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Épopée, oui, et non point tragédie ! Les fleuves, maintenant, y sont rouges du sang de nos martyrs, — On dirait les avenues de la Mort couvertes de roses douloureuses ; Les plaines y sont blanches de l’amoncellement des cadavres nus, — On dirait les jardins de la Mort fleuris de lugubres lys ; Par des vents frénétiques clament leur épouvante aux quatre coins du monde Et dressent, haussent, allongent leurs têtes chenues par l’espace vide, Cherchant le Dieu qui viendra venger ces innocents… Est attiré par cette horreur suprême, dépassant en grandeur tous les exploits du Mal ; Le monde entier tourne là-bas ses regards terrifiés, Et toutes les bouches s’écrient : « Tragédie sans exemple, la plus grande des tragédies ! » Moi, je dis : Épopée, et ta plus grande des épopées ! Et, si vous ne le croyez pas, fermez les yeux un moment au spectacle de l’heure présente,
Et voyez se dérouler sur la toile immense des siècles le roman héroïque que ce peuple y a tracé.
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Voici les jours anciens du matin de l’Histoire : Une race d’Occident quitte les rives argentées des terres helléniques, Passe la mer, pose le pied sur le sol de la sombre Asie, Jusqu’aux pieds de l’auguste Ararat, le patriarche au front blanc qui domine l’Orient. Elle y dresse sa tente, Et la voici naître, la nation au cerveau d’Occident, au cœur d’Orient, Petite par le nombre, grande par la destinée, Viennent la submerger, puis reculent, se dispersent, s’évanouissent, Et elle reparaît, vivante toujours, comme un roc indestructible. Plus grand que son grand Tigrane qui soumet à son sceptre l’Orient tout entier, Éleva une cité puissante toute parée d’art hellénique, Firent éclater sur les champs de bataille la vaillance de la race, Fut ce peuple lui-même, quand, le premier parmi les peuples, Adoratrices de la Force brutale, basées sur la haine et l’iniquité. Et voici, dès lors, toutes les hordes de l’Asie, Comme des nuages d’orage, gonflés de grêle et chargés de foudres, Les unes après les autres, pendant des siècles, Son corps, déchiqueté, s’affaisse à la longue, mais son âme demeure intacte ; Elle est tout entourée, engloutie d’ombre, mais sa lumière intérieure reste inextinguible ; Elle subit toutes les morts et ne meurt pas. Adoptent, pour se soustraire à la souffrance, la foi de l’envahisseur, Se déforment et se dégénèrent ; Et des tuniques où flamboient les couchers somptueux des soleils du Levant ; Elle décore d’une splendeur d’art la vie grossière de ses maîtres barbares. Les plus belles fleurs, les fleurs les plus pures et les plus intimes de son âme, Elle les conserve, les développe, les cultive, Dans les recoins recalés de ses vallons, dans le recueillement de ses chaumières rustiques Ou au fond de ses couvents nichés sur de solitaires hauteurs, — Ô le ruissellement lumineux, pur comme les sources des montagnes, De sa poésie, toute jaillie du cœur ! S’exhalant, aux heures les plus noires, en appels gémissants, vers le Juge suprême, Et le claironnement de la clameur sereine de l’Espoir (Christ est ressuscité !)
Ô les douces berceuses des mères, illuminées par la vision de l’avenir meilleur, Et les idylles des cœurs juvéniles, Tombant, comme une rosée de purification et comme une pluie de bénédiction. À travers le crime et la pourriture empestant l’air, Et, fraternelles, se penchent vers elle, pour la consoler et la soutenir)… Et voici l’orgie fantastique du Crime… Voici, sous le soleil clair, en plein air, en plein jour, en pleine paix, L’exécution froide et calculée *
Mais cette noirceur est moins noire que celle de la conscience humaine, Qui, hier, pouvant agir, demeura inerte devant l’égorgement d’un peuple… Et le désastre qui frappe aujourd’hui la terre d’Arménie est moins sinistre Que ne le serait le désastre d’une humanité où la conscience serait morte à jamais…
Tu te redresseras de toute la hauteur de ta taille de séculaire héroïne, Et tes vieilles mains, tes bonnes mains, étendues, |