardon spécial.
— Va, nous te pardonnons : ainsi, sans plus tarder, — répète-moi leurs paroles aussi fidèlement que tu peux te les rappeler. — Que répond le roi Louis à notre lettre ?
— Voici les paroles mêmes qu’il m’a dites au départ : — Va dire au fourbe Édouard, ton roi supposé, — que Louis de France va lui envoyer des masques — pour entrer en danse avec lui et sa nouvelle épousée.
— Louis est-il aussi insolent ? On dirait qu’il me prend pour Henry ! — Mais qu’a dit madame Bonne de mon mariage ?
— Voici ses paroles, prononcées avec un calme dédain : — Dis-lui que, dans l’espoir de son veuvage prochain, — je porterai à son intention la guirlande de saule.
— Je ne la blâme pas ; elle ne pouvait guère dire moins, — c’est elle qui a été offensée. Mais qu’a dit la femme de Henry ? — Car j’ai appris qu’elle était présente.
— Dis-lui, s’est-elle écriée, que mes habits de deuil sont mis de côté, — et que je suis prête a revêtir mon armure.
— Il paraît qu’elle compte jouer à l’amazone. — Mais qu’a répliqué Warwick à ces injures ?
— Lui, plus indigné contre Votre Majesté — que tous les autres, il m’a congédié avec ces paroles : — Dis-lui de ma part qu’il m’a fait un affront, — et qu’en revanche je le découronnerai avant qu’il soit longtemps.
— Ha ! le traître a osé proférer de si insolentes paroles ! — C’est bon ; me voici averti, je vais m’armer ; — ils auront la guerre, et ils paieront cher leur présomption. — Mais, dis-moi, Warwick est-il réconcilié avec Marguerite ?
— Oui, gracieux souverain ; ils sont liés par une telle amitié — que le jeune prince Édouard épouse la fille de Warwick.
— Probablement l’aînée : Clarence aura la cadette. — Sur ce, mon frère le roi, adieu, et tenez-vous bien ; — car je vais de ce pas demander la seconde fille de Warwick : — si je n’ai pas le trône, en mariage du moins, — je ne serai pas votre inférieur. — Que ceux qui aiment Warwick et moi me suivent.
— Ce ne sera pas moi ; — mes vues portent plus loin. Moi, — je reste par amour, non pour Édouard, mais pour la couronne.
— Clarence et Somerset partis tous deux pour aller rejoindre Warwick ! — N’importe, je suis armé contre le pis qui puisse advenir ; — et la promptitude est nécessaire dans ce cas désespéré. — Pembroke, Stafford, allez en notre nom — lever des hommes et tout préparer pour la guerre : — ils seront bientôt débarqués, s’ils ne le sont déjà ; — moi-même je vais vous rejoindre immédiatement en personne.
— Mais, avant que je parte, Hastings, et vous, Montague, — tirez-moi d’un doute. Vous deux particulièrement, — vous tenez de près à Warwick par parenté et par alliance : — dites-moi donc si vous aimez mieux Warwick que moi. — Si cela est, allez tous deux à lui ; — je vous aime mieux ennemis qu’amis douteux ; — mais si vous entendez me rester loyalement soumis, — donnez-m’en l’assurance par un serment d’amitié, — afin que je ne vous aie jamais en suspicion.
— Puisse Dieu ne protéger Montague que s’il vous est fidèle !
— Et Hastings que s’il défend la cause d’Édouard !
— Et vous, frère Richard, tiendrez-vous pour nous ?
— Oui, en dépit de tous ceux qui tiendront contre vous. (52)
— C’est bien ; alors je suis sur de la victoire. — Maintenant partons d’ici, et ne perdons par une heure, — que nous n’ayons atteint Warwick et son armée étrangère.
Scène XIV.
— Croyez-moi, milord, tout jusqu’ici va bien. — Le peuple se joint en masse à nous.
— Mais voyez, voici Somerset et Clarence qui viennent… — Répondez vite, milords, sommes-nous tous amis ?
— N’en doutez pas, milord.
— Eh bien, gentil Clarence, sois le bienvenu auprès de Warwick ; — et toi aussi, Somerset. Je tiens pour couardise — de rester en défiance, alors qu’un noble cœur — a tendu une main toute grande ouverte en signe d’amitié. — Autrement je pourrais croire que Clarence, frère d’Edouard, — n’offre qu’une sympathie feinte à notre entreprise. — Mais sois le bienvenu, cher Clarence ; ma fille est à toi. — Et maintenant à l’œuvre ! profitons de l’ombre de la nuit : — ton frère est négligemment campé, — ses soldats sont épars dans les villes environnantes, — et il n’est gardé que par une simple escorte : — nous pouvons le surprendre et le faire prisonnier aisément. — Nos espions ont trouvé l’aventure très-facile. — De même qu’Ulysse et le vaillant Diomède — s’insinuèrent avec adresse et audace dans les tentes de Rhésus — et en ramenèrent les coursiers fatidiques de Thrace, — de même, bien couverts du noir manteau de la nuit, — nous pouvons fondre à l’improviste sur la garde d’Édouard, — et le saisir lui-même, je ne dis pas le tuer, — car je ne veux que le surprendre. — Vous tous qui voulez me suivre dans cette entreprise, — acclamez avec votre chef le nom de Henry.
— Eh bien donc, cheminons en silence. — Que Dieu et saint George protègent Warwick et ses amis !
Scène XV.
— Avancez, mes maîtres ; que chaque homme prenne son poste ; — le roi est déjà étendu là et endormi.
Quoi ! il ne se mettra pas au lit !
— Non ; car il a fait le vœu solennel — de ne jamais se coucher ni prendre son repos normal, — jusqu’à ce que Warwick ou lui-même soit anéanti.
— Demain donc sera sans doute la journée décisive, — si Warwick est aussi près qu’on le rapporte.
— Mais dis-moi, je te prie, quel est ce seigneur — qui repose ici avec le roi dans sa tente ?
— C’est lord Hastings, le plus grand ami du roi.
— Ah vraiment ? mais pourquoi le roi ordonne-t-il que ses principaux officiers logent dans les villes environnantes, — quand lui-même reste sur la froide terre ?
— Il y a plus d’honneur, parce qu’il y a plus de danger.
— Oui-dà ; donne-moi le bien-être et le repos, — je les préfère à un dangereux honneur. — Si Warwick savait dans quelle position est le roi, — il y aurait à craindre qu’il ne vînt l’éveiller.
— Si nos hallebardes ne lui fermaient le passage.
— Oui ; pourquoi gardons-nous sa tente royale, — sinon pour défendre sa personne des ennemis nocturnes ? (53)
— Voici sa tente ; et voyez, là est postée sa garde. — Courage, mes maîtres : l’honneur maintenant ou jamais ! Suivez-moi seulement, et Édouard est à nous.
Qui va là ?
Arrête, ou tu es mort.
Qui sont ceux qui fuient là-bas ?
— Richard et Hastings : laissons-les aller, voici le duc.
— Le duc ! ah ! Warwick, la dernière fois que nous nous sommes quittés, — tu m’appelais le roi.
