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LE SOUS-SOL
TH. DOSTOÏEVSKI
LE SOUS-SOL
LE SOUS-SOL
PREMIÈRE PARTIE
LE SOUS-SOL
I
Je suis un malade… Je suis méchant. Je ne suis guère attrayant. Je crois bien avoir une maladie de foie. Au surplus, je n’y entends rien et je ne sais pas au juste où j’ai mal. Je ne me soigne pas et ne me suis jamais soigné, quelque estime que je professe à l’endroit de la médecine et des médecins, car je suis extrêmement superstitieux, au moins assez pour croire à la médecine. (Mon instruction me permettrait de ne pas être superstitieux, cependant je le suis)… Non, Monsieur, si je ne me soigne pas c’est pure malice ; voilà. Peut-être ne pouvez-vous comprendre cela ? Eh bien, Monsieur, moi je le comprends. Sans doute ne saurais-je vous expliquer à quoi rime cette maladie. Je me rends un compte exact qu’en ne me soignant pas, je ne fais de tort à qui que ce soit, pas même aux médecins ; mieux que personne au monde, je sais que je ne nuis qu’à moi-même. Il n’importe ; c’est par malice que je ne me soigne pas. Mon foie est malade ? qu’il le soit plus encore !
Il y a longtemps, une vingtaine d’années, que je vis ainsi, et voici que j’ai quarante ans. J’appartins jadis à l’administration, mais je l’ai quittée. J’étais un employé fort grincheux et grossier, et j’avais du plaisir à l’être. Car n’acceptant pas de pots-de-vin, il me fallait bien quelque compensation. (Cette plaisanterie n’est pas fameuse, mais je ne la barrerai pas. En l’écrivant, je croyais qu’on la goûterait comme très spirituelle et, maintenant, je m’aperçois que ce n’est qu’une lâche fanfaronnade, c’est pourquoi je ne l’effacerai pas.)
En quête de renseignements, les gens s’approchaient-ils de mon bureau ? Tout aussitôt, je leur montrais les dents et j’éprouvais une volupté ineffable pour si peu que je réussisse à chagriner quelqu’un, comme il arrivait le plus souvent.
C’étaient pour la plupart des personnes timides ; cela se conçoit : elles avaient besoin de moi. Mais, parmi les petits-maîtres, il était un officier que je ne pouvais souffrir. Il s’obstinait à traîner son sabre avec un fracas insupportable. Je lui fis la guerre à ce sujet pendant dix-huit mois au bout desquels je finis par le vaincre : il renonça à son vacarme. C’est là, d’ailleurs, un souvenir de ma jeunesse. Mais, Savez-vous, Messieurs, en quoi consistait surtout ma méchanceté ? En ce fait particulièrement abominable qu’à chaque instant et lors de mes plus violentes sorties, je devais m’avouer à ma honte que, non seulement je n’étais pas si méchant, mais encore que je n’éprouvais pas de colère, que je jouais l’épouvantail par manière d’amusement. J’écumais, mais la plus légère amabilité, une tasse de thé, eut suffi à me calmer. Et cette pensée m’attendrissait. bien qu’ensuite et pour des mois j’en eusse grincé des dents et perdu le sommeil de fureur contre moi-même. C’est ainsi que j’étais.
Mais, tout à l’heure, en disant que je fus un méchant employé je m’accusais faussement ; je mentais par malice. Non, je m’amusais à mystifier ces gens-là, l’officier comme les autres. En réalité, je n’aurais jamais pu être méchant. Je découvrais constamment en moi une foule d’éléments contraires. Je les y sentais bouillonner, sachant qu’ils m’avaient habité toute ma vie et qu’ils voulaient s’épancher au dehors. Mais cela, je ne le permettais pas ; je ne les laissais pas faire ; je ne voulais pas qu’ils sortissent ! Ils me torturaient jusqu’à la honte ; ils m’eussent fait tomber en convulsions et j’en avais assez ! Ah ! que j’en avais donc assez ! Peut-être vous imaginez-vous, Messieurs, que j’éprouve quelque repentir, que je veuille m’excuser de quoi que ce soit ?… Je suis sûr qu’il vous en semble ainsi… Au demeurant, soyez certains que je m’en moque ! Non seulement je ne sus pas devenir méchant, mais je ne sus rien devenir du tout : ni méchant, ni bon, ni vil, ni honnête, ni héros, ni insecte. Maintenant, j’achève de vivre dans mon coin, m’exaspérant de cette malicieuse et vaine excuse qu’un homme intelligent ne saurait prétendre à faire son chemin et que, seul, l’imbécile réussit à percer. Oui, Monsieur, l’homme du XVIIIe siècle a pour devoir moral d’être une nullité, car l’homme de caractère, l’homme d’action, est en général un cerveau borné. Tel est le résultat d’une expérience de quarante ans. J’ai quarante ans à présent, et quarante ans, c’est toute la vie ; c’est l’âge qu’on avoue le plus. Vivre plus longtemps serait indécent, méprisable, immoral ! Qui donc pourrait vivre au delà de quarante ans ? répondez sincèrement, honnêtement ! Je vous le dirai : des imbéciles ou des scélérats ! Je le dirai en face à tous les vieillards, à tous ces vieillards vénérables, à tous ces vieillards parfumés, aux cheveux d’argent. Je le dirai à tout le monde et j’ai le droit de le dire, parce que je vivrai moi-même jusqu’à soixante ans ! Je vivrai jusqu’à soixante-dix ans ! Je vivrai jusqu’à quatre-vingts ans !… Attendez ! Laissez-moi respirer !…
Vous avez certainement crû, Messieurs, que je voulais vous faire rire et, en cela, vous vous trompez encore. Je suis loin d’être aussi gai qu’il vous paraît, ou peut-être qu’il vous parut. D’ailleurs, si tout ce bavardage vous agace (et je vous sens agacés), et que vous me demandiez qui je suis au juste, je vous répondrai que je suis employé de huitième classe. Je n’étais entré dans l’administration que pour gagner mon pain ; et uniquement pour cela. Aussi, l’an dernier, quand un parent éloigné me légua six mille roubles, m’empressai-je de prendre ma retraite et d’aller m’installer dans mon coin. J’y demeurais déjà avant, dans mon coin, mais, à présent, je m’y suis installé. Ma chambre est laide, déplaisante, et située au bout de la ville. Ma servante est une paysanne, âgée, bête jusqu’à la méchanceté et douée d’un fumet désagréable. On me dit que le climat de Pétersbourg ne me vaut plus rien et que la vie y est trop chère pour mes minuscules revenus. Je le sais, et mieux que tous ces sages conseillers si pleins d’expérience, mieux que tous ces hocheurs de têtes ; mais je continue à demeurer à Pétersbourg ; je ne le quitterai pas ! Je ne le quitterai pas, parce que… Eh ! il est tout à fait indifférent que je le quitte ou non !
Et puis, d’ailleurs, est-il, pour un homme comme il faut, sujet de conversation plus agréable que lui-même ? Non, n’est-ce pas ? Je vais donc parler de moi.
II
À présent, Messieurs, je voudrais vous dire — qu’il vous plaise ou non de l’entendre — je voudrais vous dire pourquoi je ne suis pas même devenu un insecte. Je proclamerai solennellement que, bien des fois, j’aurais voulu devenir un insecte. Mais je n’ai pas même mérité cela. Je vous jure. Messieurs, qu’une conscience par trop claire est une maladie, une véritable maladie. En tout temps, l’ordinaire conscience humaine suffirait amplement à chaque individu, c’est-à-dire la moitié ou seulement le quart de ce qu’en possède d’habitude l’homme intelligent de notre malheureux siècle et celui-là, surtout. qui a l’extrême malheur de vivre à Pétersbourg, la ville la plus abstraite du monde entier, celle où il y a le plus de préméditation, car j’établis une distinction entre les villes qui préméditent et celles qui ne préméditent pas. Il suffirait, par exemple, de posséder tout juste autant de conscience que les hommes « sortant de l’ordinaire » et les hommes d’action. Je parie que vous êtes persuadés que j’écris tout cela par présomption, pour me moquer des hommes d action, que je fais traîner mon sabre comme cet officier. Mais qui donc. Messieurs, voudrait tirer orgueil de ses infirmités et s’en faire un sujet de présomption ?
Et que dis-je ? C’est le cas général au contraire ! c’est de nos infirmités que nous sommes le plus fiers, et moi peut-être encore plus que les autres. Bon ! ne discutons pas ; mon argument est absurde. J’ai cependant la ferme conviction que non seulement le trop de conscience constitue une maladie mais encore la conscience, pour si peu qu’on en ait. Et je l’affirme !
Laissons cela un instant et dites-moi pourquoi c’était au moment même où j’étais le plus capable de saisir toutes les finesses « du beau et du sublime », comme nous disions autrefois, qu’il m’arrivait de perdre toute conscience et de commettre des actions mauvaises… des actions qui… des actions que… comme tout le monde en commet sans doute… mais de les commettre juste au moment où je comprenais le mieux qu’il ne les fallait pas faire ? Plus j’admirais et le bien et « le beau et le sublime » et plus profondément je m’enlisais dans la vase et plus s’aggravait chez moi cette faculté de m’embourber. Le pis est que cela ne m’arrivait point par hasard, mais comme si j’eusse pensé qu’il en devait absolument être ainsi. Cela n’était plus une faute ; cela n était plus une maladie ; c’était mon état normal. De sorte que je n’avais même plus la moindre velléité de lutter contre ce défaut. Je finis par me persuader que c’était bien lu mon état normal (et peut-être le croyais-je réellement) Mais avant d’en arriver là, au commencement. que de souffrances l’endurai dans cette lutte.
Je ne croyais pas qu’il en fût de même pour les autres hommes et, toute ma vie, j’ai gardé cela en moi comme un secret. J’en avais honte (peut-être en suis-je encore honteux maintenant !) J’en venais à éprouver une sorte de jouissance secrète, monstrueuse et vile quand, regagnant mon coin par quelque affreuse nuit de Pétersbourg, je m’avouais brutalement que ce jour-là encore, j’avais commis une vilenie, que ce qui était fait était irréparable ! Intérieurement, en secret, je me déchirais à belles dents, je me broyais, je me dévorais jusqu’à ce que cette amertume finit par se muer en une douceur maudite, ignoble, et puis elle se transformait décidément en une jouissance, en une véritable jouissance ! Je le maintiens !
Si j’ai parlé de cela, c’est que je tiens absolument à savoir si les hommes éprouvent de pareilles voluptés. Je m’explique : mon délice provenait de ce que j’avais trop clairement conscience de ma dégradation. de ce que je comprenais moi-même avoir touché le fin fond de l’infamie, que c’était bien ignoble, mais qu’il ne pouvait en être autrement, que je n’avais aucune issue pour m’échapper de là et devenir un autre homme, que même s’il m’était resté et la foi et le temps de me refaire, je ne l’eusse sûrement pas voulu moi-même et que, si je l’avais voulu, cela n’aurait servi à rien, parce qu’en réalité je n’aurais su vers quelle forme évoluer. Le principal, enfin, c’est que cela devait arriver d’après les lois normales et fondamentales de la conscience hypertrophiée et de l’inertie, comme la conséquence fatale de ces lois, d’où il suit qu’on ne peut se transformer et qu’il n’y a rien à faire. Alors, selon cette conscience hypertrophiée, on a raison d’être une canaille, comme si cela devait soulager la canaille de bien se sentir une canaille. Mais assez ! J’ai beaucoup parlé et qu’ai-je expliqué ? Comment expliquer cette jouissance ? Mais je le ferai ; j’en viendrai à bout ! C’est dans ce but que j’ai pris la plume…
Voyons… J’ai énormément d’amour-propre. Je suis susceptible et je m’offense aussi facilement qu’un bossu ou qu’un nain, et cependant, par moments, j’aurais peut-être été enchanté de recevoir un soufflet. Je parle sérieusement. J’aurais sans doute su y trouver une sorte de délice, la délectation du désespoir. Il est indubitable que c’est le désespoir qui nous procure les voluptés les plus intenses, surtout si nous avons la conscience intégrale d’une situation sans issue. Tel est le cas où l’on a reçu un soufflet : on est écrasé par l’idée de cette humiliation absolue. D’autant plus que j’ai beau me raisonner, je me sens toujours le premier coupable et, ce qui me vexe encore davantage, je suis coupable, non de propos délibéré, mais de par la loi de nature. D’abord je suis coupable parce que je suis plus intelligent que tous ceux qui m’entourent. (Je me suis toujours considéré comme plus intelligent que ceux qui m’entouraient et parfois, le croiriez-vous ? je m en suis trouvé tout confus. J’ai passé ma vie à regarder les gens de côté ; jamais je n’ai pu voir les hommes de face.)
Je suis aussi coupable en ce que, si réellement je possédais quelque générosité, je ne ferais que souffrir davantage à l’idée de son inutilité. Bien sûr que je n’en saurais rien faire : ni pardonner, l’offenseur m’ayant peut-être frappé de par les lois de nature au regard desquelles le pardon n’existe pas ; ni oublier, car, bien que victime des lois de nature, je n’en serais pas moins offensé.
Enfin, si j’avais voulu agir à l’encontre de la générosité et me venger de mon insulteur, cela m’eut été de toute impossibilité, car il est certain que je n’aurais pas su prendre un parti, quand même je l’aurais voulu. Pourquoi n’aurais-je pu me décider ? Je vais en dire deux mots à part.
III
Comment font ceux qui savent se venger, qui savent se défendre ? Quand le désir de la vengeance s’empare de leur être, les autres sentiments se trouvent abolis en eux pour tout le temps que celui-là les possède. Tel individu fonce droit devant lui, les cornes basses, comme un taureau furieux ; seul un mur pourrait l’arrêter. (À ce propos, remarquons que les hommes « sortant de l’ordinaire » et les hommes d’action s’arrêtent toujours très sincèrement devant un mur. Pour eux, le mur n’est pas une excuse comme il en est une pour nous autres gens qui raisonnons et, par conséquent, n’agissons pas ; ce ne leur est pas un prétexte pour rebrousser chemin, prétexte auquel nous autres ne croyons pas non plus mais dont nous nous satisfaisons. Non, ils s’arrêtent en toute sincérité. Le mur a, pour eux, quelque chose de calmant, de résolutif, de définitif, peut-être même quelque chose de mystique… Mais nous en parlerons plus loin.)
Eh bien, Monsieur, c’est cet homme sortant de l’ordinaire que je considère comme l’homme véritable, normal, tel que l’indique notre tendre mère nature en le mettant complaisamment sur la terre. J’envie cet homme jusqu’à en secréter des îlots de bile. Il est bête, je vous l’accorde, mais il se peut que l’homme normal doive être bête — qu’en savez-vous ? — et que ce soit au mieux. Cette hypothèse se confirme encore, si, en face de l’homme normal, on place son antithèse, l’homme à la conscience hypertrophiée, et qui n’est certainement pas sorti du sein de la nature, mais de quelque cornue. (C’est presque du mysticisme, Messieurs, mais je crois bien que c’est la vérité.) Alors, cet homme de cornue file doux devant son antithèse, parce qu’en sa conscience hypertrophiée, il se considère comme une souris et non pas comme un homme. Souris à conscience hypertrophiée, c’est toujours une souris, tandis que l’autre est un homme ; par conséquent… etc…
Le plus grave, c’est que c’est lui-même, lui-même, qui s’estime à l’égal d’une souris ; personne ne le lui demande ; ceci est un fait capital. Jetons donc un coup d’œil sur la souris en action. Par exemple, supposons-la offensée (elle l’est presque toujours) et désireuse de se venger. Elle amassera peut-être plus de rancune que l’homme de la nature et de la vérité. Le désir bas et méprisable de rendre le mal pour le mal s’agite peut-être en elle d’une façon encore plus ignoble que chez l’homme de la nature et de la vérité, car, en sa bêtise innée, celui-ci voit tout bonnement sa vengeance comme une manifestation de la justice, tandis qu’en raison de sa conscience hypertrophiée, la souris repousse une pareille conception. Arrivons donc à l’action elle-même, à l’acte même de vengeance.
Outre sa vilenie première, la malheureuse souris a eu le temps de s’environner d’un amoncellement d’autres vilenies sous forme d’interrogations et de doutes. Une question entraîne tant d’autres question insolubles ! Ainsi s’amasse autour d’elle une boue infecte, une vase fatale faite de ses doutes, de ses émois, et aussi des crachats déversés sur elle par les « hommes d’action sortant de l’ordinaire » qui l’entourent d’une sorte d’aréopage solennel et gouailleur, riant parfois aux éclats de tout leur large gosier.
Nul doute qu’elle n’ait qu’à faire de la patte un geste de désespérance et, se couvrant d’un sourire dédaigneux et peu sincère, qu’à se glisser honteusement dans son trou. Là, sous le parquet, dans sa retraite affreuse et puante, outragée, ridiculisée, battue, notre souris se plonge aussitôt dans une rage froide, venimeuse, et, surtout, éternelle. Quarante années durant, elle ruminera son injure dans ses moindres détails les plus honteux, y ajoutant encore de son cru des circonstances particulièrement infâmes, se montant, s’excitant au gré de sa fantaisie. Elle aura honte elle-même de ses imaginations, mais elle ruminera malgré tout, recommencera la lutte en esprit, inventera des choses jamais arrivées, sous prétexte que cela eut pu être tel, et ne pardonnera rien. Elle voudra peut-être aussi se venger, mais par à-coups, petitement, à l’abri de son trou, incognito, sans foi dans la légitimité de sa vengeance, ni dans sa réussite, et convaincue qu’elle souffrira mille fois plus de toutes ses hésitations que celui dont elle se venge et qui, peut-être, ne s’en apercevra même pas. Même a son lit de mort, elle y songera encore avec tous les intérêts composés… Mais c’est justement en cet état misérable et froid, mi-désespoir mi-incrédulité, en cet ensevelissement de soi-même dans le chagrin, en cette retraite de quarante années sous un parquet, en cette impasse inévitable et équivoque, en toute cette fermentation putride de désirs rentrés, en cette fièvre d’hésitation, de résolutions irrévocables et de scrupules aussitôt venus, c’est en cela que réside la source de cette étrange volupté dont je parlais.
Elle est à ce point subtile et difficile a saisir que les hommes un peu bornés, ou simplement les hommes à nerfs solides n’y peuvent rien comprendre. Je vous entends ricaner : « Peut-être ceux-là n’y comprendront-ils rien non plus qui n’ont jamais reçu de soufflet ! » Façon polie de me rappeler que j’en ai reçu un et que je parle en connaissance de cause. Je parierais que vous le pensez ! Mais calmez-vous, Messieurs, je n’ai pas reçu de soufflet, et je vous le dis, bien que votre opinion me soit tout à fait indifférente. Je regrette seulement de n’en pas avoir distribué un plus grand nombre. Mais pas un mot de plus sur ce sujet, si intéressant qu’il vous puisse être.
Je poursuis mon discours sur les gens qui ont des nerfs solides et ne peuvent comprendre certains raffinements de volupté. Ces messieurs, qui, dans certains cas, mugissent comme des taureaux, de toute la largeur de leur gosier, malgré tout l’honneur que leur puisse valoir une telle conduite. se résignent cependant devant l’impossibilité, ainsi que je l’ai dit plus haut. L’impossibilité est une muraille de pierre. Quelles en sont les pierres ? Mais les lois de nature, les inductions des sciences naturelles, les mathématiques, sans doute ! Quand, par exemple, on t’aura prouvé que tu descends du singe, il n’y a pas à faire la petite bouche, il faut accepter les choses telles qu’elles sont. Quand on t’aura prouvé qu’en réalité, un seul atome de ta propre graisse te doit être plus précieux que cent mille de tes semblables, démonstration qui abolit définitivement et toutes les vertus et tous les devoirs et tant d’autres balivernes, d’autres superstitions, tu n’y peux rien faire que d’acquiescer, car deux fois deux, c’est les mathématiques ! Essayez donc de répondre à cela !
« Permettez ! — me criera-t-on — il n’y a pas à se révolter, car deux fois deux font quatre ! La nature ne vous demande aucune permission ; elle n a rien à faire avec vos désirs et ne s’occupe pas de savoir si ses lois vous plaisent ou non ? Vous devez l’accepter comme elle est avec toutes ses conséquences. C’est un mur, donc… c’est un mur… et ainsi de suite ! »
Mon Dieu, que m’importent les lois de la nature et celles de l’arithmétique si ces lois et leur « deux fois deux : quatre », ont quelque motif de me déplaire ? Je ne briserai certainement pas cette muraille avec mon front si mes forces n’y suffisent pas, mais je ne me résignerai pas uniquement parce que j’ai devant moi une muraille de pierre que mes forces ne suffisent pas à briser.
Cette muraille serait-elle en réalité un calmant ? et contiendrait-elle la moindre vertu apaisante pour cette seule raison qu’elle est deux fois deux quatre ? Oh ! absurdité des absurdités ! Que c’est donc autre chose de tout comprendre, d’avoir conscience de tout, de toutes les murailles d’impossibilité et de pierre, de ne se résigner devant aucune de ces impossibilités, aucune de ces murailles de pierre (s’il vous dégoûte de vous résigner), et, par des raisonnements logiques et incoercibles, d’arriver à des conclusions écœurantes, à cet axiome éternel que, même à propos de la muraille de pierre, on se croit coupable, quoiqu’il soit clairement évident qu’on n’est pas coupable le moins du monde ! En conséquence, il faut croupir voluptueusement dans l’inertie, tout en grinçant silencieusement des dents à cette pensée que l’on n’a personne contre qui tourner sa fureur dont l’objet n’existe pas, n’existera peut-être jamais, qu’il y a ici prestidigitation. cartes arrangées et bisautées, que c’est tout simplement la boue, on ne sait quoi, on ne sait qui ! Mais, malgré la certitude de toutes ces inconnues et de toutes ces tricheries, vous souffrez, encore et plus vous êtes bas et plus vous souffrez !
IV
« Ha ! ha ! ha ! — rirez-vous — il va bientôt trouver de la volupté dans un mal de dents ! »
Pourquoi pas ? — répondrai-je — Il est aussi une volupté dans le mal de dents. Je le sais pertinemment : j’ai eu mal aux dents pendant tout un mois. En ce cas, on ne s’irrite pas en silence ; on gémit. Mais ces gémissements ne sont pas sincères ; ce sont des gémissements hypocrites et tout repose ici sur l’hypocrisie. C’est dans ces gémissements que réside la volupté du patient et s’il n’éprouvait pas de volupté, il ne gémirait pas. Cet exemple est excellent, Messieurs, et je vais le développer.
D’abord, ces gémissements expriment toute l’inutilité de votre douleur, si humiliante pour votre conscience, toute la force légale de la nature dont vous vous moquez, mais dont vous souffrez, tandis qu elle ne souffre pas. Vous commencez à prendre conscience que vous souffrez sans avoir d’ennemi, que, malgré tous les Wagenheim, vous êtes l’esclave de vos dents, que si quelqu’un le voulait, vos dents cesseraient de vous faire mal, mais que, s’il ne le veut pas, vous souffrirez encore trois mois durant, et qu’enfin, si vous ne vous résignez pas et continuez à protester, il ne vous restera en fait de consolation que de vous administrer le fouet à vous-même ou de donner du poing contre le mur de toutes vos forces, et voilà tout !
Eh bien, Monsieur, dans ces sanglantes injures, dans ces railleries de je ne sais qui, une volupté prend naissance qui peut atteindre jusqu’au plus haut degré de la sensualité. Je vous en prie, Messieurs, à l’occasion prêtez donc l’oreille aux gémissements d’un homme instruit de notre siècle en proie à une rage de dents. Le second ou le troisième jour, ses gémissements changent de nature : il ne gémit plus seulement parce qu’il a mal aux dents, — bien qu’il n’ait pas gémi comme un grossier moujick, mais comme un homme ayant profité du développement intellectuel et de la civilisation de l’Europe, comme un homme « qui ne tient plus au sol ni aux traditions populaires », ainsi que l’on dit maintenant. Ses gémissements deviennent agressifs, méchants, et durent des journées et des nuits entières. Il sait bien lui-même que ces gémissements ne lui procureront aucun soulagement. Mieux que tous, il sait qu’en vain il énerve et déchire les autres et soi-même, que le public pour lequel il joue sa comédie et toute sa famille l’écoutent avec dégoût, ne croient pas à la sincérité de ses plaintes et pensent à part soi qu’il pourrait crier plus simplement, sans roulades, sans artifices et qu il s’abandonne par méchanceté et par cabotinisme… Eh bien, c’est précisément dans ces aveux qu’il se fait et dans toutes ces turpitudes que git la volupté.
« Je vous tourmente ; je vous brise le cœur ; je ne laisse dormir personne dans la maison. Non, vous ne dormirez pas ; vous ressentirez à chaque instant les effets de mon mal de dents. Je ne suis plus pour vous le héros que je m’étais efforcé de paraître jusqu’ici, mais un sale monsieur, un mufle ! Soit ! je suis enchanté que vous m’ayez compris. Ça vous ennuie d’entendre mes lâches gémissements ? Eh bien tant pis : je vais vous en faire entendre bien d’autres !… »
Vous ne comprenez pas encore, Messieurs ? Non, car il paraît qu’il faut être extrêmement développé et conscient pour saisir toutes les finesses de cette volupté. Vous riez ? J’en suis ravi, Monsieur. Mes plaisanteries, certes, sont d’assez mauvais goût ; elles sont raboteuses, embrouillées, elles manquent d’assurance. Mais cela tient à ce que je ne me respecte pas. Dites-moi : un homme en pleine possession de sa conscience peut-il jamais se respecter ?
V
Se respecter ! Peut-il donc se respecter celui qui s’est résolu à chercher une jouissance jusque dans le sentiment de sa propre dégradation ? Je ne dis pas cela sous l’empire d’une lâche contrition. D’une façon générale, je n’ai jamais aimé balbutier : « Pardonnez-moi, papa, je ne le ferai plus ! » Non que je fusse incapable de prononcer de telles paroles ; bien au contraire, et c’est peut-être même précisément que je n’en étais que trop capable, et dans quelle mesure ! Autrefois je me plaisais à demander pardon quand justement je n’avais rien fait pour cela et c’était bien le plus vil de mon affaire. Je m’attendrissais, je me repentais ; je versais des larmes et, certainement, je me trompais moi-même quoique je ne me livrasse à aucune simulation ; je ne saurais dire comment mon cœur m’y contraignait. Je ne saurais ici en accuser les lois de la nature malgré qu’elles m’aient toujours meurtri plus que tout le reste. Il m’est pénible d’y penser et c’était aussi pénible alors. Mais, au bout d’une minute environ, je me rendais compte avec colère que tous ces repentirs, ces attendrissements, ces serments de se corriger, n’étaient que mensonges, mensonges ingénieux autant qu’ignobles. Mais vous me demandez pourquoi je me torturais à ce point, pourquoi je me donnais la peine de faire tant de simagrées ? Mon Dieu, il m’ennuyait de rester à rien faire et j’usais de subterfuges pour tromper mon ennui. C’est ainsi. Observez-vous vous-mêmes, Messieurs, et de votre mieux : vous comprendrez qu’il en est ainsi. Je m’imaginais des aventures ; je me forgeais une vie pour vivre d’une vie quelconque. Combien de fois m’est-il arrivé de m’offenser sans raison, pour le plaisir ? Et je savais bien n’avoir aucun motif de me fâcher, mais je faisais comme si j’en eusse eu et je finissais par me sentir offensé pour tout de bon. Toute ma vie j’ai eu un penchant pour ces tours-là, si bien qu’à la fin, je n’étais plus maître de moi-même.
D’autres fois, j’avais envie de tomber amoureux ; cela m’est arrivé à deux reprises. J’ai bien souffert, Messieurs, je vous l’assure. Au fond de mon cœur, je ne croyais pas à cette souffrance ; je m’en moquais, mais je souffrais cependant et de la bonne façon ; j’étais jaloux ; j’étais hors de moi… Et toujours par ennui, Messieurs, toujours par ennui. L’inertie me pesait tant ! Car le fruit direct et logique de la conscience, c’est l’inertie, l’inertie consciente. Je l’ai déjà dit. Je répète encore que tous les gens sortant de l’ordinaire et tous les gens d’action ne sont précisément tels que parce qu’ils sont stupides et bornés. Comment j’explique cela ? Voici.
En raison de leur médiocrité, ils prennent les causes secondes, les causes les plus proches, pour des causes premières et, rapidement, aisément, ils se persuadent d’avoir trouvé un fondement immuable à leur activité, ils se tranquillisent, et c’est le plus important ! Car, pour pouvoir agir, il faut avant tout que l’on soit tout à fait tranquille, qu’il ne vous reste plus aucun doute. Eh bien, comment pourrais-je arriver à me tranquilliser, moi ? Où trouverai-je des principes fondamentaux, des bases sur lesquelles m’appuyer ? Où les prendrai-je ? Je suis à méditer : telle cause me semble première qui m’induit à une autre encore antécédente et ainsi de suite jusqu’à l’infini ! C’est en cela que consistent la conscience et la réflexion. Ce sont donc encore des lois de la nature. Quel en est le résultat ? Identique ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit au sujet de la vengeance et que vous n’avez sûrement pas approfondi. Je vous ai dit : l’homme se venge parce qu’il croit que sa vengeance, c’est la justice ; il a donc trouvé la raison fondamentale qui est la justice et le voilà en paix de toutes manières, si bien qu’il se venge posèment et avec plein succès, persuadé d’accomplir une action honnête et juste. Mais moi, je n’y vois point de justice ni de vertu non plus et, par conséquent, si je me venge, ce ne sera que par méchanceté. La méchanceté peut certainement dominer tous mes autres sentiments et faire taire tous mes scrupules et, par suite, servir de raison fondamentale, justement parce qu’elle n’est pas une raison. Mais, que faire, si je n’ai même pas de méchanceté ? (Et c’est d’ailleurs par là que j’avais commencé.) Au gré de ces maudites lois de la conscience, ma méchanceté va se décomposer chimiquement. Et puis, à la réflexion, le motif disparaît, les raisons se fondent, le coupable devient impossible à découvrir, l’offense n’en est plus une mais se transforme en fatalité, quelque chose comme un mal de dents dont personne n’est coupable, et, par conséquent, il ne nous reste toujours que cette issue unique : battre le mur. Alors, on abandonne la vengeance parce que l’on n’a pu lui trouver de raison fondamentale. Mais qu’aveuglé par la passion, sans réflexion, sans cause première, on se laisse emporter à la tenter en se disant qu’il importe peu que l’on haïsse ou que l’on aime, pourvu que l’on ne reste pas sans occupation, on en viendra, après-demain au plus tard, à se mépriser soi-même pour s’être trompé en connaissance de cause. Et, en fait de résultat, vous avez : une bulle de savon et l’inertie. Oh ! Messieurs, c’est peut-être pour cela que je me crois intelligent, parce que, de toute ma vie, je n’ai jamais pu rien commencer, ni achever. Admettons que je ne sois qu’un bavard, un bavard inoffensif, mais ennuyeux, comme nous le sommes tous. Mais, qu’y faire, si l’unique et précise destination de l’homme intelligent est le bavardage, ici est : perdre, de propos délibéré, son temps aux bagatelles de la porte ?
VI
Oh ! si seulement j’étais resté oisif par paresse ! Mon Dieu, comme je me serais respecté alors ! Je me serais respecté en tant que possesseur de la faculté de paresse ; j’aurais possédé au moins une faculté dont j’aurais été sur. À ceux qui eussent demandé : « Qui est-ce ? » ont eût répondu : « C’est un paresseux ! » Ah ! que cela eût donc été agréable d’entendre ainsi parler de soi ! Penser qu’on est un être absolument déterminé, dont on peut dire quelque chose ! Paresseux, c’est une profession et une destination ; c’est une carrière. Monsieur. Ne plaisantez pas ; c’est comme cela. J’eusse été membre de droit du premier de nos cercles et n’aurais eu d’autre occupation que de me respecter sans cesse. J’ai connu un monsieur qui passa sa vie à s’enorgueillir de se connaître en Laffitte. Il considérait cela comme une qualité et ne douta jamais de lui-même. Il est mort avec une conscience triomphante plutôt que tranquille, et il avait bien raison… Je me serais alors choisi une carrière : j’aurais été un paresseux et un goinfre, non pas tout bonnement, par exemple, mais en sympathie avec tout ce qu’il est de beau et d’élevé. Cela serait-il de votre goût ? Moi j’y ai souvent rêvé. Ce beau et ce bon qui m’ont tant pesé sur la nuque à mes quarante ans, comme ils me fussent apparus différents ! J’aurais aussitôt trouvé un champ d’activité correspondant, soit : boire a tout ce qui est beau et élevé. À toute éventualité, j’aurais toujours eu une goutte dans mon verre, une goutte à vider en l’honneur de quelque chose de beau et d élevé. Tous les objets de l’univers, j’en eusse fait « du beau et de l’élevé » ; j’en aurais trouvé dans les choses les plus basses, les plus viles, les plus infâmes. J’eusse été plus larmoyant qu’une éponge mouillée.
Par exemple, un peintre eût-il peint comme Gay que j’aurais aussitôt bu à la santé de ce peintre, « parce que j’apprécie tout ce qui est beau et élevé ». Un auteur aurait écrit : « Comme il vous plaira », j’aurais bu à la santé de « Comme il vous plaira », parce que j’aime tout ce qui est beau et élevé… J’aurais exigé qu’on me respectât pour cela, et j’aurais persécuté quiconque ne m’eût pas témoigné de respect. J’aurais vécu tranquillement et je serais mort triomphalement ! voilà qui eût été charmant, tout à fait charmant ! Et j’aurais laissé croître mon ventre, j’eusse édifié un menton à trois étages ; je me serais fabriqué un si beau nez en bois de campêche qu’en me voyant, chacun eût dit : « Ça, c’est le signe plus ; c’est quelque chose d’absolument positif ! » À votre aise ! Il est fort agréable d’entendre de ces choses-là en notre siècle négatif.
VII
Mais tout cela, c’est des rêves d’or. Oh ! dites-moi
qui annonça le premier, qui, le premier,
proclama que l’homme ne commet de vilenies que
parce qu’il ne comprend pas ses véritables intérêts,
et que, si on l’éclairait, si on lui ouvrait les yeux
sur son intérêt bien entendu, sur son intérêt normal.
il deviendrait aussitôt bon et généreux. Et
cela, par la raison que, s’il était intelligent, s’il
distinguait son avantage, il ne le chercherait que
dans le bien, que l’homme seul ne peut agir sciemment
contre ses intérêts et, par conséquent, qu’il
ferait le bien par nécessité ? Oh ! enfant ! enfant innocent
et pur ! Quand donc, à travers les siècles,
est-il arrivé, pour la première fois, que l’homme
agit seulement dans son intérêt ? Que deviennent
alors les millions de faits témoignant que, sciemment,
c’est-à-dire dans la connaissance de leurs véritables
intérêts, les hommes les laissent de côté et se jettent au hasard dans n’importe quelle autre
route où ils vont s’aventurer sans que rien ni personne
les y force, comme s’ils voulaient précisément
éviter le bon chemin, pour en tracer de parti pris,
obstinément, un autre bien difficile, bien absurde
et qu’ils cherchent à tâtons. Il est donc évident que
cet entêtement et cette indépendance d’action leur
sont plus agréables que tout avantage. Avantage !…
Qu’est-ce que cela ? Vous chargerez-vous de définir
exactement en quoi consiste l’avantage pour
l’homme ? Et pourtant, s’il se pouvait parfois que
l’avantage de l’homme consistât, non seulement,
mais dût consister en ceci qu’il faudrait se souhaiter
du mal et non de l’avantage ? S’il en est ainsi,
si un tel cas est possible, voici votre règle abolie.
Admettez-vous la possibilité de cas pareils ? Vous
riez ? Riez donc, messieurs, mais répondez : les intérêts
de l’homme sont-ils parfaitement déterminés ?
Ne s’en trouve-t-il pas qui ne sont entrés et ne
pourraient entrer dans aucune classification ? Autant
que je sache, messieurs, vous avez établi votre
liste des intérêts humains avec une moyenne prise
dans les statistiques, dans les formules scientifiques
et économiques. C’est le bien-être, la richesse, la
liberté, le repos, etc., etc., si bien que l’homme
qui s’élèverait volontairement et ouvertement
contre ce bilan serait, d’après vous et même aussi
d’après moi, un obscurantiste ou bien un fou, n’est-ce
pas ?
Mais voici ce qui est remarquable : d’où vient que tous ces statisticiens, tous ces sages et tous ces philanthropes, quand ils ont énuméré les intérêts humains, ont constamment omis d’en mentionner un ? De celui-là, ils ne tiennent aucun compte au point de vue dont il faut le considérer, et tout le calcul en dépend. Qu’on inscrive cet avantage sur la liste, cela n’aura aucune importance. Mais le malheur est que ce fameux intérêt ne rentrera dans aucune classification et ne pourra être porté sur aucune liste. Ainsi, j’ai un ami… Hé ! messieurs, mais c’est aussi votre ami, et, d’ailleurs, avec qui n’est-il pas lié ?..) Se prépare-t-il à un acte quelconque, ce monsieur vous exposera clairement et d’abondance comment il se propose d’agir selon les lois delà raison et de la vérité. Et puis, il vous parlera avec une chaleureuse émotion des intérêts véritables, normaux de l’homme : il raillera ces sots à vue courte qui ne comprennent ni leur avantage, ni le véritable sens de la vertu… Un quart d’heure après, exactement, sans aucun nouveau motif, mais par quelque mobile intérieur plus fort que ses intérêts. il imaginera je ne sais quoi de différent, c’est-à-dire qu’il ira ouvertement contre tout ce qu’il avait dit, contre les lois de la raison, contre son propre avantage, en un mot : contre tout bon sens… Je vous préviens que mon ami est un personnage collectif et qu’il est par conséquent fort difficile de rejeter toute la faute sur lui.
Voilà, Messieurs : n’existerait-il pas en effet quelque chose de plus précieux à l’homme que ses intérêts les plus immédiats ? ou bien, pour parler conformément à la logique, n’existerait-il pas certain intérêt plus important que les autres, un de ces intérêts dont on ne tient pas compte, ainsi que je le disais, et pour lesquels, cependant, l’homme est capable d’aller, s’il le faut, contre la raison, l’honneur, la tranquillité, le bien-être, en un mot, contre tout ce qu’il est de plus beau et de plus utile, pourvu qu’il atteigne à cet avantage primordial. le plus important, le plus précieux de tous, à ses yeux… Ici, vous m’interrompez :
« Quoi qu’il en soit, c’est toujours un avantage ! »
Permettez, Monsieur, je vais m’expliquer, car il ne s’agit pas ici de jouer sur les mots. Sachez que cet avantage a précisément cela de remarquable qu’il ruine toutes les classifications et disloque tous les systèmes imaginés par les amis du genre humain pour son bonheur. Pour tout dire, il est fort gênant. Mais, avant de vous le nommer, je tiens à me compromettre moi-même en déclarant avec insolence que tous ces systèmes admirables, toutes ces théories qui prétendent expliquer à l’humanité ses intérêts normaux, afin qu’invinciblement entraînée à s’efforcer de les atteindre, elle devienne aussitôt généreuse et bonne, tous ces systèmes, jusqu’à présent, ne sont pour moi que des sophismes. Car, annoncer la rénovation du genre humain par la considération de ses vrais intérêts, c’est, d’après moi, la même chose, presque, que d’affirmer, par exemple, avec Buckle, que la civilisation adoucit l’homme et, par conséquent, le rend moins sanguinaire et moins porté à la guerre. Il me paraît que c’est là ce qu’il résulte de son raisonnement. Mais, l’homme tient tellement à son système et à sa déduction abstraite, qu’il en serait capable d’altérer sciemment la vérité, de feindre la surdité et l’aveuglement dans le but unique de ne pas infirmer sa théorie. C’est ce qui m’incite à prendre cet exemple réellement frappant.
Regardez autour de vous : le sang coule à flots, aussi joyeusement que du champagne, Voilà donc ce XIXe siècle où vécut Buckle. Voilà Napoléon le grand et celui de nos jours. Voilà l’Amérique et ses états unis dans une alliance éternelle ! Et voilà cette caricature du Schleswig-Holstein… Je vous demande ce qu’adoucit en nous la civilisation ?
La civilisation, elle, se contente de développer chez l’homme la variété des sensations et puis, c’est tout ! Qui sait si ce goût des sensations variées n’amènera pas l’homme à trouver des jouissances dans le sang ? Cela lui est déjà arrivé. Avez-vous remarqué que la plupart des sanguinaires vraiment raffinés furent presque toujours des personnages fort civilisés dont tous les Attila, tous les Stenka Rasine ne valent pas la semelle de leurs bottes. S’ils paraissent moins remarquables, c’est que leur type se rencontre par trop souvent ; ils sont si communs qu’on n’y fait plus attention. Si la civilisation n’a pas rendu l’homme plus sanguinaire, il l’est au moins devenu plus bassement qu’auparavant. Avant, il croyait juste de verser le sang et massacrait avec une conscience tranquille ceux dont il estimait la disparition nécessaire. Aujourd’hui, nous considérons le fait de verser le sans : comme une infamie, mais nous la commettons volontiers et même plus souvent qu’autrefois. Dites-moi ce qui vaut le mieux ! Décidez vous-mêmes.
On raconte que Cléopâtre (excusez cet exemple tiré de l’Histoire romaine) aimait à enfoncer des épingles d’or dans les seins de ses esclaves et que leurs cris et leurs contorsions lui procuraient une vive jouissance. Vous me direz qu’il s’agit de temps relativement barbares, que les nôtres le sont aussi relativement et que l’on enfonce encore des épingles ; que, si l’homme a acquis plus de discernement que dans les temps barbares, il est encore loin de s’être accoutumé à agir comme le commandent la raison et la science. Quand il en sera là, il cessera d’errer volontairement et, malgré lui, pour ainsi dire, il ne voudra plus séparer sa volonté de son intérêt normal. De plus, vous dites que la science instruira l’homme de par sa force propre (bien que cela m’apparaisse comme une superfétation), qu’il n’a en réalité ni volonté, ni caprice et n’en a jamais eu, n’étant pas autre chose qu’une sorte de clavier, et qu’avant tout, le monde est régi par les lois de la nature, de sorte que, quoiqu’il fasse, ce n’est pas un produit de sa volonté, mais des lois naturelles. Il s’ensuit qu’il n’y qu’à consulter les lois de nature et que, l’homme, n’ayant pas à répondre de ses actes, il lui devient très facile de vivre.
Toutes les actions humaines seront alors mathématiquement déduites de ces lois au moyen d’une sorte de table de logarithmes très étendue et cataloguée dans un almanach, ou mieux : on ferait paraître des ouvrages bénévoles dans le genre des encyclopédies actuelles et dans lesquels tout serait prévu, calculé, réglé, et il n’y aurait plus au monde d’actions ni d’aventures.
« Alors — continuez-vous — alors les rapports économiques prendront un aspect nouveau. Tout étant calculé avec une exactitude mathématique, il suffira d’un instant pour faire disparaître toutes sortes de questions, simplement parce qu elles auront reçu toutes les solutions dont elles sont susceptibles. Alors, on construira un palais de cristal. Alors… En un mot, ce sera la venue de l’Oiseau Bleu. »
Certainement — c’est moi qui parle, maintenant — il est impossible de répondre d une manière absolue que l’ennui ne nous écrasera pas alors, car, de quoi s’occuper, si tout est prévu sur la liste. Mais, en revanche, tout sera fort raisonnable. Certes, l’ennui fertilise l’imagination, car c’est par ennui qu’on enfonce les épingles d’or, mais cela ne serait rien encore. Le mal, c’est qu’on serait peut-être heureux de revenir aux épingles. Car l’homme est bête, phénoménalement bête, ou, pour mieux dire, il n’est pas bête du tout, mais il est tellement ingrat qu’il est impossible de trouver son pareil dans toute la création. Ainsi, je ne serais nullement étonné de voir brusquement surgir du sein de cette rationalité future quelque gentleman de physionomie commune ou plutôt railleuse et rétrograde qui nous dirait, les poings sur les hanches : « Eh bien, Messieurs, n’allons-nous pas appliquer une bonne fois un coup de pied à la raison dans le but unique d’envoyer les logarithmes au diable et de pouvoir vivre encore au gré de notre imbécile de volonté ? »
Cela encore ne serait rien, mais le fâcheux, c’est qu’il trouverait aussitôt des partisans : telle est la nature humaine. Et tout cela pour une cause à ce point futile qu’on n’en devrait même pas parler : c’est que, de tous temps et en tous lieux, il ne fut homme au monde qui n’aimât à agir selon sa volonté et non pas comme le lui commandent la raison et son intérêt. On peut certainement vouloir agir contre son avantage et même, il arrive que cela soit absolument nécessaire (telle est mon opinion). Notre propre désir, volontaire et libre, notre propre caprice, fût-il le plus fou, la fantaisie déchaînée jusqu’à l’extravagance, voilà en quoi consiste l’avantage omis, l’intérêt le plus important, celui qui n’entre dans aucune classification et envoie au diable tous les systèmes et toutes les théories. Qu’ont-ils été imaginer, tous ces sages, que l’homme ait besoin d’une volonté normale, vertueuse ? Qu’ont-ils été chercher que l’homme ait besoin de désirer d’une façon raisonnable et avantageuse ?
L’homme n’a besoin que d’une seule chose : vouloir en toute indépendance, quoique puisse lui coûter cette indépendance et quelques conséquences qu’elle puisse entraîner. Mais aussi, le désire-t-il ?
VIII
Vous m’interrompez en éclatant de rire : « Ha ! ha ! ha ! Mais, en réalité, le désir n’existe pas ! La science a si bien su étudier l’homme qu’il nous est maintenant connu que le désir, et aussi ce qu’on est convenu d’appeler le libre arbitre, ne sont autre chose que… »
Pardon, Messieurs, c’est justement par là que je voulais moi-même commencer. Je vous avoue que j’ai même eu peur. J’allais précisément crier que le désir dépend de Dieu sait quoi et qu’il en est peut-être mieux ainsi, mais j’ai pensé à la science et je me suis arrêté. C’est à ce moment que vous avez parlé. Car, en effet, si l’on découvrait réellement la formule de tous nos désirs et de tous nos caprices et, expliquant de quoi ils dépendent, quelles lois les dirigent, comment ils se développent, vers quel but ils tendent en tel ou tel cas, et ainsi de suite, enfin une véritable formule mathématique, alors, il se pourrait bien que l’homme cessât de désirer ; il est même sur qu’il cesserait. Quel agrément de désirer par ordre ? Et puis, pourquoi l’homme devrait-il se transformer en anche d’orgue ou quelque chose d’approchant ? Car l’homme, sans désirs, sans volonté, sans aspirations, serait-il autre chose qu’une anche au bout d’un tuyau d’orgue ? Qu’en pensez-vous ? Calculons les probabilités : cela peut-il être ou non ?
« Hum !… — faites-vous — nos désirs sont pour la plupart erronés par suite de l’idée erronée que nous nous faisons de nos intérêts ? C’est pour cela qu’il nous arrive de désirer des choses absurdes parce que nous voyons dans cette absurdité, étant donnée notre bêtise, le chemin le plus facile pour atteindre un de ces avantages que nous nous sommes fixés pour but. Eh bien, quand tout sera expliqué et calculé sur le papier (ce qui est très possible, parce qu’il est abominable et insensé de croire d’avance que l’homme ne connaîtra jamais certaines lois de la nature), alors, certainement, ce qu’on appelle désirs n’existera plus. Si jamais le désir vient en contact avec la raison, alors nous allons raisonner, et non pas désirer, car, en conservant la raison, il est impossible de désirer des choses absurdes, d’aller sciemment contre la raison, de se souhaiter du mal. Mais puisque tous les désirs et tous les raisonnements peuvent être calculés réellement. parce que l’on découvrira un jour les lois de ce qu’on appelle notre libre arbitre, par conséquent, sans plaisanterie, on peut imaginer quelque chose comme une liste, sur laquelle nous ferons notre choix. Ainsi, par exemple, si l’on voulait calculer et prouver que si j’ai fait la nique à quelqu’un. c’est parce que je devais la faire, et que je devais la faire absolument d’une certaine façon, que resterait-il donc de libre en moi. surtout si je suis instruit, si j’ai terminé un cours d’études quelconque ? Mais alors je pourrais établir ma vie d’avance pour trente ans. En un mot, si cela s’arrange ainsi, il ne nous restera plus rien à faire ; il faudra comprendre bon gré mal gré. En général, nous devons répéter infatigablement qu’à certains moments et dans certaines circonstances, la nature ne nous demande pas de permission ; qu’il faut l’accepter comme elle est et non comme le veut notre fantaisie ; et si réellement nous voulons atteindre la liste et l’almanach, eh bien, et même peut-être la cornue, que faire, il faudra accepter la cornue ! Car autrement, elle passera outre… »
Oui. Monsieur, mais voilà pour moi où est le hic ! Messieurs, excusez-moi. mais je me suis oublié à philosopher ; pensez donc, quarante ans de sous-sol ! Permettez-moi un peu de fantaisie. Voyez-vous : la raison. Messieurs, est une bonne chose, c’est indiscutable, mais la raison n’est que la raison, et satisfait seulement à la capacité humaine de raisonner, tandis que le désir est la manifestation de toute la vie. c’est-à-dire de toute la vie humaine, avec la raison et toutes les démangeaisons possibles. Et si notre vie n’est quelquefois pas fameuse dans cette manifestation, c’est quand même la vie, et non pas uniquement l’extraction de la racine carrée. Car moi, par exemple, je veux vivre tout à fait naturellement, pour satisfaire ma capacité de vivre, et non pour satisfaire ma capacité de raisonner, ce qui est environ la vingtième partie de ma capacité de vivre. Que sait la raison ? La raison ne sait que ce qu’elle a eu le temps de savoir (il peut y avenir certaines choses qu’elle ne saura jamais ; ce n’est pas consolant, mais pourquoi ne pas l’avouer ?), tandis que la nature humaine agit en bloc avec tout ce qui se trouve en elle, et, qu’elle se trompe ou non, elle vit. Je soupçonne, Messieurs, que vous me regardez avec pitié. Vous me répétez qu’un homme instruit et intelligent, un homme en un mot tel que devra être l’homme futur, ne pourra pas désirer sciemment quelque chose qui soit contraire à ses intérêts ; qu’il en est ainsi mathématiquement. Je suis parfaitement de votre avis, c’est bien ainsi mathématiquement. Mais je vous le répète pour la centième fois, il n’y a qu’un cas, un seul, quand l’homme peut désirer exprès quelque chose de nuisible, d’insensé, de fou. C’est quand il veut avoir le droit de désirer tout ce qu’il y a de plus absurde et ne pas être lié par le devoir de désirer seulement ce qui est raisonnable. Cette chose absurde, c’est cependant mon caprice. Et en effet. Messieurs, que peut-il être de plus avantageux pour nous de tout ce qui existe, surtout dans certains cas. En particulier. cet absurde peut être plus intéressant que tous les avantages, même dans le cas où cela nous nuit réellement et se trouve en contradiction avec les saines conclusions de notre raison, — parce qu’en tout cas il nous conserve ce qui nous est le plus cher et le plus important : notre personnalité et notre individualité. D’autres prétendent, par exemple, que c’est en effet ce qui est le plus précieux à l’homme ; le désir peut certainement, s’il le veut, s’accorder avec la raison. A condition de n’en pas abuser, d’en user avec modération : c’est très utile et même quelquefois louable. Mais très souvent, et même pour la plupart, le désir est complètement et obstinément en désaccord avec la raison et… et… et savez-vous, que cela aussi est utile et même très louable ? Messieurs, supposons que l’homme ne soit pas bête. (En effet, il ne faudrait pas le dire de lui, quand ce ne serait que pour cette seule raison que, s’il était bête, qui donc serait intelligent ?) Mais s’il n’est pas bête, il est monstrueusement ingrat ! Il est phénoménalement ingrat. Je crois même que la meilleure définition de l’homme est celle-ci : un être bipède et ingrat. Mais ce n’est pas tout. Ce n’est pas encore son plus grand défaut. Son plus grand défaut, c’est sa constante immoralité, constante à partir du déluge jusqu’à la période de Schleswig-Holstein des destinées humaines. L’immoralité, et par conséquent l’imprudence ; car on sait de longue date que l’imprudence ne provient que de l’immoralité. Essayez donc, jetez un regard sur l’histoire de l’humanité : eh bien, que verrez-vous ? Est-ce majestueux ? Supposons que ce soit majestueux ; que le colosse de Rhodes, seul, vaille quelque chose, par exemple ! C’est bien pour quelque chose que M. Anaevsky témoigne que certains disent qu’il est l’œuvre de l’homme ; d’autres prétendent qu’il a été créé par la nature. C’est trouble ? Supposons que cela soit trouble. Combien est-il difficile de reconnaître dans tous les siècles et chez tous les peuples les uniformes de grande tenue des militaires et des civils, — cela est déjà assez compliqué, et avec les petites tenues on se casserait le nez complètement ; pas un historien n’y résisterait. C’est monotone ? Eh bien, oui, c’est monotone : on s’est battu tout le temps, on se battait autrefois, on se bat encore, convenez que c’est par trop uniforme. Bref, tout peut être dit sur l’histoire universelle, tout ce qu’une imagination détraquée peut inventer. Il y a une seule chose que vous ne pourrez pas dire : que c’est prudent. Au premier mot, les paroles vous resteront dans la gorge. Il apparaît constamment dans la vie des gens très moraux et très prudents, des sages et des philanthropes, qui se donnent pour but d’être aussi moraux et aussi prudents que possible. On pourrait dire qu’ils veulent servir de lumière à leur prochain afin de leur prouver, qu’en effet, on peut vivre moralement et avec prudence. Et alors ? C’est un fait avéré que beaucoup de ces philanthropes se démentent tôt ou tard, vers la fin de leur vie, donnant naissance à quelque anecdote, parfois des plus inconvenantes. Je vous le demande maintenant : que peut-on attendre de l’homme, de l’être doué de si étranges propriétés ? Comblez-le de biens, noyez-le dans le bonheur ; donnez-lui une telle satisfaction économique qu’il ne lui reste rien à faire, qu’à dormir, à manger des gâteaux et à songer à ce que l’histoire universelle ne soit pas interrompue, ici encore, par ingratitude, l’homme vous fera des abominations, par méchanceté. Il risquera de perdre ses gâteaux et désirera exprès des absurdités capables de le perdre, des choses insensées et improfitables, uniquement pour ajouter à cette prudence positive un élément destructeur fantastique.
Il veut absolument conserver ses rêves chimériques, sa plate bêtise, à seule fin d’affirmer à soi-même (comme si cela était bien nécessaire) que les hommes sont des hommes, et non des claviers, dont jouent les lois de la nature. Bien plus encore : même dans le cas où il ne serait en effet qu’un clavier, si on le lui prouvait par les sciences naturelles et mathématiques, il ne reviendrait pas quand même à soi, et ferait au contraire quelque chose exprès, uniquement par ingratitude ; à proprement parler, pour faire à sa tête. Dans le cas où il n’en aurait pas la possibilité, il imaginerait la destruction et le chaos, il imaginerait toutes sortes de souffrances et ferait encore à sa tête ! Il jetterait ses malédictions par le monde, et comme il n’y a que l’homme qui puisse maudire (c’est son privilège qui le distingue principalement des autres animaux), il obtiendrait tout par cette seule malédiction, c’est-à-dire, qu’il serait persuadé qu’il est homme et non pas clavier ! Si vous dites que tout cela peut être prévu d’après la liste : le chaos, le trouble et la malédiction, la seule possibilité d’un calcul préliminaire peut tout arrêter et la raison l’emportera ; mais dans ce cas l’homme deviendra fou exprès pour n’avoir pas de raison et faire à sa guise ! Je crois à cela, j’en réponds, car toute occupation humaine consiste précisément en ce que l’homme se prouve à soi-mème, à chaque instant, qu’il est homme et non goupille ! Après cela, peut-on ne pas pécher, ne pas se vanter que rien de tout cela n’existe, et que le désir dépend de je ne sais qui. jusqu’à présent.
Vous me criez si vous daignez crier encore que personne ne m’enlève ma liberté : que l’on ne cherche qu’à organiser la vie de l’homme de façon à ce que ma volonté même, ma propre volonté, concorde avec mes intérêts normaux, avec les lois de la nature et avec l’arithmétique. Hé, Messieurs ! quelle volonté aurai-je, quand on arrivera à la liste et à l’arithmétique, quand on ne songera qu’au deux fois deux font quatre ? Deux fois deux font quatre sans ma volonté. C’est cela la volonté !
IX
Messieurs, je plaisante, c’est certain, et je sais moi-même que je le fais maladroitement, mais il ne faut pas voir en tout une plaisanterie. Il se peut que je grince des dents tout en plaisantant. Messieurs, ces questions me tourmentent : résolvez-les-moi. Vous, par exemple, vous voulez déshabituer un homme de ses vieilles habitudes et vous voulez corriger sa volonté, conformément aux exigences de la science et du bon sens. Mais comment savez-vous qu il est non seulement possible, mais encore nécessaire de le transformer ? D où concluez-vous que les désirs humains aient besoin de se corriger ainsi ? En un mot. comment savez-vous si une correction pareille sera avantageuse à l’homme ? Et pour tout dire, pourquoi êtes-vous persuadés qu il serait toujours avantageux à l’homme de ne pas aller à l’encontre de l’intérêt normal, réel, garanti par les arguments de la raison et de l’arithmétique, et que cela doive être une loi pour l’humanité ? Ce n’est que votre supposition. Admettons que cela soit une loi de la logique ; en est-ce une pour l’humanité ? Vous croyez, peut-être, Messieurs, que je déraisonne ? Permettez-moi de me justifier. Je suis d’accord : l’homme est un animal, pour la plupart créateur, qui est forcé de tendre vers un but en toute conscience, et de faire acte d’ingénieur, c’est-à-dire de se frayer un chemin éternellement et sans cesse, dans n’importe quelle direction. Mais voilà justement, à ce propos, peut-être, a-t-il quelquefois envie de s’écarter, parce qu’il est forcé de se frayer une route ; et encore, parce que si bête que soit en général l’homme d’action « sortant de l’ordinaire », il lui vient quelquefois à l’esprit que la route aboutit toujours quelque part ; que le principal n’est pas de savoir où elle va, mais seulement de la faire aller, et que l’enfant sage n’abandonne pas le métier d’ingénieur et ne se livre pas à la pernicieuse oisiveté, qui est, comme on sait, la mère de tous les vices. L’homme aime à édifier et à tracer des routes, cela est indiscutable. Mais aussi pourquoi aime-t-il à la folie la destruction et le chaos ? Dites-le donc ! A ce propos, j’ai envie de dire deux mots à part. S’il aime la destruction et le chaos (il est indiscutable qu’il les aime parfois même beaucoup ; cela est ainsi), c’est peut-être parce qu’il a une peur instinctive d’arriver au but et de terminer l’édifice ? Peut-être n’aime-t-il l’édifice que de loin, mais pas du tout de près ; peut-être n’aime-t-il qu’à le construire, mais ne voudrait-il pas du tout l’habiter, l’abandonnant ensuite aux animaux domestiques, tels que : les fournis, les moutons et autres. Les fourmis ont un goût tout différent. Elles ont un édifice du même genre, qui est indestructible : la fourmilière.
Les fourmis respectables ont commencé par la fourmilière, et finiront aussi par là, ce qui fait grand honneur à leur constance et à leur respectabilité. Mais l’homme est un être léger, inconvenant, et peut-être, comme le joueur d’échec, n’aime-t-il que le procédé d’arriver au but lui-même. Et qui sait (on ne peut en répondre), le but auquel tend l’humanité consiste peut-être uniquement dans ce procédé incessant d’arriver ; autrement dit, dans la vie elle-même, non dans le but, qui certainement n’est pas autre chose que deux fois deux font quatre, c’est-à-dire, une formule. Mais deux fois deux font quatre ce n’est déjà plus la vie, messieurs, c’est le commencement de la mort. Du moins, l’homme a toujours eu peur de ce deux fois deux font quatre, et moi, j’en ai peur encore. Admettons que l’homme ne fasse que chercher ces deux fois deux font quatre, traverse les océans, risque sa vie dans ces recherches, mais trouver, trouver réellement, il a peur, vraiment peur. Il comprend que quand il aura trouvé, il n’y aura plus rien à chercher. Les ouvriers ayant terminé leur besogne, reçoivent au moins de l’argent, vont au cabaret, puis au poste. Eh bien ! voilà de l’occupation pour huit jours. Mais l’homme, où ira-t-il ? Du moins, on remarque chaque fois quelque chose de bizarre en lui, au moment d’atteindre son but. Il aime le moyen d’atteindre mais il ne peut pas atteindre tout à fait. Ceci certainement est ridicule. En un mot, l’homme est un drôle d’être. Il y a évidemment dans tout ceci quelque calembour. Mais deux fois deux font quatre, c’est une chose bien désagréable. Deux fois deux font quatre ! Mais selon moi, monsieur, c’est une impertinence. Deux fois deux fois quatre a l’air d’un insolent, qui se tient au milieu de votre chemin, les poings sur les hanches et crache sur vous. J’en conviens, deux fois deux font quatre est une chose excellente ; mais à en faire les louanges, eh bien ! deux fois deux font cinq est quelquefois bien gentil.
Pourquoi donc êtes-vous persuadés avec tant d’assurance, et si solennellement, que l’homme n’a besoin que de ce qui est normal et positif, que la prospérité seule soit avantageuse à l’homme ? La raison ne ferait-elle pas erreur sur les avantages ? Il se peut que l’homme n’aime pas que la prospérité ? Peut-être aime-t-il tout autant la souffrance ? Peut-être la souffrance lui est-elle aussi avantageuse que la prospérité ? Mais l’homme aime beaucoup la souffrance, passionnément, c’est un fait. Ici, il est inutile de recourir à l histoire universelle. Demandez-le à vous-même, si vous êtes un homme et si vous avez tant soit peu vécu. Quant à moi, je trouve qu’il est même indécent de n aimer que le bien-être. Que cela soit bien ou mal, mais, il est très agréable quelquefois de briser quelque chose. Je ne suis pas le champion absolu de la souffrance, mais je ne tiens pas non plus au bien-être. Je tiens… pour mon caprice, et je veux l’obtenir quand il me le faudra. Je sais que la souffrance n’est pas admise dans les vaudevilles, par exemple. Dans un palais de cristal, elle est inadmissible : la souffrance est un doute, une négation, et comment pourrait-on douter dans un palais de cristal ? Et cependant, je suis certain que l’homme ne désavouera jamais la véritable souffrance, la destruction et le chaos. La souffrance, — c’est la seule cause de la conscience. Quoique je vous aie annoncé au commencement que, d’après moi, la conscience soit pour l’homme le plus grand malheur, je sais cependant que l’homme l’aime et ne la donnera pour aucune satisfaction. La conscience est, par exemple, infiniment au-dessus de deux fois deux font quatre. Après deux fois deux font quatre, certainement, il ne reste plus rien, non seulement à faire, mais même à connaître. Il n’y a plus qu’à murer ses cinq sens et se plonger dans la contemplation. Eh bien, avec la conscience on obtient le même résultat, c est-à-dire. qu’il n’y a rien à faire, sauf qu’on peut se flageller soi-même quelquefois, et cela ranime toujours. Si rétrograde que cela soit, cela vaut cependant mieux que rien.
X
Vous croyez au palais de cristal, éternellement indestructible, c’est-à-dire, auquel on ne peut tirer la langue, ni faire la nique en cachette ? Eh bien, quant à moi, je crains peut-être cet édifice, précisément parce qu’il est de cristal et éternellement indestructible et que, même en cachette, on ne peut lui tirer la langue.
Voyez donc : au lieu de palais, supposons un poulailler et qu’il pleuve, il serait bien possible que je me misse dans le poulailler pour ne pas me mouiller ; mais je ne prendrais jamais le poulailler pour un palais, par reconnaissance, parce qu’il m’aurait protégé de la pluie. Vous riez. Vous dites même qu’en une telle occasion le poulailler et le palais sont égaux. Oui, répondrai-je, si l’on vit seulement pour ne pas se mouiller.
Mais que faire, si je me suis mis en tête que l’on ne vit pas que pour cela, et que s’il faut vivre, il faut vivre dans un palais. C’est mon désir, ma volonté. Vous me le ferez perdre, quand vous aurez changé ma volonté. Eh bien, changez-la-moi, charmez-moi par autre chose, donnez-moi un autre idéal. Mais en attendant, je ne prendrai pas un poulailler pour un palais. Admettons que le palais de cristal ne soit qu’une blague, qu’il ne doive pas exister d’après les lois de la nature, que je l’aie inventé uniquement par ma propre bêtise, à cause de quelques vieilles habitudes irrationnelles de notre génération. Mais, qu’est-ce que cela me fait qu’il ne doive pas exister. N’est-ce pas la même chose, du moment qu’il existe dans mes désirs, ou plutôt, qu’il existe tant que mes désirs existent ? Vous riez peut-être encore ? Riez donc. J’accepterai toutes les railleries et je ne dirai cependant pas que je suis rassasié, si j’ai faim ; je sais quand même qu’un compromis, pas plus qu’un zéro périodique à l’infini, ne saurait me calmer, uniquement parce qu’il existe d’après les lois de la nature et qu’il existe réellement. Je vais considérer comme la couronne de mes désirs une grande maison de rapport, avec des logements pour locataires pauvres et un bail de mille ans et même à la rigueur, avec l’enseigne du dentiste Wagenheim. Anéantissez mes désirs, effacez mon idéal, montrez-moi quelque chose de mieux, et je vous suivrai. Vous direz peut-être que vous ne voulez pas vous en occuper ; mais dans ce cas je pourrai vous répondre de la même façon. Nous discutons sérieusement ; si vous ne voulez pas m’honorer de votre attention, je ne vous en prierai pas. J’ai mon sous-sol.
Tant que je vis et que je désire, que mon bras se dessèche si j’apporte la moindre brique pour une pareille maison ! Ne faites pas attention que j’ai repoussé tout à l’heure l’édifice de cristal, uniquement parce qu’on ne pourrait lui tirer la langue. Je ne l’ai pas du tout dit parce que j’aime tant tirer la langue. J’étais peut-être vexé uniquement par cela que, de tous vos édifices, il ne s’en trouve pas un auquel on ne doive point tirer la langue. Au contraire, je me serais laissé complètement tirer la langue par reconnaissance, si seulement cela pouvait s’arranger ainsi, que moi-même n’aurais jamais plus envie de la tirer. Qu’est-ce que cela peut me faire, qu’on ne puisse s’arranger ainsi et qu’il faille se contenter des logements. Pourquoi suis-je ainsi fait avec des désirs ? Serais-je fait ainsi uniquement pour arriver à la conclusion que toute mon organisation n’est qu’une tromperie ? Serait-ce là le but ? Je ne le crois pas.
Et cependant, savez-vous : je suis sûr que nous autres, qui habitons les sous-sols, avons besoin d’être tenus en laisse. Car, malgré qu’un de nous soit capable de rester quarante ans dans son trou, une fois dehors, une fois échappé, il se met à parler, à parler, à parler sans cesse…
XI
Enfin, Messieurs : mieux vaudrait ne rien faire ! L’inertie raisonnée vaut mieux ! Eh bien, alors, vive le sous-sol ! J’ai dit que j’envie l’homme normal, jusqu à ma dernière goutte de bile ; mais, dans les conditions où je le vois, je ne veux pas en être un, quoique je ne puisse cesser de lui porter envie. Non, non, le sous-sol est plus avantageux quand même ! Là, il serait possible, au moins… Hé ! mais ici je mens encore ! Je mens, parce que je sais bien, comme deux fois deux, que ce n’est pas le sous-sol qui est mieux ; mais quelque chose d’autre, tout à fait différent, que je désire ardemment et que je ne trouve pas ! Au diable le sous-sol !
Voici ce qui serait mieux encore : si je croyais moi-même à quelque chose de tout ce que je viens d’écrire. Je vous jure, Messieurs, que je ne crois pas un seul, mais pas un seul mot de ce que j’ai écrit ! Ou bien, j’y crois peut-être, mais en même temps, je ne sais pas pourquoi, je sens et je soupçonne que je mens comme un arracheur de dents.
« Mais alors, pourquoi avez-vous écrit tout cela ? »
— me dites-vous.
Mais si je vous enfermais pendant quarante ans, sans aucune occupation, et que je vinsse vous trouver au bout de ce temps, dans votre sous-sol, pour savoir ce que vous êtes devenu ? Peut-on laisser l’homme seul pendant quarante ans sans aucune occupation ?
« N’est-ce pas honteux, n’est-ce pas humiliant ! — médirez-vous, peut-être, en secouant la tête avec mépris — Vous avez soif de la vie et vous résolvez les questions vitales par un galimatias logique. Qu’elles sont assommantes, qu’elles sont impertinentes, vos sorties, et en même temps comme vous avez peur ! Vous dites des bêtises et vous en êtes content. Vous dites des impertinences et vous avez constamment peur et vous vous excusez. Vous assurez que vous ne craignez rien, et en même temps vous recherchez notre approbation. Vous dites que vous grincez des dents, et vous faites en même temps de l’esprit, pour nous faire rire. Vous savez, vos jeux de mots ne sont pas spirituels mais vous êtes très satisfait, d’une façon évidente, de leur mérite littéraire. Il vous est peut-être arrivé de souffrir réellement, mais vous ne respectez nullement vos souffrances. Il y a, peut-être, en vous de la vérité, mais il n’y a pas de chasteté. Par petitesse, vous mettez votre vérité en montre, au pilori, au marché… Vous voulez vraiment dire quelque chose, mais vous cachez votre dernier mot par crainte, parce que vous n’avez pas le courage de le prononcer ; vous n’avez que de la lâche effronterie. Vous vous targuez d’être conscient, mais vous hésitez seulement, parce que, malgré que votre intelligence travaille, votre cœur est obscurci par la perversion ; et sans un cœur pur il ne peut y avoir de conscience régulière et complète. Et combien vous êtes obsédant ! Comme vous vous imposez. Combien faites-vous de contorsions ! Mensonge, mensonge et mensonge ! » Bien entendu, c’est moi qui invente à présent vos paroles. Cela vient aussi de mon gîte. Pendant quarante ans j’ai écouté vos paroles à travers la fente du parquet. Je les ai inventées moi-même ; je n’ai inventé que cela. Ce n’est pas étonnant que je les aie apprises par cœur et qu’elles aient pris une forme littéraire. Mais vraiment, êtes-vous donc vraiment crédule à ce point d’imaginer que je vais imprimer tout cela, et puis que je vous le laisserai lire ? Et puis voilà un problème pour moi : pourquoi, en effet, vous ai-je appelés « Messieurs », pourquoi me suis-je adressé à vous, comme si vous étiez vraiment des lecteurs ? On ne doit pas imprimer, ni laisser lire de pareils aveux, comme ceux que j’ai commencé à exposer. Au moins, moi je n’ai pas autant de fermeté que cela et ne trouve pas nécessaire d’en avoir. Mais voyez donc : j’ai une fantaisie en tête, et je veux la réaliser à tout prix. Voici de quoi il s’agit :
Dans les souvenirs de tout homme il y a des choses qu’il ne confie pas à tout le monde, mais seulement à ses amis. Il y en a d’autres qu’il ne confie pas à ses amis, à peine à soi-même et encore sous le sceau du secret. Mais enfin, il y en a aussi que l’homme a peur de s’avouer à soi-même, et de pareilles choses s’amassent en assez grande quantité en chaque homme comme il faut. Même plus l’homme est comme il faut, plus il doit avoir de ces choses-là. Pour moi au moins, il n’y a que très peu de temps que je me suis décidé à me rappeler certaines de mes aventures d’autrefois, et jusqu’à présent je les avais toujours évitées, même avec une certaine inquiétude. Mais à présent, quand non seulement je me les rappelle, mais encore me décide à les écrire, à présent, précisément, je veux éprouver si l’on peut être tout à fait sincère avec soi-même et ne pas craindre la vérité. Une remarque à ce propos : Heine prétend que les autobiographies exactes sont presque impossibles, et que l’homme ment toujours quand il s’agit de lui-même. D’après lui, Rousseau, par exemple, a certainement menti dans ses Confessions et même menti exprès, par vanité. Je suis certain que Heine a raison. Je comprends très bien qu’il soit possible quelquefois, uniquement par vanité, de s’accuser de crimes et je conçois très bien même de quel genre peut être cette vanité. Mais Heine jugeait un homme qui se confessait devant le public. Moi j’écris pour moi seul et je déclare une fois pour toutes que si j’écris comme si je m’adressais aux lecteurs, c’est seulement pour la montre, parce que j’écris ainsi plus facilement. Il n’y a là qu’une forme, une simple forme. Quant aux lecteurs, je n’en aurai jamais. J’ai déjà déclaré cela…
Je ne veux pas que quelque chose vienne me gêner dans la rédaction de mes’Mémoires’. Je ne veux établir aucun ordre, aucun système. J’écrirai ce que je me rappellerai…
Mais voilà par exemple que ce mot peut susciter la question : « Si vous ne comptez réellement pas sur des lecteurs, pourquoi donc faites-vous avec vous-même, et encore par écrit, des conditions pareilles, c’est-à-dire, qu il n’y aura ni système, ni ordre, que vous inscrirez ce que vous vous rappellerez. etc., etc. ? Pourquoi vous expliquez-vous Pourquoi vous excusez-vous ? »
Ah ! voilà, je réponds.
Il y a là toute une psychologie. Il se peut que je sois tout simplement lâche. Il se peut aussi que je me figure exprès être devant un public, afin de me conduire plus convenablement, pendant que j’écrirai. Il peut se trouver mille raisons. Mais voilà encore : pourquoi, à propos de quoi ai-je voulu écrire ? Si ce n’était pas pour le public, on pourrait mentalement se rappeler tout, sans rien coucher sur le papier ?
Oui, mais sur le papier c’est plus solennel. Il y a en cela quelque chose d’imposant ; on est plus sévère pour soi-même, on travaille son style. En outre peut-être parce que j’écris, éprouverai-je en effet quelque soulagement. Aujourd’hui, par exemple, un ancien souvenir me pèse particulièrement. Il m’est revenu très clairement ces jours-ci, et depuis, il est resté en moi comme un motif musical qui ne veut pas s’en aller. Et cependant il faut s’en débarrasser. Des souvenirs pareils, j’en ai des centaines. Mais, par moments, de ces centaines, un quelconque me pèse, et je crois, je ne sais pourquoi, que si je l’inscrivais, j’en serais débarrassé. Pourquoi donc ne pas essayer ?
Enfin, je m’embête ; je ne fais jamais rien. L’écriture c’est, en somme, un travail quelconque. On dit que par le travail l’homme devient bon et honnête. Eh bien ! voilà au moins une chance.
Aujourd’hui, la neige, une neige fondue, jaune, sale. Hier, il neigeait aussi. Ces jours derniers également. Il me semble que c’est à propos de la neige fondue que je me suis rappelé cette anecdote qui ne veut plus maintenant me quitter.
Eh bien ! que ce soit une nouvelle à propos de la neige fondue.
DEUXIEME PARTIE
A PROPOS DE LA NEIGE FONDUE
I
A cette époque j’avais au plus 24 ans. Ma vie était déjà sombre, désordonnée et isolée, jusqu’à la sauvagerie. Je ne voyais personne, j’évitais même de causer et je m’enfonçais de plus en plus dans mon coin. Dans le bureau, au ministère, je tâchais même de ne voir personne et je remarquais parfaitement que mes collègues, non seulement me considéraient comme un original, mais encore, me semblait-il. me regardaient avec dégoût. Et il me venait en tête : pourquoi n’y a-t-il que moi que Ton regarde avec dégoût ? Un de nos collègues du bureau avait un visage répugnant, grêlé, et avec cela l’air d’un brigand. Il me semble que je n’aurais pu regarder personne si j’avais eu un visage aussi affreux. Un autre avait son uniforme de petite tenue tellement usé qu’il en sentait mauvais. Cependant, pas un de ces messieurs n’en était gêné, — ni à propos du vêtement, ni à propos du visage, ni moralement d’une façon quelconque. Ni l’un ni l’autre ne se figuraient qu’on pût les regarder avec dégoût. Du reste, s’ils se l’étaient figuré, cela leur eût été encore indifférent, pourvu qu’il ne se fût pas agi de quelqu’un de l’administration. A présent, je me rends parfaitement compte que à cause de ma vanité sans borne, qui me rendait très exigeant envers moi-même, je me suis souvent regardé avec un mécontentement rageur, poussé au dégoût, et, dans ma pensée, j’attribuais ma façon de voir à chacun. Moi, par exemple, je détestais mon visage, je le trouvais abominable, et j’y découvrais même certaine expression de lâcheté ; en conséquence, chaque fois que je me rendais au bureau, je me torturais afin de me tenir de la façon la plus indépendante, afin de ne pas être soupçonné de bassesse et pour que mon visage exprimât autant de noblesse que possible. « Tant pis que mon visage soit laid, pensais-je, pourvu qu’en revanche il ait une expression généreuse, qu’il soit expressif et paraisse excessivement intelligent. » Mais j’étais absolument et péniblement persuadé que mon visage ne saurait exprimer toutes ces perfections. Ce qui était encore plus affreux, c’est que je le trouvais positivement bête. Je me serais cependant contenté d’intelligence. Même à ce point que je me serais résigné à une expression vile, pourvu que mon visage exprimât en même temps une grande intelligence.
Je détestais, bien entendu, tous les employés de mon bureau, du premier au dernier, et je les méprisais tous, et en même temps, c’était comme si je les craignais. Il m’arrivait de les trouver supérieurs à moi-même. Cela me prenait tout d’un coup. Tantôt je les méprisais, tantôt je les jugeais supérieurs à moi. Un homme brave et intelligent ne pourrait être vaniteux sans être d’une exigence illimitée envers soi-même et sans se mépriser jusqu’à la haine, à certains moments. Mais soit que je le trouvasse au-dessous des autres, ou que je le méprisasse. je baissais les yeux presque devant chaque nouveau venu. J’en faisais même des expériences : Supporterai-je le regard d’un tel ? Et j’étais toujours le premier à baisser les yeux. Cela me torturait a me rendre fou. J’avais une peur maladive de paraître ridicule, et j’adorais servilement la routine en tout ce qui avait rapport à l’extérieur. Je me jetais avec passion dans l’ornière commune et je m’effrayais de tout mon cœur de toutes les excentricités que je pouvais avoir. Mais aurais-je pu y tenir ? J’étais développé maladivement, comme le doit être un homme de notre temps. Ils étaient tous stupides et se ressemblaient comme les moutons d’un troupeau. Possible, j’étais le seul au bureau se croyant constamment lâche et servile, précisément parce que j’étais instruit. Mais je ne faisais pas que de le croire, je l’étais en réalité. J’étais lâche et servile. Je le dis sans fausse honte. Chaque homme comme il faut de notre temps est et doit être lâche et servile. C’est son état normal. J’en suis profondément persuadé. Il est ainsi fait et organisé pour cela. Et ce n’est pas à notre époque seulement, par suite de quelques circonstances accidentelles, mais en général, défont temps, que l’homme comme il faut doit être lâche et servile. S’il arrive à l’un d’eux de faire le brave devant quelque chose, qu’il ne s’en console pas et ne s’emporte pas de joie : il lui arrivera également de caner devant quelque autre chose. Voilà l’unique et éternelle issue. Il n’y a que les ânes et Leurs congénères qui fassent les braves ; et encore jusqu’à un certain degré. Cela ne vaut pas la peine de faire attention à eux, parce qu’ils ne signifient rien du tout.
Il y avait encore une circonstance qui me tourmentait : personne ne me ressemblait et je ne ressemblais à personne. « Moi je suis seul, et eux sont tous », pensais-je, et je devenais songeur. Cela montre que j’étais encore un gamin. Il arrivait des choses contraires. Comme le bureau finissait par me dégoûter, il m’arrivait de revenir de mon travail tout malade. Mais soudain, sans rime ni raison, commence une passe de scepticisme et d’indifférence (chez moi tout arrivât par phases) et voilà que je me moque moi-même de mon intolérance et démon dégoût, que je me reproche mon romantisme. Tantôt je ne voulais parler à personne, tantôt j’arrivais non seulement à causer, mais encore à frayer amicalement avec eux. Tout le dégoût disparaissait soudain sans rime ni raison. Qui sait, il se peut que je n’en aie jamais eu et que j’aie simulé, à cause de mes lectures ? Je n’ai pas encore résolu cette question, jusqu’à présent. Il m’est arrivé une fois même de me lier avec eux, de les visiter, de jouer à la préférence, de boire de l’eau-de-vie, de parler d’avancement. Mais permettez-moi ici une digression.
Nous autres. Russes, nous n’avons jamais eu, en général, de ces stupides romantiques allemands et surtout français, qui rêvent aux étoiles, sur lesquels rien n’agit. Que la terre s’écroule sous leurs pas, ou que la France tout entière périsse aux barricades, ils sont toujours les mêmes, ils ne changent pas par pudeur, et ils chantent toujours les étoiles, pour ainsi dire, jusqu’au déclin de leur vie, parce qu’ils sont stupides. Quant à nous, sur la terre russe, il n’y a pas de sots. C’est un fait connu. C’est même par là que nous nous distinguons des pays étrangers. Par conséquent, les natures qui rêvent aux étoiles n’existent pas chez nous à l’état de pureté. Ce sont nos gens « positifs », les publicistes et les critiques d’autrefois, qui cherchaient les Costanjogles et les oncles Piotre Ivanitch et les ont pris bêtement pour notre idéal, et en ont inventé sur nos romantiques, les prenant pour des rêveurs aux étoiles comme en Allemagne et en France. Au contraire, les qualités de notre romantique sont tout à fait différentes de celles du rêveur aux étoiles européen, et aucun patron européen ne peut lui convenir. (Je vous prie de me permettre l’emploi de ce mot : « romantique » — il est vieux, respectable, il a droit à tous nos égards et tous le connaissent.) Les propriétés de notre romantique, c’est de tout comprendre, de tout voir et de voir souvent Lien plus clairement que ne voient nos esprits les plus positifs ; de ne se réconcilier avec rien, et de ne rien mépriser ; de tout éviter, de céder en tout avec tact ; de ne jamais perdre de vue le but pratique et utile (d’obtenir quelque pension, quelque étoile, d’être logé aux frais de l’administration), de poursuivre ce but à travers tous les enthousiasmes et tous les volumes de vers lyriques, et en même temps de conserver intact en soi jusqu’à la tombe le « beau et l’élevé », et de se mettre soi-même, en même temps, dans du coton, comme un bijou quelconque, quand ce ne serait que dans l’intérêt de ce « beau et élevé ». Notre romantique a des conceptions larges et c’est le plus grand coquin de tous nos coquins. Je vous l’assure… même d’après mon expérience. Bien entendu, à condition que le romantique soit intelligent. Que dis-je ! Le romantique est toujours intelligent, mais je voulais remarquer que s’il nous est arrivé d’avoir des romantiques bêtes, cela ne peut pas compter, c’était uniquement parce que, à l’apogée de leurs forces, ils se transformaient en Allemands. Pour mieux conserver leur bijou, ils s’installaient là-bas, quelque part, surtout à Weimar ou dans la Forêt Noire.
Moi, par exemple, je méprisais sincèrement l’administration, et je ne protestais pas, par nécessité, parce que j’y étais moi-même et que j’étais payé. Notre romantique perdrait plutôt la raison (ce qui arrive rarement cependant) mais il ne protesterait pas, à moins d’avoir en vue une autre carrière, ou d’être mis à coups de pied dehors. Il se peut qu’on l’enferme dans un asile d aliénés, comme « roi d’Espagne », et cela encore s’il était trop violent. Mais chez nous il n’y a que les blonds et les faibles qui perdent la raison. Mais une masse de romantiques obtiennent ensuite de l’avancement. Quelle diversité remarquable ! Et quelle faculté d’impressions variées. Cela me consolait alors, et je suis encore du même avis. C’est pourquoi nous avons tant de natures « larges », qui ne perdent jamais leur idéal, si bas qu’ils soient tombés. Ils ne feraient rien pour leur idéal, ce sont des voleurs et des bandits reconnus, mais ils l’adorent avec des larmes et sont extraordinairement honnêtes dans le fond du cœur. Oui, Monsieur, le plus fieffé coquin peut être complètement et même supérieurement honnête dans l’âme, sans pour cela cesser d’être un coquin. Je le répète, il est tout à fait habituel que nos romantiques deviennent des fripons en affaires (j’emploie le mot fripon par amitié), qu’ils témoignent soudain d’une telle connaissance et d’un tel flair, que le public et l’administration émerveillés n’ont qu’à claquer la langue de surprise.
Leur diversité est vraiment surprenante, et Dieu sait ce qu’elle peut devenir, et comment elle peut se développer dans les circonstances ultérieures, et ce qu’elle nous promet dans l’avenir. Mais l’étoffe ne serait pas mauvaise au fond, Monsieur ! Je ne vous le dis pas par patriotisme ridicule ou banal ! Cependant je suis sûr que vous croyez encore que je plaisante. Et peut-être, serait-ce le contraire ; c’est-à-dire, peut-être croyez-vous que je parle sérieusement ? En tout cas, Messieurs, je regarde les deux opinions comme un honneur et comme un plaisir particulier. Excusez ma digression.
Avec mes collègues, certainement, l’amitié ne durait pas et je me brouillais bientôt, et, à cause de ma jeunesse et de mon manque d’expérience, je cessais de les saluer ; tout était rompu. D’ailleurs, cela ne m’était arrivé qu’une fois. En général, j’étais toujours seul.
Chez moi, d’abord, je lisais surtout. Je voulais que les impressions extérieures étouffassent tout ce qui bouillait en moi. Et parmi les impressions extérieures, il n’y avait que la lecture qui me fût possible. Bien entendu, la lecture m’était d’un grand secours, elle m’émouvait, m’adoucissait et me torturait. Mais, par moments, elle m’ennuyait affreusement. Je voulais avancer quand même, et je me plongeais dans une vile et souterraine débauche, plutôt que dans le vice. En moi, les passions étaient vives, ardentes, par suite de mon irritation maladive constante. J’avais des crises nerveuses, avec des larmes et des convulsions. En dehors des lectures, je n’avais pas d’issue, c’est-à-dire, qu’il n’y avait rien que je pusse estimer dans mon entourage, rien qui m’attirât. De plus l’ennui me prenait : j’avais un besoin nerveux de contradictions, de contrastes, et je me jetais dans la débauche. Ce n’est pas pour me justifier que je dis toutes ces choses… Non, cependant ! Je mens ! Je voulais précisément me justifier. C’est pour moi, Messieurs, que je fais cette petite remarque. Je ne veux pas mentir. Je l’ai promis.
Je me livrais à la débauche, seul, la nuit, en cachette, salement, avec crainte, avec honte, qui ne me quittaient pas dans les moments les plus dégoûtants et qui devenaient une malédiction dans ces moments. Déjà je portais dans mon âme l’impression de mon trou. Je craignais affreusement que l’on ne me vit, que l’on ne me rencontrât, que l’on ne me reconnût. Et cependant je fréquentais des endroits fort sombres.
Une fois, la nuit en passant auprès d’une petite auberge, je vis par la fenêtre des joueurs de billard qui se battaient à coups de queue de billard et firent descendre l’un d’eux par la fenêtre. A un autre moment, cela m’eût écœuré ; mais j’étais dans une disposition d’esprit telle, que je portai envie à l’homme qui avait été jeté par la fenêtre, et à un tel point, que j’entrai dans l’auberge et pénétrai dans la salle de billard : « Peut-être, me dis-je, me fera-t-on descendre par la fenêtre. »
Je n’étais pas ivre, mais que voulez-vous, à quelle crise de nerfs peut vous amener l’ennui ! Mais tout se réduisit à rien. En réalité, je n’étais pas capable de sauter par la fenêtre et je sortis sans m’être battu. Dès le premier pas, ce fut un officier qui me remit à ma place.
Je me tenais près du billard et, involontairement, je lui barrai le passage quand il voulut passer. Il me prit par les épaules et sans rien dire, sans avertissement ni explication, il me fit changer de place, passa et fit semblant de ne pas s’en apercevoir. J’aurais pardonné les coups même, mais je ne pouvais pardonner qu’il m’eût fait changer de place, sans faire attention à moi.
Ah ! Diable, que n’aurais-je pas donné pour une véritable dispute, plus régulière, plus convenable, plus littéraire, pour ainsi dire ! Il avait agi avec moi comme avec une mouche. Cet officier était d’une grande taille ; moi j’étais petit et chétif. D’ailleurs, j’étais le maître de la querelle : je n’avais qu’à protester, et certainement, on m’eût fait passer parla fenêtre. Mais je réfléchis et préférai m’effacer avec rage.
Je quittai la taverne, troublé et ému ; j’allai chez moi, et je me replongeai le lendemain dans ma petite débauche, plus timidement, plus tristement et plus humblement qu’avant. Ne croyez pas cependant que j’eus peur de l’officier par poltronnerie. Je n’ai jamais été poltron dans l’âme, malgré ma peur constante. Mais attendez de rire, cela a besoin d’une explication. J’ai une explication à tout, soyez-en certain.
Oh ! si cet officier eut été un de ceux qui veulent bien se battre en duel ! Mais non, c’était précisément un de ces messieurs (hélas ! depuis longtemps disparus) qui préféraient se servir de queues de billard, ou bien, comme le lieutenant Pirogov, de Gogol, agir administrativement. Mais ils ne se battaient pas en duel, et avec nous autres, pékins, ils considéraient inconvenant de se battre. D’ailleurs, en général, ils regardaient le duel comme une chose insensée, libertine, française ; mais ils insultaient très volontiers, surtout quand ils étaient de haute taille.
J’eus peur non par lâcheté, mais par excès d’amour-propre. J’avais peur non de sa haute taille, non d’être battu et descendu par la fenêtre ; le courage physique était suffisant ; mais le courage moral me manquait. J’avais peur que tous les assistants, y compris cet impudent de marqueur, jusqu’au dernier petit employé corrompu et couperosé, ne me comprissent pas et se moquassent de moi, quand je me mettrais à protester et à parler un langage littéraire. Car on ne peut parler chez nous du point d’honneur (c’est-à-dire, non pas de l’honneur, mais du point d’honneur) autrement qu’en langage littéraire. En langage ordinaire, on ne s’occupe pas du point d’honneur. Je suis parfaitement persuadé (le flair de l’actualité malgré tout le romantisme) que tous eussent éclaté de rire. Quant à l’officier, il m’aurait battu plus simplement, sans trop de mal. Me donnant alors des coups de genou, il m’eût fait faire ainsi le tour du billard, ensuite m’eût fait grâce, puis m’eût fait descendre par la fenêtre. Certainement, cette histoire misérable ne pouvait se terminer ainsi avec moi. Après cela, je rencontrai souvent cet officier dans la rue ; je le reconnaissais très bien. Je ne sais pas s’il me reconnaissait. Je crois que non ; certains indices me permettent de le penser. Mais moi, moi, je le regardais avec haine et colère ; et cela dura plusieurs années. Ma colère se fortifiait et grandissait d’une année à l’autre. D’abord, tout doucement, je me renseignais sur mon officier. Cela m’était difficile, parce que je ne connaissais personne. Mais un jour que je le suivais de loin, comme s’il me tenait en laisse, quelqu’un l’appela par son nom et j’appris ainsi comment il se nommait. Une autre fois je le suivis jusqu’à sa demeure et je donnai dix kopecks au portier pour savoir où il restait, à quel étage, seul ou avec quelqu’un, etc. En un mot, tout ce qu’on pouvait apprendre du portier. Un matin, malgré que je n’aie jamais écrit, il me vint l’idée de présenter sous forme de nouvelle la caractéristique de cet officier, en caricature. J’écrivis cette nouvelle avec délice. Je critiquais, je calomniais même. Je changeai le nom de façon à ce que l’on pût le reconnaître tout de suite, mais après, ayant mûrement réfléchi, je corrigeai cela et envoyai le récit aux Annales de la Patrie. Mais alors on ne critiquait pas et on n’imprima pas ma nouvelle. Ma contrariété en fut vive. Quelquefois la colère m’étouffait. Enfin, je me décidai à provoquer mon adversaire. Je lui écrivis une lettre charmante, attrayante, le suppliant de me faire des excuses ; mais en cas de refus, je faisais des allusions assez nettes au duel. La lettre était rédigée d’une telle façon, que si l’officier eût compris tant soit peu « le beau et l’élevé », il serait certainement venu chez moi, pour me sauter au cou et m’offrir son amitié. Et comme cela eût été bien ! Nous aurions si bien vécu ensemble ! si bien ! « Il m’aurait défendu par sa prestance ; à mon tour, je l’aurais ennobli par mon intelligence, et aussi… par mes idées, et bien des choses auraient pu arriver ! » Figurez-vous, qu’il y avait déjà deux ans qu’il m’avait offensé, et mon défi était l’anachronisme le plus monstrueux, malgré toute l’adresse de ma lettre, qui expliquait et effaçait l’anachronisme. Mais grâce à Dieu (j’en bénis encore le Très-Haut avec des larmes), je n’envoyai pas ma lettre. J’ai la chair de poule rien qu’en songeant à ce qui aurait pu arriver, si je l’eusse envoyée. Et soudain… et soudain je me vengeai de la façon la plus simple, la plus géniale ! Une idée lumineuse m’éclaira soudain. Quelquefois, les jours de fête, j’allais à la Perspective Nevski, vers quatre heures, et je me promenais sur le trottoir exposé au midi. C’est-à-dire que je ne songeais pas à me promener, mais j’éprouvais des tortures innombrables, des humiliations, et je me faisais de la bile. Mais il est probable que j’en avais besoin. Je me glissais comme une anguille, de la façon la plus disgracieuse, entre les promeneurs, cédant le pavé tantôt à des généraux, tantôt à des officiers, chevaliers-gardes ou hussards, tantôt à des dames. A ces moments, je ressentais des douleurs convulsives au cœur et une chaleur dans le dos, en me représentant l’état misérable de mon costume, l’état misérable et la bassesse de mon individu qui se faufilait. C’était une véritable torture, l’humiliation insupportable, constante, de l’idée qui se changeait bientôt en une sensation aiguë directe, que je suis un moucheron devant tout ce monde, un vilain moucheron inutile, — plus intelligent, plus développé, plus généreux, cela va sans dire, — mais un moucheron cédant sans cesse à tous, outragé et humilié par tous. Pourquoi me soumettais-je à cette torture, pourquoi allais-je à la Perspective Nevski ? Je n’en sais rien. Mais j’y étais attiré à la moindre occasion.