Oui, mais la situation a changé. — Du moment que vous m’avez déshonoré dans mon ambassade, — moi, je vous ai dégradé du titre de roi, — et je viens maintenant vous créer duc d’York. — Hélas ! comment pourriez-vous gouverner un royaume, — vous qui ne savez pas faire un usage convenable des ambassadeurs, — ni vous contenter d’une seule épouse, — ni traiter fraternellement vos frères, — ni travailler au bien-être du peuple, — ni vous mettre à couvert de vos ennemis ?
—Oui-dà, frère Clarence, te voilà donc aussi ? — Alors je vois bien qu’Édouard doit succomber. — Pourtant, Warwick, en dépit de tous les revers, — de toi-même et de tous tes complices, — Édouard se comportera toujours en roi. — La perfidie de la fortune aura beau renverser mon pouvoir ; — mon âme dépasse le cercle de sa roue.
— Qu’Édouard reste donc roi d’Angleterre en imagination. — C’est Henry qui désormais portera la couronne d’Angleterre ; — il sera le roi en réalité ; toi, tu n’en es plus que l’ombre. — Milord de Somerset, à ma requête, — faites immédiatement conduire le duc Édouard — à mon frère l’archevêque d’York. — Quand j’aurai livré bataille à Pembroke et à ses compagnons, — je vous rejoindrai, et je ferai connaître à Édouard — la réponse que lui envoient Louis et madame Bonne. — Jusque-là, adieu, bon duc d’York.
— Il faut que les hommes subissent ce qu’imposent les destins : — il est superflu de lutter contre vent et marée.
— Il ne nous reste plus, milord, — qu’à marcher sur Londres avec nos soldats.
— Oui, c’est la première chose que nous ayons à faire : — délivrons le roi Henry de sa prison, — et faisons-le asseoir sur le trône royal.
Scène XVI.
— Madame, qu’est-ce qui cause en vous ce changement soudain ?
— Comment ! mon frère Rivers, en êtes-vous encore à apprendre — le malheur qui vient d’arriver au roi Édouard ?
— Quoi ! la perte de quelque bataille rangée avec Warwick ?
— Non, mais la perte de sa royale personne.
Mon souverain est-il donc tué ?
— Oui, presque, car il est prisonnier ; — soit qu’il ait été livré par une trahison de sa garde, — soit qu’il ait été surpris à l’improviste par son ennemi. — Et, à ce que j’ai appris en outre, — il vient d’être commis à la garde de l’évêque d’York, — frère de l’inflexible Warwick, et partant notre ennemi.
— Ces nouvelles sont bien douloureuses, je dois le confesser ; — cependant, gracieuse madame, supportez ce malheur de votre mieux : — Warwick, qui aujourd’hui a gagné la victoire, peut la perdre demain.
— Jusque-là la douce espérance défendra mon existence de l’abattement. — Au surplus, je dois me sevrer de tout découragement, — par amour pour l’enfant d’Édouard que je porte dans mon sein. — Voilà pourquoi je mets un frein à mon émotion, — et je supporte avec résignation la croix de mon infortune. — Oui, oui, c’est pour cela que je dévore tant de larmes — et que je comprime tant de soupirs brûlants, — de peur que soupirs ou larmes ne flétrissent ou ne noient — le fruit du roi Édouard, le légitime héritier de la couronne d’Angleterre.
— Mais, madame, qu’est donc devenu Warwick ?
— J’apprends qu’il marche sur Londres, — pour replacer la couronne sur la tête de Henry : — devine le reste ; les amis du roi Édouard doivent plier. — Mais pour prévenir la violence du tyran — (car qui a une fois rompu son serment ne mérite plus confiance), — je vais de ce pas dans un sanctuaire, — afin de sauver du moins l’héritier des droits d’Édouard ; — là je serai à l’abri de la force et de la fraude. — Venez donc, fuyons, tandis que nous pouvons fuir ; — si Warwick nous prend, nous sommes sûrs de mourir.
Scène XVII.
— Maintenant, milord Hastings, et vous, sir William Stanley, — ne vous étonnez plus si je vous ai amenés ici — dans le taillis le plus épais de ce parc. — Voici la situation : vous savez que notre roi, mon frère, — est ici prisonnier de l’évêque, qui a pour lui — des égards et lui accorde une grande liberté. — Souvent, gardé par une faible escorte, — il vient chasser de ce côté pour se distraire. — Je l’ai averti par un moyen secret — que, s’il veut, vers cette heure, cheminer par ici, — sous couleur de chasser comme d’habitude, — il trouvera ici ses amis, avec un cheval et des hommes, — prêts à l’affranchir de sa captivité.
— Par ici, milord ; c’est par ici qu’est le gibier.
— Non, par ici, l’ami ; vois où sont les chasseurs. — Eh bien, frère de Glocester, lord Hastings, et vous tous, — êtes-vous embusqués ici pour braconner chez l’évêque ?
— Frère, le moment et les circonstances exigent la célérité, — votre cheval attend au coin du parc.
— Mais où donc irons-nous ?
— À Lynn, milord ; et là nous nous embarquerons pour la Flandre !
— C’est bien pensé, croyez-moi ; car telle était mon idée.
— Stanley, je récompenserai ton zèle.
— Mais pourquoi tardons-nous ? Ce n’est pas le moment de causer.
— Chasseur, qu’en dis-tu ? Veux-tu partir avec nous ?
— Mieux vaut cela que de rester et d’être pendu.
— En route donc ; plus de verbiage.
— Évêque, adieu ; gare la colère de Warwick, — et prie pour que je ressaisisse la couronne.
Scène XVIII.
— Maître lieutenant, maintenant que Dieu et mes amis — ont renversé Édouard du trône royal — et changé ma captivité en liberté, — mon inquiétude en espérance, mes chagrins en joies, — que t’est-il dû au moment de notre élargissement ?
— Les sujets n’ont rien à réclamer de leurs souverains ; mais, si une humble prière peut être efficace, — j’implore mon pardon de Votre Majesté.
— Pourquoi, lieutenant ? pour m’avoir bien traité ? — Ah ! sois sûr que je récompenserai largement ta sollicitude ; — car elle a fait de mon emprisonnement un plaisir, — oui, ce plaisir que les oiseaux en cage — ressentent, quand, après maintes pensées mélancoliques, — ils parviennent, dans les accords d’une intime harmonie, — à oublier tout à fait la perte de leur liberté. — Mais, après Dieu, Warwick, c’est à toi que je dois ma délivrance ; — aussi c’est à Dieu et à toi tout d’abord que j’en rends grâces : — il en a été l’auteur, toi l’instrument. — Aussi, voulant triompher des rigueurs de la fortune — par l’humilité d’une existence où la fortune ne pourra me frapper, — et voulant que le peuple de cette terre bénie — ne soit plus désormais puni de ma mauvaise étoile, — Warwick, bien que ma tête continue à porter la couronne, — je te remets ici le gouvernement, — car tu es fortuné dans tous tes actes.