Je commençais déjà à éprouver les accès de volupté dont j’ai parlé dans mon premier chapitre. Mais après l’histoire avec l’officier, cela m’attirait encore davantage. Je le rencontrais surtout à la Perspective Nevski, et là je l’admirais. Il y allait surtout les jours de fête. Il cédait bien le chemin aux généraux et aux gens les plus imposants, et passait à travers comme une anguille ; mais quand il s’agissait de gens de ma sorte, ou même un peu mieux, il nous écrasait tout simplement ; il allait tout droit sur eux, comme s’il y avait le vide devant lui, et ne cédait le pas à aucun prix. Je m’enivrais de ma colère en le regardant et… tout en rageant, chaque fois je me détournais devant lui. Je souffrais de ne pouvoir être son égal, même dans la rue. « Pourquoi te détournes-tu toujours le premier ? » me demandais-je dans mon accès de rage, éveillé quelquefois vers deux heures de la nuit. « Pourquoi est-ce toi qui le fais au lieu de lui ? Il n’y a pas de loi qui t’y oblige ; cela n’est écrit nulle part ? Eh bien, que chacun y mettre du sien comme font les gens distingués quand ils se rencontrent : il cédera la moitié et toi aussi, vous passerez, en vous montrant déférents l’un l’autre. » Mais il n’en était pas ainsi, et c’était moi qui cédais le pas ; et lui, il ne s’en apercevait même pas. Et soudain, une pensée étonnante me vint à l’esprit. « Mais si je le rencontrais, pensai-je, et si je ne cédais pas ? Le faire exprès, fallut-il pour cela le pousser. Eh bien, qu’est-ce que cela ferait ? » Cette idée téméraire s’empara de moi peu à peu à un tel point, qu’elle ne me donnait pas de repos. J’y rêvais sans cesse, angoissement, et j’allais exprès plus souvent à Nevski pour me représenter plus clairement comment je le ferais, le moment venu. J’étais dans le ravissement. Ce projet me paraissait de plus en plus possible et probable. « Certainement, pas le pousser, pensais-je, devenant plus tendre à force de me réjouir ; mais voilà, simplement, ne pas me détourner, me heurter à lui, pas trop fort, mais une épaule contre l’autre, juste autant que la bienséance pourrait le permettre ; de sorte que je le heurterai juste autant qu’il me heurtera. » Enfin, ma résolution fut définitive. Mais les préparatifs me prirent beaucoup de temps. La première chose, c’est que pour accomplir cet acte il fallait avoir une mise des plus convenables et s’occuper du costume. « En tout cas, si par exemple une affaire s’engage en public (et ici le public serait de choix : la comtesse peut s’y trouver, le prince D., toute la littérature aussi), il faut être bien mis. Cela impose et nous met en quelque sorte sur un pied d’égalité aux yeux de la plus haute société. » Dans cette intention, je demandai une avance sur mon traitement et j’achetai des gants noirs et un chapeau convenable. Les gants noirs me paraissaient plus sérieux et de meilleur ton que les gants jaune citron, dont j’avais envie d abord. « La couleur est trop criarde, il paraît trop que l’homme veut se mettre en évidence », et je ne pris pas les jaune citron. J’avais préparé depuis longtemps une chemise blanche, avec des boutons blancs, en os. Mais ce fut la capote qui m’arrêta. En elle-même, la capote n’était pas mal, elle était chaude ; mais elle était doublée d’ouate avec un col de genette, ce qui était ultra-plébéien. Il fallait absolument changer le col et en avoir un en castor, à peu près comme les officiers. Je me mis à fréquenter les magasins du Gostinnoï Dvor, et après quelques tentatives, je finis par m’arrêter à un castor allemand bon marché. Le castor allemand est bientôt usé et prend vite un air misérable, mais au commencement, quand il est neuf, il est excessivement convenable. Pour moi, il ne s’agissait que d’une fois. Je demandai le prix. C’était encore trop cher. Après mûre réflexion, je me décidai à vendre mon col de genette. La somme qui me manquait, et qui était assez considérable, je me décidai à l’emprunter à Anton Antonitch Sétotchkine, mon chef de bureau, qui était doux, mais sérieux et positif, et qui ne prêtait jamais, mais auquel j’avais été recommandé autrefois par le personnage important qui m’avait fait obtenir mon emploi. Je souffrais horriblement. Il me semblait honteux et monstrueux de demander de l’argent à Anton Antonitch. Je ne dormis pas deux ou trois nuits ; en général, je dormais peu alors ; j’avais la fièvre ; mon cœur se mourait d’inquiétude, ou bien se mettait à sauter, à sauter, à sauter… Anton Antonitch parut d’abord étonné, puis il fronça les sourcils, ensuite il réfléchit et me prêta la somme, pour laquelle je lui signai un reçu lui donnant le droit de reprendre l’argent prêté sur mon traitement, au bout de quinze jours. De cette façon, tout fut enfin prêt ; un beau castor s’étalait à la place de la vilaine genette, et je me mettais à l’œuvre peu à peu. Il eût été impossible de me décider dès la première fois, de but en blanc ; il fallait arranger cette affaire à bon escient et surtout petit à petit. Mais, je l’avoue, après de multiples essais, je commençais à désespérer : impossible de nous heurter et voilà tout ! J’avais eu beau me préparer, j’avais eu beau faire des projets, il semblait que nous allions nous heurter à l’instant, et puis, je lui laissais encore le chemin, et il passait sans me remarquer. Je récitais même des prières en m’approchant de lui, afin que Dieu me donnât de l’audace. Un jour, j’étais presque tout à fait décidé, mais il arriva que je me trouvai sous ses pieds, car au dernier moment, à la distance de deux pouces, le courage me manqua. Il passa sur moi très tranquillement, et moi, je bondis de côté comme une balle. Cette nuit-là, je fus malade ; j’avais la fièvre et le délire. Et soudain tout se termina on ne peut mieux. La veille, dans la nuit, j’avais définitivement résolu de ne pas accomplir mon funeste projet et de tout abandonner, et dans cette intention j’étais allé une dernière fois à Nevski, pour regarder seulement de quelle façon j’allais lâcher mon projet. Soudain, à trois pas de mon ennemi, je me décidai d’une façon inattendue, je fermai les veux et… nous nous heurtâmes fortement, épaule contre épaule ! Je ne cédai pas un pouce, et je passai sur un pied d’égalité ! Il ne se retourna même pas ; il fit semblant de ne pas avoir remarqué ; mais il faisait seulement semblant, j’en suis certain. J’en suis certain jusqu’à présent ! Certainement, c’est moi qui reçus le choc le plus fort : il était plus vigoureux. Mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit que j’avais atteint mon but. J’avais soutenu ma dignité. Je n’avais pas cédé d’un pas et je m’étais mis publiquement sur un pied d’égalité sociale avec lui. Je rentrai vengé complètement. J’étais ravi. Je triomphais et je chantais des airs d’opéras italiens. Certes, je ne vous décrirai pas ce qui se passa en moi durant trois jours. Si vous avez lu mon premier chapitre, vous le devinerez aisément. L’officier eut son changement quelque part ; je ne l’ai pas revu depuis quatorze ans environ. Que fait-il, ce cher ami ? Qui écrase-t-il ?
II
La crise de débauche terminée j’avais d’affreuses nausées. Le repentir m’envahissait, je le chassais : j’avais de trop fortes nausées. Peu à peu, je m’habituais cependant à cela. Je m’habituais à tout, ou plutôt, je consentais volontairement à tout supporter. Mais j’avais une issue, qui arrangeait tout : c’était de me réfugier vers tout ce qui est beau et élevé, dans mes rêves seulement, bien entendu. Je rêvais étonnamment ; je rêvais trois mois sans cesser, fourré dans mon coin, et croyez bien, à ces moments-là. je ne ressemblais pas au monsieur qui, dans le trouble de son cœur de poulet, ornait le col de sa capote de castor allemand. Je devenais soudain un héros. Je n’aurais pas voulu recevoir la visite de mon lieutenant de haute taille. Je ne pouvais même me le figurer à ces instants-là. Ce qu’étaient mes rêveries et comment je pouvais m’en contenter, cela est difficile à dire à présent, mais je m’en contentais alors. Les rêves les plus doux et les plus violents me venaient après les petites débauches. Ils venaient avec des larmes et des regrets, avec des malédictions et des transports. Il se trouvait des instants d’un enivrement si parfait, d’un tel bonheur, que je n’avais pas la moindre raillerie dans le cœur, je vous le jure. J’avais la foi, l’espérance, l’amour. En effet, je croyais alors aveuglément que par quelque miracle, que par quelque circonstance extérieure, tout cela s’écarterait, s’élargirait soudain ; qu’il se présenterait tout d’un coup un horizon d’activité correspondante, superbe et bienfaisante. et surtout tout à fait accessible (laquelle—je ne savais jamais, mais surtout. — tout à fait accessible) et que je paraîtrais dans le monde, presque couronné de lauriers et sur un cheval blanc. Je ne pouvais m’imaginer jouant un rôle secondaire, et c’est précisément à cause de cela qu’en réalité j’occupais tranquillement la dernière place. Être héros ou dans la boue, il n y avait pas de milieu. C’est ce qui me perdit. Dans la boue, je me consolais en songeant qu’à d’autres moments j’étais un héros ; et le héros recouvrait la boue. Un homme ordinaire doit avoir évidemment honte de se souiller, mais le héros est trop élevé, la boue ne l’atteint pas, il peut donc se salir. Il est à remarquer que ces accès de « tout ce qui est beau et élevé » me venaient au moment de mes petites débauches, et précisément quand je me trouvais tout à fait au fond. Ils venaient, par boutades, comme s’ils voulaient se rappeler à mon souvenir, mais n’arrêtaient pas la débauche par leur apparition ; au contraire, ils la ranimaient par le contraste, et venaient en quantité justement suffisante pour faire un bon assaisonnement. L’assaisonnement se composait ici de contradictions et de souffrances, de douloureuse analyse intérieure ; et tous ces tourments, petits et grands, ajoutaient un piment, un certain sens à ma débauche. En un mot, ils remplissaient les fonctions d’une bonne sauce. Tout cela n’allait pas sans une certaine profondeur. Aurais-je donc pu consentir à une simple et vile débauche de petit expéditionnaire et porter toute cette boue ! Qu’est-ce qui aurait pu me charmer en elle et me faire sortir la nuit ? Non, Monsieur, j’avais pour tout une excuse pleine de noblesse.
Mais que d’amour. Seigneur ! que d’amour j’ai éprouvé ainsi dans mes rêves, dans ces « plongeons dans tout ce qui est beau et élevé » ! C’était, il est vrai, un amour fantastique, inapplicable à rien dans l’œuvre humaine, mais il y en avait un tel excès, de cet amour, qu’en réalité, on n’éprouvait pas le besoin de l’appliquer ; cela aurait été un luxe inutile. D’ailleurs, tout se terminait parfaitement bien par un retour indolent et enivrant vers l’art ; c’est-à-dire, vers les belles formes de la création, toutes faites, dérobées aux poètes et aux romanciers et accommodées à tous les services et à toutes les exigences. Moi, par exemple, je triomphe sur tout le monde ; tous sont réduits en poussière, et doivent volontairement avouer mes perfections, et je pardonne à tout le monde. Je deviens amoureux, étant poète distingué et gentilhomme de la Chambre ; j’obtiens des millions innombrables et aussitôt j’en fais le sacrifice à l’humanité, et je fais une confession publique de toutes mes hontes, qui certainement ne sont pas simplement des hontes, mais renferment beaucoup « de beau et d’élevé », dans le genre de Manfred. Tous pleurent et m’embrassent (autrement ils seraient de fameux imbéciles) et moi je vais nu-pieds et affamé prêcher de nouvelles idées, et je bats les rétrogrades à Austerlitz. Ensuite, on joue une marche, on proclame l’amnistie, le pape veut bien quitter Rome et aller au Brésil. Puis on donne un bal pour toute l’Italie dans la villa Borghèse, qui est au bord du lac de Côme, car le lac de Côme se transporte exprès à Rome pour cette occasion ; ensuite, la scène dans les buissons, etc., etc… Ne le savez-vous pas ? Vous direz qu’il est trivial et lâche de mettre tout cela en évidence après tant de ravissements et tant de larmes, que je vous ai avoués moi-même. Mais pourquoi serait-ce lâche ? Croyez-vous donc que j’aie honte de tout cela, et que tout cela soit plus sot que n’importe quoi de votre vie, Messieurs ? Et d’ailleurs, croyez-le bien, il y avait certaines choses qui étaient fort bien arrangées… Tout ne se passait pas au bord du lac de Côme. Mais cependant, vous avez raison ; c’était vraiment trivial et lâche. C’est encore plus lâche, de ma part, de commencer à m’excuser devant vous. Et encore plus lâche de faire cette réflexion. Cela suffit cependant, car autrement on n’en finirait jamais : l’un serait toujours plus lâche que l’autre.
Je n’étais pas capable de rêvasser plus de trois mois de suite et je commençais à éprouver le besoin irrésistible de me jeter dans le monde. Me jeter dans le monde signifiait pour moi aller voir mon chef de bureau, Anton Antonitch Sétotchkine. C’était l’unique et constante connaissance de toute ma vie, et je suis étonné maintenant de cette circonstance. Mais chez lui non plus je n’allais que quand l’idée me prenait et quand mes rêves m’amenaient à un tel degré de bonheur, qu’il me fallait absolument sans tarder me jeter dans les bras des hommes et de toute l’humanité. Et pour cela il faut avoir au moins un homme effectif, un homme en chair et en os. Il fallait d’ailleurs se présenter chez Anton Antonitch le mardi (c’était son jour), il fallait, par conséquent, s’arranger de façon à avoir besoin d embrasser l’humanité le mardi. Cet Anton Antonitch demeurait à Piat-Ouglov, au quatrième, dans un appartement de quatre pièces, liasses de plafond et toutes petites, qui paraissaient enfumées et misérables. Il y avait ses deux filles et leur tante, qui servait le thé. L’une des filles avait treize ans, l’autre quatorze. Toutes les deux avaient le nez retroussé et m’intimidaient affreusement, parce qu’elles se parlaient à voix basse et qu’elles riaient. Le maître de la maison était habituellement dans son cabinet, assis sur un canapé recouvert de moleskine, devant une table ; un visiteur quelconque, à tête blanche, employé dans notre administration ou dans une autre, se trouvait là. Je n’y ai jamais vu plus de deux ou trois visiteurs, toujours les mêmes. On parlait de la régie, des adjudications du Sénat, des traitements, des avancements, de son Excellence, du moyen de lui plaire etc., etc. J’avais la patience de rester auprès de ces personnes comme un imbécile, et de les écouter, sans savoir, ni oser, entamer une conversation avec eux. Je devenais stupide, je suais à plusieurs reprises, j’étais menacé de paralysie ; mais cela était bon et utile. Rentré chez moi, je remettais à quelque temps mon désir d’embrasser l’humanité entière.
J’avais cependant une autre connaissance : Simonov, mon camarade de collège. J’en avais encore beaucoup, à Saint-Péterbourg, de camarades de collège, mais je ne frayais pas avec eux et j’avais cessé de les saluer dans la rue. J’aurais peut-être changé d’administration, afin de ne pas me trouver avec eux et de rompre complètement avec mon enfance détestable. Maudite soit cette école, ces affreux jours de bagne ! En un mot, je me séparai de mes camarades aussitôt que j’eus ma liberté. Il restait deux ou trois hommes que je saluais encore, quand je les rencontrais. De ce nombre était Simonov, que rien ne distinguait à l’école, qui était d’humeur égale et tranquille, mais en lui j’avais remarqué une certaine indépendance de caractère, et même de l’honnêteté. J’avais passé avec lui de bons moments, mais brefs. Il était évident que ces souvenirs le gênaient, et il semblait craindre que je ne retombasse dans l’ancien ton. Je le soupçonnais de ressentir pour moi du dégoût, mais n’en étant pas certain, j’allais quand même chez lui.
Mais un jeudi, n’ayant pu supporter mon isolement, et sachant que le jeudi la porte d’Anton Antonitch était fermée, je me rappelai Simonov. En montant jusqu’au quatrième, je pensai justement que ce monsieur était las de moi et que j’y allais inutilement. Mais il arrivait toujours que de pareilles considérations, comme un fait exprès, m’engageaient davantage à me fourrer dans une situation équivoque. J’entrai. Il y avait presque un an que je n’avais vu Simonov.
III
Je rencontrai chez lui encore deux de mes camarades d école. Ils discutaient une affaire importante à ce qu’il paraissait. Personne ne fit attention à mon arrivée, ce qui était même bizarre, parce qu’il y avait des années que je ne les avais vus. Évidemment, ils me considéraient comme une espèce de mouche fort ordinaire. Je n’avais même pas été traité ainsi à l’école, où cependant tous me détestaient. Je comprenais, certainement, qu’ils devaient me mépriser maintenant pour l’insuccès de ma carrière administrative, et aussi parce que je m’étais laissé aller, j’étais mal vêtu, etc. — ce qui était à leurs yeux l’indice de mon incapacité et de mon peu d’importance. Mais je ne m’attendais cependant pas à un pareil degré de mépris. Simonov fut même étonné de ma visite. Mais avant, il avait toujours l’air d’être étonné de ma visite. Tout cela m’embarrassa ; je m’assis quelque peu ennuyé et j’écoutai ce qu’ils disaient.
Dans la conversation animée et sérieuse, il s’agissait du dîner d’adieu que ces messieurs voulaient organiser le lendemain même de ce jour, en l’honneur de leur camarade Zverkov, qui était officier et qui partait au loin, en province. M. Zverkov avait été aussi de tout temps mon camarade de classe. J’avais commencé à le détester particulièrement dans les classes supérieures. Dans les petites classes, c’était tout simplement un joli petit garçon, vif, que tout le monde aimait. Il travaillait mal, et plus mal encore en avançant en âge ; mais il sortit de l’école dans un bon rang, grâce à des protections. La dernière année de son séjour à l’école, il lui échut un héritage : deux cents âmes, et comme nous tous, ou presque, étions pauvres, il se mit à faire le fanfaron avec nous. Il était plat au plus haut degré, mais assez bon garçon, même quand il faisait le fanfaron. Chez nous, malgré les tonnes extérieures, fantastiques, pleines de phrases sonores sur l’honneur et le mérite, tous, à très peu d’exception près, faisaient la cour à Zverkov, d’autant plus qu’il faisait le fanfaron. Et il le faisait non par intérêt, mais tout simplement parce que c’était un homme favorisé de la nature. D’ailleurs, c’était un principe chez nous de regarder Zverkov comme un modèle d’adresse et de manières distinguées. C’était surtout cela qui me mettait en rage. Je détestais le son dur de sa voix, où éclatait la confiance en soi ; 1’admiration devant ses proprès mots d’esprit, qui paraissaient affreusement stupides, malgré la hardiesse de son langage ; je détestais son visage, qui était beau, mais sans intelligence (mais pour lequel j’aurais volontiers donné le mien, tout intelligent que je le croyais) et ses manières libres d’officier de 1840. Je détestais ce qu’il disait de ses futurs succès avec les femmes (il n’osait entreprendre les femmes avant d’avoir les épaulettes d’officier, et il les attendait avec impatience), et de ses futurs duels qu’il aurait nombreux. Je me souviens que, toujours silencieux, je pris soudain Zverkov à parti, quand un jour, parlant avec ses camarades pendant la récréation de ses futures jouissances et se mettant enfin à l’aise, comme un jeune chien qui joue au soleil, il déclara qu’il ne laisserait pas une seule fille de son village sans lui témoigner sa faveur, que ce serait le droit du seigneur, et que si les paysans osaient protester, il les ferait fouetter, et ferait payer double redevance à ces canailles barbues. Nos goujats applaudirent, mais moi je ripostai, nullement par pitié pour les filles et leurs pères, mais simplement parce qu’on applaudissait à un insecte pareil. Je l’emportai alors, mais Zverkov, quoiqu’il fut bête, était gai et hardi ; à ce point même, que je ne l’emportai pas tout à fait : les rieurs furent de son côté. Il l’emporta encore plusieurs fois, mais sans malice, par manière de plaisanterie, en passant, pour rire. Je ne lui répondais pas méchamment et avec mépris. A la fin de nos études, il fit presque une tentative de réconciliation ; je ne m’y opposai pas trop, car cela me flattait : mais nous nous éloignâmes bientôt 1’un de l’autre, très naturellement. Ensuite j’entendis parler de ses succès de lieutenant, de la noce qu’il faisait, puis de son avancement. Il ne me saluait plus dans la rue et je soupçonnais qu’il avait peur de se compromettre en saluant une personne aussi infime que moi. Je ne le vis qu’une fois, au théâtre, dans une loge de troisième, portant les aiguillettes. Il faisait la cour aux filles d’un vieux général et s’empressait autour d’elles. En trois ans, il avait beaucoup baissé, malgré qu’il fût assez beau et adroit comme autrefois. Il était bouffi, il commençait à grossir ; on pouvait prévoir que vers la trentaine il serait complètement avachi. C’est à ce Zverkov-là, qui allait partir, que nos camarades voulaient offrir un dîner. Pendant ces trois ans, ils lui avaient toujours tenu compagnie, malgré que, dans leur for intérieur, ils ne devaient pas se croire ses égaux, j’en suis certain.
Des deux convives de Simonov, l’un était Ferfitchkine, un Allemand russe, — de petite taille, à figure de singe, un sot qui ridiculisait tout, mon ennemi le plus acharné depuis les petites classes, — lâche, insolent petit fanfaron et qui jouait à la susceptibilité, mais, bien entendu, poltron au fond. Il était un des admirateurs de Zverkov, qui faisaient les enjoués avec lui, par intérêt, et lui empruntaient souvent de l’argent. L’autre, Troudolubov, était un personnage peu remarquable, militaire, de haute taille, d’une physionomie froide, assez probe, mais qui s’inclinait devant le succès et n’était capable de parler que d’avancement. Il était quelque peu parent de Zverkov, et, c’est bien bête à dire, ceci lui donnait à nos yeux une certaine importance. Il n’avait aucun genre de considération pour moi ; s’il n’était pas tout à fait poli avec moi, il était encore supportable.
— Eh bien, si c’est sept roubles chacun, dit Troudolubov, — nous sommes trois, cela fait vingt et un roubles, — on pourra bien dîner. Certainement, Zverkov ne paiera pas.
— Bien entendu, puisque nous l’invitons, décida Simonov.
— Pensez-vous, s’interposa Ferfitchkine, avec emportement et ardeur, tout comme ferait quelque laquais insolent qui voudrait défendre les étoiles de son maître le général ; pensez-vous donc que Zverkov vous laisserait payer pour lui. Il acceptera par délicatesse, mais il payera bien une demi-douzaine de bouteilles de champagne.
— Allons, que ferons-nous quatre avec une demi-douzaine ? remarqua Troudolubov, qui n’avait retenu que le mot demi-douzaine.
— Eh bien, trois, quatre avec Zverkov, cela fait vingt et un roubles, à Tllotel de Paris, demain à cinq heures, conclut définitivement Simonov, qu’on avait chargé d’organiser la partie.
— Comment vingt et un roubles ? dis-je avec quelque agitation, où perçait l’offense : si l’on compte avec moi, ce ne sera plus vingt et un roubles, mais vingt-huit roubles.
Il me semblait très beau de m’inviter soudain et d’une façon si inattendue. Je pensais qu’ils seraient tous anéantis et me considéreraient avec respect.
— Vous voulez en être aussi ? remarqua Simonov avec mécontentement, évitant de me regarder. Il me connaissait par cœur.
Cela me mit en rage, de constater qu il me connaissait ainsi.
— Pourquoi pas ? Je suis aussi un camarade, je pense, et j’avoue que cela m’offense un peu qu’on n’ait pas songé à moi.
— Où fallait-il donc vous chercher ? s’interposa brutalement Ferfîtchkine.
— Vous ne vous accordiez jamais avec Zverkov, ajouta Troudolubov, en se refrognant.
Mais je tenais mon idée et ne la lâchai pas.
— 11 me semble que personne n’a le droit de juger de cela, répliquai-je, la voix tremblante, comme s’il était arrivé quelque chose d extraordinaire. C’est peut-être la raison pourquoi je le veux à présent, parce que, auparavant, je ne m accordais pas.
— Allons, qui pourrait vous comprendre... avec toutes ces idées élevées... ricana Troudolubov.
— On vous inscrira, décida Simonov, en s’adressant à moi ; demain à cinq heures, à l’Hôtel de Paris ; ne vous trompez pas.
— Et 1’argent ! commença Ferfitchkine à demi-voix, en me désignant d’un signe de tête à Simonov. Mais il s’arrêta brusquement, parce que Simonov lui-même devint confus.
— Cela suffît, dit Troudolubov en se levant. S’il en a tellement envie, qu’il vienne.
— Mais nous avons notre cercle d’amis, se fâchait Ferfitchkine, en prenant aussi son chapeau. Ce n’est pas une réunion officielle.
— Nous ne vous voulons peut-être pas du tout… Ils sortirent ; Ferfitchkine ne me salua pas en s’en allant et Troudolubov me fit à peine un léger salut, sans me regarder. Simonov, avec lequel je restai en tête-à-tête, était vexé et perplexe, et me regardait d’un œil étrange. Il ne s’assit pas et ne m’invita pas à m’asseoir.
— Hum… oui… demain alors. Payerez-vous à présent ? C’est pour être sûr, murmura-t-il, tout confus.
Je rougis, mais, tout en rougissant, je me souvins que de temps immémorial je devais à Simonov quinze roubles, ce que d’ailleurs je n’oubliais jamais, mais aussi, je ne les lui rendais si jamais.
— Convenez, Simonov, que je ne pouvais savoir en Venant ici… et je suis bien contrarié d’avoir oublié…
— Bien, bien, ça m’est égal. Vous payerez demain en dînant. J’ai seulement demandé pour savoir… Je vous prie de…
Il s’interrompit brusquement et se mit à arpenter la pièce avec un air plus vexé encore. En marchant, il commençait à poser le pied sur le talon et frappait encore plus fort.
— Je ne vous retiens pas ? demandai-je, après un silence de deux minutes.
— Oh ! non ! s’anima-t-il soudain, c’est-à-dire… à dire la vérité, oui. Voyez-vous, je dois aller pour un instant… C’est tout près… ajouta-t-il, la voix pleine d’excuse et de confusion.
— Ah, mon Dieu ! Que ne le disiez-vous ! m’écriai-je, saisissant ma casquette, d’un air extrêmement dégagé, qui m’était venu Dieu sait comment.
— Ce n’est pas loin… C’est à deux pas… répétait Simonov, me reconduisant d’un air affairé qui ne lui allait pas du tout. Alors à demain, à cinq heures précises ! me cria-t-il dans 1 escalier. Il était trop heureux de mon départ. J’étais furieux.
« Le diable m’a-t-il poussé, m’a-t-il poussé de m’avancer ! — et je grinçais des dents, en regagnant la rue — et pour un pareil animal, Zverkov ! Certainement.qu’il ne faut pas y aller ; bien entendu, je m’en fiche. Est-ce que je suis lié par quelque chose, vraiment ? Demain même j’écrirai à Simonov… »
Mais ce qui précisément me mettait en rage, c’était la certitude où j’étais que j’irais ; que j’irais exprès et d’autant plus sûrement qu’il serait moins convenable et moins délicat d’y aller.
Et il y avait même un obstacle absolu à ce que j’y allasse : je n’avais pas d’argent. J’avais en tout neuf roubles. Mais je devais en donner sept à Apollon, mon domestique, qui recevait sept roubles par mois et se nourrissait.
Il était impossible de ne pas les lui donner, vu le caractère d’Apollon. Mais je parlerai un jour de cette canaille, de cette peste.
D’ailleurs, je savais que je ne les donnerais pas, que j’irais certainement.
Cette nuit, je fis des rêves abominables. Cela n est pas étonnant : les souvenirs de la vie de galère que je menais à l’école m’oppressaient ; et je ne pouvais m’en détacher. Des parents éloignés, dont je dépendais et dont je n’avais aucune idée depuis, m’avaient fourré dans cette école. — ils m’y avaient fourré orphelin, hébété par leurs reproches, déjà pensif, silencieux et regardant tout d’un air sauvage. Les camarades m’accueillirent avec des railleries méchantes et impitoyables, parce que je ne ressemblais à personne d’entre eux.
Mais je ne pus supporter les railleries : je ne pouvais m’accommoder à si bon compte, comme eux s’accommodaient ensemble. Je les détestai aussitôt et je m’emmurai de tous dans un orgueil démesuré, douloureux et timide. Leur grossièreté me révoltait. Ils se moquaient cyniquement de mon visage, de ma tournure gauche ; et cependant, que leurs propres visages étaient stupides ! Dans notre école, l’expression des visages s’abêtissait et se transformait. Que de beaux enfants qui entraient chez nous. Au bout de quelques années ils étaient dégoûtants à voir. Déjà, à seize ans, je les regardais avec un morne étonnement. Même alors j’étais frappé de la petitesse de leurs raisonnements, de l’insanité de leurs occupations, de leurs jeux, de leurs conversations. Il y avait des choses si indispensables qu’ils ne comprenaient pas. Aucuns sujets si inspirés, si remarquables qu’ils fussent ne les intéressaient, si bien que malgré moi je les considérais au-dessous de moi. Ce n’était pas la vanité blessée qui m’y poussait, et je vous en supplie, ne m’adressez pas des phrases d’une banalité écœurante. « C’est que moi je rêvais, tandis qu’eux comprenaient déjà la vie réelle. » Ils ne comprenaient rien du tout, aucune vie réelle, et je vous jure que c’est là ce qui me révoltait le plus contre eux. Au contraire, ils acceptaient avec une bêtise fantastique la réalité la plus évidente, qui sautait aux yeux, et déjà ils avaient pris l’habitude de ne s’incliner que devant le succès. Tout ce qui était juste, mais humilié et opprimé, ils en riaient honteusement et cruellement. La position était considérée comme l’intelligence ; à seize ans, ils discutaient déjà les bonnes places. Certainement, il y avait beaucoup de choses qui provenaient de la bêtise, du mauvais exemple qui avaient entouré constamment leur enfance et leur adolescence. Ils étaient vicieux jusqu’à la monstruosité. Là aussi il y avait certainement plus de façade, plus de cynisme acquis. Certainement la jeunesse et une certaine fraîcheur apparaissaient là aussi à travers le vice ; mais cette fraîcheur même n’était pas attrayante et se manifestait dans le dévergondage. Je les détestais profondément quoique étant peut-être pire qu’eux. Ils me payaient de la même monnaie et ne me cachaient pas leur dégoût. Mais je ne désirais pas leur affection ; au contraire, j’avais soif de leur mépris. Pour me débarrasser de leurs railleries, je commençai exprès à travailler le mieux possible et je me trouvai dans les premiers. Cela leur en imposa. De plus, ils commençaient tous à comprendre que je lisais des livres comme ils n’en pouvaient lire, et que je comprenais des choses (qui ne rentraient pas dans le programme de notre cours spécial) dont ils n’avaient jamais entendu parler. Ils regardaient cela en sauvages, avec raillerie, mais ils se soumettaient moralement, d’autant plus que l’attention des professeurs fut attirée sur moi à ce propos.
Les railleries cessèrent, mais il resta un mauvais sentiment, et des relations froides, tendues, s’établirent. Vers la tin. je n’y tins plus moi-même. Avec les années se développa un besoin d’amis, de créatures humaines. J’essayai de me rapprocher de quelques-uns ; mais ce rapprochement forcé prenait fin spontanément. Une fois, il m’arriva d’avoir un ami. Mais j’étais déjà despote dans l’âme ; je voulais avoir un pouvoir illimité sur son cœur, je voulais lui inspirer le mépris du milieu dans lequel il se trouvait : J’exigeai de lui une rupture hautaine et définitive avec ce milieu. Mon amitié passionnée l’effraya ; je le faisais fondre en larmes, avoir des convulsions. C’était une âme naïve et qui se livrait. Mais dès qu’il se fut livré entièrement à moi, je le détestai aussitôt et le repoussai, — comme si je n’avais eu besoin de lui que pour remporter cette victoire, pour l’assujettir. Mais je ne pus vaincre tout le monde ; mon ami ne ressemblait non plus à personne et présentait une rare exception.
Mon premier devoir après ma sortie de l’école fut de quitter ce service spécial auquel je me préparais, de briser tous les liens, de maudire le passé et de jeter de la cendre dessus…
Le diantre en soit, pourquoi me suis-je traîné après tout cela chez Simonov !…
Je me levai de bonne heure le matin, je sautai du lit tout ému, comme si tout cela devait s’accomplir à l’instant. Mais j’avais la certitude qu’aujourd’hui allait avoir lieu, immanquablement, un changement radical dans ma vie. C’était peut-être un manque d’habitude, mais il me semblait à chaque moindre événement de ma vie que tout de suite allait avoir lieu un changement radical dans mon existence. Cependant, j’allai à mon bureau comme d’habitude, mais je me sauvai deux heures plus tôt que les autres jours, pour me préparer. Le principal, pensais-je, serait de ne pas arriver le premier, car cela leur ferait croire que je suis trop content. Mais, de ces choses principales, il y avait des milliers et l’émotion me faisait défaillir. Je cirai moi-même encore une fois mes chaussures ; pour rien au monde Apollon ne les aurait nettoyées deux fois par jour, trouvant que ce n’était pas dans le marché. Je les cirai, ayant volé les brosses dans l’antichambre, pour qu’il ne s’en aperçût pas, et qu’après il n’eût pas à me mépriser. J’examinai ensuite avec attention mes habits ; je trouvai que tout était vieux, râpé, usé. Je m’étais trop négligé. Mon uniforme était en état, mais je ne pouvais aller dîner en uniforme. Et surtout, j’avais une énorme tache jaune, sur le genou du pantalon. Je pressentais que cette seule tache m’enlèverait les neuf dixièmes de ma propre dignité. Je savais aussi qu’il était très vil de penser ainsi. « Il ne s’agit plus de réfléchir : maintenant c’est la réalité », pensai-je ; et je me décourageais. Je savais aussi parfaitement, alors, que j’exagérais monstrueusement tous les faits ; mais que faire, je ne pouvais plus être maître de moi et je tremblais de fièvre Dans mon désespoir, je me représentais avec quelle hauteur, quelle froideur, ce lâche Zverkov m’accueillerait ; avec quel mépris stupide, inéluctable me regarderait cet idiot de Troudolubov ; comment cet insecte de Ferfitchkine ricanerait de moi avec insolence et vilenie, pour plaire à Zverkov ; comment Simonov comprendrait tout cela parfaitement bien et me mépriserait pour la bassesse de ma vanité et de ma lâcheté, et surtout, combien tout cela serait misérable, non littéraire, banal. Certainement, le mieux serait de ne pas J’aller du tout. Mais ceci était le plus impossible : quand je commençais à être attiré par quelque chose, je m’y plongeais de toute la tête. Je me serais répété toute la vie : « Tu as eu peur, tu as eu peur de la réalité, tu as eu peur ! » Au contraire, je désirais passionnément prouver à toute cette « crapule » que je n’étais pas aussi poltron que je me le figurais moi-même. Bien plus encore : dans l’accès le plus fort de la fièvre de poltronnerie. je rêvais de remporter la victoire, de vaincre, d’intéresser, de me faire aimer d’eux — au moins pour « mes idées élevées et mon esprit incontestable ». Ils abandonneront Zverkov, il restera assis dans un coin, silencieux et honteux, et moi, j’écraserai Zverkov. Ensuite, peut-être, ferai-je la paix avec lui, je boirai à notre tutoiement. Mais ce qui m’offensait le plus et me paraissait le plus pénible, c’est que je savais alors, je savais sûrement et complètement que je n’avais besoin de rien de tout cela, en réalité, que je ne désirais nullement les écraser, ni les soumettre, ni les charmer et que pour tout ce résultat, si même je pouvais l’atteindre, moi le premier, je ne donnerais pas un sou. Oh ! comme je priais que cette journée passât plus vite ! Dans un ennui inexprimable, je m’approchais de la fenêtre, j’ouvrais le vasistas, et je cherchais à percer la troublé obscurité de la neige humide qui tombait drue.
Enfin, ma mauvaise pendule sonna cinq heures. Je saisis mon chapeau, et, évitant de regarder Apollon qui attendait ses gages depuis le matin, — mais, par bêtise, ne voulait pas parler le premier, — je me glissai par la porte entre-baillée, et louant un fiacre pour ma dernière pièce de cinquante kopeks, j’arrivai à l’Hôtel de Paris en grand seigneur.
IV
Je savais dès la veille que je serais là le premier. Mais il ne s’agissait pas de cela. Non seulement il n’y avait personne, mais je trouvai notre cabinet avec peine. Le couvert n’était pas encore mis. Que signifiait cela ? Après bien des questions, j’arrivai à savoir, par les domestiques, que le dîner avait été commandé pour six heures et non pour cinq heures. On me le confirma au comptoir. J’avais même honte de demander. Il n’était alors que cinq heures vingt-cinq. S’ils avaient changé l’heure, ils auraient dû en tout cas m’informer ; la poste était faite pour cela, et ils n’auraient pas dû m’exposer à cette « honte », devant eux et devant… les domestiques. Je m’assis ; le garçon commença à mettre le couvert ; sa présence m’offusquait encore plus. Vers six heures, en plus des lampes allumées, on apporta des bougies. Mais le garçon n’avait pas songé à les apporter aussitôt que j’étais arrivé. Dans la pièce voisine, à deux tables différentes, dînaient deux clients sombres, silencieux, et d’une apparence peu aimable. Dans une des pièces éloignées, on faisait du tapage ; on criait même. On entendait les éclats de rire d’une troupe de gens ; de viles exclamations françaises retentissaient ; il y avait des dames. En un mot, cela soulevait le cœur. J avais rarement passé un moment aussi pénible, et quand, à six heures précises, ils parurent tous à la fois, au premier instant, je fus content et les regardai comme mes libérateurs. J’oubliai presque que je devais avoir l’air offensé.
Zverkov entra le premier, comme s’il était le président. Lui et les autres riaient ; mais en m’apercevant, Zverkov se redressa, s’approcha sans lutte, en se courbant un peu, comme, s’il faisait des grâces, me donna la main amicalement, mais pas trop, avec une politesse prudente, une politesse de général. Je m’étais imaginé, au contraire, qu’aussitôt entré il éclaterait de son rire d’autrefois, de son rire flûté et criard, et qu’il nous servirait dès les premiers mots ses plaisanteries et ses railleries. Je m’y étais préparé dès la veille, mais je ne m’attendais pas à une grâce aussi hautaine, aussi superbe. Il se croyait donc infiniment supérieur à moi à tous égards ? S’il avait voulu seulement m’offenser en faisant le général, ce ne serait rien encore, pensai-je ; j’aurais eu encore raison de lui. Mais n’aurait-il pas, en réalité, sous le désir de m’offenser, laissé pénétrer dans sa tête de mouton l’idée qu’il est infiniment mon supérieur et qu’il ne doit me considérer qu’avec un air protecteur ? Cette supposition seule me fit manquer de souffle.
— J’ai appris avec étonnement votre désir de prendre part à notre réunion, commença-t-il en zézayant et sifflant, et en traînant ses mots, ce qui ne lui arrivait pas autrefois. Nous n’avons pas eu l’occasion de nous rencontrer. Vous vous écartez de nous. Vous avez tort. Nous ne sommes pas si effrayants qu’il vous le semble. Eh bien, monsieur, en tout cas, je suis très content de renouveler…
Et il se détourna avec nonchalance pour mettre son chapeau sur l’appui de la fenêtre.
— Avez-vous attendu longtemps ? demanda Troudolubov.
— Je suis arrivé à cinq heures précises, comme on me l’avait indiqué hier, répondis-je à haute voix et avec irritation, ce qui promettait un prochain éclat.
— Est-ce que tu ne l’as pas informé que l’heure était changée ? s’adressa Troudolubov à Simonov.
— Non. Je l’avais oublié, répondit celui-ci, mais sans regret apparent et sans même me faire des excuses ; et il alla commander les hors-d’œuvre.
— Alors vous êtes ici depuis une heure ; ah ! mon pauvre ami ! s’écria Zverkov moqueur, car, étant données ses idées à lui, cela devait être très ridicule. Suivant son exemple. Ferfitchkine éclata d’une voix vile, sonore, comme celle d’un petit roquet. Ma situation lui parut trop ridicule et honteuse.
— Ce n’est pas du tout drôle ! criai-je à Ferfitehkine, en m’excitant de plus en plus ; ce n’est pas moi qui suis coupable, ce sont les autres. On a négligé de m’avertir. C’est tout bonnement… absurde.
— Non seulement absurde, mais encore autre chose, grogna Troudolubov, en me défendant naïvement. Vous êtes trop indulgent. C’est simplement une impolitesse. Certainement, elle a dû être involontaire. Comment Simonov a-t-il pu… Hm !
— Si on avait agi ainsi avec moi, remarqua Ferfitchkine, j’aurais…
— Mais vous auriez dû vous faire servir quelque chose, interrompit Zverkov, ou bien dîner tout simplement sans attendre.
— Convenez-en, que j’aurais pu faire cela sans aucune permission, répliquai-je d’un ton dur. Si j ai attendu, c’est… — A table, messieurs, cria Simonov (qui rentrait ; tout est prêt ; je réponds du champagne, il est parfaitement frappé… Je ne connaissais pas votre adresse, où pouvais-je vous chercher ? dit-il en se tournant vers moi soudain, mais sans me regarder. Évidemment, il était contrarié de quelque chose. Il s’était probablement ravisé depuis la veille.
Tous s’installèrent ; moi aussi. La table était ronde. A ma gauche se trouva Troudolubov, à ma droite Simonov. Zverkovme faisait vis-à-vis ; Ferfîtchkine était à côté de lui, entre lui et Troudolubov.
— Di-i-tes donc, vous êtes au ministère ? continua à s’occuper de moi Zverkov.
Me voyant intimidé, il s’imagina sérieusement que j’avais besoin d’un peu de tendresse et d’encouragement. « Est-ce qu’il voudrait recevoir la bouteille à la tête ? » pensai-je dans ma rage. N’ayant pas 1’habitude, je m’irritais trop vite.
— A la chancellerie de…, répondis-je brièvement. regardant mon assiette.
— Et… est-ce avantageux ? Dites, qu’est-ce qui vous a… forcé de quitter votre précédent emploi ?
— Ce qui m’a… forcé, c’est que j’ai voulu quitter mon emploi précédent, traînai-je trois fois plus longuement, perdant presque tout à fait possession de moi-même.
Ferfîtchkine pouffa de rire. Simonov me regarda avec ironie ; Troudolubov cessa de manger et m’examina avec curiosité.
Zverkov tressaillit, mais d’une façon imperceptible.
— Eh bien… et votre traitement ?
— Quel traitement ?
— Mais vos appointements ?
— Est-ce que vous me faites passer un examen ?
D’ailleurs, je lui dis aussitôt combien je recevais. Je devenais ignominieusement rouge.
— C’est peu de chose, dit gravement Zverkov.
— Oui. monsieur, avec cela on ne peut pas se permettre de dîner au café-restaurant ! ajouta Ferlitchkine avec insolence.
— D’après moi. cela est même tout à fait misérable, remarqua sérieusement Troudolubov.
— Comme vous avez maigri, comme vous avez changé… depuis… ajouta Zverkov, non sans malice, avec une pitié insolente, en m’examinant de la tête aux pieds.
— Cessez donc de l’intimider, s’écria Ferfitchkine ne en pouffant de rire.
— Monsieur, sachez que je ne m’intimide pas, dis-je enfin, éclatant, entendez-vous ! Je dîne ici. au « café restaurant » pour mon argent, pour le mien, et non celui des autres, veuillez le remarquer, monsieur Ferfitchkine.
— Comment ! Qui donc ici ne dîne pas pour son argent ? On dirait que vous… s’accrocha Ferfitchkine, rouge comme une écrevisse et me regardant avec exaspération.
— Oui, répondis-je, comprenant que j’étais allé trop loin, je pense qu’il vaudrait mieux parler de choses plus intelligentes.
— On dirait que vous avez l’intention de nous la montrer, votre intelligence.
— Ne vous inquiétez donc pas, ici ce serait tout à fait inutile.
— Mais alors, monsieur, qu’avez-vous à monter sur vos ergots — eh ? N’auriez-vous pas perdu la boule, dans votre ministère ?
— Assez, messieurs, assez ! cria Zverkov avec autorité.
— Que c’est bête ! grogna Simonov.
— C’est bête, en effet ; nous nous sommes réunis pour faire nos adieux à un bon camarade qui part en voyage, et vous voulez régler des comptes, commença Troudolubov, en s’adressant brutalement à moi seul. Vous vous êtes invité vous-même, hier ; ne rompez pas l’harmonie générale…
— Assez, assez, cria Zverkov. Cessez, messieurs, cela n’est pas convenable. Je vais plutôt vous raconter comment j’ai manqué me marier avant-hier…
Et aussitôt commença le plat récit du mariage manqué de ce monsieur. Ou plutôt, le récit ne contenait pas un mot du mariage, mais était émaillé de généraux, de colonels, et même de gentilshommes de la Chambre, et Zverkov avait la préséance sur tous. Un rire d’approbation éclata ; Ferfitchkine en criait.
Tous m’abandonnèrent et je restai écrasé et anéanti.
« Seigneur, est-ce une société pour moi ! pensai-je. Quel imbécile ai-je été devant eux ! Cependant, j’ai laissé Ferfitehkine prendre trop de liberté. Ces imbéciles croient m’avoir fait honneur en m’accordant une place à leur table, mais ils ne comprennent pas que c’est moi qui leur fais l’honneur… « Il a maigri ! Le costume ! » Oh ! maudit pantalon ! Tout à l’heure déjà Zverkov a remarqué la tache jaune sur le genou… Mais à quoi bon ! Tout de suite, à l’instant, me lever de table, prendre mon chapeau et m’en aller tout simplement sans, rien dire… Par mépris ! Demain, je me battrai s’ils le veulent. Les lâches ! Je ne vais pas plaindre mes sept roubles. Ils croiraient peut-être… Le diable m’emporte ! Je ne regrette pas mes sept roubles ! Je m’en vais à l’instant !… »
Bien entendu, je restai.
De chagrin, je buvais le xérès et le Château-Lafitte à plein verre. N’en ayant pas l’habitude, je me grisais rapidement, et ma colère grandissait avec l’ivresse. J’eus soudain envie de les insulter de la façon la plus insolente et de sortir aussitôt. Saisir le moment et me montrer ; qu’ils puissent dire : il est ridicule, mais intelligent… et… et… en un mot, que le diable les emporte !
Je les toisai de mes yeux ivres. Mais ils paraissaient m’avoir oublié complètement. Entre eux ils étaient bruyants, criards, gais. Zverkov parlait tout le temps. J’écoutais. Zverkov racontait qu’il avait amené jusqu’à l’aveu une dame superbe (il mentait certainement) et que dans cette affaire il avait été aidé particulièrement par son ami intime, un certain prince, le hussard Nicolas, qui possédait trois mille âmes.
— Et cependant ce Nicolas, qui a trois mille âmes, n’est pas ici pour vous faire ses adieux, dis-je, prenant part à la conversation.
Tousse turent un instant.
— Vous voilà déjà ivre, dit Troudolubov, daignant enfin m’apercevoir, et louchant de mon côté avec mépris.
Zverkov m’examinait en silence comme un insecte. Je baissai les yeux. Simonov se hâta de servir le champagne.
Troudolubov leva sa coupe, tous suivirent son exemple, excepté moi.
— A ta santé et bon voyage ! cria-t-il à Zverkov : A l’ancien temps, messieurs, à notre avenir, hourra !
Tous burent et allèrent embrasser Zverkov. Je ne bougeai pas ; ma coupe pleine était devant moi.
— Est-ce que vous n’allez pas boire ? rugit Troudolubov, qui avait perdu patience, en s’adressant à moi d’un air menaçant.
— Je veux porter une santé moi-même, à part ; et alors je boirai, monsieur Troudolubov !
— Vilain rageur ! grogna Simonov.
Je me redressai sur ma chaise et pris la coupe d’une main fiévreuse, me préparant à quelque chose d’extraordinaire, et ne sachant pas encore moi-même ce que j’allais dire.
— Silence ! cria Ferfîtchkine. Ce que cela va être fort !
Zverkov attendait très gravement, comprenant ce qui se préparait.
— Monsieur le lieutenant Zverkov. commençai-je. sachez que je déteste les phrases, les phraseurs et les tailles serrées… C’est un premier point, auquel suivra un deuxième.
Tous firent un mouvement.
— Deuxième point : je hais la débauche et les débauchés. Et surtout les débauchés ! Troisième point : j’aime la vérité, la sincérité et la probité, continuai-je presque machinalement, déjà glacé d’effroi, sans comprendre comment je pouvais parler ainsi… J’aime la pensée, monsieur Zverkov ; j’aime la véritable camaraderie, à égalité complète, non pas… hum… J’aime… Mais d’ailleurs, pourquoi pas ? Et je vais boire à votre santé, monsieur Zverkov ! Séduisez les Circassiennes, tirez sur les ennemis de la patrie, et… et… A votre santé monsieur Zverkov !
Zverkov se leva, me salua et dit :
— Je vous remercie.
Il était très offensé et avait même pâli.
— Diantre ! rugit Troudolubov, frappant la table de son poing.
— Mais non, monsieur, on donne des gifles pour cela ! glapit Ferfîtchkine.
— Il faut le chasser ! grogna Simonov.
— Pas un mot, messieurs, pas un geste ! cria Zverkov majestueusement en calmant l’indignation générale. Je vous remercie tous, mais je saurai lui prouver quel prix je donne à ses paroles.
— Monsieur Ferfîtchkine, vous me rendrez raison demain pour vos paroles de tout à l’heure ! dis-je à haute voix, en m’adressant gravement à Ferfitchkine.
— Un duel, monsieur ? Je suis à vos ordres, répondit celui-ci. Mais je devais être si ridicule, en faisant cette provocation, et cela allait si peu à ma figure, que tous, et après tous Ferfîtchkine lui-même, tous se roulèrent de rire.
— Oui, certainement, laissons-le ! Il est complètement ivre ! dit Troudolubov avec dégoût.
— Je ne me pardonnerai jamais de l’avoir inscrit, murmura encore Simonov.
« Ce serait le moment de leur jeter une bouteille à la tête », pensai-je ; je pris une bouteille, et… je remplis mon verre.
… « Non, je préfère rester jusqu’au bout ! continuai-je à penser, vous eussiez été contents que je partisse, messieurs. Pour rien au monde. Je resterai exprès et je boirai jusqu’au bout, afin de montrer que je n’y ajoute aucune importance. Je resterai et je boirai, parce qu’ici c’est une hôtellerie, et j’ai payé l’entrée. Je resterai et je boirai parce que je vous regarde comme des imbéciles, qui n’existent même pas pour moi. Je resterai et je boirai… et je chanterai, si je veux ; oui, monsieur, et je chanterai, parce que j’en ai le droit… de chanter… hm. »
Mais je ne chantai pas. Je faisais mon possible pour ne regarder personne ; je prenais des attitudes indépendantes et j’attendais avec impatience qu’ils m’adressassent la parole les premiers. Mais hélas ! ils ne me parlèrent pas. Oh ! comme j’aurais voulu, comme j’aurais voulu me réconcilier avec eux à cet instant ! Huit heures sonnèrent, puis neuf heures. Ils quittèrent la table et se placèrent auprès du canapé. Zverkov s’étendit sur le canapé, un pied sur le guéridon. On y porta le vin. Il leur avait en effet fait apporter trois bouteilles. On ne m’invita pas, bien entendu. Tous l’entourèrent. On l’écoutait avec presque de la vénération. Il était évident qu’on l’aimait. « Pourquoi ? Pourquoi ? » pensais-je. Quelquefois ils s’extasiaient dans leur ivresse et échangeaient des accolades. Ils parlaient du Caucase, de ce qu’est la vraie passion, des emplois avantageux, des revenus du hussard Podkhargevski, que personne ne connaissait, et se réjouissaient de ses grands revenus ; de la beauté extraordinaire et de la grâce de la princesse D…, que personne n’avait jamais vue non plus : enfin, ils finirent en disant que Shakespeare est immortel.
Je souriais avec mépris et j’allais du côté opposé de la chambre, juste en face du divan, faisant la navette entre la table et le mur. Je voulais montrer de toutes mes forces que je pouvais me passer d’eux ; et cependant je frappais du pied, en marchant sur les talons de mes bottes. Mais tout était inutile ; ils ne faisaient aucune attention à moi. J’eus la patience de marcher ainsi, droit devant eux, depuis huit heures jusqu’à onze heures, sur la même place. « Voilà, je marche et personne ne peut me le défendre. » Le garçon qui entrait me regarda plusieurs fois : les tours fréquents que je faisais me donnaient le vertige ; par moments il me semblait que j’avais le délire. Pendant ces trois heures je suai et me séchai trois fois. Par moments, avec une douleur profonde et aiguë s’enfonçait dans mon cœur la pensée que dix ans, vingt ans, quarante ans passeraient, et que je me rappellerais quand même dans quarante ans ces sales moments de ma vie, les plus affreux et les plus ridicules. Il était impossible de s’humilier soi-même plus volontairement avec moins de honte ; je comprenais cela parfaitement et je continuais à marcher de la table au poêle. « Oh ! si vous pouviez savoir seulement de quels sentiments et de quelles pensées je suis capable, et comme je suis développé ! » pensais-je par instant, m’adressant dans mes pensées au canapé sur lequel se trouvaient mes ennemis. Mais ces ennemis se conduisaient comme si je n’eusse pas été dans la même pièce. Une fois, une seule fois ils se tournèrent vers moi ; ce fut quand Zverkov parla de Shakespeare ; et j’éclatai d’un rire méprisant. Je pouffai d’une façon si vilaine et si affectée, qu’ils interrompirent leur conversation d’un commun accord et en silence, gravement, sans rire, pendant deux minutes environ ils m’observèrent marcher le long du mur, de la table au poêle, affectant de ne faire aucune attention à eux. Mais il n’y eut pas d’autre résultat. Ils ne me parlèrent pas. et deux minutes après, ils négligèrent totalement ma présence. Onze heures sonnèrent.
— Messieurs, cria Zverkov, en se levant du canapé. Allons tous là-bas.
— Sans doute ! sans doute ! dirent les autres.
Je me tournai brusquement vers Zverkov. J’avais tellement souffert, j étais brisé, j’étais prêt à tout pour en finir, fût-ce à me couper la gorge. J’avais la lièvre ; mes cheveux mouillés par la sueur étaient collés sur mon front et mes tempes.
— Zverkov ! Je vous demande pardon, dis-je brusquement et d’un ton décidé ; Ferfitchkine à vous aussi, à tous, à tous, je vous ai tous offensés.
— Ah ! Ah ! C’est a cause du duel ! siffla venimeusement Ferfitchkine.
Cela me donna un coup au cœur.
— Non, je n’ai pas peur de me battre. Ferfitclikine ! Je suis prêt à me battre demain avec vous, après notre réconciliation. J’insiste même là-dessus, et vous ne pouvez pas me refuser. Je veux vous prouver que je n’ai pas peur du duel. Vous tirerez le premier et moi je tirerai en l’air.
— Il s’amuse ! remarqua Simonov.
— Il a perdu la tête ! répondit Troudolubov.
— Permettez-moi de passer, pourquoi barrez-vous le chemin !… Allons, que voulez-vous ? répondit Zverkov avec mépris. Tous étaient rouges ; leurs veux brillaient ; on avait bu beaucoup.
— Je vous demande votre amitié, Zverkov. je vous ai offensé, mais…
— Offensé ? Vous ! Moi ! Sachez, monsieur, que jamais et dans aucune circonstance vous ne pouvez m’offenser.
— Et maintenant assez, filez ! confirma Troudolubov. Partons.
— Olympe est pour moi. messieurs, c’est entendu ! cria Zverkov. Cela va sans dire ! Cela va sans dire ! lui répondit-on, en riant.
J étais bafoué. La bande sortait de la pièce bruyamment. Troudolubov entonna quelque stupide chanson. Simonov s’arrêta un court instant, pour donner des pourboires aux garçons. Je m approchai de lui soudain.
— Simonov ! donnez-moi six roubles ! dis-je d’une voix décidée et désespérée. Il me regarda avec une profonde stupéfaction, d’un œil trouble. Lui aussi était ivre.
— Est-ce que vous allez nous suivre là-bas !
— Oui !
— Je n’ai pas d’argent ! dit-il brusquement, puis sourit avec mépris et sortit.
Je saisis sa capote. C’était un cauchemar.
— Simonov ! J’ai vu que vous aviez de l’argent, pourquoi me refusez-vous ? Suis-je un coquin ? Gardez-vous de me refuser : si vous saviez, si vous saviez pourquoi je le demande ! De cela dépend tout, tout mon avenir, tous mes projets…
Simonov sortit l’argent et me le jeta presque.
— Prenez donc, puisque vous êtes si déhonté ! prononça-t-il impitoyablement, et il courut rattraper les autres.
Je restai seul un instant. Le désordre, les restes des plats, un verre cassé sur le parquet, du vin répandu. des bouts de cigarettes, l’ivresse et le délire dans la tête, une douleur torturante dans le cœur, et, enfin, le garçon, qui avait tout vu et tout entendu et qui me dévisageait curieusement « Là-bas ! m’écriai-je. Ou bien ils me demanderont mon amitié à genoux, en embrassant mes pieds, ou bien… ou bien je souffletterai Zverkov ! »
V
« La voilà, la voilà, enfin, la rencontre avec la réalité, murmurai-je, en descendant rapidement. Ceci n’est plus le départ du pape, quittant Rome et allant au Brésil ; ce n’est plus le bal au lac de Côme ».
— « Tu n’es qu’un lâche ! résonna quelque chose dans ma tête, si tu as le courage d’en rire à présent. »
— « Tant pis ! criai-je, en réponse à moi-même. Maintenant tout est perdu ! »
On ne les voyait plus ; mais cela m’était égal : je savais où ils étaient allés.
Près du perron se tenait un traîneau de louage ; le cocher était vêtu d’une houppelande de drap toute saupoudrée d’une neige fondue qui tombait encore et paraissait tiède. Il faisait chaud et lourd. Son petit cheval brun, velu, était aussi poudré à blanc et toussait ; je me le rappelle bien. Je me jetai dans son traîneau ; mais j’avais à peine levé la jambe pour y monter, que le souvenir de la façon dont Simonov m’avait donné six roubles me terrassa et je tombai dans le traîneau comme un paquet.
« Non ! Il faudrait beaucoup, pour racheter tout cela ! criai-je ; mais je le rachèterai, dussé-je mourir sur place cette nuit. Marche ! »
Nous partîmes. Un tourbillon se soulevait dans ma tête :
« Me supplier de leur accorder mon amitié, ils ne le feront pas. C’est un mirage, un vil mirage, dégoûtant, romantique et fantastique, c’est comme le bal au lac de Côme. Et puis il faut que je soufflette Zverkov ! Je dois le faire. Ainsi, c’est décidé, je cours maintenant lui donner un soufflet ! Fouette cocher ! »
Le cocher secoua les rênes.
« Je le donnerai dès en entrant. Dois-je dire quelques paroles avant le soufflet, en guise de préambule ? Non. J’entrerai tout simplement et je le donnerai. Ils seront tous dans la salle et lui sera à côté d’Olympe sur le canapé. Maudite Olympe ! Un jour elle se moqua de mon visage et se refusa. Je traînerai Olympe par les cheveux, et Zverkov par les oreilles ! Non, mieux vaut que je le prenne par une oreille et que je le conduise ainsi à travers toute la pièce. Il se peut qu’ils se mettent à me battre et me fassent sortir. C’est même certain. Tant pis ! Ce sera moi quand même qui aurai donné un soufflet : mon initiative : et d’après les lois de l’honneur c’est tout : il portera le sceau de l’infamie et ce n’est pas avec les coups qu’il pourra se laver de l’injure du soufflet.il n’aura qu’à se battre en duel ! Il devra se battre. Qu’ils me rouent de coups à présent. Qu’ils le fassent, les ingrats ! Ce sera surtout Troudolubov : il est si fort : Fertîtchkme s’accrochera par côté et s’agrippera sûrement à mes cheveux, j’en suis certain. Mais tant pis. tant pis ! J’y vais quand même. Leurs têtes de mouton devront bien comprendre enfin, dans toute cette tragédie ! Quand ils me traîneront jusqu’à la porte, je leur crierai qu’en réalité ils ne valent même pas mon petit doigt. Marche donc, marche ! » criai-je au cocher. Il tressaillit et donna un coup de fouet. J’avais crié comme un sauvage.
« Nous nous battrons à l’aube, c’est décidé. J’en ai fini avec mon bureau. Mais où donc prendrai-je des pistolets ? Tiens ! Je me ferai faire une avance sur mon traitement et je m’en achèterai. De la poudre, des halles. Ça. c’est l’affaire des témoins. Mais comment organiser tout cela avant l’aube ? Où prendrai-je des témoins ? Je ne connais personne… Quelle absurdité ! criai-je, — et le tourbillon se soulevait davantage, — quelle absurdité ! Le premier venu dans la rue, auquel je m’adresserai, est obligé d’être mon témoin, absolument, comme on est obligé de se jeter à l’eau pour sauver quelqu’un qui se noie. Les circonstances les plus excentriques sont admises. Si je demandais même demain au directeur d’être mon second, il devrait y consentir, par sentiment chevaleresque, et garder mon secret ! Anton Antonitch… » Mais à ce moment se présentèrent clairement et nettement à mon esprit, l’inanité de mes suppositions et tout le revers de la médaille, mais…
— Fouette, cocher, marche donc, coquin, marche donc !
— Ah ! monsieur ! répliqua-t-il.
Le froid m’enveloppa.
« Ne serait-il pas mieux… ne vaudrait-il pas mieux… aller droit à la maison ? Oh ! mon Dieu ! Pourquoi, pourquoi ai-je demandé hier à être de ce dîner ! Mais non, c’est impossible ! Et la promenade pendant trois heures de la table au poêle ? Non, ce sont eux, eux et personne d’autre qui doivent régler cette promenade ! Ils doivent laver ce déshonneur ! Marche !
« Mais s’ils me font conduire au poste ! Ils n’oseront pas ! Ils auront peur du scandale. Mais si Zverkov refuse de se battre, par mépris ? C’est même certain ; mais alors je lui prouverai… Je me précipiterai dans la cour de la poste, demain, quand il voudra partir, je le saisirai par la jambe, je lui arracherai sa capote quand il voudra monter dans sa voiture. J’enfoncerai mes dents dans sa main, je le mordrai. Regardez tous jusqu’où l’on peut amener un homme désespéré ! Tant pis s’il me donne des coups sur la tête et eux tous par derrière. Je crierai aux assistants : « Voyez donc, voilà un jeune chien qui va séduire les Circassiennes avec mon crachat sur son visage ! »
Naturellement, après cela tout était fini ! Le bureau disparaissait de la surface terrestre. On me saisissait, on méjugeait, on me faisait perdre mon emploi, on me mettait en prison, ou bien on m’exilait en Sibérie, forcé de devenir colon. Que voulez-vous ? Dans quinze ans, mendiant, en guenilles, j’irai à sa recherche quand on m’aura rendu la liberté. Je le trouverai quelque part, dans quelque ville de province. Il sera marié et heureux. Il aura une grande fille… Je lui dirai : « Vois donc, monstre mes joues creuses et mes loques ! J’ai tout perdu : la carrière, le bonheur, l’art, la science, la femme que j’aimais, tout cela par ta faute. Voici des pistolets. Je suis venu décharger mon pistolet et… et je te pardonne. Je vais tirer en l’air et tu n’entendras plus parler de moi… »
Je commençai à pleurer, cependant je savais bien, à l’instant même, que tout cela était tiré de Silvio ou de la Mascarade de Lermontov. Et soudain, j’eus honte, tellement honte, que j’arrêtai le cheval, sortis du traîneau et m’enfonçai dans la neige au milieu de la rue. Le cocher me regardait avec stupéfaction et soupirait.
Que faire ? N’y pas aller, ce n’était donc qu’une blague, et je ne pouvais laisser l’affaire, parce qu’alors il en résulterait… Seigneur ! Comment aurait-on pu laisser cela ! Après de pareils outrages ! « Non, m’écriai-je, me jetant de nouveau dans le traîneau ; c’était écrit, c’est la fatalité ! Plus vite, plus vite, là-bas ! »
Dans mon impatience je donnai au cocher un coup de poing sur la nuque.
— Qu’as-tu donc, pourquoi me frappes-tu ? cria le paysan, tout en fouettant son haridelle, à un tel point qu’elle se mit à ruer.
La neige fondante tombait à flocons ; je me découvrais, je n’y songeais même pas. J’oubliais tout le reste, parce que je m’étais définitivement décidé à donner un soufflet, et je sentais avec horreur que cela devait arriver absolument, immédiatement et qu’aucune force humaine ne pourrait l’empêcher.
Les réverbères isolés scintillaient mornes dans la nuit de neige, comme des torches pendant un enterrement. La neige se glissait sous ma capote, sous ma redingote, sous ma cravate et y fondait ; je ne me couvrais pas : à quoi bon, tout n’était-il pas perdu ! Enfin, nous arrivâmes. Je descendis tout éperdu du traîneau, je montai les marches en courant, et je frappai à la porte des pieds et des mains. Mes jambes, surtout dans les genoux, faiblissaient affreusement. On ouvrit très vite ; comme si l’on avait annoncé mon arrivée.
En effet, Simonov avait prévenu que, peut-être, il viendrait encore quelqu’un. Ici, en effet, il fallait prévenir et, en général, prendre des précautions. C’était un de des « magasins de modes » d’autrefois, depuis longtemps fermés par la police. Pendant le jour, en effet, c’était un magasin : mais le soir, on y pouvait venir avec une recommandation.
Je traversai rapidement le magasin non éclairé et j’allai dans la salle que je connaissais, où brûlait une bougie unique, et je m’arrêtai stupéfait : il n’y avait personne.
— Où sont-ils ? demandai-je.
Bien entendu, ils avaient eu le temps de se disperser…
Devant moi était quelqu’un, le sourire bête, la maîtresse de maison elle-même, qui me connaissait quelque peu. Au bout d’un instant, la porte s’ouvrit et une autre personne entra.
Sans faire attention à rien, je marchais à travers la pièce et parlais tout seul, je le crois. C’était comme si j’avais échappé à la mort et tout mon être s’en ressentait joyeusement : car j’aurais donné le soufflet, oui, je l’eusse absolument donné !… Mais, à présent, ils n’étaient plus là et… tout avait disparu, changé !… Je me retournai. Je ne pouvais pas réfléchir. Je regardai machinalement la jeune fille qui était entrée. Devant moi parut un visage jeune, frais, un peu pâle, avec des sourcils foncés et droits, le regard sérieux et comme étonné. Cela me plut aussitôt : je l’aurais haïe si elle avait souri. Je la regardai avec plus d’attention et avec un certain effort : mes idées étaient encore éparses. Sur son visage il y avait quelque chose de simple et de bon mais sérieux jusqu’à l’étrangeté. Je suis persuadé qu’ici elle n’était pas appréciée et que parmi ces imbéciles, aucun ne l’avait remarquée. D’ailleurs, ce n’était pas une beauté, mais elle était grande, forte, bien faite. Elle était mise très simplement. Une mauvaise impulsion me poussa ; j’allai droit à elle…
Je me vis par hasard dans la glace. Mon visage convulsé me parut dégoûtant au plus haut degré : pâle, méchant, vil, les cheveux ébouriffés : « Tant mieux, j’en suis bien aise, pensai-je ; je suis très content de lui paraître répugnant ; cela m’est agréable… »
VI
… Quelque part, derrière une cloison, une horloge ronfla, comme si on la pressait, comme si on lui serrait la gorge. Après un ronflement particulièrement long, on entendit soudain une sonnerie claire, criarde, et trop précipitée, — comme si quelqu’un s’était élancé. Deux coups sonnèrent. Je revins à moi, je ne dormais cependant pas, mais je me trouvais dans un état de torpeur.
Dans la chambre petite, étroite et basse de plafond, encombrée d’une énorme armoire et remplie de cartons, de chiffons et de vêtements, il faisait presque obscur. Le bout de bougie, qui brûlait sur la table, à l’extrémité de la chambre, presque consumé, jetait par instants de fugitives clartés. Quelques instants encore et ce serait l’obcurité complète.
Je revins à moi assez promptement ; je me rappelai aussitôt tout, sans effort, comme si ces souvenirs m’eussent guetté pour m’assaillir.
Et même dans cet état de torpeur, il restait toujours dans ma mémoire une sorte de point qui ne s’effaçait jamais, et autour duquel gravitaient mes rêves. Mais, chose étrange : tout ce qui m’était arrivé ce jour-là, me parut, à mon réveil, quelque chose de très lointain, vécu depuis fort longtemps.
J’étais tout étourdi. Quelque chose voltigeait autour de moi, m’agaçait, m’excitait et m’inquiétait. L’ennui et la bile bouillonnaient en moi et cherchaient une issue. Soudain, j’aperçus à côté de moi deux yeux ouverts, qui m’examinaient avec curiosité. Le regard était froid, sans intérêt, morne, tout à fait étranger ; il attristait.
Une idée morose germa dans mon cerveau et donna à toute ma chair une sensation désagréable, pareille à celle qu’on éprouve quand on entre dans un sous-sol humide et moisi. Il était presque extraordinaire que ces yeux se fussent mis à m’examiner seulement à présent. Je me souvins aussi que pendant deux heures je n’avais pas échangé une seule parole avec cette créature, ne l’ayant nullement trouvé nécessaire ; tout à l’heure, cela m’avait même plu je ne sais pourquoi. Maintenant, je vis clairement combien absurde et dégoûtante est la débauche, qui commence brutalement, sans amour et sans pudeur, par ce qui couronne le véritable amour. Nous nous regardâmes longtemps ainsi, mais elle ne baissait pas son regard devant le mien, et n’en changeait pas l’expression, de sorte qu’à la fin je me sentis mal à mon aise.
— Comment t’appelles-tu ? demandai-je brièvement, pour en finir plus vite.
— Lisa, répondit-elle presque en chuchotant, mais d’une façon peu accueillante ; et elle détourna les yeux.
Je me tus.
— Quel temps aujourd’hui… la neige… c’est ignoble ! dis-je presque à part, mettant la main sous ma tête et regardant le plafond.
Elle ne répondit pas. Tout cela était écœurant.
— Es-tu d’ici ? demandai-je au bout d’un instant presque fâché, en tournant légèrement la tête vers elle.
— Non.
— D’où viens-tu ?
— De Riga, dit-elle à regret.
— Allemande ?
— Russe.
— Depuis longtemps ici ?
— Où donc ?
— Dans la maison.
— Quinze jours.
Elle parlait de plus en plus laconiquement. La bougie était consumée ; je ne pouvais distinguer son visage.
— As-tu tes parents ?
— Oui… non… oui.
— Où sont-ils ?
— Là-bas, à Riga.
— Que font-ils ?
— Rien…
— Comment : rien ? De quelle condition ?
— Citadines.
— Tu étais avec eux ?
— Oui.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt ans.
— Pourquoi les as-tu quittés ?
— Parce que…
Ce mot voulait dire : laisse-moi, tu m’ennuies. Nous nous tûmes.
Je ne sais pourquoi je ne m’en allais pas. Moi-même j’étais agacé et ennuyé. Les images de toute la journée précédente passaient dans ma mémoire contre mon gré et en désordre. Je me rappelai soudain une scène que j’avais vue le matin dans la rue en allant au bureau.
— Aujourd’hui on a manqué de faire tomber un cercueil qu’on transportait…, dis-je presque à haute voix, sans aucun désir de causer, mais par hasard.
— Un cercueil ?
— Oui, à la Sennaïa ; on le sortait d’une cave.
— D’une cave ?
— Pas d’une cave, mais d’un sous-sol… sais-tu… d’en bas… d’une mauvaise maison… C’était si sale autour… Des coquilles, des ordures… cela sentait mauvais.
Un silence.
— On enterre si mal à présent ! commençai-je de nouveau, rien que pour rompre le silence.
— Pourquoi cela ? — Il y a de la neige, de la boue, de la saleté… (Je bâillai).
— Qu’est-ce que cela peut faire, dit-elle soudain, après quelque silence.
— Non, c’est vilain… Je bâillai encore. Les fossoyeurs ont dû jurer, parce que la neige mouillait. Il y avait sûrement de l’eau dans la fosse.
— Pourquoi y aurait-il de l’eau dans la fosse ? demanda-t-elle avec une certaine curiosité, mais en parlant plus brusquement et plus brièvement qu’avant.
Cela commençait à m’exciter.
— Mais oui, de l’eau au fond, six pouces au moins. Au cimetière de Volkovo, on ne pourrait creuser une seule tombe sèche.
— Pourquoi ?
— Comment pourquoi ? L’endroit est marécageux. Ici il en est partout ainsi. On les met droit dans l’eau. Je l’ai vu moi-même bien des fois… (Je n’avais jamais vu cela, et même je n’étais jamais allé au cimetière de Volkovo, mais je l’avais entendu raconter.)
— Est-ce que cela ne te ferait rien de mourir ?
— Mais pourquoi mourir ? répondit-elle, en se défendant.
— Mais tu mourras bien un jour, et tu mourras exactement comme celle-là. C’était aussi une jeune fille… Elle est morte de la poitrine.
— Si c’était une fille, elle serait morte à l’hôpital. (Elle doit déjà le savoir, pensai-je, et dit : une fille, au lieu d’une jeune fille.)
— Elle devait à la patronne, repartis-je, m’excitant déplus en plus par la discussion : elle est restée jusqu’à la fin à son service ; malgré sa phtisie. Tout autour, les cochers le disaient aux soldats, ils le racontaient. C’étaient des gens qui l’avaient connue. On riait. Ils voulaient aller boire au cabaret en souvenir d’elle. (Ici aussi je mentais.)
Un silence, un profond silence. Elle ne bougea même pas.
— Mais est-ce qu’il fait meilleur de mourir à l’hôpital ?
— N’est-ce pas pareil ?… Pourquoi mourrais-je ? ajouta-t-elle avec irritation.
— Pas maintenant, mais après ?
— Eh bien, et après…
— Mais comment donc ! Maintenant te voilà belle, jeune et fraîche, on t’apprécie en conséquence. Mais au bout d’un an de cette vie, tu ne seras plus la même, tu te flétriras.
— Au bout d’un an ?
— En tout cas. tu vaudras moins dans un an, continuai-je avec une joie malicieuse. D’ici tu tomberas plus bas, dans une autre maison. Dans un an encore, une troisième maison, plus bas et plus bas, et dans environ sept ans, tu te trouveras dans quelque cave de la Sennaïa. Ce ne serait rien encore. Mais le malheur, c’est que si tu as quelque maladie, eh bien ! la poitrine faible… ou tu t’enrhumeras, ou quelque autre chose. Dans cette vie-là, les maladies guérissent difficilement. Elles se prennent, mais elles ne se quittent pas. Voilà comment tu mourras.
— Eh bien, je mourrai, répondit-elle, enfin vexée et faisant un brusque mouvement.
— C’est regrettable.
— Pourquoi ?
— On regrette la vie.
Un silence.
— Avais-tu un amoureux ? Ah ?
— Qu’est-ce que cela vous fait ?
— Moi je ne te questionne pas. Qu’est-ce que cela peut me faire ? Pourquoi te fâches-tu ? Tu as certainement tes ennuis. Cela ne me fait rien. Mais voilà, je plains.
— Qui donc ?
— Mais, toi, parbleu.
— Il n’y a pas de quoi…, chuchota-t-elle à peine, et elle fit un nouveau mouvement.
Cela me vexa aussitôt. Comment ! J étais si doux avec elle, et elle…
— Mais qu’en penses-tu ? Es-tu dans la bonne voie, eh ?
— Je ne pense rien du tout.
— C’est précisément ce qui est mal, que tu ne penses pas. Reviens à toi, pendant qu’il en est encore temps. Il en est temps encore. Tu es jeune, tu es belle ; tu pourrais aimer, te marier, être heureuse…
— Toutes celles qui sont mariées ne sont pas toujours heureuses, dit-elle encore rapidement comme avant.
— Pas toutes, bien entendu, mais cela vaut toujours mieux qu’ici. Beaucoup mieux. Mais quand on aime, on peut se passer de bonheur. La vie est encore belle dans le malheur, il fait bon vivre, n’importe comment. Mais, ici, ce n’est que puanteur. Fi !
Je me détournai avec dégoût ; je ne raisonnais plus froidement. Je commençais à sentir ce que je disais et à y mettre de l’ardeur. Il me tardait d’exposer mes petites idées secrètes, formées dans mon coin. Quelque chose s’était allumé en moi, un but était « venu ».
— Ne fais pas attention à moi, parce que je suis ici ; je ne te sers pas d’exemple. Je suis peut-être bien pis que toi. D’ailleurs, je suis venu ici en état d’ivresse, me hâtai-je de m’excuser. — Et puis, l’homme n’est pas un modèle pour la femme. C’est différent ; je puis venir ici, et me salir, et me dégrader, mais je ne suis l’esclave de personne ; je suis venu et je m’en irai. Je me secoue et je redeviens autre. Mais quant à toi, pour commencer, tu es une esclave. Oui, une esclave ! Tu as tout donné, toute ta volonté. Et si tu voulais briser ces chaînes, cela serait impossible : elles te tiendraient de plus en plus fortement. C’est une chaîne maudite. Je la connais. Je ne parle pas d’autre chose, tu ne le comprendrais pas. Mais dis-le-moi : tu es sûrement endettée envers le propriétaire ? Eh bien, vois-tu ! ajoutai-je, —voyant malgré son mutisme qu’elle m’écoutait de tout son être, — voilà une chaîne ! Tu ne pourras jamais te délivrer. C’est comme si tu avais vendu ton âme au diable…
« Et puis, d’ailleurs… il se peut que je sois aussi malheureux, tu ne peux le savoir, et que je veuille me vautrer dans la boue, à cause de mon chagrin. Il arrive bien de boire par chagrin ; eh bien, c’est le chagrin qui m’a amené ici. Dis donc, qu’y a-t-il de bien : nous nous sommes… rencontrés… tout à l’heure, et nous n’avons pas échangé une parole, et ce n’est qu’après que tu m’as examiné, comme une sauvage ; moi aussi de mon côté. Est-ce ainsi que l’on aime ? Est-ce ainsi qu’on devrait se réunir ? C’est une monstruosité, voilà tout !
— Oui ! approuva-t-elle brusquement.
La promptitude avec laquelle elle prononça ce « oui » m’étonna. Peut-être la même idée germaitelle tout à l’heure dans sa tête, quand elle m’examinait ? Alors, elle était donc capable de penser quelque peu ?… « Que le diable m’emporte, mais c’est curieux, nous sommes de la même famille, pensai-je, en me frottant les mains. Comment ne pas avoir raison d une si jeune âme ! »
Ce jeu m’excitait.
Elle tourna sa tête vers moi et la soutint avec sa main, comme il me parut dans l’obscurité. Elle m’examinait peut-être. Combien je regrettais l’impossibilité de voir ses yeux. J’entendais sa respiration profonde.
— Comment es-tu venue ici ? demandai-je avec quelque autorité.
— Comme ça…
— Il fait cependant bon dans la maison paternelle ! On y est au chaud, on y est libre ; c’est un nid.
— Mais si non ?
« Il faudrait toucher la corde sensible, me passa-t-il en tête ; on ne gagnera rien avec les sentiments. »
Cependant, ce ne fut qu’un éclair. Je le jure, elle m’intéressait réellement. D’ailleurs, j’étais affaibli et mal disposé. Et puis la friponnerie s’accorde si facilement avec le sentiment.
— Certainement ! me hâtai-je de répondre ; tout arrive. Je suis justement persuadé que quelqu’un t’a offensée et que ce sont plutôt les autres qui sont coupables envers toi. que toi envers eux. Je ne connais pas du tout ton histoire, mais certainement. une jeune fille comme toi n’est pas venue ici de son propre gré…
— Quelle jeune fille suis-je donc ? chuchota-t-elle si bas, mais je l’entendis.
Ah, diantre ! je flatte. C’est vilain. Et peut-être, c’est bien… Elle se taisait.
— Voyons, Lisa, je te parlerai de moi. Si j’avais eu une famille dans mon enfance, je ne serais pas ce que je suis. J’y pense très souvent. Si mal qu’on soit dans sa famille, — c’est toujours le père et la mère, ce ne sont pas des ennemis ni des étrangers. Ah ! si même ils ne te témoignent de l’affection qu’une fois par an, tu sais malgré cela que tu es chez toi. Moi, j’ai grandi sans famille ; c’est probablement pour cela que je suis devenu si… « insensible ».
J’attendis encore.
« Peut-être ne comprend-elle pas », pensais-je ; « et puis c’est drôle : de la morale ».
— Si j’étais père et si j’avais eu une fille, il me semble que j’aurais aimé ma fille plus que mes fils, vraiment.
Je commençais indirectement, comme si je ne cherchais pas à la distraire. Je dois l’avouer, je rougissais.
— Pourquoi donc ? demanda-t-elle.
Ah ! elle écoutait donc !
— Je ne sais pas. Lisa. Vois-tu : je connaissais un père, qui était un homme austère, sévère, et devant sa fille il se mettait à genoux, lui baisait les pieds et les mains, ne pouvait assez l’admirer, vraiment. Elle dansait dans les soirées et lui, il restait des cinq heures debout à la même place, sans détourner son regard. Il en devint fou. Je comprends cela. Toute fatiguée, elle dormait la nuit ; lui se levait et l’embrassait et la bénissait tout endormie. Il portait une redingote toute graisseuse ; pour tous, il était avare, mais il dépensait pour elle son dernier argent, lui faisait de riches cadeaux, et quel bonheur pour lui. quand le cadeau lui plaisait. Le père aime toujours mieux les filles que la mère. Que certaines jeunes filles sont heureuses chez elles ! Mais il me semble que je n’aurais pas marié ma fille.
— Comment cela ? demanda-t-elle, souriant à peine.
— J’aurais été jaloux, je le jure. Comment pourrait-elle embrasser un autre homme ? Aimer un étranger plus que son père ? C’est pénible à imaginer. Certainement, ce sont des bêtises ; certainement. à la fin chacun devient raisonnable. Mais il me semble qu’avant de la marier, je me serais fait un souci terrible : j’aurais renvoyé tous les prétendants. Et j’aurais fini quand même par la marier avec celui qu’elle aimait. Car c’est toujours celui que la fille aime, qui plaît le moins au père. C’est ainsi. Bien des ennuis dans les familles viennent de là.
— Il y en a qui sont contents de vendre leur fille, non pas de la marier honorablement, dit-elle soudain.
Ali ! voilà ce que c’est !
— Lisa. c’est dans les familles où il n’y a ni Dieu, ni affection, repartis-je chaleureusement. Là où il n’y a pas d’affection, il n’y a pas de raison non plus. De pareilles familles existent, il est vrai, mais ce n’est pas d’elles que je parle. Il parait que dans ta famille tu n’as pas été bien, pour parler ainsi. Tu dois être vraiment malheureuse. Hm… C’est dans la pauvreté que ces choses arrivent…
— Est-ce donc mieux chez les riches ? Les honnêtes gens vivent également bien dans la pauvreté.
— Hum… oui. Peut-être. Écoute encore, Lisa. L’homme aime à compter ses chagrins, mais il ne compte pas ses joies. Mais s’il les comptait, il verrait bien que chacun en a sa part. Mais si dans la famille on a de la chance, Dieu vient à l’aide, un bon mari se trouve qui t’aime, qui te choyé, qui ne te quitte pas. Qu’il fait bon dans une famille pareille ! Quelquefois, les chagrins n’empêchent pas qu’on y soit bien ; mais où ne se trouve-t-il pas de chagrins ? Tu te marieras peut-être, tu le sauras toi-même. Prenons par exemple le premier temps après le mariage avec celui qu’on aime : que de bonheur, que de bonheur on a à la fois ! Mais c’est ainsi très fréquemment. Le premier temps, les disputes même avec le mari se terminent bien. Certaines femmes, plus elles aiment leur mari, plus elles entament de disputes avec lui. Vraiment, j’en ai connu : « Voilà, pensent-elles, je t’aime beaucoup et c’est par amour que je te tourmente, et toi tu dois le comprendre. » Le savais-tu que l’on peut faire souffrir quelqu’un exprès par amour ? Ce sont surtout les femmes. Et en elles-mêmes elles pensent : « Mais aussi après, je lui témoignerai tant d’amour, je le caresserai tant, que ce n est pas un mal que de le faire souffrir à présent. » Et tous autour de vous sont heureux, c’est si bon, si gai, si paisible, si honnête… Il y en a aussi qui sont jalouses. J’en connaissais une, qui ne pouvait supporter que son mari sortît. Elle courait même dans la nuit, pour aller voir s’il ne serait pas là, dans telle maison, avec telle femme ? Ça c’est mal. Elle le sait bien que c’est mal, son cœur lui manque et se torture ; mais elle aime ; c’est par amour. Oh ! qu’il est bon de faire la paix après une querelle, de demander pardon, ou de pardonner ! Tous les deux se trouvent bien, si bien,
— comme s’ils venaient de se rencontrer, de nouveau de se marier, de commencer à s’aimer. Et personne, personne ne doit savoir ce qui se passe entre le mari et la femme, s’ils s’aiment. S’ils ont une discussion, ils ne doivent pas même en parler à leurs mères, et les faire juges de cela. Ils sont leurs propres juges. L’amour est un mystère divin et doit être caché à tous les yeux, quoi qu’il arrive. Il n’en sera que plus saint, meilleur. Ils se respectent l’un l’autre, et bien des choses sont fondées sur le respect. Et s’il y a eu déjà de l’amour, s’ils se sont mariés par amour, pourquoi l’amour passerait-il ? Est-ce qu’on ne peut pas l’entretenir ? Il est rare qu’on ne puisse l’entretenir. Et puis, s’il se trouve que le mari soit bon et brave, comment l’amour disparaîtrait-il ? L’amour du premier temps de leur mariage, passerait, il est vrai, mais il serait remplacé par un autre qui vaudrait davantage. Leurs cœurs seraient unis, tous leurs intérêts seraient communs ; ils n’auraient rien de caché l’un de l’autre. S’ils ont des enfants, chaque instant, le plus pénible, leur paraît du bonheur. Il faut aimer seulement, et avoir du courage. Chaque travail se fait de bon cœur, et se refuserait-on le pain à cause des enfants, que l’on serait encore content de le faire. C’est qu’ils t’aimeront à cause de ce sacrifice ; c’est pour toi-même que tu travailles ; les enfants grandissent, tu sens que tu leur sers d’exemple, de soutien ; que même si tu meurs, ils porteront toute leur vie l’empreinte de tes sentiments et de tes pensées, tels que tu les leur as transmis, et qu’ils seront faits à ton image et à ta ressemblance. C’est là un grand devoir. Comment le père et la mère ne s’uniraient-ils pas davantage ? On dit qu’il est pénible d’élever des enfants ? Oui, on dit cela ? C’est un bonheur ! Aimes-tu les petits enfants, Lisa ? Je les adore. Quel est le mari dont le cœur ne se tournera pas vers sa femme, en la voyant avec son enfant ! L’enfant tout rose, tout gras, qui s’étend, se câline ; les petites jambes, les petits bras tout dodus, les ongles si nets, petits, si petits, que c’est même drôle à voir ; ses yeux qui ont l’air de tout comprendre. Il tette, et il tire le sein de sa mère avec sa menotte, il s’amuse. Le père s’approche, l’enfant abandonne le sein, il se tend en arrière, il regarde le père et se met à rire, comme si vraiment c’était si drôle, puis il se remet à téter. Et puis des fois, il mord le sein de sa mère, quand il perce ses dents, et il la regarde de travers, de ses yeux malins : « Tiens, je t’ai mordue ! » Est-ce que ceci n’est pas le bonheur, quand ils sont trois ensemble : le mari, la femme et l’enfant ? On peut pardonner bien des choses pour ces instants-là. Non, Lisa, il faut d’abord apprendre à vivre soi-même et ensuite accuser les autres !
« Il faut lui présenter ces images-là ! » pensai-je, quoique je parlasse avec sentiment, et soudain, je rougis : « Et si elle éclate de rire, que ferai-je ? » Cette pensée me fit enrager. Vers-la fin du discours, je m’étais échauffé et cela faisait souffrir mon amour-propre. Le silence se prolongeait. J’eusse même voulu la pousser.
— Comment faites-vous… commença-t-elle soudain et s’arrêta.
Mais j’avais déjà compris : quelque chose de nouveau tremblait dans sa voix, quelque chose qui n’était ni brusque, ni grossier, ni rétif, mais quelque chose de doux et de timide, tellement timide, que devant elle je m’intimidai moi-même, comme si j’étais en faute.
— Quoi donc ? demandai-je avec une tendre curiosité.
— Mais vous…
— Quoi ?
— Comment faites-vous… on dirait que vous lisez un livre, dit-elle, et quelque chose de railleur résonna de nouveau dans sa voix.
Cette remarque me fit mal. J’attendais autre chose.
Je ne compris pas que, de cette raillerie, elle se couvrait comme d’un masque ; que c’est la ressource habituelle de ceux qui sont timides et chastes de cœur, lorsqu’on cherche brutalement et malgré eux à pénétrer dans le fond de leur âme, de ceux qui ne se rendent qu’au dernier moment, par fierté, et craignent de vous exprimer ce qu’ils ressentent. La timidité même avec laquelle elle s’était essayée, à plusieurs reprises, à exprimer sa raillerie, aurait dû me le faire deviner. Mais je ne devinai pas, et un mauvais sentiment s’empara de moi.
« Attends un peu ! » pensai-je.
VII
— Allons, Lisa, il s agit bien de livres, quand moi-même je me trouve si mal à l’aise au milieu des étrangers. Et même autrement. Tout s’est éveillé maintenant dans mon cœur… Est-il possible, est-il possible que tu ne trouves pas écœurant de rester ici ? Non, l’habitude fait beaucoup ! Diable, que peut faire d’une personne l’habitude ! Est-ce que tu crois sérieusement que tu ne vieilliras jamais, que tu seras éternellement belle et que l’on te gardera toujours ici ? Et je ne dis pas que même ici c’est vilain… D’ailleurs, voilà ce que je t’en dirai de ta vie actuelle : Te voilà jeune et belle, et bonne, pleine d’âme et de sentiment : eh bien, sais-tu. quand je suis revenu à moi. tout à l’heure cela me parut aussitôt si ignoble d’être ici avec toi ! On ne peut venir ici qu’étant en état d’ivresse. Si tu étais ailleurs, vivant comme vivent les braves gens, peut-être t’aurais-je fait la cour, peut-être même serais-je devenu amoureux de toi : j’aurais été heureux d’obtenir, non seulement une de tes paroles mais un de tes regards ; je t’aurais attendue à la porte, je me serais mis à tes genoux ; je t’aurais considérée comme ma fiancée et je m’en serais fait un grand honneur. Je n’aurais pu avoir une pensée de toi qui fût impure. Mais ici. je sais que je n’ai qu’à siffler et, que tu le veuilles ou non, tu dois me suivre. Ce n’est pas moi qui compte avec ta volonté, c’est toi qui dois compter avec la mienne. Le dernier des paysans qui se loue comme ouvrier, ne se loue pas tout entier, et puis il sait qu’il y a un terme à sa servitude. Quand seras-tu libre, toi ? Pense donc : que donnes-tu ici ? Qu’est-ce qui est en servitude ? Ton âme, ton âme qui ne t’appartient plus, qui est en servitude avec le corps. Chaque ivrogne bafoue ton amour ! — L’amour ! — Mais c’est tout, c’est un diamant ; c’est le trésor de la jeune fille, l’amour ! Pour mériter cet amour, certain donnerait sa vie, irait à la mort. Quel est le prix de ton amour ? Tu es achetée, tout entière, et on n’a pas besoin d’obtenir l’amour, quand sans amour tout est possible. Pour une jeune fille, il n y a pas d affront plus cruel, comprends-tu ? Voilà, j ai entendu dire que pour vous amuser, vous autres, sottes, on vous permet d’avoir des amants.
« Mais ce n’est que pour vous tromper, pour se moquer de vous, et vous y croyez ! Qu’est-ce qu’il est donc, en réalité, t’aime-t-il, cet amant ? Je ne le crois pas. Comment t’aimerait-il, quand il sait que l’on va t’appeler d’un instant à l’autre. C’est un lâche, qui peut supporter cela. Te respecte-t-il le moins du monde ? Qu’as-tu de commun avec lui ? Il se moque de toi, il te gruge ; voilà tout son amour ! Bien joli quand il ne te bat pas. Peut-être aussi te bat-il. Demande-lui donc, si tu as un amant, s’il t’épouserait ? Il te rira au nez, s’il ne te crache à la figure et ne te roue de coups, — alors que lui-même ne vaut peut-être pas un sou percé. Et quand on pense à cause de quoi tu as perdu ta vie ! Parce qu’ici on te donne du café, et que tu manges à ta faim ? Et dans quel but te nourrit-on ? Une autre, une honnête fille, se serait étouffée avec une bouchée pareille, parce qu’elle saurait dans quel but on la nourrit. Tu es endettée ici, et tu le seras toujours, jusqu’à la fin, jusqu’à ce que les visiteurs finissent par être dégoûtés de toi. Cela viendra bientôt ; ne compte pas sur ta jeunesse. Ici cela va vite. On te mettra dehors. Mais on ne te chassera pas tout simplement, on commencera bien avant à te chercher chicane, à te faire des reproches, à te gronder, comme si tu ne lui avais pas donné ta jeunesse, ta santé et perdu ton âme à cause d’elle, la tenancière, mais comme si tu l’avais ruinée, dépouillée, volée. N’attends aucun soutien : tes compagnes t’accableront aussi, pour la flatter, car ici toutes sont dans la servitude ; elles ont perdu la conscience et la pitié. Elles sont devenues lâches et il n’y a pas sur la terre d’insultes plus viles, plus ignominieuses et plus offensantes que celles-là. Tu laisseras ici sans retour : la santé, la jeunesse, la beauté, l’espérance, et à vingt-deux ans tu auras l’air d’en avoir trente-cinq, et ce sera encore bien beau si tu n’es pas malade. Prie Dieu qu’il en soit ainsi. Tu te figures maintenant, peut-être. que tu n’auras jamais rien à faire, que la noce ! Mais c’est le travail le plus pénible et le plus révoltant qui existe. On voudrait noyer son cœur dans les larmes. Et tu n’oseras pas dire une parole, quand on te chassera d’ici, tu t’en iras comme une coupable. Tu passeras dans un autre endroit, puis dans un troisième, jusqu’à ce que tu arrives enfin à la Sennaïa. Et dès que tu seras arrivée là, on te battra ; c’est la galanterie de là-bas ; un visiteur ne saurait te caresser, sans t’avoir battue. Tu ne veux pas le croire, que cela soit si écœurant. Vas-y, regarde, un jour, tu le verras peut-être bien toi-même. J’en ai vu une, une fois, au jour de l’an, à la porte. On l’avait mise à la porte, manière de plaisanter, pour la faire geler un peu, parce qu’elle avait crié trop fort ; et on avait fermé la porte sur elle. A neuf heures du matin, elle était tout à fait ivre, échevelée, demi-nue, rouée de coups. Elle était maquillée de blanc, et les yeux meurtris ; le sang lui coulait du nez et des dents : un cocher de fiacre venait de l’arranger ainsi. Elle était assise sur l’escalier de pierre ; dans ses mains elle tenait un poisson salé ; elle criait, elle parlait de sa destinée, et elle frappait le poisson sur les marches. Autour du perron se trouvaient des cochers de fiacre, des soldats ivres qui la taquinaient. Tu ne le crois pas que tu deviendras pareille ? Moi aussi je ne voulais pas le croire. Mais qu’en sais-tu, peut-être qu’il y a huit ou dix ans, celle-là même, qui avait le poisson salé, était venue de quelque part, fraîche comme un chérubin, innocente et pure ; elle ne connaissait pas le mal, rougissait à chaque parole. Peut-être était-elle autant que toi fière et susceptible, ne ressemblant à personne, avec un port de reine et sachant quel bonheur attendait celui qui l’aimerait et qu’elle aurait aimé. Vois-tu, comment cela a fini ? Et si à l’instant où elle frappait le poisson sur les marches malpropres, si a cet instant elle s’était souvenue de ses années d’autrefois, de sa pureté, dans la maison paternelle, quand elle allait encore en classe, et que le fils du voisin la guettait sur le chemin de l’école, lui jurant de l’aimer toute sa vie, de se consacrer à elle, quand ils se promirent de s’aimer pour toujours et de se marier quand ils seraient grands ! Non, Lisa, c’est ton bonheur, ton bonheur, si tu meurs plus vite de la phtisie dans un coin, dans un sous-sol, comme celle de tantôt. A l’hôpital, dis-tu ? C’est bon, si on veut t’y conduire, mais si tu es nécessaire à la tenancière ? La phtisie n’est pas une maladie comme la fièvre. Jusqu’au dernier moment la malade espère et prétend qu’elle se porte bien. Elle se fait illusion sur son état.