— Votre Grâce a toujours été renommée pour sa vertu, — et maintenant elle fait preuve de sagesse autant que de vertu, — en se dérobant par sa prévoyance aux coups de la fortune ; — car peu d’hommes savent se plier à leur étoile. — Laissez-moi pourtant reprocher une chose à Votre Grâce, — c’est de me choisir quand Clarence est là.
— Non, Warwick, tu es digne du pouvoir, — toi à qui les cieux, dès ta nativité, — adjugèrent la branche d’olivier et la couronne de laurier, — gage d’un bonheur égal dans la paix et dans la guerre ; — et voilà pourquoi je te donne mon libre suffrage.
— Et moi je choisis Clarence pour protecteur unique.
— Warwick et Clarence, donnez-moi tout deux vos mains. — Maintenant joignez vos mains, et avec vos mains vos cœurs, — afin qu’aucune dissension n’entrave le gouvernement. — Je vous fais tous deux protecteurs de ce royaume, — pendant que moi-même je resterai dans la vie privée, — et que dans la dévotion je consacrerai mes derniers jours — à expier le péché et à glorifier mon Créateur.
— Que répond Clarence au vœu de son souverain ?
— Qu’il consent, si Warwick accorde son consentement, — car je me repose sur ta fortune.
— Eh bien donc, je dois consentir, quoiqu’à regret. — Nous serons attelés ensemble, comme les deux ombres — de la personne de Henry, et nous le remplacerons ; — je veux dire que nous porterons le poid du gouvernement, — tandis qu’il en aura l’honneur dans le repos. — Maintenant, Clarence, il est absolument nécessaire — que sur-le-champ Édouard soit déclaré traître, — et que tous ses domaines et ses biens soient confisqués.
— Et quoi encore ? que sa succession soit ouverte.
— Oui, et certes Clarence en aura sa part.
— Mais, avant toute autre affaire, — laissez-moi vous supplier, car je ne commande plus, — de faire revenir de France au plus vite — Marguerite, votre reine, et mon fils Édouard ; — car, jusqu’à ce que je les voie, une inquiétude pleine de doutes — éclipse à demi la joie de ma délivrance.
— Cela sera fait au plus vite, mon suzerain.
— Milord de Somerset, quel est ce jouvenceau — pour qui vous semblez avoir une si tendre sollicitude ?
— Mon suzerain, c’est le jeune Henry, comte de Richmond.
— Viens ici, espoir de l’Angleterre.
Si c’est bien la vérité — que de mystérieuses puissances suggèrent à ma pensée prophétique, — ce charmant garçon fera la félicité de notre pays. — Son regard est plein d’une majesté paisible, — sa tête a été formée par la nature pour porter une couronne, — sa main pour brandir un sceptre, et lui-même — est appelé à orner un jour le trône des rois. — Rendez-lui hommage, milords, car il est prédestiné à vous faire plus de bien que je ne vous ai fait de mal.
— Quelle nouvelle, mon ami ?
— Édouard s’est échappé de chez votre frère, — et s’est enfui, m’a-t-on dit depuis, en Bourgogne.
— Désagréable nouvelle ! Mais comment s’est faite son évasion ?
— Il a été emmené par Richard, duc de Glocester, — et lord Hastings, qui l’attendaient — dans une secrète embuscade sur la lisière de la forêt, — et qui l’ont enlevé aux chasseurs de l’évêque ; — car la chasse était son exercice journalier.
— Mon frère a été trop négligent dans l’accomplissement de sa charge. — Mais partons d’ici, mon souverain, et cherchons d’avance — un remède à tous les maux qui peuvent nous atteindre.
— Milord, je n’aime guère cette fuite d’Édouard. — Car sans nul doute le Bourguignon lui prêtera secours, — et nous aurons de nouvelles guerres avant qu’il soit longtemps. — Si l’heureuse prédiction que Henry vient de faire — sur l’avenir de ce jeune Richmond, a réjoui mon cœur, — je n’ai pas moins au cœur la crainte que dans ces conflits — il ne lui arrive malheur, ainsi qu’à nous. — Ainsi, lord Oxford, pour prévenir une catastrophe, — nous allons de ce pas l’envoyer en Bretagne — jusqu’à ce que les orages de la discorde civile soient passés.
— Oui, car si Édouard ressaisit la couronne, — il est probable que Richmond sera sacrifié avec les autres.
— C’est cela : il partira pour la Bretagne. — Venez donc, et agissons vite.
Scène XIX.
— Vous le voyez, frère Richard, lord Hastings, et vous tous, — la fortune nous a fait jusqu’ici réparation, — et elle déclare qu’une fois de plus j’échangerai — ma détresse contre la couronne royale de Henry. — Nous avons heureusement passé et repassé les mers, — et ramené de Bourgogne le secours désiré. — Maintenant que nous sommes arrivés — du havre de Ravenspurg devant les portes d’York, — nous n’avons plus qu’à rentrer dans notre domaine ducal.
— Les portes fermées ! Frère, cela ne me plaît guère. — Car souvent qui trébuche au seuil — a raison de craindre quelque danger caché dans l’intérieur.
— Bah ! mon cher, les présages ne doivent plus nous effrayer maintenant : — de gré ou de force, il faut que nous entrions, — car c’est là que nous rejoindrons nos amis.
— Mon suzerain, je vais frapper encore une fois pour les sommer.
— Milord, nous avons été prévenus de votre arrivée, — et nous avons fermé les portes pour notre sûreté ; — car maintenant nous devons allégeance à Henry.
— Mais, monsieur le maire, si Henry est votre roi, — Édouard est, pour le moins, duc d’York.
— C’est juste, mon bon seigneur ; je vous reconnais pour tel.
— Eh bien, je ne réclame que mon duché, — comme étant parfaitement disposé à m’en contenter.
— Mais une fois que le renard aura fourré son museau, — il trouvera bientôt moyen de faire suivre tout le corps.
— Eh bien, monsieur le maire, pourquoi hésitez-vous ainsi ? — Ouvrez les portes ; nous sommes amis du roi Henry.
— Ah ! vraiment ? Alors les portes vont être ouvertes.
— Voilà un capitaine considérablement habile et bientôt persuadé !
— Le bon vieillard croit volontiers que tout est au mieux, — si tout va bien pour lui ; mais, une fois entrés, — je ne doute pas que nous ne l’amenions vite, — lui et ses confrères, à la raison.
— Bien, monsieur le maire : ces portes ne doivent être fermées — que la nuit ou en temps de guerre… — Allons, ne crains rien, l’ami, et livre-moi les clefs.
— En effet, Édouard entend défendre la ville, et toi, — et tous ces amis qui daignent me suivre.
— Frère, voici sir John Montgomery, — notre fidèle ami, si je ne me trompe.
— Soyez le bienvenu, sir John. Mais pourquoi venez-vous en armes ?
— Pour secourir le roi Édouard en ce temps d’orages, — comme doit le faire tout sujet loyal.
— Merci, bon Montgomery. Mais maintenant nous devons oublier — nos titres à la couronne, et ne réclamer — que notre duché, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de nous envoyer le reste.
— Alors adieu, car je vais repartir. — Je suis venu servir un roi, et non un duc. — Battez, tambour, et reprenons notre marche.