« C’est avantageux pour la patronne. Ne t’inquiète pas, c’est la vérité : Tu as vendu ton âme, et puis tu dois de l’argent, donc, tu n’oses pas dire un mot. Et quand tu seras mourante, on t’abandonnera, on se détournera de toi — car, alors, tu ne pourras rien rapporter. On te reprochera encore de prendre de la place, de ne pas mourir assez vite. Tu demanderas à boire en vain, on te servira avec des insultes : « Quand donc mourras-tu, bougresse ; tu nous empêches de dormir, tu gémis, cela dégoûte les clients. » C’est certain ; j’ai entendu prononcer ces paroles. On te mettra expirante dans un coin puant du sous-sol noir et humide. Couchée là-bas, toute seule, que ne penseras-tu pas ? Tu mourras, des mains étrangères t’enseveliront à la hâte, en grognant, avec impatience ; personne ne te bénira, personne n’aura un soupir de regret pour toi ; pourvu que l’on soit vite débarrassé de toi. On t’achètera un cercueil, on t’emportera comme on a emporté aujourd’hui cette malheureuse, et on te pleurera au cabaret. Dans la fosse, il y aura de la boue, de la saleté, de la neige, va-t-on faire des façons avec toi ! — « Descends-la, Jean ; c’est sa destinée », et on t’y fourre les pieds en l’air, voilà comment. — « Raccourcis la corde, mauvais sujet. Ce sera bien comme ça. — Pourquoi bien ? La voilà sur le côté. C’était cependant une créature humaine, n’est-ce pas ? Eh bien, va, ça sera bien, jette la terre. » Ils ne voudront pas même se disputer longuement à propos de toi. Ils te couvriront vite de glaise bleuâtre trempée et s’en iront au cabaret… Voilà ton souvenir disparu de la terre. Les autres ont des enfants, des pères, des maris qui viennent sur leur tombe, et pour toi, il n’y aura ni larme, ni soupir. Personne ne gardera ton souvenir et personne, personne dans tout l’univers ne viendra. Ton nom disparaîtra de la surface terrestre — comme si tu n’avais jamais existé et n’étais pas venue au monde ! La boue et la vase ; tu pourrais bien frapper dans le couvercle de ta bière, la nuit, quand les morts se relèvent : « Bonnes gens, laissez-moi vivre un peu dans le monde ! J ai vécu sans connaître la vie, ma vie n’a servi à rien ; on l’a bue dans un cabaret de la Sennaïa ; laissez-moi vivre encore une fois, bonnes gens ! »
Et je devenais pathétique, à un tel point que je sentais des spasmes serrer ma gorge et… soudain, je m’arrêtai, je me levai effrayé et inclinant timidement la tête ; je commençai à écouter pendant que mon cœur palpitait. Il y avait de quoi s’émouvoir.
Je l’avais deviné depuis longtemps que j’avais troublé son âme et brisé son cœur, et plus j’en étais persuadé, plus je cherchais à atteindre le but. plus rite et plus fort. Le jeu m’entraînait ; mais ce n’était pas seulement un jeu…
Je savais que je parlais durement, avec affectation. un langage trop élevé ; en un mot, je ne savais pas le faire autrement, que « comme dans les livres ». Mais cela ne me troublait pas ; je savais, je pressentais que c’était cela précisément qui pouvait me seconder. Mais, à présent, ayant produit mon effet, j’eus soudain peur. Non, jamais, jamais je n’avais été témoin d’un pareil désespoir ! Elle était couchée à plat ventre, le visage enfoncé dans l’oreiller et le serrant de ses deux bras. Sa poitrine éclatait. Tout son jeune corps tressaillait comme secoué de convulsions. Les sanglots l’étouffaient, lui déchiraient la poitrine et soudain s’échappaient en cris et hurlements. Elle se serrait davantage alors contre son oreiller. Elle ne voulait pas que quelqu’un, pas âme qui vive, connût ses tourments et ses larmes. Elle mordait l’oreiller, elle se mordit le bras jusqu’au sang (je le vis ensuite) ; ou bien, les doigts accrochés à ses tresses défaites, elle défaillait d’efforts, retenant sa respiration et serrant les dents. Je commençai à lui dire quelque chose, je la priai de se calmer, mais je sentis que je n’osais pas, et soudain, tout saisi de frissons, presque terrifié, je me glissai à tâtons à la recherche de la porte pour filer le plus vite possible. Il faisait sombre : j’avais beau faire, je ne pouvais trouver l’issue. Enfin je trouvai à tâtons une boîte d’allumettes et un bougeoir avec une bougie entière. Aussitôt que la lumière éclaira la pièce, Lisa se dressa, se mit sur son séant et me regarda d’un air hébété, le visage convulsé, avec un sourire presque fou. Je m’assis à côté d’elle et je pris sa main ; elle revint à elle, s’élança vers moi, voulut m’embrasser, mais n’osa pas le faire et inclina doucement la tête devant moi.
— Lisa, mon amie, j’ai eu tort… pardonne-moi, voulais-je dire, mais elle serra mes doigts dans ses mains avec une telle force, que je compris que je ne disais pas ce qu’il fallait et je m’arrêtai.
— Voilà mon adresse, Lisa, viens me voir.
— Je viendrai… murmura-t-elle avec décision, sans relever la tête.
— Et maintenant je vais partir, adieu… au revoir.
Je me levai, elle se leva aussi et soudain elle rougit, tressaillit, saisit un fichu sur la chaise et le jeta sur ses épaules jusqu’au menton. Puis elle sourit encore douloureusement, rougit et me regarda étrangement. Cela me fit mal ; je me hâtai de partir, de m’effacer.
— Attendez, me dit-elle soudain dans l’antichambre près de la porte, et elle m’arrêta en saisissant ma capote. Elle posa la bougie à la hâte et se sauva — se rappelant probablement quelque chose, ou bien elle voulait me faire voir quelque chose. En se sauvant, elle rougit toute, ses yeux brillèrent, un sourire parut sur ses lèvres. Qu’était-ce donc ? Je dus attendre ; elle revint un instant après avec un regard qui paraissait demander pardon. D’ailleurs ce n’était plus le même visage, ni le même regard qu’avant — morne, méfiant et obstiné. Maintenant, son regard était doux, suppliant et, en même temps, confiant, tendre, timide. Tel est le regard des enfants qui aiment beaucoup quelqu’un et lui demandent quelque chose. Ses yeux étaient brun clair, admirables, vivants, sachant refléter l’amour et le morne dégoût.
Sans rien m’expliquer— comme si j’étais quelque être supérieur, devant tout savoir sans explication, — elle me tendit un papier. Son visage s’éclaira à cet instant d’un triomphe naïf, presque enfantin. Je dépliai le papier. C’était une lettre qui lui avait été adressée par quelque étudiant en médecine, ou autre, — une déclaration très pompeuse, dans un style très élevé, mais aussi très respectueux. Je ne me souviens plus des expressions, mais je me rappelle fort bien, qu à travers le style élevé perçait un sentiment vrai, qu’il était impossible de feindre. Quand j’eus lu, je rencontrai fixé sur moi son regard ardent, plein de curiosité et d’une impatience enfantine. Elle ne détachait pas ses yeux de mon visage, et attendait avec impatience ce que je dirais. En quelques mots, à la hâte, elle expliqua joyeusement et avec une certaine fierté qu’elle avait assisté à une soirée dansante, « chez de très braves gens, qui ont de la famille et qui ne savent rien, absolument rien ». — parce qu’elle était nouvelle ici et que ce n’était que pour un temps… quelle n’était pas du tout décidée encore de rester, et qu’elle partirait certainement, dès qu’elle aurait payé sa dette…
Eh bien ! il y avait là cet étudiant, qui avait causé et dansé avec elle toute la soirée, et il s’était trouvé qu’autrefois, dans leur enfance, il l’avait connue à Riga, qu’ils avaient joué ensemble, mais il y avait longtemps de cela ; qu’il connaissait ses parents, et ne savait rien, rien de cela et ne s’en doutait même pas ! Et le lendemain, après la soirée dansante, (il y avait de cela trois jours), il avait envoyé cette lettre par l’amie qui l’avait accompagnée à la soirée… et… « voilà tout. »
Elle baissa ses yeux étincelants avec une certaine pudeur, quand elle eut fini son récit.
La pauvrette, elle gardait la lettre de cet étudiant comme un trésor et avait couru chercher cette unique richesse, ne voulant pas me laisser partir sans que j’apprisse qu’elle aussi était aimée honnêtement et sincèrement, et qu’on s’adressait à elle avec respect. Il était certain que cette lettre était destinée à rester dans son coffret, sans conséquences. Mais c’est égal, je suis sûr qu’elle l’a gardée toute sa vie comme un trésor, comme son orgueil et sa justification, et à cet instant même, elle s’en était souvenue et avait apporté la lettre, pour s’en enorgueillir naïvement devant moi, pour se relever à mes yeux, pour que je voie, pour que j’approuve. Je ne dis rien, je lui serrai la main et sortis. J’avais grande envie de m’en aller… Je fis tout le chemin à pied, malgré que la neige mouillée tombât encore à gros flocons. J’étais anéanti, écrasé, stupéfait. Mais la vérité éclatait déjà malgré la stupéfaction. Odieuse vérité !
VIII
Cependant, je ne consentis pas vite à reconnaître cette vérité. Le lendemain, à mon réveil, après quelques heures d’un profond sommeil de plomb, repassant dans ma mémoire toute la journée précédente, je fus étonné de ma sentimentalité de la veille avec Lisa, « de toutes ces horreurs et pitiés d hier », « En voilà une faiblesse nerveuse, féminine, fi donc ! » décidai-je. « Et pourquoi lui ai-je fourré mon adresse ? Si elle venait ? Et, cependant, qu’elle vienne donc ; cela ne fait rien »… Mais, évidemment, le plus important n’était pas cela : il fallait se hâter et sauver à tout prix ma réputation aux yeux de Zverkov et de Simonov. Voilà le principal. Quant à Lisa. je l’avais tout à fait oubliée pendant cette matinée-là, tellement j’étais affairé.
Il fallait avant tout sans tarder rembourser à Simonov ma dette de la veille. Je me résolus à un moyen désespéré : emprunter jusqu’à quinze roublés à Anton Antonitch ! Comme un fait exprès, ce matin il était d’humeur excellente, et me les remit aussitôt, à ma première demande. J’en fus si heureux, qu’en signant le billet, d’un air dégagé, je lui communiquai avec nonchalance « qu’hier j’avais fait bombance, avec des amis, à l’Hôtel de Paris ; on donnait un repas d’adieu à un camarade, un ami d’enfance même, et, vous savez, c’est un noceur, un enfant gâté, enfin, bien entendu, de bonne famille, d’une fortune considérable, une carrière brillante, a de l’esprit, est charmant, intrigue avec ces dames, vous comprenez ; on avait lui une « demi-douzaine » en extra etc… » Et tout cela l’air dégagé et heureux.
Dès que je fus rentré, j’écrivis aussitôt à Simonov.
Au souvenir du ton de cette lettre, ouvert, jovial, et correct, je suis encore pénétré d’admiration. Adroitement et avec noblesse — et surtout, sans paroles inutiles, — je m’accusais de tout. J’invoquais seulement comme excuse, « s’il m’était permis d’en invoquer une », mon manque d’habitude de boire, qui me valut d’avoir été grisé au premier verre, que je disais d’avoir bu avant leur arrivée, en les attendant à l’Hôtel de Paris, de cinq à six. Je faisais surtout mes excuses à Simonov. Je le priais de faire part de mes explications à tous les autres, surtout à Zverkov, que je croyais avoir offensé, à ce que je me rappelais comme à travers un songe. J’ajoutais que je serais allé chez eux, mais que j’avais mal à la tête et surtout que j’étais honteux. Je fus surtout content de cette légèreté, de cette nonchalance même (cependant tout à fait convenable) qui s’était réfléchie sous ma plume et qui devait leur faire comprendre mieux que toutes les raisons possibles que je regardais les vilenies de la veille d’une façon assez cavalière : je ne suis pas du tout mort du coup, messieurs, comme vous le croyiez sans doute, mais, au contraire, je regarde cela comme doit le regarder tranquillement un gentleman qui se respecte. « On ne reproche pas le passé à un brave garçon. »
Quel enjouement de grand seigneur ! me disais-je avec admiration en relisant le billet. Tout cela parce que je suis intelligent et instruit ! D’autres, à ma place, ne sauraient s’arranger, et moi j’ai su me tirer de là et je ferai encore la noce, toujours parce que je suis un homme intelligent et instruit. Oui, mais, peut-être, tout cela est-il arrivé hier à cause de l’alcool. Hem… mais non, la faute n’en est pas à l’alcool. Je n’ai pas du tout bu d’eau-de-vie, de cinq à six. quand je les attendais. J’ai menti à Simonov ; j’ai menti honteusement ; et maintenant encore je n’ai pas honte…
Et d’ailleurs, je m’en fiche ! Le principal, c’est que je m’en sois débarrassé.
Je plaçai dans la lettre six roubles, je la cachetai et je priai Apollon de la porter à Simonov. Ayant appris que la lettre contenait de l’argent. Apollon devint plus respectueux et consentit à y aller. Vers le soir, je sortis faire un tour. Ma tête me faisait mal et j’avais plus de vertiges que la veille. Mais à mesure que la soirée avançait et que le crépuscule devenait plus dense, mes impressions, et ensuite mes idées, se changeaient et s’embrouillaient. Quelque chose se mourait en moi. dans le fond de mon cœur et de ma conscience, ne voulait pas mourir et provoquait une langueur brûlante. J’allai me heurter dans la foule des rues les plus populeuses, les Méchanskaïa, Sadovaïa. le jardin d’Usoupov. J’aimais surtout me promener dans ces rues à la tombée de la nuit, quand grossit la foule des passants, gens de commerce ou d’industrie, les visages soucieux jusqu’à la méchanceté, revenant chez eux après le travail de la journée. Ce tohu-bohu misérable. cette prose effrontée me plaisait. Cette fois la bousculade de la rue m’irritait davantage. Je ne pouvais être maître de moi, et débrouiller mes idées. Quelque chose se soulevait, se soulevait sans cesse dans mon cœur, me faisait mal et ne voulait pas se calmer. Tout mal à mon aise, je rentrai. C’était comme si j’avais eu un crime sur la conscience.
La pensée que Lisa allait venir me tourmentait constamment. Ce qui était bizarre, c’est que de tous les souvenirs de la veille, son souvenir à elle me faisait souffrir particulièrement. J’avais eu le temps d’oublier tout le reste jusqu’au soir, de m’en désintéresser et d’être encore très content de ma lettre à Simonov. Mais quant à cela, je n’étais plus content. On aurait dit que je souffrais à propos de Lisa seulement. Eh bien, si elle venait ? pensais-je sans cesse. Eh bien, tant pis, qu’elle vienne. Hum ! Ce sera déjà mal qu’elle voie comment je suis logé. Hier je lui parus un… héros… et maintenant, hum ! C’est cependant bien vilain que je me sois laissé aller de cette manière. C’est tout simplement la misère dans mon logis. Et dire qu’hier je me suis décidé d’aller dîner avec un vêtement pareil ! Et mon divan recouvert de moleskine, dont s’échappe partout l’étoupe. Et ma robe de chambre, qui ne peut même plus me recouvrir ! Quelles loques ! Et elle verra tout cela ! Elle verra Apollon ! Cet animal va sûrement l’offenser. Il lui cherchera des raisons, sûrement, afin d’être insolent envers moi. Et moi, bien entendu, comme d’habitude, je serai lâche, je serai aimable avec elle, je me recouvrirai avec les pans de ma robe de chambre, je me mettrai à sourire et à mentir. Oh ! quelle vilenie ! Et puis ce n’est pas encore là la principale vilenie ! Il va ici quelque chose de plus important, déplus vil, de plus lâche ! Oui, de plus lâche ! Et encore, encore remettre ce masque menteur et malhonnête !…
A cette pensée, je rougis :
Pourquoi malhonnête ? Comment malhonnête ? Hier, je parlais sincèrement. Je me le rappelle, j’étais pénétré d’un sentiment vrai. Je voulais éveiller en elle des sentiments généreux… Si elle a pleuré, c’est tant mieux, cela agit d’une façon bienfaisanté…
Mais quand même, je ne pus me tranquilliser.
Toute la soirée, après neuf heures, quand, selon mon calcul. Lisa ne pouvait plus venir, je croyais la voir et je gardais toujours le souvenir d’elle à un certain moment. C’était un moment de la veille qui se présentait clairement à ma pensée ; ce moment quand j’eus frotté une allumette pour éclairer la chambre et que je vis son visage pâle, convulsé, avec un regard de martyre. Quel sourire pitoyable, grimaçant, forcé, était sur ses lèvres à cet instant ! Mais je ne savais pas alors que quinze ans plus tard je me représenterais Lisa de nouveau avec ce sourire piteux, grimaçant, inutile, qu’elle avait à ce moment.
Le lendemain, j’étais de nouveau prêta considérer tout cela comme une absurdité, comme l’effet des nerfs malades, et surtout comme de l’exagération. Je m’avouais toujours cette corde sensible et parfois je la craignais : « J’exagère toujours, me disais-je à chaque instant, voilà mon principal défaut. » Mais cependant, « Lisa viendra peut-être », voilà le refrain qui terminait toutes mes réflexions. Je m’inquiétais tellement, que j’enrageais.
« Elle viendra ! Elle viendra sûrement ! m’écriais-je, arpentant vivement ma chambre ; si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain ; elle me retrouvera ! » Tel est le maudit romantisme de ces pures de cœur. O bassesse ! O bêtise ! O médiocrité de ces vilaines âmes sentimentales ! » Enfin, comment pouvais-je ne pas comprendre, comment, semble-t-il. pouvait-on ne pas comprendre ? Mais ici, je m’arrêtais moi-même dans un grand trouble.
Et combien peu de paroles, si peu, pensais-je en passant, combien peu d’idylle (et encore d idylle inventée, idylle tirée des livres, fabriquée) fallait-il pour changer une vie humaine. Voilà la virginité ! La nouveauté du sol !
Il me venait quelquefois la pensée d’aller chez elle, de « tout lui dire », et de la prier de ne pas venir chez moi. Mais à cette pensée, une telle haine se soulevait en moi, qu’il me semblait que j’aurais écrasé cette « maudite Lisa », si elle s’était trouvée près de moi ; je l’aurais insultée, j’aurais craché sur elle, je l’aurais chassée ; je l’aurais frappée !
Cependant il se passa un jour, puis un deuxième, puis un troisième… elle ne venait pas ; et je commençais à me calmer. Je reprenais courage et je me remettais surtout après neuf heures ; je commençais alors à rêver, quelquefois même avec une certaine douceur : « Je sauve Lisa, par exemple, en la laissant venir, je lui parle… Je la développe, je l’instruis. Je remarque enfin qu’elle m’aime, qu’elle m’aime passionnément. Je fais semblant de ne pas comprendre (je ne sais pourtant pas pourquoi je fais semblant, comme ornement.probablement). Enfin, toute troublée, belle, en tremblant et sanglotant, elle se jette à mes pieds et me dit que je suis son sauveur et qu elle m’aime plus que tout au monde. Je fais l’étonné, mais… — « Lisa, lui dis-je, crois-tu donc que je n’aie pas remarqué ton amour ? J’ai tout vu, j’ai deviné, mais je n’osais élever le premier des prétentions à ton cœur, parce que j’avais de l’influence sur toi et je craignais que, par reconnaissance, tu ne t’efforçasses de répondre à mon amour ; que tu n’éveillasses ce sentiment en toi malgré toi-même. Non, je ne le voulais pas, car c’est… du despotisme. C’est peu délicat (enfin, en un mot, je m’embrouillais ici dans des finesses européennes, à la George Sand, infiniment nobles)… Mais enfin, enfin te voilà, tu es à moi, tu es mon œuvre, tu es pure, tu es belle, tu es ma femme ! Dans ma maison, hardiment et librement, entre en maîtresse absolue ! »
Ensuite nous commençons à bien vivre, nous allons à l’étranger etc., etc… En un mot, je me trouvais lâche moi-même et je finissais par me tirer la langue.
« On ne la laissera pas sortir, la malheureuse, pensais-je. On ne les laisse pas beaucoup sortir, à ce qu’il paraît, surtout le soir (il me semblait, je ne sais pourquoi, qu’elle devait venir le soir et surtout à sept heures). Et d’ailleurs, elle disait qu’elle n’était pas complètement asservie, qu’elle avait certains droits ; alors, hum ! Que le diable l’emporte, elle viendra, elle viendra certainement. » C’était encore bien qu’à ce moment, Apollon me distrayait par ses grossièretés. Il me faisait perdre complètement patience. C’était ma plaie, c’était un fléau envoyé par la Providence. Nous étions en pique depuis plusieurs années et je le détestais. Dieu, que je le détestais ! Il me semble que je n’ai jamais détesté personne autant que lui, surtout à certains moments. C’était un homme âgé, grave, travaillant vaguement à son métier de tailleur. Je ne sais pas pourquoi il me méprisait au-dessus de toute mesure et me regardait du haut de sa grandeur. Il regardait d’ailleurs tout le monde avec supériorité. Envoyant cette tête blanche, peignée très lisse, cette coque qu’il se fabriquait sur le front et qu’il pommadait à l’huile, cette bouche fermée, toujours en cul de poule, vous sentiez que devant vous se trouvait un être qui ne doutait jamais de soi. Il était pédant au plus haut degré et le plus grand pédant que j’aie jamais connu sur la terre, et doué en plus d’un amour-propre qui conviendrait à peine à Alexandre de Macédoine. Il était amoureux de chacun de ses boutons d’habits ; de chacun de ses ongles, — absolument amoureux, il en avait l’air ! Il s’adressait à moi tout à fait despotiquement, me parlait très peu, et s’il lui arrivait de me regarder, c’était avec un air de supériorité assurée et une constante ironie, qui me faisaient quelquefois enrager. Il remplissait ses fonctions comme s’il m’eut accordé une belle grâce. D’ailleurs, il ne faisait presque rien pour moi et ne se croyait nullement obligé de faire quelque chose. Il n’y avait pas de doute possible : il me considérait comme le plus grand imbécile de la terre et s’il « me gardait avec lui », c’était uniquement afin de recevoir de moi ses gages tous les mois. Bien des péchés me seront pardonnés à cause de lui ! Je ressentais parfois une telle haine pour lui, que sa seule démarche me donnait presque des convulsions. Mais ce qui était vilain chez lui surtout, c’était son zézaiement. Sa langue était quelque peu plus longue qu’il ne le fallait, ou bien il y avait quelque autre chose, ce qui faisait qu’il zézayait et sifflait constamment ; et je crois qu’il en était très lier, s’imaginant que cela ajoutait beaucoup à sa dignité. Il parlait lentement, d’un ton mesuré, les mains derrière le dos et les yeux baissés. Il m’agaçait surtout quand il lisait les psaumes, dans son réduit, derrière la cloison. J’ai soutenu bien des luttes à cause de ces psaumes. Mais cela lui plaisait beaucoup de lire le soir, d’une voix douce et monotone, comme s’il chantait à une veillée mortuaire. C’est curieux qu’il ajustement fini par là : il gagne sa vie à lire les psaumes auprès des morts, et en même temps il tue les rats et fabrique du cirage.
Mais alors je ne pouvais le chasser, comme s’il eût été chimiquement combiné à mon être. D’ailleurs, il n’aurait pas consenti à me quitter. Je ne pouvais habiter une chambre garnie : mon logement me permettait de m’isoler, c’était ma coquille, mon étui, dans lequel je me cachais de l’humanité ; et Apollon, Dieu sait pourquoi, me paraissait appartenir à ce logement, et pendant sept ans je ne pus me débarrasser de lui.
Il était impossible, par exemple, de retenir ses gages plus de deux ou trois jours. Il aurait commencé une telle histoire, que je n’aurais pas su où me mettre. Mais ces jours-là j’étais tellement irrité contre tous, que je pris la décision, à cause de quelque chose et dans quelque intention, de punir Apollon et de ne pas lui donner ses gages pendant quinze jours. J’avais eu cette intention depuis longtemps, depuis environ deux ans, uniquement pour lui prouver qu’il n avait pas à faire l’important avec moi et que si je voulais, je pourrais toujours arrêter ses gages. Je décidai de ne pas lui en parler, et de me taire exprès, pour vaincre son orgueil et le forcer lui-même, lui le premier, à parler de ses gages. Alors, je sortirais les sept roubles du tiroir, je lui ferais voir que je les ai et qu’ils sont mis de côté, mais que « je ne veux pas, je ne veux pas, tout simplement je ne veux pas lui donner ses gages ». Je ne veux pas, parce que je veux autrement, parce que ma volonté de maître est telle, parce qu’il n’est pas respectueux, parce qu’il est impertinent ; que s’il le demandait respectueusement, je m’adoucirais peut-être et les lui donnerais, mais qu’autrement, il attendrait encore deux ou trois semaines ou tout un mois.
J’avais beau rager, ce fut lui le vainqueur. Je ne pus tenir quatre jours. Il commença à faire comme d’habitude dans les cas pareils, car les cas pareils s’étaient déjà présentés, avaient déjà été essayés (et, je le remarque en passant, je savais tout cela d’avance, je connaissais sa vile tactique). Il commençait par fixer sur moi un regard excessivement sévère, sans le détourner pendant quelques minutes, surtout en m’accueillant ou en me voyant partir. Si, par exemple, je tenais bon et faisais semblant de ne pas remarquer ces regards, lui, se taisant comme avant, procédait à de nouvelles tortures. Soudain, il lui arrivait, sans aucune nécessité, d’entrer doucement et avec calme dans ma chambre, quand je marchais ou lisais, de mettre une main derrière le dos, d’avancer la jambe et de fixer sur moi un regard sinon sévère, du moins tout à fait méprisant. Si je lui demandais ce qu’il voulait ? il ne répondait rien, continuait à me fixer pendant quelques secondes, ensuite, les lèvres serrées d’une façon particulière, d’un air très significatif, il pivotait lentement sur lui-même, et retournait lentement dans sa chambre. Au bout de deux heures, il ressortait et reparaissait devant moi. Il m’arrivait, dans ma rage, de ne plus lui demander ce qu’il lui fallait. Mais moi-même, d’un mouvement brusque et impératif, je relevais la tête tout simplement et le fixais à mon tour. Nous nous regardions ainsi quelquefois pendant deux minutes ; enfin, il se retournait, lentement, et disparaissait encore pendant une couple d’heures.
Si cela ne me ramenait pas encore au bien, si je continuais à me révolter, il commençait tout d’un coup à soupirer, en me regardant, à soupirer longuement, profondément, comme s’il sondait avec ce seul soupir la profondeur de ma chute morale ; et certainement, il finissait par vaincre.
J’enrageais, je criais, mais j’étais forcé de m’exécuter. Cette fois, les manœuvres des « regards sévères » avaient à peine commencé, que je perdis patience, et je me jetai sur lui dans ma rage. J’étais vraiment trop irrité.
— Halte ! criai-je hors de moi, quand il se tourna lentement et en silence, une main derrière le dos, pour aller dans sa chambre.
— Halte ! Reviens, reviens, te dis-je ! Et je rugis probablement d’une façon si peu ordinaire, qu’il se retourna et se mit à m’examiner avec quelque étonnement. D’ailleurs, il continuait à ne pas dire un mot, et cela me rendait fou.
— Comment oses-tu entrer chez moi, sans permission et me regarder ainsi, réponds !
Il me regarda tranquillement pendant une demi-minute, et allait s’en retourner.
— Halte ! criai-je en courant vers lui ; ne bouge pas ! Là. Réponds maintenant : que venais-tu voir ?
— Si vous avez quelque chose à me commander. C’est mon devoir de le faire, répondit-il, soulevant les sourcils et inclinant tranquillement la tête d’une épaule à l’autre, tout— cela avec un calme terrible.
— Ce n’est pas cela, ce n’est pas ce que je te demande, bourreau ! criai-je, tremblant décoléré. Je vais te le dire moi-même, ce que tu viens faire ici, assassin ! Tu vois que je ne te donne pas ton salaire, par orgueil, tu ne veux pas t’incliner, le demander, et c’est pour cela que tu viens avec tes stupides regards me punir, me torturer, et tu ne soupçonnes pas, brigand, combien c’est bête, bête, bête, bête, bête !
Il voulut se tourner en silence, mais je le saisis.
— Écoute, lui criai-je. Voilà l’argent, le vois-tu, le voilà ! (je le sortis de la table), les sept roubles sont là, mais tu ne les recevras pas, tu ne les recevras pas, jusqu’à ce que tu ne viennes, respectueusement, humblement, me demander pardon. As-tu entendu ?
— Ce n’est pas possible ! répondit-il avec une assurance extraordinaire.
— Cela sera ! criai-je, je t’en donne ma parole d’honneur, cela sera.
— Et je n’ai pas à vous demander pardon, continua-t-il, comme s’il ne remarquait pas mes cris, car c’est vous qui m’appelez assassin, et je pourrais me plaindre de vous au commissaire.
— Va ! Plains-toi ! —je rugis —va tout de suite, à la minute, à la seconde ! Mais tu es un bourreau quand même ! Bourreau ! Bourreau ! — Mais il ne fit que me regarder, ensuite il se tourna et n’écoutant plus mes cris et mes appels, il alla tranquillement chez lui.
« Si ce n’était Lisa, rien de cela ne serait arrivé ! » décidai-je en moi-même. Ensuite ayant attendu un instant, grave et majestueux, mais avec des battements de cœur lents et violents, j’allai vers lui derrière le paravent.
— Apollon ! dis-je à voix basse et d’un ton mesuré, mais en haletant, va aussitôt et sans tarder chercher le commissaire !
Il était déjà installé à sa table, avait mis ses lunettes et avait commencé à coudre quelque chose. Mais en entendant mes ordres, il pouffa subitement de rire.
— Vas-y, va à l’instant ! Va, car tu ne te figures pas ce qui va arriver !
— Vous avez vraiment perdu la raison, remarqua-t-il, ne soulevant même pas la tête, en zézayant lentement et continuant à enfiler son aiguille. — Avez-vous jamais vu que l’on aille chercher les autorités contre soi-même ? Quant à avoir peur, vous vous efforcez en vain, car, il n’y aura rien du tout. — Va ! glapis-je en le saisissant par l’épaule. Je sentais que j’allais le frapper.
Je n’entendis pas qu’à cet instant la porte de l'entrée s’ouvrait lentement et sans bruit. Une figure entra, qui s’arrêta et se mit à nous regarder avec hésitation. Je la vis. Mourant de honte, je me sauvai dans ma chambre. Là, saisissant à deux mains mes cheveux, j’appuyai ma tête contre le mur et restai ainsi défaillant.
Au bout de deux minutes, j’entendis les pas lents d’Apollon.
— Il y a là une personne qui vous demande, dit-il. me regardant d’un œil particulièrement sévère ; puis il s’effaça et laissa entrer Lisa. Il ne voulait pas s’en aller et nous examinait d’un air moqueur.
— Va-t’en ! Va-t’en ! lui ordonnai-je, tout éperdu. A cet instant, ma pendule fit un effort, ronfla et sonna sept heures.
IX
Entre en maîtresse absolue.
J’étais anéanti devant elle, bafoué, honteusement confus et, il me semble que je souriais, faisant tous mes efforts pour refermer les pans de ma robe de chambre ouatée, loqueteuse… En un mot, exactement, comme je me l’étais représenté dernièrement, dans un moment de découragement. Apollon resta avec nous quelques instants, puis s’en alla. Mais cela ne me soulagea pas. Le pire, c’est qu’elle aussi s’était soudain intimidée, tellement, que je ne m’y attendais point. Certainement, c’était en me voyant.
— Assieds-toi, dis-je machinalement, et je lui approchai une chaise auprès de la table ; moi-même je me mis sur le canapé. Elle s’assit aussitôt docilement, me regardant de tous ses yeux et évidemment attendant quelque chose de moi. Cette attente naïve me mit en fureur, mais je me contins.
Il aurait fallu tâcher de ne rien remarquer, comme si tout était très naturel, mais elle… Et je sentis vaguement, que pour tout cela elle me payerait cher.
— Tu m’as trouvé dans une situation bizarre, Lisa, commençai-je, bégayant et sachant très bien que c’était précisément comme cela qu’il ne fallait pas commencer.
— Non, non, ne t’imagine rien ! m’écriai-je, la voyant soudain rougir ; je n’ai pas honte de ma pauvreté… Au contraire, je la regarde avec orgueil. Je suis pauvre, mais généreux… On peut être pauvre et généreux, murmurai-je. D’ailleurs… veux-tu du thé ?
— Non… voulut-elle commencer.
— Attends un instant !
Je m’élançai et courus vers Apollon. Il fallait bien se fourrer quelque part.
— Apollon, chuchotai-je, parlant avec une rapidité fiévreuse, et jetant devant lui les sept roubles que j’avais gardés tout le temps dans mon poing fermé, voilà tes gages, vois-tu, je te les donne ; mais en revanche tu dois me sauver : va me chercher aussitôt chez le traiteur du thé et dix biscuits. Si tu ne veux pas y aller, tu feras un malheureux ! Tu ne sais quelle est cette femme… C’est tout ! Tu penses peut-être quelque chose… Mais tu ne sais pas quelle femme elle est !…
Apollon, déjà installé à son ouvrage et ayant déjà remis ses lunettes, regarda d’abord l’argent de travers, en silence et sans quitter l’aiguille ; ensuite, sans faire aucune attention à moi, et sans rien me répondre, continua à s’occuper de son aiguille, qu il enfilait encore. J’attendis environ trois minutes, de vaut lui les bras croisés à la Napoléon. Mes tempes étaient mouillées de sueur ; j’étais pâle, je le sentais. Mais, grâce à Dieu, il eut certainement pitié de moi, en me voyant. Ayant enfilé son aiguille, il se leva lentement, écarta lentement sa chaise, ôta lentement ses lunettes, compta lentement l’argent, et enfin, me demanda par-dessus son épaule : « Faut-il prendre une portion entière ? » puis sortit lentement de la chambre. En revenant vers Lisa, il me vint cette pensée : « Ne ferais-je pas mieux de me sauver comme je suis, en robe de chambre, droit devant moi, n’importe où ? »
Je me rassis. Elle me regarda avec inquiétude. Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes.
— Je le tuerai ! m’écriai-je soudain, en donnant un fort coup de poing sur la table, de sorte que de l’encre jaillit hors de l’encrier.
— Ah ! qu’avez-vous ! s’écria-t-elle, en tressaillant.
— Je le tuerai ! je le tuerai ! glapis-je, frappant la table, hors de moi et comprenant parfaitement, en même temps, combien c’était bête d’être dans une fureur pareille.
— Tu ne sais pas, Lisa, quel bourreau il est pour moi ! G est mon bourreau… Il est allé maintenant chercher des biscuits ; il…
Et soudain je fondis en larmes. C’était une crise. Comme j’avais honte de mes sanglots ! mais je ne pouvais plus les retenir.
Elle s’effraya.
— Qu’avez-vous ! Que se passe-t-il ! s’écria-t-elle en s’occupant de moi.
— De l'eau, donne-moi de l’eau, là-bas ! murmurai-je d’une voix faible, ayant très bien conscience que je pouvais facilement me passer d’eau et ne pas murmurer d’une voix faible. Mais je jouais ce qui s’appelle la comédie, pour sauver les apparences, malgré que la crise fût bien réelle.
Elle me servit de l’eau, me regardant tout éperdue. A cet instant, Apollon apporta le thé. Il me parut tout d’un coup que ce thé ordinaire et prosaïque était affreusement inconvenant et misérable après tout ce qui s’était passé ; et je rougis. Lisa regardait Apollon même avec frayeur. Il sortit, sans faire attention à nous.
— Lisa, me méprises-tu ? dis-je, en la regardant fixement, tremblant d’impatience d’apprendre ce qu’elle pensait.
Elle s’intimida et ne sut rien répondre.
— Prends ton thé ! prononçai-je en colère.
J’étais en colère contre moi-même, mais certainement elle y avait aussi sa part. Une colère terrible contre elle bouillonna soudain dans mon cœur ; j’aurais été prêt à la tuer, il me semble. Pour me venger d’elle, je fis le serment dans ma pensée de ne pas lui dire un seul mot. « C’est elle qui est cause de tout », pensai-je.
Notre silence durait déjà depuis cinq minutes. Le thé se trouvait sur la table ; nous n’y touchions pas. J’étais parvenu enfin à décider de ne pas le prendre pour l’embarrasser davantage ; elle ne pouvait convenablement commencer la première. Elle me regarda plusieurs fois avec une triste hésitation. Je gardais un silence obstiné. J’étais certainement le principal martyr, parce que je m’avouais parfaitement la vilaine bassesse de ma malicieuse sottise, et en même temps je ne pouvais m’en empêcher.
— Je veux sortir… de là-bas, commença-t-elle, pour rompre par quelque chose le silence.
Mais, la malheureuse ! Il ne fallait justement pas parler dans un moment aussi stupide et à un homme aussi stupide que moi. Mon propre cœur se serra de pitié à sa franchise si inutile et a sa maladresse. Mais aussitôt quelque chose de monstrueux anéantit toute cette pitié ; cela m’excita même davantage ; tant pis, périsse tout au monde. Cinq minutes se passèrent encore.
— Je ne vous ai pas dérangé ? commença-t-elle timidement, d’une voix à peine perceptible, et elle voulut se lever.
Mais aussitôt que je vis ce premier éclat d’une dignité offensée, je tremblai de colère et j’éclatai aussitôt.
— Pourquoi es-tu venue chez moi. dis-le-moi s’il te plaît ? commençai-je, haletant et sans égard pour l’ordre logique de mes paroles. Je voulais tout dire à la fois, en un coup : je ne me souciais pas par où commencer.
— Pourquoi es-tu venue ? Réponds ! Réponds ! criai-je. hors de moi. Je vais te le dire, ma chère, pourquoi tu es venue. Tu es venue, parce que je t’ai dit des paroles attendrissantes. Tu t’es laissé toucher et tu as voulu encore des paroles attendrissantes. Alors, apprends-le, apprends que je me suis moqué de toi alors. Et je me moque de toi encore. Pourquoi trembles-tu ? Oui. je me suis moqué ! On m’avait insulté avant, à table, ceux-là qui étaient arrivés avant moi. J’étais venu chez vous pour en rosser un, l’officier ; mais je ne réussis pas aie faire, je ne le trouvai pas. Il fallait bien me venger sur quelqu’un, me rattraper, tu t’es trouvée là, j’ai déchargé ma colère sur toi et je me suis moqué. On m’a humilié, moi aussi j’ai voulu humilier ; on m’a traité comme une chiffe, j’ai voulu montrer ma puissance… Voilà ce qui s’est passé, et toi tu t’es imaginé que j’étais venu exprès pour te sauver, n’est-ce pas ? Tu le croyais ? Tu le croyais ?
Je savais qu’elle s’embrouillerait peut-être et ne comprendrait pas les détails, mais je savais aussi qu’elle comprendrait parfaitement le fond. C’est ce qui arriva. Elle devint pâle comme un linge, elle voulut dire quelque chose, ses lèvres grimacèrent douloureusement : comme assommée d’un coup de massue, elle tomba sur une chaise. Et ensuite tout le temps elle m’écoutait, la bouche ouverte, les yeux agrandis et tremblant d’une peur atroce. Le cynisme, le cynisme de mes paroles l’anéantissait…
— Sauver ! continuai-je, quittant ma chaise et courant devant elle d’un bout à l’autre de ma chambre, sauver de quoi ! Mais je suis, peut-être, pire que toi. Pourquoi ne me l’as-tu pas jeté à la figure, quand je te faisais la morale ! « Et toi-même. qu’es-tu venu faire ici chez nous ? Est-ce pour faire de la morale ? » — C’est de la puissance, de la puissance qu’il me fallait alors. Une comédie ! Il me fallait obtenir tes larmes, ton humiliation, ta crise — voilà ce qu il me fallait alors ! Je ne pouvais plus y tenir moi-même, parce que je ne vaux rien. Je me suis effrayé et Dieu sait pourquoi je t’ai donné sottement mon adresse. De sorte qu’à peine rentré, je t’envoyais au diable à cause de cette adresse. Je te haïssais, parce que je t’avais menti alors. Parce que j’ai besoin de jouer la comédie, de rêvasser : mais en réalité, sais-tu ce qu’il me faut : que le diable vous emporte, voilà tout ! J’ai besoin de calme. Je donnerais tout l’univers pour un liard, pourvu que l’on ne me dérange pas. Le monde devrait-il disparaître, ou bien, moi, me passer de thé ? Je dirais : que le monde disparaisse, et que moi je puisse toujours avoir mon thé ! Le savais-tu oui ou non ? Eh bien, moi je sais que je suis vil, lâche, égoïste et paresseux. Depuis trois jours je tremblais que tu ne vinsses. Sais-tu ce qui m’a surtout inquiété pendant ces trois jours ? C’est que je me suis présenté à toi comme un héros, et que tu me verrais soudain en robe de chambre déguenillée, misérable et vilain. Je t’ai dit tout à l’heure que je n’avais pas honte de la pauvreté. Eh bien ! apprends-le, j’en ai honte, j’en ai honte plus que de toute autre chose ; je préférerais être voleur que pauvre, car je suis vaniteux à un tel point, qu’il me paraît qu’on m’a complètement écorché et que le contact de l’air seul me fasse mal. Est-ce que tu ne l’as pas deviné encore, que je ne te pardonnerais jamais de m’avoir trouvé avec cette robe de chambre, quand je me suis jeté sur Apollon comme un méchant roquet. Ton sauveur, ton héros, qui se jette sur son valet comme un roquet galeux, embroussaillé, et celui-là se moque de lui ! Je ne te pardonnerai pas non plus mes larmes de tout à l’heure, que je n’ai pu retenir devant toi comme une bonne femme confuse ! Et ceci, que je t’avoue maintenant, je ne te le pardonnerai jamais non plus ! Oui, toi, toi seule dois répondre pour tout cela, parce que tu t’es trouvée là, parce que je suis lâche, parce que je suis le plus vil, le plus ridicule, le plus vétilleux, le plus sot, le plus envieux de tous les vers de terre, qui ne sont pas meilleurs que moi mais qui, le diantre soit d’eux, ne s’intimident jamais ; et quant à moi, je recevrai toute ma vie des chiquenaudes de chaque crapule et c’est ma destinée ! Qu’est-ce que cela peut bien me faire, que tu n’y comprennes rien ! Et enfin, quel intérêt, quel intérêt puis-je avoir à cela, que tu te perdes là-bas ou non ? Le comprends-tu comme je vais te haïr à présent parce que tu étais ici et que tu as entendu ? Car l’homme ne s’épanche ainsi qu’une fois dans sa vie, et encore faut-il qu’il ait une crise de larmes !… Que veux-tu encore ? Pourquoi, après tout cela, restes-tu plantée ainsi, pourquoi ne me tourmentes-tu pas ; pourquoi ne t’en vas-tu pas ?
Ici arriva soudain quelque chose d’étrange.
J’avais tellement l’habitude de penser et de tout imaginer d’après les livres, et de me représenter tout comme je l’avais autrefois imaginé dans mes rêveries, que je ne compris pas tout de suite cette chose. Et voilà ce qui arriva : Lisa, offensée et anéantie par moi, comprit bien plus que je ne me le figurais. Elle comprit de tout cela, ce qu’une femme comprend avant tout, si elle aime sincèrement : que j’étais malheureux.
L’expression effrayée et offensée de son visage fit place à un étonnement plein de douleur. Mais quand je m’appelai vil et lâche, et que mes larmes coulèrent (j’avais dit toute cette tirade en pleurant), son visage fut convulsé. Elle voulut se lever, me faire taire ; mais quand j’eus fini, ce n’est pas à mes cris : « Pourquoi es-tu là, pourquoi ne t’en vas-tu pas ! » qu’elle fit attention, mais à ce que, probablement, j’avais eu beaucoup de mal à les prononcer. Et puis elle était tellement humiliée, la pauvre ; elle se regardait comme infiniment au-dessous de moi : aurait-elle pu se fâcher, s’offenser ? Elle se précipita soudain de sa chaise dans un élan irrésistible, et emportée vers moi, mais toujours timide et sans oser bouger, elle me tendit les mains… Mon cœur s’attendrit ici. Elle se jeta alors vers moi, entoura mon cou de ses bras et fondit en larmes. Je ne pus me retenir non plus et je sanglotai, comme je ne l’avais jamais fait…
— On ne me laisse pas… Je ne puis être… bon ! prononçai-je avec peine.
Ensuite j’allai au canapé, je m’y laissai tomber, la face cachée, et pendant un quart d’heure je sanglotai dans une véritable crise de nerfs. Elle se serra contre moi, m’entoura de ses bras, semblant défaillir dans cet embrassement.
Mais il s’agissait aussi de mettre un terme à mon attaque de nerfs. Et voilà (j’écris la vérité, toute méprisable qu’elle soit), la face appuyée fortement contre le canapé, mon visage enfoui dans mon coussin de cuir avachi, je commençais à sentir peu à peu, de loin, involontairement, mais irrésistiblement, que maintenant je n’oserais lever la tête et regarder Lisa en face. De quoi avais-je honte ? Je n’en sais rien, mais j’étais honteux. Était-il venu à mon esprit confus que les rôles étaient changés maintenant, que l’héroïne était elle et que j’étais devenu une créature aussi humiliée et écrasée qu’elle même l’avait été dans cette nuit haïssable… Et tout cela m’était venu à l’esprit quand j’étais couché la face contre le canapé !
Mon Dieu ! Lui aurais-je porté envie ?
Je n’en sais rien. Jusqu’à présent je ne puis le décider. Et alors certainement je pouvais le comprendre encore moins qu’à présent. Car il m’est impossible de vivre sans avoir quelqu’un à tyranniser… Mais… Mais par des raisonnements on ne peut rien expliquer et par conséquent il est inutile de raisonner.