— Non ! arrêtez un peu, sir John ; et nous allons examiner — par quels moyens sûrs la couronne pourrait être recouvrée.
— Que parlez-vous d’examiner ? Soyons bref : — si vous ne voulez pas ici même vous proclamer notre roi, — je vous abandonne à votre fortune, et je vais — faire rebrousser chemin à ceux qui viennent vous secourir. — Pourquoi combattrions-nous, si vous ne revendiquez aucun titre ?
— Allons, frère, pourquoi vous arrêter à des subtilités ?
— Quand nous serons plus fort, nous ferons notre réclamation ; — jusque-là, il y a sagesse à cacher nos desseins.
— Arrière les scrupules ! Aujourd’hui c’est aux armes à décider.
— Et ce sont les intrépides qui atteignent le plus vite à la couronne. — Frère, nous allons vous proclamer d’office ; — et le seul bruit de cette proclamation vous amènera nombre d’amis.
— Qu’il en soit donc ce que vous voudrez ; car j’ai le droit pour moi, — et Henry ne fait qu’usurper le diadème.
— Oui, maintenant mon souverain tient un langage digne de lui ; — et maintenant je veux être le champion d’Édouard !
— Sonnez, trompette. Édouard va être proclamé ici même. — Allons, camarade, fais la proclamation.
Édouard IV, par la grâce de Dieu, roi d’Angleterre et de France, et lord d’Irlande, etc.
— Et quiconque conteste le droit du roi Édouard — je le défie céans en combat singulier.
Vive Édouard IV !
— Merci, brave Montgomery ; et merci à vous tous. — Si la fortune me sert, je récompenserai ce dévouement. — Pour cette nuit, nous logerons ici, à York ; — et dès que le soleil matinal élèvera son char — au-dessus de cet horizon, nous marcherons sur Warwick et sa bande ; — car, pour Henry, je sais qu’il n’est point soldat. — Ah ! revêche Clarence ! qu’il te sied mal — de flatter Henry et d’abandonner ton frère ! — N’importe ! Nous tiendrons tête de notre mieux à Warwick et à toi. — En avant, braves soldats ! comptez sur la victoire ; — et, la victoire une fois obtenue, comptez sur une large paie.
Scène XX.
— Que conseillez-vous, milords ? Édouard, parti de Belgique — avec un tas d’Allemands impétueux et de Hollandais stupides, — a traversé sain et sauf le détroit, — et avec ses troupes il marche droit sur Londres ; — et nombre d’étourdis se joignent à lui.
— Faisons une levée, et repoussons-le.
— Un feu léger est vite étouffé : — si vous le laissez faire, des rivières ne sauraient l’éteindre.
— J’ai dans le Warwickshire des amis loyaux, — qui, sans être mutins dans la paix, sont hardis à la guerre ; — je vais les réunir. Toi, fils Clarence, — dans les comtés de Suffolk, de Norfolk et de Kent, tu presseras — les chevaliers et les gentilshommes de se joindre à toi. — Toi, frère Montague, dans les comtés de Buckingham, — de Northampton et de Leicester, tu trouveras — des hommes tout disposés à se rendre à ton commandement ; — et toi, brave Oxford, qui est si prodigieusement aimé — dans l’Oxfordshire, tu y réuniras tes amis. — Quant à mon souverain, qu’entourent les citoyens dévoués, — comme les mers ceignent cette île, — comme les nymphes font cercle autour de la chaste Diane, — il restera à Londres, jusqu’à ce que nous venions l’y trouver. — Beaux seigneurs, prenez congé du roi, et partez sans répliquer. — Adieu, mon souverain.
— Adieu, mon Hector, ferme espoir de mon Ilion.
— En signe de fidélité je baise la main de Votre Altesse.
— Loyal Clarence, sois fortuné.
— Courage, milord !… Sur ce, je prends congé.
— Et ainsi je scelle ma foi, en vous disant adieu.
— Cher Oxford, bien-aimé Montague, — et vous tous, encore une fois, adieu ! Soyez heureux !
— Adieu, chers lords : rejoignons-nous à Coventry.
— Je vais me reposer un moment ici au palais. — Cousin d’Exeter, que pense Votre Seigneurie ? — Je crois que les forces mises en campagne par Édouard — ne sont pas en état de résister aux miennes.
— Il est à craindre qu’il n’entraîne les autres.
— Ce n’est pas là mon inquiétude ; ma conduite m’a fait assez connaître. — Je n’ai pas fermé l’oreille aux demandes du peuple, — ni ajourné ses suppliques par longs délais ; — ma pitié a été pour ses blessures un baume salutaire ; — ma bonté a tempéré l’excès de ses maux ; — ma merci a séché ses larmes qui débordaient ; — je n’ai pas convoité ses richesses ; — je ne l’ai pas accablé de gros subsides ; — en dépit de ses égarements, je n’ai pas été avide de vengeance. — Pourquoi donc aimerait-il Édouard plus que moi ? — Non, Exeter ; tant de bonnes grâces provoquent la bonne grâce ; — et, quand le lion caresse l’agneau, — l’agneau ne cesse pas de le suivre.
— Écoutez, écoutez, milord ! Quels sont ces cris ?
— Qu’on saisisse ce Henry à la face vile, qu’on l’emmène d’ici, — et qu’on nous proclame de nouveau roi d’Angleterre.
— Tu étais la source d’où découlaient maints menus ruisseaux ; — maintenant que ton cours s’arrête, mon Océan va les absorber — et se grossir de leurs flots… — Qu’on l’emmène à la Tour, sans le laisser parler.
— Et maintenant, milords, dirigeons notre marche sur Coventry, — où est en ce moment le péremptoire Warwick. — Le soleil brille ardemment ; si nous tardons, — la froide morsure de l’hiver détruira notre récolte tant espérée.
— Partons vite, avant qu’il ait réuni ses forces, — et surprenons brusquement ce grand traître. — Braves guerriers, marchons droit sur Coventry.
Scène XXI.
— Où est le courrier venu de la part du vaillant Oxford ? — À quelle distance est ton maître, mon honnête ami ?
— Il doit être à Dunsmore, marchant vers nous.
— À quelle distance est notre frère Montague ? — Où est le courrier venu de la part de Montague ?
— Il doit être à Daintry, avec un puissant renfort.
— Eh bien, Somerville, que dit mon bien-aimé gendre ? — Et, d’après ton calcul, à quelle proximité est maintenant Clarence ?
— Je l’ai laissé à Southam avec ses forces, — et je l’attends ici dans deux heures environ.
— En ce cas, Clarence est tout près ; j’entends son tambour.
— Ce n’est pas le sien, milord : Southam est par ici ; — le tambour que Votre Honneur entend vient du côté de Warwick.
— Qui cela peut-il être ? Sans doute des amis inattendus !
— Ils arrivent, et vous allez le savoir.
— Trompette, approche des remparts, et sonne une chamade.
— Vois donc le sinistre Warwick en sentinelle sur le rempart.
— Oh ! contre-temps imprévu ! le libertin Édouard est déjà arrivé ! — Où donc ont dormi nos éclaireurs, ou comment ont-ils été séduits, — que nous n’avons pas été prévenus de son approche ?
— Maintenant, Warwick, ouvre les portes de la ville, — dis-moi de bonnes paroles, fléchis humblement le genou. — Appelle Édouard ton roi, implore sa merci, — et il te pardonnera ces outrages.
— Non ! Toi-même éloigne d’ici tes troupes, — salue celui qui t’a élevé et renversé, — appelle Warwick ton patron, sois repentant, — et tu pourras encore rester le duc d’York.
— J’ai cru qu’au moins il allait dire roi : — est-ce une plaisanterie qu’il a faite sans le vouloir ?
— Messire, un duché n’est-il pas un assez beau cadeau ?
— Oui, ma foi, présenté surtout par un pauvre comte. — Je te saurai gré de ce superbe présent.
— C’est moi qui ai donné le royaume à ton frère.
— Il est donc à moi, ne fût-ce que comme don de Warwick.
— Tu n’es pas l’Atlas qu’il faut à un si grand fardeau ; — et, voyant ta faiblesse, Warwick te reprend ce don. — Henry est mon roi, Warwick est son sujet.
— Mais le roi de Warwick est prisonnier d’Édouard. — Et dis-moi, vaillant Warwick, — qu’est-ce que le corps sans la tête ?
— Hélas ! pourquoi Warwick n’est-ii pas plus clairvoyant ? — Tandis qu’il cherchait à escamoter un simple dix, — doucement on soutirait le roi du jeu ! — Vous aviez laissé le pauvre Henry au palais de l’évêque, — et je parie dix contre un que vous le retrouverez à la Tour.
— C’est vrai ; mais vous, vous êtes toujours Warwick.
— Allons, Warwick, saisis le moment : à genoux, à genoux ! — Pas encore ? quand donc ? Va, bats le fer tandis qu’il est chaud.
— J’aimerais mieux me couper cette main d’un seul coup — et avec l’autre te la jeter à la face — que de m’humilier au point de baisser pavillon devant toi.
— Navigue comme tu voudras ; aie pour toi le vent et la marée ; — cette main, serrée autour de ta noire chevelure, — doit, soulevant ta tête chaude encore et fraîchement coupée, — écrire cette sentence dans la poussière avec ton sang : — Le trop changeant Warwick ne pourra plus changer désormais.
— Ô réjouissantes couleurs ! voyez, voici Oxford qui vient.
— Oxford, Oxford, pour Lancastre !
— Les portes sont ouvertes ; entrons, nous aussi.
— D’autres ennemis pourraient nous tomber sur le dos. — Restons ici en bon ordre ; car, sans doute, ils vont faire une sortie et nous livrer bataille ; — sinon, la Cité ne pouvant opposer qu’une faible défense, — nous irons bien vite y secouer les traîtres.
— Oh ! sois le bienvenu, Oxford ! car nous avons besoin de ton aide.
— Montague, Montague, pour Lancastre !
— Toi et ton frère, vous paierez cette trahison — du sang le plus précieux qui coule dans vos veines.
— Plus rude est l’opposition, plus grande est la victoire ; — mon âme a le pressentiment d’un heureux succès et d’un triomphe.
— Somerset, Somerset, pour Lancastre !
— Deux ducs de ton nom, deux Somerset, — ont été immolés à la maison d’York ; — tu seras le troisième, si cette épée tient bon.
— Et voyez ! voici George de Clarence qui s’avance — avec des forces suffisantes pour livrer bataille à son frère. — Chez lui un zèle légitime pour le droit l’emporte — sur l’instinct de l’amour fraternel. — Viens, Clarence, viens ; réponds à l’appel de Warwick !
— Mon père de Warwick, sais-tu ce que cela signifie ? — Eh bien, vois, je te rejette mon infamie à la face. — Je ne veux pas ruiner la maison de mon père, — cette maison dont il cimenta les pierres avec son sang, — et faire la grandeur de Lancastre. Çà, crois-tu donc, Warwick, — que Clarence soit assez dur, assez brutal, assez dénaturé, — pour tourner les fatales machines de guerre — contre son frère et son roi légitime ? — Peut-être m’objecteras-tu mon serment sacré. — En tenant ce serment-là, je serais plus impie — que Jephté quand il sacrifia sa fille. — Je déplore tellement ma faute passée que, — pour bien mériter désormais de mon frère, — je me proclame ici ton ennemi mortel ; — bien résolu, partout où je te rencontrerai — (et je suis sûr de te rencontrer, pour peu que tu te hasardes au dehors), — à te punir de m’avoir si criminellement égaré. — Sur ce, fier Warwick, je te défie, — et je tourne vers mon frère mon visage rougissant. — Pardonne-moi, Édouard, je veux faire amende honorable ; — et toi, Richard, ne regarde plus mes fautes avec colère, — car désormais je ne serai plus inconstant.
— Sois le bienvenu : nous t’aimons dix fois plus — que si tu n’avais jamais mérité notre haine.
— Bienvenu, bon Clarence ; c’est agir en frère !
— Ô traître éhonté ! déloyal parjure !
— Eh bien, Warwick, veux-tu quitter la ville et combattre ? — Ou faudra-t-il que nous fassions voler les pierres à tes oreilles ?
— Pardieu, je ne m’enferme pas ici pour me défendre. — Je vais me porter de ce pas sur Barnet, — et t’offrir le combat, Édouard, si tu oses l’accepter.
— Oui, Warwick, Édouard l’accepte, et va marcher en avant. — Milords, au champ de bataille ! Saint George et victoire !
Scène XXII.
— Ainsi, couche-toi là : meurs, et meure notre effroi ! — Car Warwick était un épouvantail qui nous effrayait tous. — Maintenant, Montague, tiens-toi bien ; je vais te chercher, — pour que les os de Warwick tiennent compagnie aux tiens.
— Ah ! qui est près d’ici ? Venez à moi, ami ou ennemi, — et dites-moi qui est vainqueur, York ou Warwick ? — À quoi bon cette demande ? Ma personne mutilée prouve, — mon sang qui coule, mes forces épuisées, mon cœur défaillant prouvent — qu’il me faut abandonner mon corps à la terre, — et, par ma chute, la victoire à mon ennemi. — Ainsi sous le tranchant de la hache tombe le cèdre — dont les bras donnaient abri à l’aigle princier, — à l’ombre duquel dormait le lion rampant, — dont la cime dominait l’arbre touffu de Jupiter — et protégeait l’humble arbrisseau contre le vent formidable de l’hiver. — Ces yeux, qui maintenant sont obscurcis par le voile noir de la mort, — ont été aussi perçants que le soleil de midi, — pour pénétrer les secrètes trahisons du monde. — Les rides de mon front, maintenant remplies de sang, — furent souvent comparés à des sépulcres de rois ; — car quel était le roi vivant dont je ne pusse creuser la tombe ? — Et qui osait sourire quand Warwick fronçait le sourcil ? — Hélas ! voilà ma gloire souillée de poussière et de sang ! — Mes parcs, mes promenades, les manoirs que j’avais — m’abandonnent désormais ; et il ne me reste — de toutes mes terres que la longueur de mon corps ! — Ah ! qu’est-ce que la pompe, le pouvoir, l’empire, si ce n’est terre et poussière ? — Et, quelle que puisse être notre vie, nous n’en devons pas moins mourir.