Je me surmontai cependant et relevai la tête ; il fallait bien en finir… Et voilà, j’en suis certain jusqu’à présent, précisément parce que j’étais honteux de la regarder, dans mon cœur s’alluma soudain un autre sentiment… le sentiment de la domination et de la possession. Mes veux brillèrent de passion et je lui serrai fortement les mains. Comme je la haïssais en ce moment et comme je la voulais ! En sentiment fortifiait l’autre. Cela ressemblait presque à une vengeance… Son visage exprima d’abord l’hésitation, puis la peur, mais pour un instant seulement. Elle se jeta dans mes bras ardemment, passionnément.
X
Un quart d’heure après j’arpentais ma chambre dans une impatience fébrile, m’approchant à chaque instant du paravent et regardant Lisa à travers la fente. Elle était assise par terre, la tête appuyée contre le lit, et probablement elle pleurait. Mais elle ne parlait pas et cela m’irritait. Cette fois elle savait tout. Je l’avais offensée définitivement mais… Cela ne vaut pas la peine d’être raconté. Elle devina que l’élan de ma passion n’était qu’une vengeance, une nouvelle humiliation pour elle et qu’à ma haine de tout à l’heure, sans motif, s’était ajoutée une haine personnelle envieuse… Mais d’ailleurs je ne l’affirmerai pas qu’elle ait compris tout cela distinctement : mais elle comprit parfaitement, en revanche, que j’étais un homme vil et surtout que je n’étais pas capable de l’aimer. Je sais que l’on me dira qu’il est incroyable, incroyable d’être aussi méchant, aussi bête que moi ; on ajoutera peut-être qu’il était incroyable de ne pas l’avoir aimée ou bien au moins de n’avoir apprécié son amour.
Pourquoi incroyable ? D’abord, je ne pouvais plus aimer, car je le répète, pour moi, aimer veut dire tyranniser et dominer moralement. Toute ma vie je ne pouvais même me représenter autrement l’amour, et je suis arrivé à penser quelquefois maintenant que l’amour consiste dans le droit librement consenti par l’objet aimé de le tyranniser. Dans mes rêves de sous-sol, je ne m’imaginais l’amour que comme une lutte ; je le commençais par la haine et le terminais par un assujettissement moral, et puis après je ne pouvais me figurer ce que j’allais faire de l’objet soumis. Qu’y a-t-il d’incroyable à cela, quand j’étais déjà moralement pourri. J’étais déshabitué de la vie vivante, au point de reprocher à cette fille et de lui faire honte d’être venue écouter des paroles attendrissantes ; et je n’avais pas deviné qu’elle n’était pas du tout Avenue pour entendre des paroles touchantes, mais pour m’aimer, car l’amour est la résurrection de la femme, le salut de n’importe quelle perdition, et la rénovation, qu’elle ne peut trouver autrement. D’ailleurs, je commençais à la haïr un peu moins, tandis que j’arpentais la chambre et regardais par la fente du paravent. Cela m’était insupportable de la savoir là. Je voulais qu’elle disparût. Je voulais du « calme », je voulais rester seul dans mon trou. « La vie vivante » m’avait écrasé par manque d’habitude, et il m’était difficile de respirer.
Au bout de quelques secondes, elle ne se relevait toujours pas, comme si elle était plongée dans l’oubli. J’eus la malhonnêteté de frapper doucement au paravent, pour lui rappeler… Elle sursauta, se releva et se mit à chercher son fichu, son chapeau, sa fourrure… Deux minutes après, elle sortit lentement de derrière le paravent et me regarda tristement. Je ricanai méchamment ; d ailleurs, je me forçais à le faire, par « convenance », et j’évitai son regard.
— Adieu, dit-elle, se dirigeant vers la porte. Soudain, je courus sur ses pas ; je saisis sa main, je l’ouvris, j’y plaçai… et la refermai. Ensuite je me détournai brusquement et me précipitai dans un autre coin, pour ne pas voir, au moins…
J’allais tout à l’heure mentir, écrire que je le lis par hasard, par oubli, éperdu, par sottise. Mais je ne veux pas mentir et je le dis franchement : j’ouvris sa main et j’y mis… par méchanceté. Cette idée me vint en allant et venant dans la chambre, pendant qu’elle se trouvait derrière le paravent. Mais voilà ce que je puis dire sûrement ; Je commis cette cruauté, de mon propre gré sans doute, mais non par mauvais cœur, seulement à cause de ma mauvaise tête. C’était une cruauté feinte, intellectuelle, composée exprès, d’après les livres, si bien que moi-même n’y résistai pas même une minute. D’abord je me précipitai dans un coin, pour ne pas voir, et ensuite, avec honte et désespoir, je courus derrière Lisa. J’ouvris la porte de l’escalier et l’appelai mais timidement, à mi-voix…
Pas de réponse, mais il me sembla entendre ses pas sur les dernières marches.
— Lisa ! criai-je plus fort.
Pas de réponse. Mais au même instant j’entendis en bas s’ouvrir avec un grincement lourd la porte de dehors qui était vitrée, et qui se ferma durement. Le bruit résonna dans l’escalier.
Elle était partie. Je rentrai dans ma chambre tout pensif. Cela m’était affreusement pénible.
Je m’arrêtai à la table près de la chaise sur laquelle elle s’était assise et je regardai stupidement devant moi. Au bout d’une minute, je tressaillis soudain. Devant moi, sur la table, je vis… En un mot. je vis un billet bleu, chiffonné, le même billet de cinq roubles que j’avais enfermé dans sa main il y avait un instant. C’était bien le même billet ; ce ne pouvait en être un autre, il n’y en avait pas d’autres dans la maison. Elle avait donc eu le temps de le jeter sur la table au moment où je me précipitais dans l’autre coin.
Eh bien ? Je pouvais m’y attendre. Pouvais-je m’y attendre ? Non. Je suis tellement égoïste, je respectais si peu les hommes, que je ne pouvais même pas me figurer quelle fit cela. Je ne le supportai pas. Un instant après, comme un fou, je m’habillai à la hâte, mettant n’importe quoi, et je me précipitai à sa poursuite. Elle n’avait pas eu le temps de faire deux cents pas quand je courus dans la rue.
Il faisait doux, la neige tombait épaisse, serrée, presque verticalement, couvrant le trottoir et la rue déserte d’un épais matelas. Point de passants : on n’entendait aucun son. Les lanternes vacillaient tristes et inutiles. Je fis deux cents pas environ, en courant, jusqu’au carrefour et je m’arrêtai. Où était-elle allée ? Pourquoi courais-je après elle ?
Pourquoi ? Tomber devant elle, sangloter de repentir. embrasser ses pieds, implorer mon pardon ! Je le voulais bien, ma poitrine se brisait et jamais, jamais je ne me rappellerai ce moment avec indifférence. « Mais, pourquoi ? pensai-je. Est-ce que je ne la haïrai pas demain précisément parce que. aujourd’hui, je lui aurai embrassé les pieds ? Lui donnerai-je du bonheur ? N’ai-je pas eu l’occasion de m’apprécier aujourd’hui encore, pour la centième fois ? Est-ce que je ne la torturerai pas ? »
J’étais sur la neige, cherchant à percer le brouillard obscur, et je réfléchissais.
« N’est-il pas mieux, ne vaut-il pas mieux, me dis-je après, chez moi, en laissant vagabonder ma fantaisie, cherchant à étouffer les vives souffrances de mon cœur par des imaginations, ne vaut-il pas mieux qu’elle emporte pour toujours cette injure ? Car l’injure, c’est une purification : c’est la conscience la plus douloureuse et la plus cuisante ! Demain, j’eusse souillé son âme et fatigué son cœur. Mais l’injure ne s’effacera jamais en elle et quelque vile que soit la boue qui l’attend, l’injure l’élèvera et la purifiera… par la haine… hm… Peut-être aussi par le pardon… Mais, cependant, cela la soulagera-t-il ? »
En effet, voilà que je me pose une question oiseuse : « Qu’est-ce qui vaut mieux ? Le bonheur médiocre ou les souffrances élevées ? Voyons, qu’est-ce qui vaut mieux ? »
Je rêvassais ainsi, dans cette soirée que je passai chez moi, à demi mort de souffrance morale. Je n’avais jamais supporté autant d’amertumes et de regrets ; mais pouvais-je conserver le moindre doute. Quand je me précipitai dehors, ne savais-je pas que je reviendrais sur mes pas à moitié chemin.
Je n’ai plus jamais rencontré Lisa et je n’ai plus entendu parler d’elle. J’ajouterai encore, que je restai longtemps enchanté de ma phrase sur l’utilité de l’injure et de la haine, malgré que moi-même fus presque malade de tristesse.
Même à présent, après tant d’années, tout cela me fait triste effet quand j’y songe. J’ai gardé un mauvais souvenir de bien des choses, mais… ne ferais-je pas bien de terminer ici mes Mémoires ? Il me semble que j’ai eu tort de commencer à les écrire. Du moins, j’ai été honteux en écrivant cette nouvelle (ainsi ce n’est plus de la littérature, mais une correction). Car il est peu intéressant, par exemple, de raconter en une longue nouvelle que j’ai manqué ma vie en pourrissant moralement dans un trou, sans entourage, déshabitué dans mon sous-sol de tout ce qui est vivant, et plein d’une scrupuleuse malice. Dans un roman, il faut présenter un héros, et ici sont réunis exprès tous les traits d’un antihéros ; et surtout, tout cela produira une impression désagréable, car tous nous sommes déshabitués de la vie, nous boitons tous, plus ou moins. Nous en sommes déshabitués à un tel point, que par moments nous avons une espèce de dégoût pour la vie réelle, et c’est pour cela que nous détestons qu’on nous y fasse penser. Nous sommes arrivés à considérer « la vie vivante » comme une peine, presque comme un emploi, et tous en nous-mêmes nous sommes de l’avis qu’il fait meilleur vivre d’après un livre. Et pourquoi nous agitons-nous ; pourquoi faisons-nous des folies, que demandons-nous ? Nous ne le savons pas nous-mêmes ! Nous nous en trouverions plus mal, si nos folles demandes étaient réalisées. Voyons, essayez donc de nous donner, par exemple, plus d’indépendance ; débarrassez n’importe qui de ses entraves ; élargissez le cercle de son activité ; affaiblissez sa tutelle, et nous… Mais je vous l’assure : nous redemanderons aussitôt la tutelle. Je sais bien qu’il se peut que vous vous emportiez, que vous criiez, que vous frappiez du pied. Parlez donc, direz-vous, pour vous seul et pour toutes vos misères dans le sous-sol, et n’osez pas dire : nous tous. Mais je ne m’excuse pas du tout par ce nous tous. Quant à moi, je n’ai fait que porter à l’extrême limite, dans ma vie, ce que vous n’osiez pas amener même à moitié, par lâcheté ; et encore vous teniez votre couardise pour de la prudence, et vous vous consoliez en vous trompant vous-mêmes. Ainsi je suis peut-être plus vivant que vous. Mais regardez donc plus attentivement ! Nous ne savons même pas d’ailleurs, où vit ce qui est vivant, en quoi cela consiste, comment cela s’appelle ? Laissez-nous seuls, sans livres, et aussitôt nous nous perdrons, nous nous embrouillerons, nous ne saurons à quoi tenir, à quoi nous attacher ; nous ne saurons ce qu’il faut aimer ou haïr, ce qu’il faut estimer ou mépriser ! Les hommes mêmes nous seraient à charge, les hommes véritables, avec une chair et un sang propres à eux, nous en aurions honte, nous les regarderions comme un déshonneur. Nous cherchons à être un type d’homme commun, qui n’a jamais existé. Nous sommes des mort-nés, et il y a longtemps que nous naissons de pères qui ne sont pas vivants, et cela nous plaît de plus en plus. Nous y prenons goût. Bientôt nous voudrons naître d’une idée. Mais cela suffit.
D’ailleurs, les Mémoires de cet être paradoxal ne se terminent pas ici. Il n’a pas su résister et il a continué. Mais il nous semble aussi qu’on peut
les clore à cette page. Page:Dostoïevski - Le Sous-sol, 1909.djvu/202LE CROCODILE
Page:Dostoïevski - Le Sous-sol, 1909.djvu/204UN EVENEMENT EXTRAORDINAIRE
OU LE RÉCIT VÉRIDIQUE RAPPORTANT COMMENT UN MONSIEUR D’UN CERTAIN AGE ET D’UNE GRANDE RESPECTABILITÉ FUT AVALÉ TOUT VIF PAR LE CROCODILE DU « TASSAGE » ET CE QU’IL EN ADVINT.As-tu vu Lambert ?
I
C’est le treize janvier de l’année mil huit cent soixante-cinq, sur le coup de midi et demie, qu’Eléna Ivanovna (l’épouse d’Ivan Matveïtch, mon savant ami et je puis dire : mon copain en même temps que mon petit-cousin) éprouva le désir soudain de voir le crocodile que l’on montrait dans le Passage.
Ivan Matveïtch se trouvait justement libre ce jour-là, car il venait d’obtenir un congé. Il avait même en poche son billet de chemin de fer pour un voyage à l’étranger entrepris plutôt par envie de voir des choses nouvelles que pour le soin de sa santé. Il ne s’opposa point à la satisfaction de l’ardente curiosité de sa femme, car il la partageait.
— Excellente idée ! fit-il d’un air satisfait. Allons voir le crocodile. Au moment où nous nous préparons à un voyage en Europe, il n’est pas mauvais de faire connaissance avec les indigènes de cette contrée.
Là-dessus, il offrit le bras à son épouse et tous deux se dirigèrent vers le Passage. En ma qualité d’ami de la maison et suivant notre coutume invariable. je participai à cette sortie.
Jamais je n’avais vu Ivan Matveïtch d’aussi bonne humeur qu’en cette après-midi à jamais mémorable. Ah ! nous ne lisons pas l’avenir !
Il ne fut pas plus tôt entré dans le Passage qu’il se mit à s’extasier sur la magnificence de l’établissement et, parvenu à l’endroit où s’exhibait le monstre amené dans la capitale, il manifesta l’intention de payer les vingt-cinq copeks prix de mon entrée, chose qui ne lui était encore jamais arrivée.
Entrés dans une petite salle, nous remarquâmes qu’outre le crocodile, il s’y trouvait aussi des perroquets de l’espèce des cacatoès et quelques singes dans une cage placée au fond. Près de l’entrée, le long du mur de gauche, il y avait un grand bac de zinc, sorte de baignoire recouverte d’un grillage en fil de fer et contenant un peu d’eau. Cette flaque servait d’habitacle à un énorme crocodile qui y restait affalé sans plus de mouvements qu’une solive et paraissait avoir perdu toutes ses facultés naturelles au contact de notre climat humide et si inclément aux étrangers. Cette première rencontre avec le monstre nous laissa tout à fait froids.
— C’est ça, un crocodile ! dit Elena Ivanovna d’un ton traînant et déçu. Je ne me l’étais pas figuré comme ça.
Sans doute le croyait-elle en diamants. Le propriétaire du crocodile, un Allemand, était venu se poser devant nous et nous regardait avec fierté.
— Il a raison, me dit à l’oreille Ivan Matveïtch. Il a raison d’être lier, car il sait être le seul à montrer un crocodile en Russie.
Je mets cette futile observation sur le compte de l’extrême bonne humeur de mon ami, car à l’ordinaire, il était plutôt d’un tempérament jaloux.
— Il il a pas l’air vivant, votre crocodile, reprit Elena Ivanovna qui, choquée par l’aplomb du manager, lui adressa son plus gracieux sourire, dans l’espoir de réduire son impertinence, procédé assez habituel aux femmes.
— Je vous demande pardon, madame, répondit-il en un russe cruellement écorché et, tout aussitôt, il souleva le grillage en fil de fer et se mit à taquiner le crocodile à l’aide d’une baguette. Pour donner signe de vie, le monstre perfide remua légèrement les pattes et la queue, souleva le mufle et fit entendre une sorte de soufflement prolongé.
— Bon ! bon ! ne te fâche pas, Karlchen, dit doucement l’Allemand d’un air d’amour-propre flatté. — Qu’il est vilain, ce crocodile ! Il me fait peur ! murmura coquettement Elena Ivanovna. Je suis sûre que je vais en rêver.
— Il ne saurait vous mordre en rêve, madame, remarqua l’Allemand avec galanterie. Puis, il se mit à rire de cette saillie, mais son rire ne trouva pas d’écho.
— Allons voir les singes, Semione Semionitch, dit Elena Ivanovna s’adressant exclusivement à moi. J’adore les singes ; il y en a de si gentils… tandis que ce crocodile est affreux !
— Ne crains rien, chère amie, cria Ivan Matveïtch, se dandinant et faisant le beau devant elle ; ce transfuge du royaume des Pharaons ne nous fera aucun mal.
Et il resta près de la baignoire. Bientôt, du bout de son gant, il se mit à chatouiller les naseaux du crocodile afin, nous avoua-t-il plus tard, de l’induire à souffler encore avec bruit. Le manager avait suivi Elena Ivanovna — une dame ! — vers la cage aux singes. Tout allait donc le mieux du monde et aucun incident n’était à prévoir.
Elena Ivanovna fut charmée par les singes et leur consacra toute son attention. Elle poussait de petits cris joyeux et feignant de ne pas voir le manager, elle s’amusait à découvrir des ressemblances entre l’un ou l’autre de ces animaux et tel ou tel de ses amis et de ses connaissances. Je m’en réjouissais avec elle, car ses ressemblances étaient toujours frappantes. L’Allemand, qui ne savait s’il devait rire ou non, avait fini par devenir morose…
Précisément à ce moment, un cri terrible, je dirai même surnaturel, retentit dans la salle. Ne sachant que penser, je restai figé sur la place, puis voyant qu Elena Ivanovna criait, elle aussi, je me retournai précipitamment et que vis-je ?
Je vis, ô Dieu ! je vis l’infortuné Ivan Matveïtcli qui. saisi par le milieu du corps dans les terribles mâchoires du crocodile et soulevé agitait horizontalement dans l’espace des jambes désespérées. Il disparut en un instant. Mais, comme, resté immobile, j’eus le temps d’observer tous les détails de l’accident avec une attention passionnée, avec la plus folle curiosité que j’aie jamais éprouvée, je vais pouvoir le narrer minutieusement.
« Quel ennui, pensai-je, si c’eut été moi qui me fusse trouvé à la place d’Ivan Matveïteh ! »
Allons au fait. Manœuvrant ses effrayantes mâchoires, le crocodile amena préalablement vers lui les pieds du malheureux Ivan Matveïteh, puis, l’ayant un peu laissé filer, car mon savant ami s’efforçait d’échapper et se cramponnait à la baignoire, il l’avala jusqu’à la ceinture. Le laissant à nouveau filer, il continua de l’avaler en plusieurs coups, progressivement, si bien qu’Ivan Matveïtch disparaissait peu à peu à nos yeux. Enfin, dans un dernier coup de gosier, l’animal déglutit mon savant ami tout entier et de sorte qu’on pouvait distinguer comment il lui progressait dans le corps.
J’allais crier aussi quand, par un perfide jeu du sort, le crocodile, sans doute gêné par l’énormité inusitée de ce bol alimentaire, fit encore un effort, et, comme il ouvrait une dernière fois sa gueule formidable, nous pûmes revoir le visage en détresse de mon petit-cousin dont les lunettes tombèrent au fond du bac. On eut dit que cette tête n’était réapparue que pour jeter un suprême regard sur les choses de la terre et dire un dernier adieu à toutes les joies de la vie.
Mais elle n’eut même pas le temps d’exécuter ce dessein. Le crocodile, qui avait repris courage, donna tout ce qu’il put et la tête disparut pour toujours. Cette réapparition suivie de cette disparition d’une tête humaine et bien en vie était certes, spectacle effrayant, mais, en même temps — est-ce la rapidité de cet escamotage, ou la chute de ces lunettes ? — tout cela avait quelque chose de si comique que je ne pus m’empêcher de pouffer de rire. Mais, m’étant avisé de l’indécence d’une pareille manifestation en un tel moment — n étais-je pas l’ami de la maison ? — j’interpellai vivement Elena Ivanovna sur un ton de sympathie attristée :
— C’en est fait de notre Ivan Matveïtch, lui dis-je. Je ne songe même pas à exprimer l’intensité d’émotion de la jeune femme pendant que se déroulait cette scène. Au commencement après avoir poussé ce premier cri. elle sembla comme pétrifiée et regardait tout ce branle-bas, on eut dit avec indifférence, les yeux demeuraient écarquillés. Puis elle éclata en sanglots et je lui pris les mains.
A ce moment, affolé par l’épouvante de ce premier moment, le propriétaire du crocodile se claqua dans les mains et, les yeux au ciel, il s’écria :
— Oh ! mon crocodile, mon Karl chéri ! Mère, mère ! mère !
A cet appel, la porte du fond s’ouvrit et la mère apparut, en bonnet. C’était une femme âgée, haute en couleur, mais débraillée, qui se précipita vers son Allemand de fils en poussant des cris stridents.
Ce fut alors un épouvantable vacarme. Telle une possédée, Elena ne trouvait qu’un seul cri : « A battre ! à battre ! » Elle s’élançait tantôt vers l’Allemand. tantôt vers sa mère en les suppliant, inconsciemment, sans doute, de battre on ne sait qui pour on ne sait quelle raison. Quant au manager et sa mère, ils ne nous accordaient aucun intérêt et pleuraient, tels deux veaux, le long de la baignoire.
— Il est perdu. Il va éclater d’un instant à l’autre ! il vient d’avaler un fonctionnaire tout entier ! clamait le propriétaire.
— Notre Karlo ! notre cher Karlo ! il va mourir ! hurlait la mère
— Nous voici orphelins et sans pain ! — reprenait l’homme.
— A battre ! à battre ! ne se lassait pas de vociférer Elena Ivanovna pendue au pan de la redingote de l’Allemand.
— Aussi, il taquinait mon crocodile. Qu’avait-il. votre mari, à taquiner mon crocodile ? braillait celui-ci en se dégageant. Si Karlo éclate, vous me le paierez. C’était mon enfant, mon seul enfant.
J’avoue que l’égoïsme de cet Allemand de passage et la sécheresse de cœur de sa mère m’indignaient beaucoup. Cependant, les cris ininterrompus d’Elena Ivanovna : « A battre ! à battre ! » m’inquiétaient encore plus et finirent par captiver toute mon attention. J’en étais sérieusement effrayé.
Or. j’avais mal interprété le sens de ces étranges exclamations. Je me figurais que. tout en ayant momentanément perdu la raison, mais quand même désireuse de venger son cher Ivan Matveïtch, elle proclamait son droit à une satisfaction et demandait que le crocodile fut puni par les verges. Cependant, elle entendait tout autre chose.
Guignant la porte, non sans une certaine contusion. je suppliai Eléna Ivanovna de se calmer et surtout de ne pas employer ce mot scabreux : « battre », car. vraiment en ce lieu, au cœur même du Passage, au milieu d’une compagnie de gens instruits, à deux pas de la salle où à ce moment même, M. Lavrov faisait son cours public, l’expression d’un désir aussi réactionnaire n’était pas seulement invraisemblable, mais encore inadmissible et, d’un moment à l’autre, pouvait attirer sur nos personnes les sifflantes lanières du fouet critique de M. Stepanov.
Pour comble de terreur, mes appréhensions se trouvèrent instantanément justifiées. La portière qui fermait la pièce où l’on exposait le crocodile s’écarta et je vis apparaitre sur le seuil un personnage portant barbe et moustaches et qui. son chapeau à la main, penchait vers nous la partie supérieure de son corps tout en conservant prudemment sa base de sustentation dans le vestibule, s’évitant ainsi l’obligation de débourser le prix de l’entrée.
— Madame, fît l’inconnu, tout en accomplissant des prodiges d’équilibre pour maintenir son chef dans la pièce que nous habitions en même temps que ses pieds dans le vestibule — madame, une aspiration aussi rétrograde ne fait point d’honneur à votre intelligence et ne peut être que la conséquence d’une certaine disette de phosphore en votre cerveau. Vous serez incessamment conspuée dans La Chronique du Progrès ainsi que dans nos feuilles satiriques…
Mais il ne put achever sa période. Le propriétaire de l’établissement reprit soudain ses sens et, constatant avec horreur la présence gratuite de cet individu dans la salle du crocodile, il fonça furieusement sur le progressiste inconnu et l’expulsa à coups de poings. Tous deux disparurent derrière la portière et je compris tout à coup que tout ce vacarme n’avait aucune raison d’être et Elena Ivavovna était absolument innocente de cette intention qu’on lui prêtait de faire subir au crocodile l’humiliante punition des verges. Elle demandait tout simplement qu’on lui ouvrit le ventre afin de délivrer Ivan Matveïtch.
— Ainsi, vous voudriez la mort de mon crocodile ! hurla le manager accouru. J’aimerais dix fois mieux celle de votre mari… Mon père a montré ce crocodile ; mon grand-père a montré ce crocodile ; je montre ce crocodile et mon fils le montrera aussi. Tout le monde verra le crocodile ! Je suis connu par toute l’Europe qui vous ignore et vous allez me payer une indemnité.
— Oui. oui ! fit l’Allemande en furie, nous ne vous laisserons pas partir que vous ne nous ayez indemnisés, car notre Karl va éclater.
— Il serait sans doute bien inutile de l’abattre, ajoutai-je avec un grand calme en tâchant à emmener Elena Ivanovna vers sa demeure, car notre cher Ivan Matveïtch doit actuellement planer dans l’Empyrée.
— Mon ami. fit soudain, et à notre étonnement, la voix d’Ivan Matveïtch, cher ami. je serais plutôt d avis qu’il faut agir par l’intermédiaire du Commissaire de Police, car seule, l’intervention de la force publique est capable de convaincre cet Allemand.
Prononcés avec fermeté, ces mots, qui témoignaient d’une extraordinaire présence d’esprit, eurent le don de nous stupéfier à un tel point qu’au premier instant, nous ne voulions pas en croire nos oreilles. Cependant, nous nous approchâmes précipitamment de la baignoire où gîtait le crocodile et nous mîmes à écouter le malheureux prisonnier avec une attention soutenue quoiqu’un peu sceptique.
Sa voix avait un son grêle et étouffé, comme si elle fut venue de fort loin. On eut dit d’un plaisant qui, posté dans la pièce voisine et la bouche collée à un oreiller, se fut évertué à crier pour simuler à l’intention du public demeuré dans l’autre chambre une conversation de deux paysans dans une steppe ou à travers un ravin, performance à laquelle j’eus la chance d’assister lors des fêtes de Noël chez des amis à moi.
— Ivan Matveïtch, mon ami, es-tu donc vivant ? bulbutiait Elena Ivanovna.
— Oui. vivant et en parfaite santé, répondit Ivan Matveïtch. Grâce à la protection du Très-Haut, je fus avalé sans être abîmé le moins du monde. Une seule chose m’inquiète : comment mes chefs vontils envisager cet incident ? Car. enfin, j’ai obtenu mon passe-port pour l’étranger et me voici dans le ventre d’un crocodile, ce qui n’est pas malin…
— Mais, mon ami. peu importe que ce soit malin ou non, pourvu qu’on te tire de là ! interrompit Elena Ivanovna.
— Le tirer de là !… s’écria le propriétaire de la bête, je ne permettrai pas qu’on touche à mon crocodile. Le public va s’écraser ici, désormais. Je ferai payer vingt copeks d’entrée et Karl n’aura plus besoin de nourriture.
— Grâce à Dieu ! fit la mère.
— Ils ont raison, remarqua Ivan Matveïtch d’un ton calme. Il faut avant tout considérer les choses du point de vue économique.
— Mon ami, m’écriai-je, je cours de ce pas chez nos chefs afin de porter plainte, car je vois bien que, seuls, nous n’en viendrions pas à bout.
— Je le pense aussi, répondit Ivan Matveïtch, mais, à notre époque de crise commerciale, il est assez difficile d’ouvrir le ventre d’un crocodile sans payer d’indemnité. Dès lors, une question se pose, inévitable : combien demandera ce propriétaire pour son crocodile ? Une deuxième question est le corollaire de la précédente : qui payera ? Car tu n’ignores pas que je n’ai point de fortune…
— A moins qu’on ne prenne une avance sur tes appointements, insinuai-je timidement. Mais le manager m’interrompit tout aussitôt :
— Je ne vendrai pas mon crocodile ; je ne le vendrais pas pour trois mille roubles. Il m’en faudrait au bas mot quatre mille. Le public va affluer, maintenant. Il faudra me le payer cinq mille roubles.
En un mot. il s’en donnait à cœur joie. La cupidité et la plus sordide avarice se lisaient sur son visage.
— Assez ! je m’en vais ! m’écriai-je, indigné.
— Moi aussi, moi aussi ! pleurnichait Elena Ivanovna. J’irai trouver André Ossipitch lui-même et je le fléchirai par mes larmes !
— Non ! pas cela, chère amie ! interrompit vivement Ivan Matveïth qui, depuis longtemps, était fort jaloux de ce monsieur. Il savait que sa femme n’était que trop portée à aller pleurer devant un homme cultivé, car les larmes lui seyaient si bien ! Puis, s’adressant à moi, il poursuivit : — Je ne te le conseille pas non plus. On ne sait trop ce qu’il pourrait résulter d’une telle démarche. Mais passe aujourd’hui même chez Timotheï Semionitch ; c’est un homme de mœurs surannées, assez bête et, ce qui est plus important, des plus loyaux. Donne-lui le bonjour de ma part et raconte-lui cet accident dans tous ses détails. En même temps, remets-lui sept roubles que je perdis contre lui la dernière fois que nous jouâmes ensemble ; cela ne pourra qu’impressionner favorablement ce vieillard. Or. il peut nous être de très bon conseil. En attendant, emmène Elena Ivanovna… Calme-toi, mon amie, — continua-t-il à l’adresse de sa femme. Tous ces cris me fatiguent et je voudrais bien me reposer un peu. Au surplus, il fait ici bon et doux, encore que je n’aie pas eu le temps de me reconnaître dans cet asile improvisé.
— Comment, te reconnaître ? Est-ce que tu y vois ? exclama Elena Ivanovna. toute joyeuse
— Une nuit impénétrable m’environne, répondit l’infortuné captif, mais je peux tâtonner et, pour ainsi dire, voir avec mes mains. Donc, au revoir. Sois tranquille et ne te prive pas de distraction. A demain. Quant à toi, Semione Semionitch, viens me voir ce soir et, comme tu es distrait et que tu pourrais oublier, fais un pense-bête.
J’avoue qu’il ne me déplaisait pas de pouvoir partir, car je me sentais fatigué et cela commençait à m’ennuyer. Je m’empressai donc de prendre Elena Ivanovna par le bras et de l’emmener hors de l’établissement.
— Ce soir, votre entrée vous coûtera encore vingt-cinq copeks ! nous cria le propriétaire.
— Oh ! mon Dieu, que ces gens sont rapaces ! fit Elena Ivanovna en se mirant dans toutes les places du Passade où elle reconnut, non sans une visible satisfaction, que cette secousse n’avait fait que l’embellir.
— C’est le point de vue économique, lui répondis-je un peu ému et très lier de ma dame.
— Le point de vue économique ? traîna-t-elle de sa voix sympathique, je n’ai rien compris à ce que disait tout à l’heure Ivan Matveïtch au sujet de ce vilain point de vue économique.
— Je vais vous expliquer cela.
Et je me mis à discourir sur les résultats bienfaisants de l’accumulation des capitaux étrangers dans notre patrie et cela d’autant mieux que j’avais lu le matin même des articles sur ce sujet dans Les Nouvelles de Pétersbourg et dans Le Cheveu. Elle m’écouta quelque temps et m’interrompit pour me dire :
— Que tout cela est donc étrange !… Avez-vous bientôt fini, vilain, de me raconter de pareilles bêtises ? Dites-moi, suis-je très rouge ?
Je profitai de l’occasion pour lui décocher un compliment :
— Vous n’êtes pas rouge, lui dis-je. Vous êtes exquise !
— Fi ! le polisson ! murmura-t-elle, ravie. Puis elle ajouta après un silence en inclinant gracieusement la tête sur son épaule : — Comme je le plains, ce pauvre ami !… Et soudain : — Mais, mon Dieu, dites-moi comment il va faire pour se restaurer là-dedans… et… et… ; s’il a besoin de quoi que ce soit ?
— Votre question me prend à l’improviste, lui répondis-je, un peu déconcerté. A vrai dire, cela ne m’était pas venu à l’esprit. Que les femmes sont donc plus pratiques que les hommes lorsqu’il s’agit des problèmes de l’existence !
— Le malheureux ! Aussi, comment a-t-il été se fourrer là ? Il ne doit avoir aucune distraction dans ces ténèbres. Et dire que je ne possède même pas sa photographie… Ah ! me voilà veuve, ou à peu près ! — Et elle eut un sourire enchanteur qui dénotait à quel point sa nouvelle situation lui paraissait intéressante. — Hem ! je le plains tout de même beaucoup.
Ainsi exprimait-elle cette angoisse si naturelle d’une jeune femme dont le mari vient de disparaître. Je la reconduisis jusque chez elle où elle me retint à dîner. Enfin, après une tasse de café, je réussis à la calmer et je partis à six heures pour me rendre chez Timotheï Semionitch, convaincu que tous les hommes possédant un foyer en même temps qu’une situation respectable ne pouvaient qu’être chez eux à cette heure-là.
J’ai écrit ce premier chapitre du style qui convient au sujet de mon récit. Cependant, je suis décidé à employer par la suite un ton moins élevé, mais plus naturel et j’en préviens loyalement mon lecteur.
II
L’honorable Timotlieï Semionitch me reçut avec un certain empressement, mais non sans quelque trouble. Il m’emmena dans son cabinet de travail dont il ferma soigneusement la porte, afin, dit-il « que les enfants ne nous dérangent pas ». Et, ce disant, il semblait assez inquiet.
Il me fit asseoir sur une chaise, près de son bureau, se mit lui-même en un fauteuil, ramena les pans de sa robe de chambre ouatée et qui montrait la corde et prit un air sévère, je dirai même officiel, encore qu’il ne fût point mon chef ni celui d Ivan Matveïtch, mais tout simplement notre camarade.
— Avant tout, fit-il tout d abord, remarquez que je ne suis pas votre chef, mais un subordonné comme vous-même et Ivan Matveïtch… Tout cela ne me regarde pas et je ne veux me mêler de rien.
Je fus stupéfait. Évidemment, il savait déjà toute l’histoire. Cependant, je lui en fis le récit détaillé. Je m’exprimais d’un ton ému, car j’accomplissais là mon sacerdoce d’ami véritable. Il m’écouta sans étonnement, mais avec des signes manifestes de méfiance.
— Croiriez-vous, me dit-il quand j’eus fini de parler, croiriez-vous que j’avais toujours prévu qu’un pareil accident arriverait à Ivan Matveïtch ?
— Comment cela, Timotheï Semionitch ? Il me semble pourtant que le cas est fort extraordinaire…
— D’accord, mais est-ce que toute la carrière d’Ivan Matveïch ne tendait pas vers un tel résultat ? Il était d’une hardiesse qui frisait l’insolence. Il n’avait que le progrès à la bouche, ainsi qu’un tas d’idées… Voilà où ça nous mène, le progrès ! — Mais il me semble que cet accident tout à fait fortuit ne saurait être érigé en règle générale pour tous les progressistes…
— Que vous le vouliez ou non, c’est ainsi. Croyez-moi. Tout cela n’est que la conséquence d’une instruction exagérée. Les gens qui en savent trop se fourrent partout, même où on ne les demande pas. Au surplus, — ajouta-t-il, comme offensé, — il se peut que vous soyez mieux renseigné que moi là-dessus. Je ne suis pas aussi instruit que cela, moi, et je suis vieux. C’est comme fils de soldat que j’entrai au service il y a de cela cinquante ans.
— Mais vous vous méprenez, Timotheï Semionitch. Tout au contraire, Ivan Matveïtch vous demande vos conseils et votre protection, avec des larmes dans les yeux, si je puis dire.
— Hem ! avec des larmes dans les yeux ? Ce ne sont que des larmes de crocodile et il n’y faut pas trop ajouter foi. Voyons, quel besoin avait-il d’aller à l’étranger ? Avec quel argent ? Il n’en a même pas les moyens…
— Il a fait des économies, Timotheï Semionitch, répondis-je d’un ton plaintif ; il avait mis sa dernière gratification de côté. Il ne s’en allait que pour trois mois, pour visiter la Suisse, la patrie de Guillaume Tell…
— De Guillaume Tell ?… Hem !…
— Il voulait jouir du printemps à Naples, visiter les musées, voiries mœurs, les animaux…
— Hem !… Les animaux ? A mon avis, il n’entreprenait ce voyage que par pur orgueil. Les animaux ? Quels animaux ? Est-ce qu’il n’y en a pas assez chez nous ? Nous ayons des musées, des ménageries, des chameaux. Les ours habitent à deux pas de Pétersbourg et lui-même est actuellement domicilié dans un crocodile…
— Timotheï Semionitch ! Par pitié ! Cet homme est dans le malheur. Il vient à vous comme un ami, comme un parent plus âgé ; il demande un conseil et vous lui laites des reproches… Avez au moins pitié d’Elena Ivanovna.
— C’est de sa femme que vous parlez ? C’est une femme charmante, fit Timotheï Semionitch qui se radoucit sensiblement et huma une prise de tabac. Une personne très fine… avec la tête qui penche sur l’épaule… et de l’embonpoint… Elle est fort agréable. André Ossipitch en parlait encore avant-hier.
— Il en parlait ?
— Oui. et en termes très élogieux. « Quelle poitrine ! disait-il, et quel regard ! Et ces cheveux !… Une vraie friandise, cette dame ! » Il a même ri… Ils sont encore jeunes. Et voilà donc comment ce monsieur fait sa carrière…
— Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, Timothéï Semionitch.
— Évidemment, évidemment.
— Alors, que faire, Timotheï Semionitch ?
— Qu’y puis-je ?
— Mais accordez-nous vos conseils ; dirigez-nous en homme d’expérience que vous êtes, comme un parent. De quel côté nous tourner ? Faut-il aller prévenir les chefs ou…
— Prévenir les chefs ! En aucune façon ! s’écria vivement Timothéï Semionitch. Puisque vous me demandez un conseil, étouffez cette affaire et n’agissez que de façon strictement privée. Le cas est très particulier et de nature assez douteuse. L’occurrence se présente pour la première fois et ne peut que mal recommander le fonctionnaire en cause. C’est pourquoi il importe, avant tout, d’agir avec prudence… Qu’il ne bouge pas… Il faut attendre… attendre…
— Attendre ! Mais comment, Timotheï Semionitch ? Et s’il étouffe là-dedans ?
— Et pourquoi donc ? Ne venez-vous pas de me dire qu’il s’y était installé fort confortablement ?
Je recommençai mon récit. Timotheï Semionitch réfléchit longuement. Puis, tournant sa tabatière entre ses doigts, il fit :
— Hem ! Il me semble qu’il ferait bien de rester là où il se trouve plutôt que de s’en aller à l’étranger. Il a le loisir de méditer. Bien sûr qu’il ne faut pas le laisser étouffer et qu’on doit prendre des mesures pour la sauvegarde de sa santé ; par exemple, qu il veille à ne pas s’enrhumer… Pour ce qui est de l’Allemand, il me paraît qu’il est dans son droit et même plus que la partie adverse : on est entré sans permission dans son crocodile et ce n’est pas lui qui est entré dans le crocodile d’Ivan Matveïtcli, lequel, du reste, n’en possède pas, si je ne me trompe. Or, ce crocodile constitue une propriété et, par conséquent, on ne peut lui ouvrir le ventre sans indemniser le propriétaire.
— Mais il s’agit de sauver un être humain, Timotheï Semionitch.
— Cela, c’est l’affaire de la police. C’est à elle qu’il faut s’adresser.
— Mais il se peut qu’on ait besoin de lui au bureau et qu’on le demande !
— Besoin d’Ivan Matveïtch ? Hé ! hé ! D’abord, il est considéré comme en congé. Il est supposé en train de visiter l’Europe et nous pouvons ignorer ce qu’il fait en réalité. Le cas sera différent s’il ne réintègre pas son poste en temps voulu. Alors nous constaterons officiellement son absence et nous ouvrirons une enquête ?…
— Dans trois mois ! Ayez pitié !
— S’il est dans un mauvais pas, c’est par sa faute. Voyons, qui l’a poussé là ? On devra peut-être lui attribuer un gardien aux frais de l’État, ce qui est contraire aux règlements. Mais, ce qu il faut considérer d’abord, c’est que le crocodile est une propriété et que, par conséquent, le principe économique est en jeu. Le principe économique prime tout ! Avant-hier, chez Loucas Andreïtch, Ignati Prokovitch en parlait. Connaissez-vous Ignati Prokovitch ? C’est un gros capitaliste qui brasse de grandes affaires et qui s’exprime fort bien. « Il nous faut une industrie, disait-il, notre industrie n’existe pour ainsi dire pas. Il faut donc la créer et dans ce but, créer une bourgeoisie. Et, comme nous n’avons pas de capitaux, il est nécessaire de les faire venir de l’étranger. Nous devons donc, premièrement, donner aux compagnies étrangères la possibilité d’acheter nos terres par parcelles, ainsi qu’il se pratique partout à l’étranger. Cette propriété en commun, c’est le poison, la perte de la Russie ! » Il parlait avec un grand enthousiasme ; c’est commode pour ces gens-là qui sont riches et ne sont pas au service… Il dit que ni l’industrie, ni l’agriculture ne peuvent prospérer avec cette communauté. Il voulait que les compagnies achetassent tout notre territoire par lots afin de le diviser ensuite en lopins très petits qu’on vendrait ensuite de façon à les constituer en propriétés individuelles. Et vous savez, c’était d’un ton fort résolu qu’il disait : par-r-r-r-tager ! Si l’on ne vendait pas, on pouvait louer tout simplement. Il ajoutait : « Quand toute notre terre sera entre les mains de sociétés étrangères, il sera facile de fixer le prix de fermage qu’on voudra. Ainsi le paysan devra travailler pour gagner son pain et l’on pourra le chasser de tel ou tel territoire en cas de besoin. Comme il sentira ce danger, il se montrera respectueux et obéissant et produira trois fois plus de travail qu’il n’en produit à l’heure actuelle où il fait partie de la communauté et peut se moquer de tout. Il sait qu’il ne mourra pas de faim et alors, il fait le paresseux et s’enivre. Avec la nouvelle méthode, l’argent nous viendra ; la bourgeoisie apportera ses capitaux. D’ailleurs, le Times, le grand journal littéraire et politique de Londres, dans une étude qu’il publiait sur nos journaux, déclarait que, si nos capitaux n’augmentaient pas, c’est que nous n’avons pas de Tiers-État, que nous manquons de grosses fortunes et d’un prolétariat producteur… » Ignati Prokovitch parle fort bien ; c’est un véritable orateur. Il a l’intention de présenter un mémoire en haut lieu, un mémoire qu’il publiera ensuite dans Le Messager. Nous sommes loin des rêveries d’Ivan Matveïtch…
— Eh bien, qu’allons-nous faire pour Ivan Matveïtch ? interrompis-je. J’avais laissé bavarder le vieillard, sachant que c’était un de ses travers et qu’il ne lui déplaisait pas de montrer qu’il n’était pas aussi en retard que cela et qu’il se tenait au courant de tout.
— Que faire pour Ivan Matveïtch ? Mais tout ce que je viens de dire se rapporte à lui. Nous faisons tous nos efforts pour amener chez nous les capitaux étrangers et, à peine la fortune du propriétaire du crocodile s’est-elle doublée du fait d’Ivan Matveïtch, que nous prétendons crever le ventre de sa bête ! Voyons, est-ce que ça a le sens commun ? A mon avis, en vrai fils delà Patrie, Ivan Matveïtch doit se réjouir, s’enorgueillir d’avoir pu doubler la valeur d’un crocodile étranger, rien que par son intervention. Que dis-je, doublé ? Triplé ! Ce montreur de crocodile ayant réussi, il en viendra un autre avec un autre crocodile, puis un troisième surviendra qui amènera deux ou trois bêtes. Autour d’eux, les capitaux se grouperont et voilà le commencement d’une bourgeoisie. On ne saurait assez encourager ce mouvement.
— Mais, exclamai-je, Thimothéï Semionitch, c’est une abnégation presque surhumaine que vous exigez de ce pauvre Ivan Matveïtch ! — Je n’exige rien et je vous prie de vous rappeler que je ne suis pas un chef comme je vous en ai prévenu et que, par conséquent, je n’ai rien à exiger. Je parle en fils de la patrie, non pas en Fils de la Patrie, mais, tout simplement en fils de la patrie. Je vous le demande encore : qui donc lui a ordonné d’aller se fourrer dans ce crocodile ? Un homme sérieux. titulaire d’un certain grade, marié légitimement. qui va tout à coup se fourvoyer en une pareille aventure ! A quoi ça ressemble-t-il ?
— Mais la circonstance est tout à fait indépendante de sa volonté !
— Qui sait ? Et puis, avec quel argent indemniser le propriétaire du crocodile ?
— Eh bien, mais les appointements d’Ivan Matveïtch…
— Y suffiraient-ils ?
— Hélas non, Timotheï Semionitch ! fis-je avec tristesse. Au début de l’affaire, le montreur de crocodile craignait de voir éclater sa bête, mais, quand il se fut assuré que tout allait bien, il devint arrogant et c’est avec une sorte de volupté qu’il doubla le prix demandé tout d’abord.
— Dites qu’il pourra le tripler, le quadrupler ! Le publie va affluer et ces montreurs de crocodiles sont gens fort habiles. De plus, nous sommes en carnaval ; tout le monde veut s’amuser et c’est même la raison pour laquelle Ivan Matveïtch doit conserver l’incognito et ne pas se presser. Que tout le monde sache qu’il se gîte en un crocodile, mais pas officiellement. Et il se trouve, pour cela, dans les plus favorables conditions puisqu’il est censé parti pour l’étranger. On peut dire qu’il est dans un crocodile, nous n’en savons rien. Tout cela peut s’arranger. Le principal est qu’il attende. Du reste, est-il donc si pressé ?
— Mais, si…
— Soyez tranquille ; il est d’une assez forte corpulence…
— Eh bien, quand il aura attendu ?
— Ah ! je ne vous le cacherai pas. le cas est très épineux. On se perd là-dedans et le pis est qu’il n’y a pas de précédent. S’il existait un précédent, nous pourrions encore nous débrouiller. Mais ici, sur quoi se baser ? Pendant que nous chercherons une solution, l’affaire traînera…
J’eus une inspiration :
— Ne pourrait-on faire en sorte que, s’il doit rester dans le ventre du crocodile et que la grâce de Dieu lui conserve la vie sauve, il puisse adresser à qui de droit une demande à fin d’être considéré comme étant néanmoins au service ?…
— Hem !… comme en congé sans appointements.
— N’y aurait-il pas moyen de lui conserver ses appointements.
— A quel titre ?
— Au titre d’employé en mission.
— En mission ? Où ça ?
— Mais, dans les profondeurs du crocodile, dans ses profondeurs… pour y recueillir des renseignements, pour y étudier les faits sur place. Évidemment. ce serait une innovation, mais aussi un progrès, une preuve que l’État se préoccupe de l’avancement de la science…
Timotheï Semionitch s’absorba dans une profonde méditatition. Enfin, il répondit :
— Il me semble que le fait d’envoyer un employé en mission dans le ventre d’un crocodile constituerait une absurdité. Cela ne saurait s’accorder avec le tableau de service. Quelle mission pourrait-on accomplir là-dedans ?