— Ah ! Warwick ! Warwick ! si tu étais comme nous sommes, — nous pourrions encore réparer toutes nos pertes. — La reine a ramené de France un puissant renfort ; — nous venons d’en apprendre la nouvelle. Ah ! si tu pouvais fuir !
— Alors même je ne fuirais pas… Ah ! Montague, — si tu es là, doux frère, prends ma main, — et sous tes lèvres retiens un moment mon âme !… — Tu ne m’aimes pas ; car, si tu m’aimais, frère, — tes larmes laveraient ce caillot de sang figé — qui colle mes lèvres et m’empêche de parler. — Viens vite, Montague, ou je suis mort.
— Ah ! Warwick, Montague a rendu l’âme ; — et jusqu’au dernier soupir il a appelé Warwick, — et il a dit : Recommandez-moi à mon vaillant frère. — Et il a essayé d’en dire davantage ; et ce qu’il a dit — était comme le bruit confus d’un canon — dans un souterrain ; enfin, — j’ai pu l’entendre proférer dans un gémissement : — Oh ! adieu, Warwick !
Paix douce à son âme ! — Fuyez, milords, et sauvez-vous vous-mêmes ; car Warwick vous dit adieu — à tous, pour vous retrouver au ciel !
— Partons, partons, pour rejoindre la grande armée de la reine.
— Jusqu’ici notre fortune maintient sa marche ascendante, — et nous sommes décorés des guirlandes de la victoire. — Mais, au milieu de ce jour resplendissant, — j’aperçois un nuage noir, suspect, menaçant, — qui va rencontrer notre glorieux soleil, — avant qu’il ait atteint son paisible couchant : — je veux parler, milords, de ces forces que la reine — a levées en France : elles sont arrivées sur nos côtes, — et en marche, dit-on, pour nous combattre.
— La moindre rafale aura bientôt dispersé ce nuage, — en le rejetant à la source d’où il est venu. — Ton seul rayonnement suffira à sécher ces vapeurs : — tout nuage n’engendre pas une tempête.
— Les forces de la reine sont évaluées à trente mille hommes : — Somerset et Oxford se sont réfugiés près d’elle. — Si elle a le temps de respirer, soyez sur — que son parti sera bientôt aussi puissant que le nôtre.
— Nous sommes informés par nos amis dévoués — qu’ils dirigent leur marche vers Tewksbury ; — pour nous, ayant triomphé aujourd’hui dans la plaine de Barnet, — nous irons droit à eux, car la célérité nous fraye le chemin ; — sur notre route, nos forces s’augmenteront — dans les comtés que nous traverserons. — Qu’on batte le tambour ; criez : Courage ! et en avant.
Scène XXIII.
— Grands lords, les hommes sages ne s’attardent pas à déplorer leurs pertes, — mais cherchent vaillamment à réparer leurs désastres. — Qu’importe que le mât ait été emporté par l’ouragan, — le câble rompu, l’ancre perdue, — et la moitié de nos matelots engloutis dans les flots ! — Le pilote vit encore. Convient-il qu’il — quitte le gouvernail, que, pareil à un marmouset peureux, — il ajoute au flot de la mer le flot de ses larmes, — et prête force à ce qui n’est que trop fort, — tandis que sa douleur gémissante laisse briser sur le rocher le navire — qu’auraient pu sauver l’activité et le courage ? — Ah ! quelle honte ! ah ! quelle faute ce serait ! — Warwick, dites-vous, était notre ancre ; qu’importe ! — Montague, notre grand mât ; qu’importe ! — Nos amis égorgés étaient nos cordages, qu’importe ! — Quoi ! Oxford que voici n’est-il pas une autre ancre, — et Somerset un autre bon mât ? — Les amis de France ne sont-ils pas pour nous des voiles et des cordages ? — Et, si malhabiles que nous soyons, Ned et moi, ne pourrions-nous pas — une fois faire l’office d’un habile pilote ? — Nous ne voulons pas quitter le gouvernail pour nous asseoir et pleurer ; — mais, quand la tempête dirait non, nous voulons esquiver — les écueils et les rocs qui nous menacent du naufrage. — Autant vaut rudoyer les vagues que les flatter. — Et qu’est-ce qu’Édouard, sinon une mer implacable ? — Qu’est-ce que Clarence, sinon un sable mouvant de fourberie ? — Et Richard, sinon un roc âpre et fatal ? — Voilà les ennemis de notre pauvre barque. — Vous pouvez nager, dites-vous ? hélas ! ce ne sera que pour un moment ! — Marcher sur le sable ? Ah ! vous vous enfoncerez vite ! — Escalader le roc ? La marée vous en balaiera, — ou bien vous y périrez de faim, ce qui est trois fois mourir. — Je vous dis cela, milords, pour vous faire comprendre — qu’il n’a pas plus de merci à espérer de ces frères, — au cas où quelqu’un de vous voudrait nous abandonner, — que des vagues implacables, des sables et des rochers. — Courage donc ! ce qu’on ne peut éviter, — il y aurait faiblesse puérile à le déplorer ou à le redouter.
— Il me semble qu’une femme de cette vaillante humeur, — en prononçant de telles paroles devant un lâche, — lui mettrait au cœur l’intrépidité — et le ferait combattre, nu, contre un homme armé. — Si je dis cela, ce n’est pas que je doute de personne ici ; — car, si je soupçonnais un couard dans nos rangs, — je l’autoriserais à s’éloigner bien vite, — de peur qu’à l’heure critique il ne gâtât quelque autre — en lui communiquant sa frayeur. — S’il y a ici un homme de cette trempe, ce qu’à Dieu ne plaise, — qu’il parte avant que nous ayons besoin de son aide.
— Des femmes et des enfants d’un si grand courage ! — Et des guerriers faibliraient ? Certes, ce serait une honte éternelle ! — Ô brave jeune prince ! ton illustre grand-père — revit on toi : puisses-tu vivre longtemps — pour assumer son image et renouveler sa gloire !
— Quant à celui qui ne voudrait pas combattre pour un tel avenir, — qu’il aille chez lui se coucher, et, comme le hibou en plein jour, — qu’il ne se lève que pour provoquer l’étonnement et la risée.
— Merci, gentil Somerset ; cher Oxford, merci.
— Et acceptez les remercîments de celui qui ne peut offrir autre chose.
— Préparez-vous, milords, car Édouard est proche — et prêt à combattre : soyez donc résolus.
— Je m’y attendais : c’est sa tactique — de se hâter ainsi pour nous prendre au dépourvu.
— Mais il sera déçu : nous sommes prêts.
— J’ai le cœur réjoui en voyant votre ardeur.
— Prenons position ici, et ne bougeons plus.
— Braves compagnons, vous voyez là-bas le hallier épineux, — qu’avec l’aide des cieux et de notre valeur — nous devons saper par la racine avant la nuit. — Je n’ai pas besoin d’attiser votre flamme, — car je la sais déjà assez ardente pour les consumer. — Donnez le signal du combat, et en avant, milords !
— Lords, chevaliers, gentilshommes, que puis-je dire — qui ne soit contredit par mes pleurs ? À chaque parole que je prononce, — vous le voyez, je bois l’eau de mes yeux. — Donc, un dernier mot : Henry, votre souverain, — est prisonnier de l’ennemi ; son pouvoir est usurpé, — son royaume un charnier, ses sujets égorgés, — ses statuts annulés, ses trésors dilapidés ; — et là-bas est le loup qui fait ces ravages. — Vous combattez pour la justice. Ainsi, au nom de Dieu, milords, — soyez vaillants, et donnez le signal du combat.
Scène XXIV.
— Donc voici le terme de tant de luttes tumultueuses. — Vite Oxford au château de Ham ! — Quant à Somerset, à bas sa tête coupable ! — Allons, emmenez-les ; je ne veux plus les entendre.
— Pour ma part, je ne te troublerai plus de mes paroles.
— Ni moi ; je me plie avec résignation à ma destinée.
— Ainsi nous nous séparons tristement dans ce monde de troubles, — pour nous réunir avec joie dans la bien-heureuse Jérusalem.
— A-t-on fait proclamer que celui qui trouvera Édouard — aura une haute récompense, et lui, Édouard, la vie sauve ?
— On l’a fait : et tenez, voici le jeune Édouard.
— Introduisez ce galant : écoutons-le parler. — Eh quoi ! si jeune épine peut-elle déjà piquer ? — Édouard, quelle réparation peux-tu me faire — pour avoir porté les armes contre moi, et soulevé mes sujets, — pour tous les troubles que tu m’as causés ?
— Parle comme un sujet, fier et ambitieux York ! — Suppose qu’en ce moment tu entends la voix de mon père ; — cède-moi ton siège et agenouille-toi où je suis, — tandis que je t’adresserai à toi-même les questions — auxquelles tu prétends, traître, que je réponde !
— Ah ! si ton père avait eu ta résolution !
— Tu porterais encore le cotillon, — et tu n’aurais pas volé les culottes de Lancastre.
— Qu’Ésope réserve ses fables pour les soirées d’hiver ; — ses hargneux jeux de mots ne sont pas à leur place ici.
— Par le ciel, marmouset, je vous châtierai pour cette parole-là.
— Oui, tu es né pour le châtiment des hommes.
Au nom du ciel ! emmenez cette captive insolente !
— Non, emmenez plutôt cet insolent bossu.
— Silence, enfant revêche, ou je vais réprimer votre langue.
— Gars malappris, tu es par trop impertinent.
— Je connais mon devoir, vous manquez tous au vôtre. — Luxurieux Édouard, et toi, parjure George, — et toi, difforme Dick, je vous le dis à tous : — je suis votre supérieur, traîtres que vous êtes… — Et toi, tu usurpes les droits de mon père et les miens.
— Voilà pour toi, image de cette insulteuse.
— Tu te débats ! Tiens, voilà pour achever ton agonie.
— Et voici pour m’avoir accusé de parjure.
— Oh ! tuez-moi aussi.
Morbleu, soit.
— Arrête, Richard, arrête ; car nous en avons déjà trop fait.
— Faut-il la laisser vivre pour qu’elle remplisse le monde de son parlage ?
— Quoi ! elle s’évanouit. Tâchez de la faire revenir.
— Clarence, excusez-moi auprès du roi mon frère. — Je vais à Londres pour affaire sérieuse : — avant que vous y arriviez, attendez-vous à apprendre quelque nouvelle.
— Quoi ? quoi ?
La Tour ! La Tour !
— Ô Ned ! Ned chéri ! parle à ta mère, enfant ! — Tu ne peux donc plus parler ?… Oh ! les traîtres ! les meurtriers ! — Ceux qui poignardèrent César n’ont point versé de sang, — n’ont pas fait de mal, n’ont pas encouru de blâme, — si leur acte est comparé à cet abominable forfait. — Lui, c’était un homme ! Celui-ci n’était guère qu’un enfant, — et jamais des hommes n’assouvissent leur furie sur un enfant. — Y a-t-il un nom pire que celui de meurtrier, que je leur donne ? — Non, non ! Mon cœur va se rompre si je parle… — Eh ! je veux parler, pour que mon cœur se rompe. — Bouchers et scélérats ! Sanguinaires cannibales ! — Quelle plante avez-vous moissonnée avant l’heure ! — Vous n’avez pas d’enfants, bouchers ! Si vous en aviez, — leur souvenir eût provoqué votre pitié, — Mais, si jamais il vous arrive d’avoir un enfant, — attendez-vous à le voir fauché dans sa jeunesse, — comme vous avez, vous, hommes de mort, abattu ce jeune et doux prince !
— Hors d’ici cette femme. allez, emmenez-la de force.
— Non, ne m’emmenez pas d’ici, expédiez-moi ici. — Tiens, prends mon cœur pour fourreau, je te pardonnerai ma mort. — Quoi ! tu ne veux pas !… Eh bien, toi, Clarence, fais-le.
— Par le ciel, je ne te ferai pas cette grâce.
— Fais, bon Clarence ! Doux Clarence, je t’en supplie.
— M’as-tu entendu jurer que je n’en ferais rien ?
— Oui, mais tu es habitué à te parjurer : — naguère ton parjure était crime, maintenant il serait charité. — Quoi ! tu ne veux pas ?… Où est ce boucher du diable, — le hideux Richard ?… Richard, où es-tu ? — Tu n’es pas ici… Le meurtre est ton aumône : — tu n’as jamais repoussé ceux qui te demandent du sang !
— Arrière, dis-je ! Emmenez-la, je vous l’ordonne.
— Puissiez-vous, vous et les vôtres, finir comme ce prince !
Où est allé Richard ?
— À Londres, au train de poste ; c’est, je le soupçonne, — pour faire un souper sanglant à la Tour.
— Il est expéditif, dès qu’une chose lui passe par la tête. — Maintenant partons d’ici ; que l’on congédie les simples soldats — avec leur solde et des remercîments, et marchons sur Londres ; — allons voir comment se porte notre mignonne reine. — J’espère que présentement elle a de moi un fils.
Scène XXV.
— Bonjour, milord ! quoi ! aussi occupé de votre lecture ?
— Oui, mon bon lord… milord, devrais-je dire. — C’est péché de flatter, et le mot bon n’était guère qu’une flatterie. — Bon Glocester et bon démon sont équivalents, — et également absurdes. Ainsi, ne disons pas bon lord.
— L’ami, laisse-nous seuls : nous avons à causer.
— Ainsi le pâtre négligent fuit le loup ; — ainsi l’inoffensive brebis livre d’abord sa toison, — puis sa gorge au couteau du boucher ! — Quelle scène de mort Roscius va-t-il donc jouer ?
— Le soupçon hante toujours l’âme coupable ; — le voleur redoute un exempt dans chaque buisson.
— L’oiseau qui a été englué dans un buisson — évite tout buisson d’une aile tremblante ; — et moi, le malheureux père d’un doux oiseau, — j’ai maintenant sous les yeux le fatal objet — par lequel fut englué, saisi et tué mon pauvre petit.