— Mais une mission d’études naturelles, si je puis m’exprimer ainsi : il s’agirait de surprendre la nature sur le vif. Les sciences naturelles, la botanique. sont fort à la mode actuellement… Il serait en résidence dans le crocodile et nous enverrait des communications… sur la digestion des sauriens, par exemple, sur les mœurs internes de ces animaux. quoi ! Il pourrait ! ainsi réunir des faisceaux de faits…
— Oui. des études statistiques, sans doute ? Je ne suis guère ferré sur ces questions… et puis je ne suis pas philosophe. Vous parlez de faits. Mais nous en sommes encombrés, de faits ; nous ne savons plus qu’en faire. De plus, cette statistique me paraît dangereuse…
— En quoi ?
— Elle est dangereuse. Et puis, convenez-en : il va nous établir ses rapports couché sur le côté. Est-ce couché sur le côté que l’on peut faire son service ? C’est encore une innovation et tout aussi dangereuse : et il n’y a pas de précédent ! Si nous avions un précédent, ça irait tout seul.
— Comment pourrions-nous avoir un précédent quand c’est le premier crocodile vivant que l’on amène à Pétersbourg Timothéï Semionitch ?
— Hem !… C’est vrai ?… — Il réfléchit de nouveau. — Dans un sens, votre observation est juste et pourrait fournir une base pour la suite de l’affaire. Mais considérez, d’autre part que, si l’apparition de ces crocodiles vivants doit entraîner pour les employés un penchant à s’y retirer et, sous prétexte qu’il y fait bon, à y demander des missions afin d’y passer leur temps couchés sur le côté, ce sera d’un assez mauvais exemple, convenez-en. Tout le monde ira se cacher dans des crocodiles pour y gagner de l’argent à ne rien faire.
— Faites tout votre possible, Timothéï Semionitch ! A propos, Ivan Matveïtch m’a prié de vous payer sept roubles qu’il vous doit, une dette de jeu.
— Ah ! oui, il les perdit l’autre jour chez Nikifor Nikiforitch. Je m’en souviens. Qu’il était gai, ce soir-là, et qu’il nous fit donc bien rire ! et maintenant…
Le vieillard était sincèrement ému.
— Promettez-moi de vous occuper, Timotheï Semionitch.
— Je m’en occuperai. Je parlerai en mon nom, je m’y prendrai à ma façon ; j’aurai l’air de demander un renseignement… A ce propos, informez-vous donc du prix que demanderait le propriétaire du crocodile.
Timotheï Semionitcli s’adoucissait sensiblement.
— Je n’y manquerai point, répondis-je, et je viendrai tout aussitôt vous rendre compte de ce qu’on m’aura dit.
— Et sa jeune femme, la voici donc seule !… Elle s’ennuie ?
— Vous pourriez lui rendre visite, Timotheï Semionitch.
— Pourquoi pas ? J’y avais déjà pensé et l’occasion me paraît bonne… biais, quelle idée, quelle idée d’aller voir ce crocodile ! D’ailleurs, je me propose d’y aller aussi.
— Allez-y donc, Timotheï Semionitch.
— J’irai. Cependant, je n’entends pas qu’Ivan Matveïtch conçoive aucun espoir de cette démarche. Je ne la fais qu’en tant que particulier. Allons au revoir. Je me rends chez Nikifor Nikiforitch. Vous y serez ?
— Non : je vais visiter notre prisonnier.
— Oui. prisonnier ! Ah ! la légèreté !
Je pris congé du vieillard. Mille pensées me trottaient par la tête. Timotheï Semionitch est un bien brave homme, mais ça n’empêche qu’en le quittant, je me réjouissais qu’on eut déjà fêté son cinquantième anniversaire et que les Timotheï Semionitch ne fussent pas trop nombreux parmi nous.
Il va de soi que je courus au Passage, afin de porter les nouvelles au pauvre Ivan Matveïteh. De plus, j’étais curieux de savoir comment il s’était installé dans ce crocodile et si la vie y était supportable. Vivre dans un crocodile ! Par instants, il me semblait être le jouet d’un rêve monstrueux. Hélas ! c’était bien d’un monstre qu’il s’agissait.
III
Non, ce n’était pas un rêve, mais une indubitable réalité. Autrement, en aurais-je entrepris le récit ?
Il était déjà tard, près de huit heures, quand j’arrivai au Passage et, pour gagner la pièce où l’on montrait le crocodile, je fus obligé de passer par l’escalier de service, car l’Allemand avait fermé plus tôt que de coutume.
Vêtu d’une vieille redingote crasseuse, il se promenait de long en large et semblait bien plus satisfait que le matin. On le sentait rassuré ; il avait dû venir beaucoup de monde. Puis la mère fit son entrée dans le but évident de me surveiller. Elle entamait à voix basse de fréquents colloques avec son fils lequel, m’avait fort bien fait payer mes vingt-cinq copeks malgré que son établissement fût fermé. Cet homme poussait le goût de l’ordre jusqu’à l’excès.
— Vous paierez à chaque fois que vous viendrez, me dit-il. Mais, tandis que le public ordinaire payera un rouble, ça ne vous coûtera que vingt-cinq copeks, parce que vous vous montrez un bon ami de votre ami, et j’estime cela.
— Vis-tu ? Es-tu en vie, cher et savant ami ? m’écriai-je en m’approchant de la baignoire du crocodile, dans l’espoir que mes lointaines paroles arriveraient jusqu aux oreilles d Ivan Matveïtch et flatteraient son amour-propre.
— Je suis vivant et bien portant, me répondit-il d’une voix étouffée qui semblait venir de sous un lit quoique je fusse tout proche de lui. Je suis vivant et bien portant, mais nous parlerons de cela plus tard. Avant tout, comment vont nos affaires ?
Je feignis de n’avoir pas entendu et m’empressai de le questionner en âme compatissante. Comment se trouvait-il dans son crocodile ? Qu’y avait-il là-dedans ? M’en informer n’était qu’un devoir d’amitié et même de simple politesse. Mais il m’interrompit avec impatience et mécontentement, pour me crier d’un ton de commandement qui lui était habituel :
— Les affaires ! et sa voix grêle me parut particulièrement désagréable.
Je lui rapportai jusque dans ses moindres détails ma conversation avec Timotheï Semionitch. tout en m’efforçant de communiquera mon accent quelque chose d’offensé.
— Le vieux a raison, conclut Ivan Matveïtch avec cette brusquerie dont il usait toujours vis-à-vis de moi. J’aime les gens pratiques et ne puis supporter les faibles. Cependant, je reconnais volontiers que ton idée de mission n’est pas aussi absurde qu’elle le parait. En effet, je puis faire ici des observations fort intéressantes tant au point de vue scientifique qu’au point de vue moral… Mais cette affaire prend une tournure très inattendue et ce n’est plus uniquement des appointements qu’il faut se préoccuper. Écoute-moi avec attention. Es-tu assis ?
— Non. je reste debout.
— Assieds-toi n’importe où. fût-ce sur le plancher et écoute-moi attentivement.
Plein de colère, je saisis une chaise et l’appliquai sur le parquet avec fracas.
— Écoute, reprit-il, en continuant à faire le chef, il est venu un monde fou. aujourd’hui. A huit heures, c’est-à-dire plus tôt que de coutume, le patron a estimé la fermeture nécessaire, pour pouvoir compter sa recette et prendre ses mesures pour demain, car on peut prévoir que, demain, ce sera ici une vraie foire. Il est à supposer que les hommes les plus savants, les femmes du monde, les ambassadeurs, les avocats, etc., vont venir. Et ce n’est pas tout. Voici que les habitants des diverses provinces de notre vaste et si intéressant empire commencent un exode vers la capitale. Quoique caché, je vais être fort en vue ; je vais jouer un rôle de tout premier plan. Je vais servir à l’instruction de cette foule oisive. Instruit moi-même par l’expérience. j’offrirai un exemple de grandeur d’âme et de résignation au destin. Je vais être une sorte de chaire d’où les grandes paroles descendront sur l’humanité. Rien que les données scientifiques déjà recueillies par moi sur le monstre que j’habite sont infiniment précieuses. Voilà pourquoi, non seulement je ne regrette pas l’accident de tantôt, mais encore j’en augure la plus favorable influence sur ma carrière.
— Et tu ne t’ennuieras pas ? lui fis-je malicieusement observer, car il m’avait irrité, de n’employer que des pronoms personnels et de se montrer si fier. J’en étais tout dérouté. « Mais pourquoi cette tête à l’évent fait-elle tant de manières ? me demandais-je en grinçant des dents. Il aurait plutôt lieu de pleurer que de s’enorgueillir ! »
— Je ne m’ennuierai pas, répondit-il sévèrement à ma question. Maintenant que j’en ai enfin le temps, je suis tout entier aux grandes idées, je me préoccupe du sort global de l’humanité. C’est de ce crocodile que sortiront désormais la vérité et la lumière. Il n’est pas douteux que je vais découvrir une nouvelle et personnelle théorie, de nouveaux rapports économiques et que j’aurai lieu d’en être fier. Je n’avais pu m’appliquer à ces questions jusqu’ici, par suite du peu de loisirs que me laissaient mon service et les futiles distractions mondaines. Je vais tout révolutionner ; je serai un nouveau Fourrier… A propos, as-tu remis les sept roubles à Timotheï Sémionitch ?
— Oui. je les lui ai remis de ma poche, fis-je en m’efforçant de faire passer dans ma voix toute l’importance d’un tel sacrifice.
— Nous ferons nos comptes, répondit-il avec arrogance. Je m’attends à voir augmenter mes appointements. Car, enfin, qui donc augmenterait-on sinon moi ? Il me semble qu’on tire grand avantage de moi, en ce moment. Mais, au fait, et la femme ?
— Tu veux sans doute parler d’Elena Ivanovna ?
— La femme ! cria-t-il.
Il n’y avait rien à faire avec ce diable d’homme. Humblement, mais toujours en grinçant des dents je lui racontai comment j’avais laissé son épouse. Il ne m’écouta même pas jusqu’au bout, et m’interrompit avec impatience.
— J’ai sur elle des vues particulières. Si je me rends célèbre ici, je veux qu’elle le devienne là-bas. Les savants, les poètes, les philosophes, les minéralogistes de passage dans notre ville, les hommes d’État qui viendront s’entretenir avec moi le matin, fréquenteront, le soir, son salon. Dès la semaine prochaine, il faut qu’elle commence à recevoir. Étant doublés mes appointements y pourvoiront. D’ailleurs, du thé et quelques domestiques, c’est tout ce qu’il faut. Inutile de nous en préoccuper davantage… Il y a longtemps que j’attendais l’occasion de faire parler de moi, mais, le moyen, avec ma modeste situation et mon grade insignifiant ? Voici que cette simple bouchée d’un crocodile a tout remis au point. On notera chacune de mes paroles ; la moindre de mes expressions fera penser, on se les redira ; on les imprimera. Je me ferai connaître ! On finira par comprendre quelles capacités on a laissé engloutir dans ce monstre. Les uns diront : « Cet homme, dans un pays étranger, on en eut fait un ministre. Il eut pu gouverner un royaume », tandis que les autres se lamenteront : « Dire qu’on ne lui a pas donné de royaume à gouverner ! » Franchement en quoi suis-je inférieur à un Garnier-Pagès, ou à je ne sais qui ? Ma femme me servira de pendant. J’ai l’intelligence ; elle a la beauté et le charme. « C’est parce qu’elle est belle qu’elle est sa femme », diront les uns, mais les autres rectifieront : « Elle est belle parce quelle est sa femme ! » Bref, il faut que dès demain Elena Ivanovna fasse emplette du Dictionnaire encyclopédique édité sous la direction d’André Kraïevski, afin de pouvoir causer sur toutes choses et qu’elle ait grand soin de lire quotidiennement l’article de tête du Messager de Pétershourg en le comparant avec celui du Cheveu. Je suppose que le propriétaire de ce crocodile ne se refusera pas à m’amener de temps en temps avec sa bête au milieu du brillant salon de ma femme où je dirai des choses fort spirituelles que j’aurai eu le loisir de préparer depuis le matin. A l’homme d’État, je communiquerai mes vues gouvernementales ; au poète, je dirai des vers ; à l’égard des dames, je me montrerai amusant et galant sans inspirer aucune inquiétude à leurs maris. Mais pour tous je serai un grand exemple de soumission au destin et aux décrets de la Providence. Je ferai de ma femme une remarquable femme de lettres ; je la prônerai et je la ferai comprendre au public. Car je crois ma femme pleine des plus hautes qualités et, si l’on considère justement André Alexandrovitch comme notre Alfred de Musset, il sera encore plus juste de la regarder comme une Eugénie Tour.
J’avoue que, malgré que cette folie fut habituelle à Ivan Matveïtch, je ne pus m’empêcher de penser qu’il avait la fièvre et qu’il délirait. On eut dit l’ordinaire Ivan Matveïtch vu à travers une loupe grossissant au moins vingt fois.
— Mon ami. lui demandai-je, espères-tu vivre longtemps ainsi ? Dis-moi. te portes-tu bien ? Comment manges-tu ? Comment dors-tu ? Comment respires-tu ? Que diable, je suis ton ami et tu conviendras que le cas est assez extraordinaire pour justifier ma curiosité.
— Curiosité bien vaine, répondit-il sentencieusement, mais que je consens à satisfaire. Tu me demandes comment je me suis arrangé dans les profondeurs de ce monstre ? Sache d’abord qu’à mon très grand étonnement, ce crocodile est absolument vide. Il me semble être dans un énorme sac en caoutchouc pareil à ceux que vendent les commerçants de la rue Gorovkhokaïa ainsi que ceux de la Morskaïa, si je ne me trompe, et de la Perspective Vozniesienski. D’ailleurs, s’il en était autrement, réfléchis : aurais-je jamais pu y entrer ?
— Est-il possible ? exclamai-je avec une stupéfaction fort compréhensible. Ainsi, ce crocodile est entièrement vide ?
— Entièrement, confirma Ivan Matveïtch avec une extrême gravité, et il est probable que ce sont les lois mêmes de la nature qui l’ont voulu ainsi. Le crocodile est constitué en tout et pour tout d’une gueule munie de dents très tranchantes et d’une assez longue queue. A l’intérieur ; dans l’espace qui sépare ces deux extrémités, il ne se trouve qu’un grand vide tapissé de quelque chose d’analogue à du caoutchouc et qui doit en être.
— Et les poumons, le ventre, les intestins, et le foie, et le cœur ? interrompis-je, exaspéré.
— Il n’y en a pas. Il n’existe rien de tout cela et il est probable qu’il n’en a jamais existé. Ces préjugés ne sont que la conséquence des récits fantaisistes de voyageurs légers. De même qu on gonfle un coussin avec de l’air, de même je gonfle de ma personne la viduité de ce crocodile, qui est élastique jusqu’à l’invraisemblance. Ainsi, toi, en ta qualité d’ami de ma maison, tu pourrais fort bien venir prendre place auprès de moi, si tu en avais seulement la générosité. Il y a place pour toi, ici. Je pense y faire venir Elena Ivanovna, en cas de besoin. Du reste, cette découverte s’accorde fort bien avec les enseignements des sciences naturelles, car, supposons qu’il te soit donné de créer un nouveau crocodile, une question se dresse tout d’abord devant toi : quelle est la principale fonction du crocodile ? La réponse s’impose : engloutir des hommes. Quelle doit être la conformation d’un crocodile pour l’adapter le mieux possible à cette besogne d’engloutissement ? Réponse inévitable : il faut qu’il y ait de la place ; il faut qu’il soit vide. Or, il y a longtemps que la physique nous a appris que la nature a horreur du vide. Donc l’intérieur du crocodile doit commencer par être vide, mais non point demeurer ainsi. Il faut donc qu’il avale tout ce qu’il peut trouver afin de se remplir. Voici donc la seule explication plausible de cette propension des crocodiles à nous avaler. Il y a des différences de constitution entre les êtres animés. Ainsi, plus la tête d’un homme est vide et moins elle éprouve le besoin de se remplir, mais c’est l’unique exception à la loi générale précédemment exprimée. Tout cela me semble maintenant clair comme le jour. J’ai compris tout cela de parla seule puissance de mon esprit et de ma propre expérience, en plongeant, pour ainsi dire, dans les gouffres de la nature, dans la cornue où elle élabore ses mystères, en écoutant battre son pouls. Remarque que l’étymologie elle-même est d’accord avec moi, car le nom du crocodile n’exprime-t-il pas la voracité de cet animal ? Crocodile, crocodilo, est un mot italien, sans doute contemporain des anciens pharaons d’Égypte et provenant certainement du mot français : croquer, soit manger, se nourrir de. Je me propose d expliquer tout cela au public lors de ma prochaine conférence dans le salon d Elena Ivanovna quand je m’y serai fait porter avec mon bac.
— Mon ami, il faut te purger ! m’écriai-je malgré moi, pensant, non sans effroi, que mon ami avait la fièvre.
— Sottises ! répondit-il d’un ton de mépris. Est-ce commode dans mon actuelle situation ? Et cependant, je ne doutais pas que tu allais parler de purgation.
— Mais, cher ami, comment te soutiens-tu donc maintenant ? As-tu seulement diné aujourd’hui ?
— Non, mais je n’ai pas faim et il est fort probable que je ne prendrai jamais plus de nourriture. Cela est également très compréhensible : du moment que je remplis tout le vide intérieur de ce crocodile, je le rassasie pour toujours. On va pouvoir rester des années sans lui rien donner à manger. D’autre part, pendant que je le rassasie, il doit me communiquer tous les sucs vitaux de son corps. C’est ainsi que les plus raffinées coquettes s’appliquent. pendant la nuit, des escalopes crues sur la figure, en manières de compresses, pour apparaître fraîches, souples et séduisantes après le bain du matin. Je nourris le crocodile de ma personne, mais je reçois de lui ma propre nourriture. Ainsi nous nous nourrissons mutuellement. Mais, comme il est difficile, fût-ce à un crocodile, de digérer un homme comme moi, il doit ressentir quelque pesanteur dans l’estomac — qui lui fait défaut, du reste. — Et c’est pour ne pas l’incommoder que j’évite le plus possible de me retourner. Je pourrais le faire, mais je m’en abstiens par humanité. C’est là le seul inconvénient de ma position et, au sens figuré, Timothéï Semionitch a bien raison de m’appeler fainéant. Mais je prouverai qu’on peut transformer le sort de l’humanité tout couché sur le côté que l’on soit, mieux : qu’on ne peut atteindre un tel but que dans cette position. Ce sont les fainéants qui élaborent toutes les grandes idées, toutes les évolutions intellectuelles favorisées par nos journaux et nos revues. Voilà pourquoi l’on dit avec raison que ces publications sont des sortes de laboratoires, mais peu importe. Je vais établir de toutes pièces un système social complet et tu ne saurais croire à quel point c’est facile. Il suffit pour cela de s’isoler dans quelque coin écarté, l’intérieur d’un crocodile, par exemple, et de fermer les yeux. Tout aussitôt on découvre le paradis de l’humanité. Tantôt, pendant que vous étiez partis, je me suis mis à chercher des systèmes et j’en ai tout de suite trouvé trois. J’en prépare un quatrième. Il est vrai que, pour cela, il faut commencer par tout renverser, mais n’est-ce pas facile quand on se trouve dans un crocodile ? Ce n’est pas tout. Du fond d’un crocodile, il semble qu’on voie le monde avec une grande netteté… sans doute ma situation présente-t-elle quelques inconvénients, encore qu’assez insignifiants. Cet intérieur de crocodile est froid et visqueux ; de plus, cela sent la résine. Il me semble toujours flairer mes galoches de l’année dernière. Mais c’est là tout ; on ne saurait se plaindre de rien autre.
— Ivan Matveïtch. lui dis-je, voilà des miracles auxquels j’ai peine à croire. As-tu donc l’intention de ne plus dîner de toute ta vie ?
— De quelles bagatelles vas-tu donc te soucier, tête futile et oisive ? Je suis là, à te développer de vastes idées, et toi… Sache donc que ces grandes idées, qui sont venues illuminer la nuit où j’étais plongé, me rassasient mieux que toute nourriture. Du reste, notre excellent manager s’est préoccupé de ce point avec sa bonne mère et ils ont décidé d’introduire chaque matin, parla gueule du crocodile, un tube recourbé au moyen duquel je pourrais aspirer mon café ou quelque potage. Le tube est commandé, mais je l’estime superflu. J’espère vivre au moins mille ans, s’il est vrai que les crocodiles atteignent à cette longévité. Informe-t-en dès demain, car je puis me tromper et confondre le crocodile avec quelque autre animal. Une seule considération m’inquiète : comme je suis vêtu de drap et chaussé de bottes, il est bien certain que le crocodile ne peut me digérer. De plus, je suis en vie et m’oppose à une telle absorption de toutes les forces de ma volonté, car je ne veux à aucun prix subir l’ordinaire transformation des aliments ; ce serait trop humiliant pour moi. Mais le drap de mes vêtements est, par malheur, de fabrication russe et je crains qu’il ne puisse résister à un séjour de mille ans dans l’intérieur de cette bête. Il finirait par se désagréger et moi, resté sans protection je pourrais bien en arrivera être digéré, quelque résistance que j’y oppose. Pendant toute la journée, je ne le permettrais pas, mais, la nuit ! dans le sommeil, alors que la volonté s’éloigne de l’homme, ne risqué-je pas ce sort humiliant d’être assimilé comme une pomme de terre, comme des beignets ou du veau ! Une telle pensée me met en fureur. Ne fût-ce que pour éviter dépareilles conjonctures, il faudrait changer le tarif des douanes et protéger l’importation des draps anglais qui plus solides que les nôtres, résisteraient plus longtemps aux forces absorbantes de la nature lorsque celui qu’ils couvriraient aurait à pénétrer dans un crocodile. A la première occasion, je ferai part de cette vue à quelque homme d’État en même temps qu’aux lecteurs de nos grands quotidiens, afin de provoquer un mouveveinent d’opinion. J’espère servir à bien d’autres choses. Je ne doute pas de voir accourir vers moi. chaque matin, une foule de curieux qui paieront volontiers vingt-cinq copeks pour connaître ma pensée sur les derniers télégrammes de la veille. En un mot. je trouve que l’avenir se présente à moi sous les couleurs les plus brillantes.
« La fièvre ! la fièvre ! » me disais-je. Je poursuivis à haute voix, pour mieux le pénétrer :
— Mais, mon ami, et la liberté, qu’en fais-tu ? Tu es comme en prison et la liberté n’est-elle pas le plus grand bien de l’homme ?
— Que tu es bête ! me répondit-il. Certes, les sauvages aiment l’indépendance, mais les vrais sages sont épris d’ordre, avant tout, car, sans ordre…
— De grâce, Ivan Matveïtch !…
— Tais-toi et écoute ! hurla-t-il furieux de l’interruption. Jamais je ne m’étais senti aussi tort qu’à présent. Dans mon étroit abri, je ne crains guère que la pesante critique des grands journaux et le sifflement des feuilles satiriques. J’appréhende que les gens peu sérieux, les imbéciles, les envieux et, en général, les nihilistes ne se fassent une risée de moi. Mais je prendrai mes mesures. J’attends avec impatience le jugement que l’opinion publique et surtout la Presse porteront sur moi dès demain. Tiens-toi bien au courant de cela.
— Bon ! je t’apporterai demain un tas de journaux.
— Il serait prématuré d’attendre quelque chose des journaux pour demain, car les nouvelles ne paraissent guère qu’après quatre jours. Cependant, à partir d’aujourd’hui, viens chaque soir par l’entrée de service. J’ai décidé de te prendre comme secrétaire. Tu me liras les gazettes et les magazines, puis je te dicterai mes pensées et je t’indiquerai les commissions à faire. N’oublie pas de m’apporter chaque jour tous les télégrammes de l’Europe. Mais en voilà assez. Tu dois avoir sommeil. Rentre chez toi et ne pense pas à ce que je t’ai dit au sujet de la critique. Je ne la crains pas, car elle se trouve elle-même dans une situation assez critique. Il suffira de rester sage et vertueux pour être comme sur un piédestal. Si je ne suis pas Socrate, je serai Diogène, à moins que je ne sois les deux en même temps, telle est ma mission future parmi l’humanité.
Ainsi parlait Ivan Matveïtch, faisant preuve d’un esprit aussi léger qu’obstiné — il est vrai qu’il était sous l’empire de la fièvre — et pareil à ces femmes de caractère faible qui ne peuvent garder un secret. Toutes ses observations sur le crocodile me paraissaient fort sujettes à caution. Voyons, était-il possible que ce crocodile fût vide ? Je parie bien que tout cela n’était que rodomontades de vaniteux et qu’il cherchait surtout à m’humilier.
Je sais qu’il était malade et qu’on doit céder aux malades, mais j’avouerai franchement que je n’ai pu souffrir Ivan Matveïtch. Pour toute ma vie et dès l’enfance, il me garda sous sa tutelle. Mille fois j avais eu velléité d’en finir, mais toujours quelque chose me ramenait à lui comme si j’eusse espéré le convaincre de je ne sais quoi et me venger enfin. Singulière amitié dont je peux dire que les neuf dixièmes n’étaient que de la haine. Cette fois, pourtant, nous nous séparâmes sur une bonne impression.
— Votre ami est un homme des plus intelligents, me dit l’Allemand à demi-voix en me reconduisant, car il avait écouté notre conversation de bout en bout.
— A propos, fis-je, de peur de l’oublier, combien voudriez-vous de votre crocodile, si l’on vous proposait de vous l’acheter ?
Ivan Matveïtch, ayant entendu la question, attendit la réponse avec beaucoup d’intérêt. Il me sembla évident qu’il lui eut été fort désagréable de voir l’Allemand demander une somme insuffisante. Au moins toussa-t-il d’une façon assez singulière.
Tout d’abord. L’Allemand ne voulut rien entendre et alla même jusqu’à se fâcher.
— Que personne n’ose jamais me demander de vendre mon crocodile ! s’écria-t-il furieusement et plus rouge qu’une écrevisse. Je ne veux pas me défaire de mon crocodile ! Je n’accepterais pas un million de thalers pour ce crocodile. Il m’a rapporté aujourd’hui cent trente thalers d’entrées. Il m’en vaudra dix mille et jusqu’à cent mille !
Ivan Matveïtch en riait de plaisir. Je pris mon courage à deux mains. Avec le calme et la raison de l’homme qui remplit son devoir d’ami, je représentai à ce fol Allemand toute la fausseté de ses calculs. Pour peu qu’il ramassât cent mille thalers par jour, il ne lui faudrait pas quatre jours pour que Pétersbourg entier eut défilé dans son établissement. Après cela, ce serait fini ; on ne sait ni qui vit, ni qui meurt ; le crocodile pouvait éclater, Ivan Matveïtch tomber malade et trépasser, etc., etc. Il réfléchit, puis il me répondit :
— Je demanderai des gouttes au pharmacien et votre ami ne mourra pas.
— Les gouttes, fis-je. c’est très bien. Mais songez qu’un procès peut s’engager. Et que l’épouse d’Ivan Matveïtch s’avise de réclamer son époux légitime ? Vous désirez vous enrichir, mais êtes-vous disposé à faire une pension à Elena Ivanovna ?
— Telle n’est pas mon intention ! me répondit-il d’une voix grave et résolue.
— Non, nous n’avons point cette intention ! ajouta la mère avec colère.
— Voyons, est-ce que vous ne feriez pas mieux d’accepter dès maintenant une somme raisonnable et qui constituerait une certitude, au lieu d’escompter un bénéfice aléatoire. Je tiens d’ailleurs à vous faire remarquer que je ne vous fais cette question que par pure curiosité.
L’Allemand jugea utile de consulter sa mère et l’emmena dans un coin de la loge où se trouvait une armoire renfermant le plus grand et le plus laid des singes de la collection.
— Tu vas voir ! me dit Ivan Matveïtch.
En ce qui me concerne, j’éprouvais une violente envie de rosser tous ces gens-là, l’Allemand, sa mère et, encore plus que les autres, cet Ivan Matveïtch. dont l’ambition illimitée m’agaçait au possible. Mais, que dire de la réponse de l’astucieux Allemand ?
Sur l’avis de sa mère, il exigea, pour prix de son crocodile une somme de 50 mille roubles en obligations à lots du dernier emprunt intérieur, une maison en pierres dans la rue Gorovkhovaïa, avec une pharmacie tout installée dans cette maison, plus le grade de colonel.
— Tu vois ! s’écria triomphalement Ivan Matveïtch, je te le disais bien. A part sa dernière exigence — cette nomination de colonel qui est tout à fait folle, il a parfaitement raison, car il sait apprécier l’actuelle valeur de sa bête. Le point de vue économique avant tout !
— Voyons ! criai-je furieusement à cet Allemand. comment osez-vous réclamer ce grade de colonel ? Quel exploit avez-vous accompli ? Quels services avez-vous rendus ? De quelle gloire militaire vous êtes-vous donc couvert ? Est-ce que vous êtes fou ?
— Fou ! répliqua l’Allemand offensé, c’est-àdire que je suis un homme fort sensé et que vous n’êtes que des sots. Si l’on ne mérite pas d’être nommé colonel alors qu’on peut exhiber un crocodile qui contient un conseiller de la cour tout vivant !… Faites-moi donc voir le Russe qui pourrait vous montrer un crocodile contenant un conseiller de la cour tout vivant. Je suis un homme fort remarquable et je ne vois pas pourquoi on ne me nommerait pas colonel.
— Adieu donc, Ivan Matveïch ! m’écriai-je, tremblant de fureur, et je m’en fus presque en courant. Une minute de plus et je n’eusse plus répondu de moi. L’extravagante ambition de ces deux imbéciles était intolérable. La fraîcheur de l’air calma quelque peu mon indignation. Enfin, ayant craché une quinzaine de fois de gauche et de droite je hélai un fiacre, me fis conduire chez moi, me déshabillai et me jetai dans mon lit.
Ce qui m’exaspérait par dessus tout, c’était d’être devenu le secrétaire d’Ivan Matveïtch. Alors, désormais, pour remplir mes devoirs d’ami véritable, il allait me falloir m’abrutir tous les soirs !
J’avais envie de battre quelqu’un et, d’ailleurs, une fois ma bougie éteinte, je m’appliquai quelques coups de poing sur la tête et sur diverses parties du corps. Cela me soulagea quelque peu et je finis par m’endormir fort profondément, car j’étais brisé. Je passai ma nuit à rêver de singes, mais, vers le matin, je rêvai d’Elena Ivanovna.
IV
Je n’eus pas de mal à établir que, si j’avais rêvé de singes, cela tenait à ce que j’en avais vu dans l’armoire, mais pour ce qui est d’Elena Ivanovna, c’était une autre affaire. Disons-le tout de suite, j’aimais cette dame, mais je m’empresse d’ajouter que je l’aimais comme un père ; ni plus ni moins. Ce qui m’amène à cette conclusion, c’est qu’il m’arriva maintes fois d’éprouver l’envie de l’embrasser sur son front lisse ou sur ses joues roses. Et même, bien que je ne l’aie jamais fait, je dois confesser que je n’aurais pas refusé de l’embrasser sur les lèvres. Et non seulement sur les lèvres, mais encore sur ses quenottes qui apparaissaient comme une rangée de jolies petites perles, aussitôt qu’elle riait… et elle riait fort souvent.
Dans ses moments d’expansion. Ivan Matveïtch l’appelait « son gentil non-sens » surnom extrêmement juste et caractéristique. C’était tout au plus une femme-bonbon. Aussi ne pouvais-je comprendre sur quoi Ivan Matveïtch pouvait bien s’appuyer pour vouloir en faire une Eugénie Tour russe.
Quoi qu’il en fût, mes rêves, singes à part, m’avaient procuré les impressions les plus agréables, et le matin, devant ma tasse de thé, comme je repassais mes souvenirs de la veille, je résolus de monter chez Elena Ivanovna en me rendant à mon bureau ? C’était, d’ailleurs mon devoir d’ami de la maison.
Dans une pièce minuscule attenante à la chambre à coucher, et qu’ils appelaient leur petit salon encore que leur grand salon fut aussi fort exigu, Elena Ivanovna était assise sur un joli petit canapé, devant une petite table à thé. Elle était vêtue dune matinée vaporeuse et buvait son café dans une petite tasse. Elle était radieusement belle, mais semblait préoccupée.
— Ah ! c’est vous, polisson ! lit-elle avec un sourire distrait ; asseyez-vous, écervelé, et prenez un peu de café. Eh bien, qu’avez-vous fait hier ? Êtes-vous allé au bal masqué ?
— Y êtes-vous donc allée ? Vous pensez que je puis courir les fêtes… J’étais allé voir notre prisonnier…
Je poussai un soupir et pris une mine accablée en même temps qu’une gorgée de café.
— Qui ? fit-elle, quel prisonnier ? Ah ! oui, le pauvre garçon ? Est-ce qu’il s’ennuie beaucoup ?… Écoutez… je voulais vous demander… Il me semble que je pourrais obtenir le divorce, maintenant ! N’est-ce pas ?
— Le divorce ! m’écriai-je avec une telle indignation que je faillis en renverser mon café, car je me disais avec rage : « C’est le moricaud ! » Il existait un certain moricaud, avec une petite moustache, qui était dans la construction. Il fréquentait chez eux et savait faire rire Elena Ivanovna. Je le haïssais, et je pensai qu’il avait eu, la veille, tout le temps de la voir au bal masqué et de lui dire un tas de bêtises.
— Voyons, débita la jolie femme avec précipitation, comme si elle eut répété une leçon, il va rester pour toujours dans ce crocodile ; il n’en reviendra jamais et alors, moi, je devrai l’attendre ? Il me semble qu’un mari doit habiter chez lui et non pas dans un crocodile.
— Mais c’est un accident tout à fait indépendant de sa volonté ! commençai-je avec une émotion bien compréhensible…
— Ah ! non, je ne veux pas de vos histoires, je n’en veux pas ! cria-t-elle, fâchée. Vous me contredisez toujours, vilain ? On ne pourrait jamais rien faire avec vous. Je ne veux pas de vos conseils. Des étrangers me disent que je puis obtenir le divorce de par ce simple fait qu Ivan Matveïtch ne va plus avoir d’appointements.
— Elena Ivanovna ! est-ce bien vous que j’entends parler ainsi ? m’écriai-je d’un ton pathétique. Quel est le méchant homme qui vous a mis de pareilles idées en tête ? Mais il est impossible d’obtenir le divorce pour une cause aussi peu sérieuse que l’absence d’appointements. Et ce pauvre Ivan Matveïtch, qui brûle encore d’amour pour vous, au fond de son crocodile ! Il en fond comme un morceau de sucre. Hier soir pendant que vous vous amusiez au bal masqué, ne disait-il pas qu’en cas d’extrémité, il finirait par se décider à vous prendre, comme son épouse légitime, près de lui, au fond du crocodile, d’autant plus qu’il y a de la place pour deux personnes et même pour trois…
Et je lui rapportai aussitôt toute cette intéressante partie de l’entretien que j’avais eu la veille avec son mari.
— Comment ! fit-elle stupéfaite, comment ! vous voulez aussi que j’aille rejoindre Ivan Matveïtch dans ce crocodile ? Quelle idée ! Comment voulez-vous que j’entre là-dedans avec mon chapeau et ma crinoline ? Dieu ! mais c’est absurde ! Quelle figure ferais-je en y entrant, si quelqu’un me voyait ? C’est ridicule. Et comment me nourrirais-je… Et… comment ferais-je si je… En voilà une invention ! Et quelles distractions y trouver ? Et vous me dites que ça sent le caoutchouc ! Et il me faudra rester couchée près de lui quand nous serons en bisbille ! Fi ! quelle horreur !
— Je comprends, je comprends toutes vos excellentes raisons, chère Elena Ivanovna, interrompis-je avec une ardeur bien naturelle chez un homme qui savait combattre pour la vérité, mais vous ne tenez pas compte d’une chose, c’est qu’il ne peut vivre sans vous, puisqu’il vous réclame. C’est la preuve de son amour, de son amour passionné et fidèle… Vous n’avez pas su apprécier la valeur de son amour, chère Elena Ivanovna !
— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! Je ne veux rien entendre ! criait-elle en gesticulant de sa petite main si jolie, aux ongles roses et brillants. Vous me ferez pleurer, vilain. Allez y vous-même, dans ce crocodile, si cela vous paraît si agréable. Vous êtes son ami. Eh bien, allez-vous coucher près de lui pour l’amour de l’amitié et y passez votre vie à discuter sur des sujets fastidieux…
— Vous avez grand tort de traiter cette éventualité sur un ton de raillerie, fis-je, interrompant avec gravité cette femme par trop légère, Ivan Matveïtch m’a déjà invité à venir le rejoindre. Il n’est pas douteux que votre devoir vous y convie, tandis que je ne m’y rendrais que par générosité. Hier, comme il m’expliquait l’extraordinaire élasticité des parois de ce crocodile. Ivan Matveïtch insinua très clairement qu’il y aurait là place, non seulement pour vous deux, mais encore pour moi, en ma qualité d’ami de la maison et que nous arriverions fort bien à nous y installer tous les trois, en cas que je le voulusse, et, dans ce but…
— Comment, tous les trois ? s’exclama Elena Ivanovna en me regardant non sans étonnement. Alors, nous y serions tous les trois ensemble ? Ha ! ha ! ha ! que vous êtes donc bêtes tous les deux ! Ha ! ha ! ah ! Je vous y pincerais tout le temps, vilain que vous êtes ! Ha ! ha ! ha ! ah ! ah ! ah !
Et, se rejetant sur le dossier du canapé, elle se mit à rire aux larmes. Le rire, les larmes, tout cela était si délicieux et séduisant que je n’y tins plus et me mis à lui embrasser la main, ce à quoi elle ne s’opposa pas, tout en me tirant les oreilles en signe de réconciliation.
Là-dessus, nous devînmes fort gais et je lui contai en détail tous les plans d’Ivan Matveïtch. L’idée des soirées-réceptions dans ses salons lui plut extrêmement.
— Seulement, remarqua-t-elle, il va me falloir plusieurs robes nouvelles et il est urgent qu’Ivan Matveïtch m’envoie au plus vite une bonne somme d’argent.
Puis elle ajouta pensive ;
— Mais, comment fera-t-on pour me l’amener dans son bac ? C’est très ridicule. Je ne veux pas qu’on trimballe mon mari dans cette baignoire. J’en aurais honte devant mes hôtes… Je ne veux pas ! non, je ne veux pas…
— A propos, pendant que j’y pense, est-ce que Timotheï Semionitch est venu vous voir hier soir ?
— Oui, il est venu ; il s’est efforcé de me consoler et imaginez-vous que nous avons passé toute la soirée à jouer aux cartes. Quand il perdait, il me donnait des bonbons et quand c’était moi, il me baisait les mains. Quel polisson ! et figurez-vous qu’il a failli venir avec moi au bal masqué ! C’est comme je vous le dis !
— L’enthousiasme ! répondis-je. Et qui donc ne serait enthousiaste de vous, charmeuse !
— Bon ! vous voilà reparti avec vos compliments ! Attendez que je vous pince pour votre départ. Je sais fort bien pincer, maintenant, qu’en dites-vous ?… Ah ! est-ce qu’Ivan Matveïtch vous a souvent parlé de moi ?
— N-n-non, pas trop… Je vous avoue qu’il est surtout préoccupé maintenant des destinées de l’humanité en général et qu’il veut…
— Bien, bien ; ne continuez pas. Ce doit être fort ennuyeux. J’irai le voir un de ces jours… demain, sans faute, mais pas aujourd’hui. J’ai mal à la tête et il y aura beaucoup de monde… On chuchotera : c’est sa femme ! J’en serai honteuse… Adieu. Le soir, vous allez là-has.
— Près de lui, près de lui ! Il m’a dit de venir et de lui apporter les journaux.
— Fort bien. Allez-y donc et faites-lui la lecture. Inutile de revenir ici aujourd’hui car je ne me sens pas bien… Peut-être irai-je rendre quelques visites… Adieu, polisson !
« Bon ! me dis-je, inutile de demander si le moricaud vient ce soir ! »
Au bureau, comme de juste, je ne fis rien voir des soucis qui me rongeaient. Mais je ne fus pas long à m’apercevoir que plusieurs de nos journaux les plus progressistes circulaient de mains en mains et que mes collègues les lisaient avec une grande attention. Le premier qui parvint jusqu’à moi était La Feuille, gazette sans orientation politique bien nette, mais de tendances humanitaires, ce qui ne la faisait considérer chez nous qu’avec un certain mépris, bien qu’on la lût. Voici ce que j’y trouvai et qui ne laissa pas que de me surprendre :
« D’étranges bruits couraient hier dans notre grande capitale, si bien parée de ses magnifiques monuments. Un certain N…, gastronome fort connu dans le grand monde, sans doute las de la cuisine de Borel comme celle du cercle… ski, pénétra dans le Passage et se dirigea vers l’endroit où l’on exhibe un énorme crocodile et demanda qu’on lui préparât le monstre pour son dîner. S’étant entendu avec le propriétaire, il ne tarda pas à se mettre à table et commença de le dévorer — non pas le propriétaire, Allemand modeste et ordonné, mais le crocodile, qu’il attaqua tout vivant, y coupant au moyen de son canif d’énormes bouchées juteuses qu’il avalait gloutonnement.
» Petit à petit, le crocodile tout entier disparut dans ce gouffre sans fond, en suite de quoi, notre gastronome fit mine de vouloir s’en prendre à l’ichneumon, le compagnon habituel du crocodile et qu’il supposait sans doute ne le lui point céder en succulence.
» Nous n’éprouvons aucune espèce de prévention contre ce nouvel aliment depuis longtemps connu des gastronomes étrangers. Nous avions même prédit cette vogue. Les lords et les voyageurs anglais capturent en Égypte quantité de crocodiles dont ils dégustent le dos sous forme de beefsteaks, assaisonnés de moutarde et d’oignons et accompagnés de pommes de terre.
» Les Français venus avec de Lesseps portent leur préférence sur les pattes qu’ils font cuire sous la cendre pour faire enrager les Anglais, lesquels ne leur ménagent pas les railleries. Il est assez probable que, chez nous, on saura apprécier aussi bien le dos que les pattes et nous nous réjouissons de voir cette nouvelle branche de l’industrie alimentaire venir enrichir notre puissante et si diverse patrie.
» Après cette ingestion pétersbourgeoise d’un premier crocodile, on peut prédire qu’il ne se passera pas une année avant qu’on n’en importe chez nous des centaines. Pourquoi n’arriverait-on pas à acclimater le crocodile en Russie ? Si l’eau de la Néva est par trop froide pour ces intéressants produits de l’étranger, il est des pièces d’eau de par la capitale et, hors de la ville, il ne manque pas de rivières et de lacs.
» Par exemple, ne pourrait-on pratiquer l’élevage du crocodile à Pargolovo ou à Pavlovsk, à Moscou dans les étangs Presnienski et dans la Samotiok ? En même temps qu’ils fourniraient une agréable et saine nourriture au palais raffiné de nos gastronomes, ils seraient une grande distraction pour les dames en promenade dans ces lieux et serviraient encore à procurer aux enfants des leçons d’histoire naturelle.
» De leurs peaux, on confectionnerait des étuis, des malles, des porte-cigarettes et des portefeuilles et c’est plus d’un million, en ces billets de banque crasseux si affectionnés des marchands, qui pourrait tenir dans la peau d’un crocodile. Nous nous proposons, d’ailleurs, de revenir sous peu sur cette intéressante question et autant de fois qu’il le faudra. »
Encore que j’eusse pressenti quelque chose de ce genre, l’inexactitude de cette information me fut fort désagréable. Ne sachant trop à qui confier mes impressions, je tournai mon regard vers Prokhor Savitch assis en face de moi. C’est à ce moment que je m’aperçus qu’il devait m’observer depuis longtemps et tenait en main un numéro du Cheveu comme s’il eut été prêt à me le passer. Sans rien dire, il prit La Feuille, que je lui tendais et me présenta Le Cheveu en marquant de son ongle l’article sur lequel il désirait attirer mon attention. Ce Prokhor Savitch était un homme assez bizarre. Vieux garçon, il n’entretenait de rapports avec aucun de nous et ne causait pour ainsi dire avec personne de la chancellerie. Il avait toujours et à propos de tout son opinion particulière, mais ne pouvait souffrir de la confiera qui que ce fût. Il vivait seul et presque personne de nous n’avait pénétré chez lui.
Voici ce que je lus dans Le Cheveu à l’endroit marqué d’un trait d’ongle :
« Tout le monde sait que nous sommes progressistes et humanitaires et que sur, ce terrain, nous prétendons nous égaler à l’Europe. Mais, quels que soient les efforts de notre peuple et ceux de notre journal, il faut reconnaître que nous sommes loin d’être mûrs, si l’on en juge par un fait révoltant qui eut hier le Passage pour théâtre et que nous avions toujours prédit.
» Un étranger, propriétaire d’un crocodile, arrive en notre pays et exhibe sa bête dans le Passage. Nous nous empressons aussitôt de saluer cette nouvelle branche d’une utile industrie, branche encore manquante sur le tronc de notre puissante et si diverse patrie.
» Or, voilà que, tout à coup, hier, à quatre heures et demie, on voit arriver chez cet étranger un homme fort gros et en complet état d’ivresse, qui paie le prix d’entrée et, sans prévenir personne, va tout droit s’engouffrer dans la gueule du crocodile, lequel ne peut faire autrement que de l’avaler, ne serait-ce que par l’instinct de la conservation et pour éviter l’asphyxie. A peine tombé dans l’intérieur du crocodile, l’inconnu s’endort profondément.
» Les cris du manager furent aussi vains que les pleurs de sa famille épouvantée ; on eut beau menacer de recourir à la force publique, rien ne produisit la moindre impression sur l’ivrogne dont on n’entendait monter du fond du crocodile que le rire indécent et les protestations que le crocodile serait puni de verges (sic) cependant que le pauvre mammifère, contraint d’avaler un pareil morceau, se répandait en vaines larmes. L’intrus ne voulait pas ressortir.
» Nous ne savons comment expliquer des faits aussi barbares, qui montrent à quel point nous sommes loin de la maturité et nous ravalent aux veux des étrangers. Cette tendance à la frénésie qui est le fond du caractère russe a trouvé là sa digne application.
» On en est à se demander quelle pouvait bien être l’intention de cet importun. Cherchait-il un local chaud et confortable ? Mais la capitale n’est-elle pas remplie de belles maisons où les logements sont confortables et à bon marché, avec eau et gaz dans les escaliers et que gardent des suisses ? Et puis nous attirons l’attention de nos lecteurs sur la cruauté d’un pareil traitement à l’égard d’un animal domestique.
» On comprend s’il est difficile à ce crocodile de digérer une telle masse. Cette bête infortunée est là, affalée, gonflée, attendant la mort dans d’intolérables souffrances. Depuis longtemps déjà, en Europe, on traîne devant les tribunaux ceux qui traitent sans humanité les animaux domestiques. Chez nous, en dépit de l’éclairage à l’européenne, des trottoirs à l’européenne, des maisons construites à l’européenne, il se passera encore Un long temps avant que nous fassions justice de ces agissements criminels.
« Les maisons sont neuves, mais les préjugés restent vieux.
» Et mêmes les maisons sont-elles neuves ? On ne pourrait toujours le dire de leurs escaliers. Combien de fois avons-nous signalé dans ces colonnes l’état de pourriture lamentable où se trouvent depuis des mois les marches de l’escalier de bois de la maison du marchand Loukianov, sur la Pétersbourskaïa, véritable effondrement qui présentait un danger sérieux pour la domestique, Afimia Skapidirovna, contrainte parles nécessités de sa charge d’y passer constamment pour monter de l’eau ou du bois de chauffage. Ce que nous prédisions arriva hier à huit heures et demie du soir : Afimia Skapidirova, qui portait une soupière, tomba et se cassa la jambe.