— Ah ! quel fol entêté que ce Crétois — qui fit faire à son fils l’office d’un oiseau ! — En dépit de ses ailes, l’imbécile fut noyé.
— Je suis Dédale ; mon pauvre enfant, Icare ; — ton père, le Minos qui entrava notre marche ; — le soleil qui fondit les ailes de mon doux fils, — c’est ton frère Édouard ; et toi-même, tu es la mer — dont le gouffre haineux engloutit sa vie. — Ah ! tue-moi avec ton arme, non avec tes paroles ! — Ma poitrine peut mieux supporter la pointe de ta dague — que mon oreille cette tragique histoire. — Mais pourquoi viens-tu ? Est-ce pour avoir ma vie ?
— Crois-tu donc que je sois un exécuteur ?
— Tu es, j’en suis sûr, un persécuteur. — Si le meurtre des innocents est une exécution, — eh bien, tu es un exécuteur.
— J’ai tué ton fils à cause de son insolence.
— Si l’on t’avait tué dès ta première insolence, — tu n’aurais pas vécu pour tuer mon fils. — Aussi je prédis que des milliers d’êtres, — qui en ce moment ne soupçonnent même pas mes alarmes, — vieillards et veuves en sanglots, orphelins toujours en larmes, — pères pleurant leurs fils, femmes pleurant leurs maris, — orphelins pleurant leurs parents prématurément enlevés, — maudiront l’heure où tu es né. — À ta naissance le hibou jeta sa huée de mauvais augure ; — le corbeau nocturne annonça par ses croassements un temps de calamité ; — les chiens hurlèrent, et d’effroyables tempêtes abattirent les arbres ; — la corneille se nicha au haut des cheminées, — et les pies bavardes chantèrent dans un sinistre désaccord. — Ta mère souffrit plus que les douleurs d’une mère, — pour mettre au monde moins que l’espoir d’une mère, — une masse indigeste et difforme, — fruit monstrueux d’une souche si belle ! — Tu naquis, ayant déjà des dents dans la bouche, — pour signifier que tu venais pour mordre le monde ; — et, si tout ce que j’ai ouï dire est vrai, — tu vins…
— Je n’en entendrai pas davantage… Meurs, prophète, au milieu de ton apostrophe.
— C’est pour ceci également que j’ai été créé.
— Oui, et pour bien d’autres meurtres après celui-ci. — Oh ! que Dieu absolve mes péchés, et te pardonne !
— Quoi ! le sang altier de Lancastre — s’abîme en terre ! je m’attendais à le voir jaillir plus haut ! — Voyez, comme mon épée pleure pour la mort du pauvre roi ! — Oh ! puissent-ils verser toujours de ces larmes pourpres, — ceux qui souhaitent la chute de notre maison ! Si quelque étincelle de vie te reste encore, — descends, descends en enfer, et dis que c’est moi qui t’y envoie !
— Moi qui n’ai, ni pitié, ni amour, ni crainte ! — Au fait, ce que m’a dit Henry est vrai. — Car j’ai souvent entendu ma mère dire — que je suis venu au monde les jambes en avant. — N’avais-je pas raison de me dépêcher, dites, — pour chercher à ruiner ceux qui usurpaient nos droits ? — L’accoucheuse fut ébahie ; et les femmes s’écrièrent : — Oh ! Jésus nous bénisse ! il est né avec des dents ! — Et en effet j’étais né ainsi ; ce qui signifiait clairement — que je grognerais, que je mordrais, et que je serais un vrai limier. — Eh bien, puisque les cieux ont ainsi façonné mon corps, — que l’enfer fasse mon âme difforme à l’avenant ! — Je n’ai pas de frère, je n’ai rien d’un frère. — Cet amour, que les barbes grises appellent divin, — est bon pour les gens qui ont entre eux des analogies, — et non pour moi. Moi, je suis unique. — Clarence, gare à toi ! tu m’interceptes la lumière ; — mais je susciterai pour toi un jour sombre. — Car je répandrai dans l’air des prophéties telles — qu’Édouard tremblera pour sa vie ; — et alors, pour le purger de sa frayeur, je serai ta mort. — Le roi Henry et le prince son fils ont disparu. — Clarence, ton tour est venu, puis viendra celui des autres : — car je me tiendrai pour infime jusqu’à ce que je sois suprême. — Henry, je vais jeter ton corps dans une autre salle, — et triompher de ton dernier jour.
Scène XXVI.
— Une fois encore, nous voilà assis sur le trône royal d’Angleterre, — racheté avec le sang de nos ennemis. — Que de vaillants adversaires, ainsi que des épis d’automne, — nous avons moissonnés au faîte de leur orgueil ! — Trois ducs de Somerset, champions triplement illustres — pour leur intrépide hardiesse ; — deux Clifford, le père et le fils, — et deux Northumberland : jamais deux guerriers plus braves — n’éperonnèrent leurs coursiers au son de la trompette ; — et avec eux, ces deux ours vaillants, Warwick et Montague, — qui liaient à leurs chaînes le lion royal, — et faisaient trembler la forêt de leurs rugissements. — Ainsi nous avons balayé l’inquiétude loin de notre trône, — et nous nous sommes fait un marchepied de sécurité. — Approche, Bess, que j’embrasse mon enfant. — Jeune Ned, c’est pour toi que tes oncles et moi — nous avons dans nos armures veillé les nuits d’hiver, — et marché tout le jour par les chaleurs brûlantes de l’été : — aussi tu pourras en paix hériter de la couronne, — et recueillir Le fruit de nos labeurs.
— Je détruirai sa récolte, dès que tu auras la tête dûment couchée ; — car je ne suis pas encore considéré dans le monde. — Cette épaule n’a été constituée si forte que pour soulever un poids ! — et elle en soulèvera un, ou je me romprai l’échine.
— Toi, dresse le plan, et toi, exécute-le.
— Clarence et Glocester, aimez mon aimable reine ; — et embrassez votre neveu princier, mes frères.
— L’hommage que je dois à Votre Majesté, — je le scelle sur les lèvres de ce cher enfant.
— Merci, noble Clarence, digne frère, merci.
— Combien j’aime l’arbre dont tu es sorti, — doux fruit, ce tendre baiser l’atteste…
— À dire vrai, c’est ainsi que Judas baisa son maître, — et lui cria : Salut à toi ! voulant dire : Malheur à toi !
— Maintenant je trône dans toute la joie de mon âme, — sûr de la paix de mon pays et de l’amour de mes frères.
— Qu’est-ce que Votre Grâce veut faire de Marguerite ? — René, son père, a engagé — entre les mains du roi de France les Siciles et Jérusalem, — et nous a transmis le prix de sa rançon.
— Qu’elle s’en aille, et qu’on la transporte en France ! — Et maintenant il ne reste plus qu’à donner notre temps — à des fêtes triomphales, à des spectacles réjouissants et comiques — qui conviennent aux plaisirs d’une cour. — Sonnez, tambours et trompettes. Adieu, amers ennuis ! — Car aujourd’hui, j’espère, commence notre joie durable.