» Nous nous demandons cependant encore si cet accident va décider Loukianov à faire réparer son escalier, car le Russe a la tête dure. En attendant. la victime de l’insouciance russe a été transportée à l’hôpital.
» De même, nous ne cesserons de répéter que-les portiers, en enlevant la neige des trottoirs de Vyborgskaïa, devraient prendre quelques précautions pour éviter de crotter les chaussures des passants. Que ne mettent-ils la neige en petits tas, comme il se fait en Europe ? etc., etc. »
— Eh bien, qu’est-ce que ça signifie ? demandai-je en regardant Prokhor Savitch avec une certaine surprise.
— Quoi ?
— Mais voyons, au lieu de plaindre Ivan Matveïtch. on s’apitoie sur ce crocodile !
— Qu’importe que la pitié aille à un mammifère ou à l’autre ? N’est-ce pas à l’européenne ? On y plaint aussi les crocodiles, en Europe ! Hi ! hi ! hi ! Cela dit. cet étrange Prokhor Savitch s’absorba, dans ses paperasses et ne prononça plus un mot. Je mis dans ma poche Le Cheveu et je réunis une provision de journaux pour mon pauvre Ivan Matvéïtch. Puis, bien que l’heure de la sortie fût encore lointaine, je quittai la chancellerie et me rendis au Passage afin de me rendre compte, fût-ce de loin, de ce qu’il s’y passait et de recueillir les, diverses opinions.
Prévoyant qu’on s’y écrasait, je relevai le col de mon pardessus, car j’éprouvais un peu de honte, je ne sais trop pourquoi, tant nous sommes encore peu habitués à la publicité. Mais je sens que je n’ai pas le droit de relater mes propres et prosaïques sensations en face d’un événement aussi remarquable et singulier.
PROKHARTCHINE
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Le plus sombre, le plus humble coin du logement d’Oustinia Féodorovna, Sémione Ivanovitch Prokhartchine l’occupait. C’était un homme déjà mûr, très sage et qui ne buvait pas. Petit employé, il n’avait d’appointements que juste ce que comportaient ses capacités et Oustinia Féodorovna estimait ne pouvoir décemment lui demander plus de cinq roubles par mois. D’aucuns ne voyaient dans cette longanimité qu’une conséquence de certain calcul tendancieux ; en tout cas, était-ce pour faire la nique aux médisants ? — elle en était venue à traiter M. Prokhartchine comme un favori, mais en tout bien, tout honneur. Notons qu’Oustinia Féodorovna, femme des plus respectables et de forte corpulence, et qui faisait preuve d’un penchant très vif pour les viandes et le café en même temps que d’un dégoût marqué pour les jours maigres, avait encore d’autres locataires. Mais ceux-ci payaient deux fois plus cher que Sémione Ivanovitch. Ces êtres turbulents, ces « mauvais blagueurs » s’étaient ruinés dans l’esprit de la logeuse en raillant leur misérable colocataire sur son infime situation. Sans leur ponctualité à payer leurs loyers, elle n’eût jamais consenti, je ne dis pas à les héberger, mais seulement à les voir.
Sémione Ivanovitch avait été promu favori d’Oustinia Féodorovna du jour qu’on avait conduit au cimetière de Volkovo certain cadavre qui, de son vivant, avait trop aimé les liqueurs. Retraité du service civil — pour ne pas dire chassé, ce personnage, en dépit de son œil crevé et de sa jambe manquante — perdus, à ce qu’il disait, « dans un accident de bravoure » — ce personnage n’en avait pas moins su gagner toutes les faveurs dont Oustinia Féodorovna pouvait être la dispensatrice et sans doute eût-il encore longtemps vécu en pique-assiette s’il ne fût subitement mort en ivrogne fieffé à la suite de libations immodérées. Cela se passait à Pieski alors qu’Oustinia Féodorovna n’avait que trois locataires, sur lesquels, après transfert et extension de l’établissement, il ne lui resta plus que le seul M. Prokhartchine.
Faut-il en incriminer les incontestables défauts de M. Prokhartchine ou ceux de ses nouveaux commensaux ? mais, dès le début, les relations ne semblaient pas de ces plus excellentes. Il faut qu’on sache que les nouveaux pensionnaires d’Oustinia Féodorovna vivaient en vrais frères. Plusieurs étaient employés dans les mêmes bureaux. Tous perdaient régulièrement leur paie au jeu, chaque premier du mois ; tous aimaient à jouir en compagnie des joies de l’existence. Ils se plaisaient aussi parfois à deviser de choses élevées, bien que tout ne se passât pas alors sans escarmouches, mais l’accord se rétablissait bientôt, les préjugés étaient bannis de cette république.
Les plus remarquables de ces messieurs étaient Marc Ivanovitch, homme de sens et versé dans les lettres, et Oplévaniev Prépolovienko, plein de bravoure et de simplicité. Il y avait aussi Zénobi Prokofitch dont l’unique objectif était d’accéder au grand monde, et le greffier Océanov, qui avait failli un instant remporter la palme des faveurs d’Oustinia Féodorovna. Il y avait encore un autre greffier, Soudbine, et le bourgeois Kantariov et d’autres. Mais Sémione Ivanovitch, à ce qu il semblait, n’avait point d’amis parmi eux.
Personne, certes, ne lui voulait de mal, d’autant que, des premiers jours, chacun lui avait rendu justice, l’estimant bon et doux, sans grande habitude du monde, mais de rapports très sûrs. Sans doute, il avait ses défauts, mais on pensait que le seul dont il pût éventuellement avoir à souffrir était son manque complet d’imagination.
Outre ce défaut, M. Prokhartchine n’avait pas-un extérieur de nature à impressionner favorablement qui que ce fût, et c’est à l’apparence que s’attachent le plus volontiers les railleurs ; cependant cet aspect mal prévenant n’avait pas eu pour lui de fâcheuses conséquences. En effet, Marc Ivanovitch, en sa qualité d’homme de sens, avait nettement pris la défense de Sémione Ivanoviteh et proclamé dans un style heureusement fleuri que Prokhartchine était un homme mûr et sérieux pour qui était passé depuis beaux jours le temps des élégies. En sorte que, si Sémione Ivanovitch n’avait pas d’agréables rapports avec tout ce monde-là, c’était bien uniquement sa faute.
L’attention s’était tout d’abord fixée sur son avarice sordide, que ces messieurs n’avaient pas été longs à découvrir et à mettre à son actif. Ainsi, il ne consentait pour rien au monde à prêter sa théière, fût-ce pour un instant, ce qui se légitimait d’autant moins qu’il ne buvait que fort peu de thé, le remplaçant volontiers par certaine tisane délectable et composée d’herbes champêtres dont il avait toujours une ample provision. Son mode d’alimentation était, d’ailleurs, très particulier. Jamais il ne s’accordait la totalité du menu ordinaire d’Oustinia Féodorovna. Le prix global en étant de cinquante copecks, Sémione Ivanovitch n’en consommait que la valeur de vingt-cinq copecks qu’il se faisait servir par portions : du stchi, avec un morceau de pâté ou un plat de viande, mais, le plus souvent, il ne prenait ni stchi, ni viande, se contentant de manger son pain avec des oignons, ou du fromage blanc, ou des concombres au sel, ou tout autre comestible à bas prix, et ne se décidait à dépasser le demi-prix du repas que s’il mourait de faim.
Ici, le biographe avoue qu’il ne se fût jamais abandonné à des détails aussi insignifiants en apparence, à des détails aussi misérables et, disons-le, presque outrageants pour des lecteurs épris de style noble, si ces détails ne constituaient une particularité distinctive, un trait dominant du caractère de notre héros. En effet, M. Prokhartchine n’était point dénué de ressources comme il se plaisait à l’affirmer jusqu’au point de ne pouvoir mander à sa faim. S’il se privait sans la moindre vergogne et en tout mépris des médisants, c’était pour la satisfaction de sa folle avarice et aussi par un excès de prévoyance, ainsi qu’on le comprendra mieux ultérieurement.
Mais nous nous ferions scrupule d’ennuyer nos lecteurs d’une revue détaillée de toutes les lubies de Sémione Ivanovitch et non seulement nous renonçons à la description de son costume, si pittoresque et divertissante qu’elle eût pu nous paraître, mais il faut encore qu’Oustinia Féodovna en ait formellement témoigné pour que nous rapportions ceci : jamais Sémione Ivanovitch n’aurait rien confié à la blanchisseuse, ou tout au moins, il s’y serait résolu si rarement qu’on pouvait fort bien ignorer l’existence de la moindre pièce de linge au nombre de ses propriétés mobilières. La logeuse l’a dit : pendant vingt années consécutives, le très cher Sémione Ivanovitch s’était plu à accumuler la pourriture dans le coin à lui dévolu sans en sembler autrement honteux et, outre que, durant toute sa vie terrestre, il n avait point fait cas des chaussettes, mouchoirs et autres vains ornements, elle avait pu voir de ses propres yeux, par le trou d’un vieux paravent, qu’il lui arrivait de ne pouvoir couvrir la nudité de son corps. Ces bruits ne commencèrent à se répandre qu’après le trépas de Sémione Ivanovitch, car, de son vivant — et c’était de là surtout que provenait sa mésintelligence avec les autres pensionnaires — il ne pouvait souffrir, en dépit des plus amicales relations, qu’on se permît de venir fourrer le nez dans son « coin » sans en avoir, au préalable, sollicité l’autorisation. C’était un homme intraitable, concentré et inaccessible aux vains discours. Il n’admettait pas plus les conseils que les railleries et s’entendait à merveille à river son clou sans tarder à qui s’en avisait : « Donner des conseils ! polisson, un farceur de ton espèce ferait beaucoup mieux de s’occuper de soi-même. Voilà ! » Il n’était pas fier et tutoyait volontiers tout le monde, ne supportant pas l’indiscrétion ni, qu’averti de ses manies, on l’interrogeât malicieusement sur le contenu de son coffret. Ce coffret placé sous son lit, il le gardait comme la prunelle de ses yeux, encore que chacun sût fort bien qu’il ne renfermait rien hors quelques frusques dépenaillées. Il y tenait fort et on l’avait même entendu annoncer son intention de se procurer un nouveau cadenas à secret. Le jour qu’entraîné par son imbécillité, Zénobi Prokofitch avait émis cette idée indécente et grotesque que sans doute Sémione Ivanovitch dissimulait ses économies dans ce coffret à l’intention de ses héritiers, toute l’assistance resta atterrée devant les conséquences extraordinaires d’une sortie déplacée.
Tout d’abord, M. Prokhartchine ne sut trouver d’expressions convenables pour rétorquer une insinuation aussi saugrenue. Un long instant s’écoula pendant lequel ne sortirent de sa bouche que des paroles dénuées de toute signification. On finit non sans peine par comprendre que Sémione Ivanovitch reprochait à Zénobi Prokofitch un acte déjà ancien mais marqué au coin de l’avarice la plus sordide, puis qu’il prédisait à l’imprudent l’échec certain de toutes ses tentatives de pénétrer dans le grand monde, en même temps qu’une non moins certaine raclée de la part d’un tailleur auquel le dit Zénobi Prokofitch devait quelque argent. Au surplus, ce n’était qu’un gamin :
— Tu prétends devenir enseigne de hussards ! Tu peux te fouiller ; tu ne le seras jamais et pardessus le marché, quand les chefs connaîtront toutes tes histoires, ils te colleront greffier. Voilà ! Entends-tu, polisson ?
Après quoi Sémione Ivanovitchparut se calmer. Mais, au bout de cinq heures de silence, il se reprit à sermoner Zénobi Prokolitch pour la plus grande stupéfaction de l’assemblée. Et ce n’était pas fini. Le soir, quand Marc Ivanovitch et le pensionnaire Prépoloveinko organisèrent un thé et qu’ils y eurent convié le greffier Océanov, Sémione Ivanovitch quitta son lit et vint se joindre à eux en versant sa quote-part de quinze ou vingt copecks. Ce besoin de thé n’était évidemment qu’un prétexte, car il se mit tout de go à développer copieusement ce thème qu’un homme pauvre, n’étant qu’un homme pauvre, ne saurait songer à faire des économies. Puis, l’occasion se montrant propice. M. Prokhartchine en profita pour avouer sa propre pauvreté. L’avant-veille, il avait même pensé emprunter un rouble à certain insolent, mais maintenant. bien sûr qu’il n’en ferait rien. Un pareil polisson n’aurait eu qu’à aller s’en vanter. Quant à lui. Sémione Ivanovitch. il envoyait chaque mois cinq roubles à sa belle-sœur, sans quoi la pauvre femme fût morte et pourtant, si eût elle été morte, il eût pu depuis longtemps s’acheter un habit neuf. Et il parla ainsi fort longuement, fit si bien passer et repasser à travers ses propos et l’homme pauvre, et la belle-sœur, et les cinq roubles, qu’il finit par s’embrouiller et par se taire.
Ce n’est que trois jours plus tard, alors que personne ne pensait plus à le taquiner et qu’on avait complètement oublié cette affaire, qu’il y mit cette conclusion que Zénobi Prokofitch se casserait immanquablement la jambe à peine entré aux hussards, qu’il n’y aurait d’autre ressource que la substitution d’une jambe de bois à la jambe avariée et que ce serait alors qu’on verrait Zénobi Prokofitch venir demander du pain à Sémione Ivanovitch, lequel, d’ailleurs, se ferait un véritable plaisir de repousser sans un regard les supplications de ce « gamin ».
Il va sans dire que tout cela fut jugé intéressant et curieux au plus haut point. Sans plus de réflexions, l’assemblée des pensionnaires résolut de livrer à Sémione Ivanovitch un assaut décisif. Or, depuis que M. Prokhartchine s’était résolu de se mêler à la compagnie, il semblait tenir à rester au courant de tout et multipliait les questions dans on ne sait quel but mystérieux, de sorte que les conflits éclataient sans difficultés ni préliminaires. Pour entrer en matière, Sémione Ivanovitch s’était avisé d’un moyen extrêmement subtil et déjà connu de nos lecteurs : vers l’heure du thé, il quittait son lit, s’approchait du groupe, comme peut le faire un homme modeste, intelligent, affable, et versait les vingt copecks réglementaires en annonçant son intention de participer à cette petite fête. Toute cette belle jeunesse se concertait en de rapides clins d’œil et l’on entamait aussitôt une conversation d’abord décente et sérieuse.
Mais quelque hardi gaillard se mettait soudain à débiter un choix de nouvelles le plus souvent aussi apocryphes qu’invraisemblables. Par exemple, il avait entendu Son Excellence confier à Demide Vassiliévitch que les employés mariés valaient mieux que les célibataires et que l’avancement leur convenait de préférence : car les hommes vraiment calmes et sensés acquièrent dans la pratique de la vie matrimoniale de nombreuses capacités. En conséquence. l’orateur, désireux de se distinguer et de voir grossir ses appointements, se proposait de convoler en justes noces avec une certaine Févronia Prokofievnia. Ou bien, on avait souvent remarqué chez certains d’entre ses collègues une telle ignorance des usages mondains et des bonnes manières qu’il semblait impossible de les admettre dans la société des dames. Pour remédier à un aussi fâcheux état de choses, il avait été résolu en haut lieu qu’une retenue serait opérée sur les appointements en vue d’organiser une salle de danse où se pussent acquérir. et la noblesse des attitudes, et la bonne tenue, et la politesse, et le respect des vieillards, et la fermeté du caractère, et la bonté du cœur et le sentiment de la reconnaissance et autres agréables qualités. D’autres fois, on apprenait soudain que tous les employés, même les plus anciens, allaient devoir passer des examens pour qu’on pût se rendre compte de leur degré d’instruction, d’où il résulterait que bien des voiles se déchireraient et que bien des gens se verraient contraints à jouer cartes sur table. En un mot, il se racontait là mille choses plus absurdes les unes que les autres. Tous feignaient la crédulité et, comme très intéressés, faisaient quelques allusions aux effets qu’une telle mesure pourrait avoir pour certains membres de la compagnie, ou, prenant un air triste, ils hochaient la tête, semblant implorer des conseils de tous côtés et qu’on leur enseignât la conduite à tenir en cas d’un pareil malheur.
On le comprend, du reste : un homme moins simple, moins timide que M. Prokhartchine en eût perdu la tête, de tous ces racontars. Et, tous les signes le révélaient manifestement : Sémione Ivanovitch était d’esprit borné et mal préparé à toute idée pour lui nouvelle. De toute évidence, il dut tourner et retourner en sa tête chacune de ces nouvelles à sensation, en chercher le motif, et finir par s’embrouiller dans ce dédale de pensées insolites avant que d’avoir pu les adapter à sa compréhension particulière, et ce jeu avait fait découvrir chez Sémione Ivanovitch un certain nombre de facultés singulières et fort insoupçonnées. Des bruits circulèrent à son sujet, et, suffisamment grossis, parvinrent jusqu’à la chancellerie. L’effet en fut encore accentué par des changements apparus dans la physionomie de notre héros, une physionomie qui n’avait pas bougé pendant une succession d’années innombrables. Son visage s’était fait inquiet, son regard soupçonneux et craintif ; il commença de tressaillir et. à chaque nouveau canard, de prêter une oreille attentive et fiévreuse. Pour comble de changement, est-ce qu’il ne devint pas un passionné chercheur de vérité ? Cette manie prit de telles proportions qu’il osa enfin s’informer à deux reprises de l’exactitude des fameuses nouvelles auprès de Démide Yassiliévitch lui-même et, si nous passons sous silence les suites de ces démarches de Sémione Ivanovitch, c’est par pur respect pour sa mémoire.
On en conclut d’abord que c’était une sorte de misanthrope négligent des convenances mondaines ; on le trouva fantasque et l’on ne se trompa pas, car il fut surpris maintes fois à s’oublier par moments, restant là, bouche bée, la plume en l’air, comme pétrifié, plus semblable à l’ombre d’un être intelligent qu’à cet individu lui-même. Et il advint plus d’une fois qu’à l’aspect inattendu de cet œil terne et hasard, tel collègue distrait se mît à trembler au point de laisser choir un pâté sur son rapport ou d’y écrire quelque vocable déplacé. L’indécence d’une pareille conduite offusquait toute personne convenable, si bien qu’on finit par n’avoir plus de doute sur le désordre mental de Sémione Ivanovitch. Un jour même, le bruit se répandit par la chancellerie que M. Prokhartchine avait fait peur à Démide Yassiliévitch lui-même qui n’avait pu que reculer lorsque, dans un couloir, il s’était trouvé face à face avec ce personnage d’attitude inquiétante. Quand Sémione Ivanovitch sut cela, il se leva lentement, chercha avec précaution son chemin parmi les tables et les chaises, prit son pardessus et disparut pour un certain temps. Avait-il eu peur ? quelque autre raison l’avait-elle dirigé ? nous ne savons, mais le fait est qu’on ne put le trouver de quelque temps ni chez lui, ni à son bureau.
Nous ne chercherons pas à expliquer les actions de Sémione Ivanovitch par le dérangement de son esprit. Nous ferons seulement remarquer que notre héros n’était point un homme du monde, que timide, il avait vécu jusque-là dans une solitude presque complète, se signalant par un caractère aussi mystérieux que taciturne. Ainsi, pendant tout son séjour à Pieski, il était resté étendu sur son lit derrière le paravent, dans un silence absolu et sans l’ombre de relations. Mystérieux comme lui, ses deux colocataires d’alors menaient exactement la même vie et ce trio avait passé quelque quinze ans à gésir chacun derrière son paravent. Dans un silence auguste, les heures et les jours s’étaient écoulés heureux et torpides et tout alors allait si bien que ni Sémione Ivanovitch. ni Oustinia Féodorovna ne se rappelaient plus par quel hasard ils s’étaient rencontrés. « Il y a peut-être dix ans, peut-être quinze, peut-être vingt-cinq ans qu’il vit chez moi », disait la femme. On jugera donc fort naturel que notre héros se soit trouvé quelque peu troublé et désagréablement au cours de cette dernière année parmi une jeunesse bruyante, lui si sérieux, si réservé.
La disparition de Sémione Ivanovitch provoqua un grand émoi dans la pension, d’abord parce qu’il était le favori et aussi parce que son passeport resté en garde chez la logeuse ne put se retrouver. Pendant deux jours, Oustinia Féodorovna répandit un torrent de larmes suivant son habitude aux moments critiques. Pendant deux jours entiers, elle s’en prit aux autres locataires, gémissant qu’on avait fait toutes les misères imaginables à son pensionnaire et qu’elle l’avait perdu à cause de ces moqueries. Le troisième jour, elle leur enjoignit à tous d’aller chercher l’égaré et de le lui ramener coûte que coûte, mort ou vivant. Vers le soir, on vit rentrer le premier greffier Soudbine qui se déclara sur les traces du fuyard. Il l’avait vu au marché de Tolkoutchi et ailleurs ; il l’avait suivi de très près mais n’avait osé lui parler, même lorsqu’il s’était trouvé nez à nez avec lui à l’incendie de la ruelle de Krivoï. Une demi-heure plus tard arrivèrent Océanov et Kontariov confirmant de point en point le rapport de Soudbine. Ils avaient passé tout près du fugitif, à dix pas peut-être, mais ils n’avaient pas osé lui parler non plus. Tous deux avaient remarqué que Sémione Ivanovitch était en compagnie d’une sorte de mendiant « tapeur » et ivrogne. Arrivèrent enfin les deux derniers locataires. Quand ils eurent attentivement écouté tout ce qui précède, ils décidèrent que Prokhartchine ne pouvait pas être loin et qu’il ne tarderait pas à revenir. Ils savaient d’ailleurs depuis longtemps que Prokhartchine fréquentait ce mendiant, homme fort peu recommandable, tapageur et sournois, qui avait dû le séduire au moyen de quelque ruse. Cet homme avait fait sa première apparition sous les auspices du camarade Remniov et avait passé quelques jours à la pension. Il avait prétendu « souffrir pour la vérité ». Auparavant, il aurait été fonctionnaire en province et se serait vu révoquer avec ses collègues après le passage d’un inspecteur. Venu à Saint-Pétersbourg, il s’était jeté aux pieds de Porfiri Grigoriévitch en implorant de lui une place dans quelque bureau, place qu’il avait obtenue. Mais, poursuivi par le mauvais sort, il s’était encore trouvé à pied par suite de la fermeture du bureau qu’on avait plus tard réorganisé mais sans le reprendre au nombre des nouveaux employés… en raison de son incapacité administrative et aussi de sa capacité pour un tout autre genre de travail, sans parler de son amour de la vérité et des intrigues de ses ennemis. Après ce récit au cours duquel ce Zimoveikine avait plusieurs fois embrassé son ami Remniov, homme morose à la barbe inculte, il avait salué très bas chacun des assistants à tour de rôle, sans omettre la domestique Avdotia, en les proclamant tous ses bienfaiteurs, puis s’avouait, en ce qui le concernait, un être indigne, lâche, importun, tapageur et sot, et priait l’honorable société de ne pas lui en vouloir dans sa misère.
Ayant obtenu la protection de ces messieurs, le sieur Zimoveikine devint aussitôt gai, content, et se mit à baiser les mains d’Oustinia Féodorovna en dépit des modestes protestations de celle-ci, touchant la grossièreté des dites extrémités. Il promit aussi pour le soir même de faire apprécier tous ses talents dans une danse de caractère. Mais, le lendemain même, l’aventure reçut un dénouement lamentable, soit que Zimoveikine eût mis par trop de caractère dans sa danse, soit qu’il eût réellement « déshonoré et outragé » Oustinia Féodorovna comme elle l’affirmait, elle, « qui connaissait Iaroslav Ilitch et qui eût pu depuis longtemps être l’épouse d’un officier ». En tous cas, Zimoveikine se vit contraint de déguerpir. Il s’en alla donc, revint, se fit à nouveau chasser ignominieusement, sut s’introduire dans les bonnes grâces de Sémione Ivanovitch dont il s’attribua le meilleur pantalon et reparut donc une fois de plus en qualité de séducteur de notre héros.
L’hôtesse ne sut pas plus tôt celui-ci sain et sauf et la recherche du passe-port devenue conséquemment inutile qu’elle se calma instantanément et s’en fut se reposer. Cependant, quelques-uns des pensionnaires convinrent de faire au fugitif une réception triomphale. Sans scrupule d’en abîmer les charnières ils écartèrent le paravent du lit qu’ils délirent quelque peu et au pied duquel ils placèrent le fameux coffret. Sur le lit même, ils étendirent la belle-sœur, poupée confectionnée à l aide du châle de la logeuse, de son bonnet et de son manteau : cela jouait une personne à s’y tromper. Cette besogne une fois menée à bien, ces messieurs attendirent impatiemment l’arrivée de Sémione Ivanovitch afin de lui annoncer que sa belle-sœur avait quitté sa province pour le venir voir et que cette femme infortunée n’avait eu d’autre ressource que de descendre derrière le paravent. On attendit longtemps…
Marc Ivanovicth eut le temps de jouer et de perdre son salaire d’une quinzaine au bénéfice de MM. Prépolovienko et Kontariov ; Océanov eut tant de fois le nez battu de cartes en manière de pénitence que cet appendice en devint tout enflé et rougi. Ayant dormi tout son saoul. Avdotia allait se lever pour apporter du bois et chauffer le poêle. Quant à Zénobi Prokolitcb. il se fit tremper comme une soupe à force d’aller constamment regarder dans la rue s’il ne verrait pas arriver Sémione Ivanovitch ; mais notre héros ne se montrait point, pas plus que son mendiant d’ami. De guerre lasse, chacun finit par se coucher, mais en laissant, toutefois, la belle-sœur derrière le paravent.
Ce n’est que vers quatre heures qu’on entendit à la porte cochère un tapage formidable à constituer déjà une digne récompense des efforts de ces messieurs pour ne pas dormir. C’était lui, lui-même, Sémione Ivanovitch, M. Prokhartchine, mais dans quel état ! Ce fut un Ah ! général, une telle émotion qu’on ne pensa même plus à la belle-sœur. Le déserteur semblait sans connaissance. Un cocher de fiacre le porta sur ses épaules jusque dans son coin où il le déposa, tout morfondu, transi, en guenilles. A la logeuse qui demandait où son pensionnaire avait bien pu se saouler de la sorte, le cocher répondit :
— Mais il n’est pas saoul. Je t’assure qu’il n’a pas bu une goutte de quoi que ce soit. Ça doit être une syncope ou un coup d’apoplexie.
Pour plus de commodité, on adossa Sémione Ivanovitch au poêle et l’ayant examiné, on reconnut qu’en effet, il n’y avait pas là d’ivresse, mais non plus d’apoplexie. Sans doute avait-il quelque chose, mais quoi ? car, sans pouvoir remuer la langue, il était secoué de tressaillements et battait des paupières et fixait un regard étonné tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre de ces assistants en toilette de nuit. On interrogea le cocher à fin de savoir où il l’avait ramassé :
— Ce sont des messieurs joliment gais qui me l’ont remis tel quel. Ils revenaient de Kolomna. Se sont-ils battus ? A-t-il eu des convulsions ? Qui sait ? En tout cas, c’étaient des messieurs très bien et joliment gais.
On souleva Sémione Ivanovitch et on le porta sur son lit. Quand en s’y étendant, il sentit la belle-sœur à ses côtés et le coffret sous ses pieds, il poussa un cri terrible, se mit presque à quatre pattes et, tout tremblant, s’efforça de couvrir de ses mains et de son corps la plus grande surface possible de sa couchette, tout en jetant sur les assistants des regards sauvages et effarés, comme s’il eut voulu dire qu’il préférait la mort à l’abandon. ne fût-ce que de la centième partie de son bien…
Il resta ainsi couché deux ou trois jours derrière son paravent, à l’écart du monde et de tous ses vains tracas. Dès le lendemain, personne ne pensait plus à lui. Le temps cependant suivait son cours et les heures succédaient aux heures, les jours aux jours. Une sorte de torpeur délirante avait envahi la tête brûlante et lourde du malade. Mais il ne bougeait pas, ne se plaignait pas. Au contraire, il gardait un silence farouche et s’écrasait contre son lit, tel un lièvre effrayé, qui se serre contre la terre à l’approche du chasseur. Par moments un silence morne et désespérant pesait sur la chambre, signe que tous les pensionnaires étaient partis chacun à ses occupations, et Sémione Ivanovitch pouvait tout à son aise distraire sa tristesse en écoutant les bruits proches de la cuisine où l’hôtesse vaquait à ses occupations, ou le frôlement courant dans toutes les chambres des chaussures éculées d’Avdotia, qui nettoyait la maison. Des heures s’écoulaient ainsi, heures de paresse et de somnolence, heures monotones, telles les gouttes d’eau qu’on entendait tomber dans le baquet de la cuisine. Puis, un par un ou par groupes, les pensionnaires rentraient et Sémione Ivanovitch pouvait les entendre se plaindre du temps, réclamer le repas, faire du tapage, fumer, se quereller, se réconcilier, jouer aux cartes et entre-choquer les tasses en préparant le thé. Machinalement, le malade faisait un mouvement pour se lever et se joindre à eux en acquittant le droit fixé, mais soudain, il retombait dans sa torpeur. Il rêvait alors que depuis un moment il était à table, prenant le thé et participant à la conversation. Prompt à saisir l’occasion, Zénobi Prokofitch glissait dans l’entretien quelque allusion concernant les belles-sœurs et leurs rapports possibles avec telles honnêtes gens.
Ici, Sémione Ivanovitch s’efforçait de se disculper et de répondre, mais, tombant à la fois de toutes les bouches, la toute-puissante phrase protocolaire : « Nous avons maintes fois remarqué… » lui coupait net toutes ses répliques et il n’avait plus rien de mieux à faire que de rêver du premier jour du mois, jour béni où il touchait les roubles de l’administration. Dans l’escalier, il déployait les billets reçus et, jetant un regard furtif autour de lui, s’empressait de dissimuler la moitié d’un salaire bien gagné dans la tige d’une de ses bottes. Toujours dans l’escalier et, sans se rendre nullement compte que, endormi, toutes ces évolutions, il les accomplissait dans son lit, il se promettait, une fois rentré chez lui, de payer sa pension à son hôtesse, puis il achèterait quelques objets indispensables en faisant bien et dûment constater à qui de droit que des retenues avaient été opérées sur ses appointements, qu’il ne lui restait plus rien à envoyer à sa belle-sœur. Puis il la plaindrait comme il sied et, deux jours d’affilée, il ne parlerait plus que d’elle. Au bout dune dizaine de jours, il reviendrait encore sur sa misère pour que les camarades en fussent bien plus pénétrés.
Toutes ces décisions prises, il s’apercevait qu’André Yéfimovitch, ce petit homme silencieux et chauve, que trois pièces avaient séparé de lui pendant vingt ans sans qu’il en eut entendu jamais une seule parole, était, lui aussi, dans l’escalier du bureau, à compter ses roubles pour déclarer en branlant la tête : « C’est de l’argent ! » Et, descendant l’escalier, il concluait tristement : « Point d’argent, pas de nourriture ! » Sur le perron, il ajoutait : « J’ai sept enfants, monsieur. » Puis, sans scrupule de se conduire comme un fantôme et tout au rebours des lois de la vie réelle, le petit homme chauve s’élevait soudain à une archine et plus au-dessus du sol : sa main qui tremblait traçant en l’air une ligne oblique descendante, il gromme lait que l’aîné allait au lycée, et fusillait M. Prokartchine d’un regard indigné comme s’il l’eût rendu responsable de l’existence de ces sept enfants, enfonçait son chapeau jusqu’aux yeux, tournait à gauche et disparaissait. Sémione Ivanovitch en restait tout secoué et bien qu’absolument sûr de son innocence, commençait à admettre que c’était de sa faute s’il y avait jusqu’à sept enfants en cette malheureuse maison. Pris de peur, il se mettait à courir car il lui semblait bien que, revenu sur ses pas, le petit homme chauve cherchait à le rattraper dans la formelle intention de le fouiller et de lui prendre son argent au nom de ce septain d’enfants, écartant d’autorité toute considération à ses belles-sœurs et à leurs relations possibles avec Sémione Ivanovitch.
Et Prokhartchine courait, courait toujours à perdre haleine, tandis qu’à côté de lui couraient aussi quantité de gens, dont l’argent bruissait dans les poches de leurs gilets. Puis tout le monde courut et sonnèrent les trompettes des pompiers et, des vagues humaines le portant presque sur leurs crêtes, il roula jusqu’au lieu de cet incendie auquel il avait assisté dernièrement en compagnie du tapeur. L’ivrogne, je veux dire M. Zimoveikine, l’y attendait. Il vint à la rencontre de Sémione Ivanovitch, s’empressa autour de lui, le prit par la main et le conduisit jusqu’au cœur compact de la foule. Comme alors, une tourbe houleuse s’agitait autour d’eux, obstruant le quai de la Fontanka entre les deux ponts ainsi que toutes les rues et ruelles avoisinantes. Comme alors, tous deux se trouvaient repoussés, acculés dans un immense chantier de bois tout rempli de curieux venus de la ville, du marché Tolkoutchi, sortis des maisons et des cabarets d’alentour. Il revoyait tout cela aussi nettement que s’il y assistait en réalité et, au travers des tourbillons de la fièvre et du délire, d’étranges figures se mirent à lui passer devant les yeux. Il en reconnaissait quelques-unes. C’était ce monsieur d’aspect si imposant, haut d’une sagène au moins, avec une moustache d’une archine, et qui, pendant tout l’incendie, était resté campé derrière son dos, le complimentant quand notre héros, saisi d’une sorte de transport frénétique, s’était mis à trépigner comme pour applaudir aux prouesses des pompiers qu’il découvrait fort bien de sa place élevée. C’était ce jeune homme si vigoureux qui, d’un coup de poignet, l’avait hissé sur ce mur, qu’il prétendait franchir en vue de je ne sais quel sauvetage. Il vit filer ensuite le visage du vieillard au teint terreux, vêtu d’une robe de chambre élimée que ceignait quelque chose d’indéfinissable et qui, avant qu’éclatât l’incendie, afin de chercher dans quelque épicerie des biscuits et du tabac pour son locataire, fendait maintenant la foule vers le logis en feu où brûlaient sa femme, sa fille et trente roubles cachés sous un lit de plume. Mais la forme la plus nette fut celle de cette pauvre femme dont il avait déjà plusieurs fois rêvé au cours de sa maladie et qu’il revoyait telle qu’elle était, en chaussures d’écorce, un bâton à la main et toute déguenillée, avec un sac tressé sur le dos. Elle braillait plus fort que les pompiers et que la foule ensemble, brandissait sa béquille et gesticulait en disant que ses propres enfants l’avaient chassée et que, du coup, elle avait perdu ses deux pièces de cinq copecs. « Les enfants… les pièces… les pièces… les enfants… » elle ne cessait d’entremêler ces paroles dans un galimatias incompréhensible et tout le monde avait fini par la laisser là en désespoir de s’y reconnaître. Mais la vieille ne se calmait pas ; elle criait, hurlait, gesticulait, n’accordant aucune attention à l’incendie, ni à la foule, ni au malheur d’autrui, pas plus qu’aux étincelles et aux flammèches qui venaient tomber jusque-là.
Finalement, M. Prokhartchine sentait la peur le gagner, car il voyait clairement que tout cela n’était pas si simple et ne se passerait pas comme ça. En effet, tout près de lui, enveloppé d’une pelisse déchirée, un paysan montait sur une pile de bois et, les cheveux et la barbe roussis, il se mettait à ameuter la foule contre Sémione Ivanovitch. Et la foule continuait à s’épaissir et le paysan de vociférer et, pétrifié de terreur, monsieur Prokhartchine se remémorait tout à coup que ce paysan n’était autre qu’un certain cocher de fiacre ignoblement volé par lui cinq ans plus tôt, lorsqu’il avait sauté de la voiture avant de l’avoir payée, pour disparaître en coup de vent par une maison à deux issues. M. Prokhartehine voulut crier, parler, mais sa voix s’étranglait dans sa gorge. Il sentait la pression de la foule furieuse qui l’enserrait, tel un serpent, et l’étouffait. Dans un effort surhumain, il se réveillait. Mais ce n’était que pour s’apercevoir que son coin brûlait, avec son paravent et tout l’appartement, Oustinia Féodorovna et ses locataires. Son lit était en flammes et aussi son oreiller, sa couverture, son coffre et jusqu’à son précieux matelas dont il se saisit pour l’emporter dans sa fuite. C’est ainsi qu’il pénétra en chemise et pieds nus dans la chambre de son hôtesse où il fut saisi, ligoté et reporté derrière le paravent qui brûlait beaucoup moins que sa pauvre tête. On le recoucha.
Ainsi l’homme aux marionnettes range au fond d’une caisse le polichinelle qui s’est suffisamment démené, rossant tout le monde et vendant son âme au diable. Jusqu’à une prochaine représentation, le pantin interrompra son existence, couché dans le coffre en compagnie de ce même diable, du nègre, de Pierrot, de Colombine et de l’heureux amant de cette dernière, le commissaire. Toute la pension s’assembla autour du lit de Sémione Ivanovitch et resta là. faisant converger sur lui des regards curieux. Enfin, il reprit ses esprits et, par pudeur, ou par quelque autre raison, il se mit de toutes ses forces à tirer sur soi la couverture, sans doute afin de se cacher à tous ces yeux compatissants. Le premier, Marc Ivanovitch, rompit le silence et, en homme sensé, commença de dire doucement qu’il fallait se calmer, que c’était une chose mauvaise et honteuse d’être ainsi malade, que c’était bon pour les enfants, qu’il fallait se guérir et reprendre le service. Il termina même par une petite plaisanterie, disant que les appointements des employés malades n’étaient pas encore fixés et que, comme on ne leur donnait pas non plus d’avancement, une telle situation, suivant lui, ne pouvait porter d’appréciables profits. Bref, tout le monde prenait une part évidente à la souffrance de Sémione Ivanovitch et le plaignait.
Mais, avec la plus incompréhensible ingratitude, celui-ci s’obstina à rester au lit, à se taire et à tirer sa couverture. Pourtant, Marc Ivanovitch ne se tint pas pour battu et, se contenant, prononça quelques douces paroles, car on doit des ménagements au malade. Mais Sémione Ivanovitch ne voulait toujours rien entendre. D’un air méfiant, il grommelait on ne sait quoi entre ses dents et soudain il se mit à rouler de droite et de gauche des yeux furieux qui eussent voulu pouvoir réduire à eux seuls toute l’assistance en poussière. Une telle attitude rendait superflus tous les ménagements et, ne se contenant plus, voyant que cet homme s’était juré de s’entêter, très offensé, Marc Ivanovitch se mit en colère, déclara net et sans autre préambule qu’il était temps de se lever, que ça ne rimait à rien de rester ainsi couché sur les deux oreilles, qu’il était sot, indécent et mal élevé de crier nuit et jour des histoires d’incendies, de belles-sœurs, d’ivrognes, de coffres et le diable sait quoi encore, que, si Sémione Ivanovitch n’avait pas envie de dormir, il n’avait pas le droit d’en empêcher les autres et qu’il voulût bien se le tenir pour dit.
Ce discours produisit son effet. Sémione Ivanovitch se tourna tout de go vers l’orateur et lui déclara non sans fermeté, quoique d’une voix faible et enrouée :
— Toi, polisson, tais-toi. Tu n’es qu’un méchant bavard. Te prends-tu donc pour un prince, hein ?
Là-dessus, Marc Ivanovitch s’emportait quand il se ressouvint d’avoir affaire à un malade, se calma et voulut lui faire honte. Derechef, Sémione Ivanovitch riposta, affirmant qu’il ne tolérerait aucune plaisanterie à son égard, fût-ce de la part d’un faiseur devers comme Marc Ivanovitch. Un silence s’ensuivit. Enfin, revenu de son étonnement, Marc Ivanovitch déclara d’un ton ferme et non sans éloquence que Sémione Ivanovitch devait se savoir en bonne société, qu’il ne devait point ignorer comment on se conduit entre gens du monde. A l’occasion, Marc Ivanovitch cultivait le genre oratoire et aimait imposer à ses auditeurs. Au contraire, et sans doute de par sa longue pratique du silence, Sémione Ivanovitch avait le geste et la parole brefs et, s’il lui arrivait de s’engager dans quelque trop longue période, un mot en déclenchait un autre, cet autre un troisième et ainsi de suite, de sorte qu’en avant bientôt la bouche pleine, il ne les émettait plus que dans le plus pittoresque désordre. C’est pourquoi, en dépit de toute sa sagesse, il lui arrivait de lâcher des bêtises. Il répondit :
— Tu mens ! Tu n’es qu’un noceur. Mais tu finiras par prendre ton sac et t’en aller mendier. Tu n’es qu’un libre-penseur, un va-nu-pieds. Voilà pour toi, poétaillon !
— Sémione Ivanovitch, vous continuez à divaguer.
— Sais-tu ? répondit le malade, un sot divague, un chien divague et le sage emploie son intelligence. Tu ne connais rien à rien, va-nu-pieds, savant que tu es… livre imprimé ! Un jour, tu prendras feu et tu ne t’apercevras même pas que ta tête brûle. Comprends-tu l’apologue ?
— Eh bien… mais… c’est-à-dire… qu’est-ce que vous dites ? que ma tête brûlera ?
D’ailleurs, Marc Ivanovitch n’acheva pas. Tout le monde voyait bien que Sémione Ivanovitch n’avait pas repris son équilibre mental et qu’il divaguait. Mais la logeuse ne put se tenir de rappeler incidemment qu’il y avait une fille chauve qui avait mis le feu à une maison de la ruelle Krivoï en allumant une bougie, cette fille chauve avait incendié tout le bazar. Mais un pareil accident n’arriverait certainement pas ici et tout le monde pouvait se considérer en sûreté dans son coin…
— Voyons, Sémione Ivanovitch, s’exclama hors de lui Zénobi Prokofîtch interrompant l’hôtesse, Sémione Ivanovitch, pour qui vous prenez-vous donc ? Nous ne sommes pas à vous raconter des histoires de belles-sœurs, ou d’examens, ou de danse. C’est ça que vous vous figurez, n’est-ce pas ?
— Eh bien, toi, reprit notre héros qui ramassa ses dernières forces pour se soulever sur son lit, furieux de ces marques d’intérêt, eh bien, toi, écoute-moi ça : qu’est-ce qu’un bouffon ? C’est toi ou un chien, mais je ne dirai pas de bêtises pour te faire plaisir. Entends-tu, polisson ? Je ne suis pas ton domestique, monsieur.
Sémione Ivanovitch voulut encore dire quelque chose, mais, à bout de forces, il retomba sur son lit. Tous restèrent là, bouche liée, devinant où en était maintenant leur commensal et ne sachant trop que faire pour lui porter secours. Soudain, la porte de la cuisine grinça, s’entrouvrit et Ton vit passer une tête — celle de cet ivrogne ami de Prokhartchine, le sieur Zimoveikine — une tête qui examina timidement les locaux, à son habitude. On eut dit qu’on l’attendait. Tout le monde lui fît signe d’approcher au plus vite. Enchanté et sans même ôter son pardessus, il s’approcha du lit.
Sans aucun doute, Zimoveikine avait traversé dans la soirée des moments difficiles. Le côté droit de son visage disparaissait sous un pansement ; ses paupières tuméfiées se trempaient du pus épanché par ses yeux et, de sa redingote, de tout son costume en loques, la partie gauche se trouvait enduite d’on ne savait quelle sale boue. Il portait sous le bras un violon qu’évidemment il allait vendre. On n’avait pas eu tort de l’appeler à la rescousse, car, dès qu’il sut de quoi il retournait, il s adressa à Sémione Ivanovitch d’un air de supériorité consciente, comme un homme qui connaît le bouton à pousser.
— Voyons, Sienka, s’écria-t-il, lève-toi. Voyons Sienka, Prokhartchine le sage, rends-toi à la raison. Si tu t’obstines, je te jette hors du lit : ne t’obstine pas, veux-tu ?
La brève énergie de ce discours ne laissa pas d’étonner les assistants. Mais ils s’étonnèrent encore bien plus en constatant que ces paroles et l’aspect du personnage impressionnaient, effrayaient Prokhartchine, à un tel point, que c’est à peine s’il put se décider à murmurer entre ses dents l’indispensable anathème :
— Toi, malheureux, va-t’en. Tu n’es qu’un misérable, un voleur ; entends-tu, propre-à-rien, beau prince, un voleur !
— Non, frère, riposta Zimoveikine, sans perdre un grain de son sang-froid ; sage Prokhartchine, tu n’agis pas comme il faut — et, jetant autour de lui un regard satisfait, il poursuivit : — et puis, pas d’histoires, n’est-ce pas ? Je te conseille de céder si tu ne veux pas que je te démasque, que je raconte tout, entends-tu ?
Sémione Ivanovitch sembla vivement frappé de ces paroles : il tressaillit et se mit à promener autour de lui des regards effarés. Enchanté de son effet, M. Zimoveikine allait continuer quand Marc Ivanovitch devança son zèle et, voyant Sémione Ivanovitch un peu remis, il lui fit observer que la culture de semblables conceptions était, pour le moment, non seulement inutile, mais encore nuisible, non seulement nuisible, mais absolument immorale, que c’était faire tort aux autres et leur donner le plus funeste exemple. Tous attendaient le meilleur résultat de cette homélie, d’autant plus que Sémione Ivanovitch, tout à fait calme, maintenant, y répondit avec modération. Une courtoise discussion s’engagea. Avec un fraternel intérêt on s’enquérait auprès de Sémione Ivanovitch de ce qui avait pu l’effrayer pareillement. Il répondit, mais fort évasivement ; on insista, il répliqua ; chacun des deux partis reprit encore une fois la parole et puis tout le monde s’en mêla et la conversation prit un tour tellement étrange et surprenant que positivement, c’est à ne pas savoir comment la rapporter. La modération se mua en impatience, l’impatience en cris, les cris en larmes et, furieux, Marc Ivanovitch finit par s’en aller, l’écume aux lèvres, en déclarant que jusqu’alors, il n’avait point rencontré d’homme aussi contrariant. Oplévaniev cracha de mépris ; Océanov parut effrayé ; Zénobi Prokofitch pleura et Oustinia Féodorovna répandit un ruisseau de larmes, gémissant que c’en était fini de son locataire, qu’il avait perdu la raison, et allait mourir sans passeport. qu’elle était orpheline et que, bien sûr, on la menait à l’abîme… En un mot, tout le monde put se convaincre que la semence avait bien pris, que tout avait germé à souhait, que le sol avait été béni et que Sémione Ivanovitch s’était merveilleusement bien et irrémédiablement dérangé la tête en leur compagnie. Tous se turent car, s’ils avaient su terrifier Sémione Ivanovitch, eux-mêmes avaient peur maintenant et se sentaient pleins de compassion…
— Comment ! s’écria Marc Ivanovitch. Mais que craignez-vous donc ? Quelle mouche vous pique ? Qui diable pense à vous seulement ? De quel droit tremblez-vous ainsi ? Qu’est-ce que vous êtes donc ? Un simple zéro, monsieur, moins qu’une pelure d’orange ! voilà ce que vous êtes. Y a-t-il là de quoi se frapper ? Si une femme est écrasée dans la rue, allez-vous vous imaginer que vous devez l’être aussi ? hein ? Eh bien, voyons, monsieur, quoi donc ?
— Tu… tu… tu… es bête ! marmottait Sémione Ivanovitch. On te mangera le nez… tu le mangeras toi-même avec du pain sans seulement t’en apercevoir.
— Bête ! bête ! vociférait Marc Ivanovitch n’en pouvant croire ses oreilles. Soit : mettons que je suis bête. Mais est-ce que j’ai des examens à passer ? à me marier ? à apprendre la danse ? est-ce que la terre va me manquer ? Quoi, petit père, vous n’avez pas assez de place ? Le plancher va-t-il s’effondrer sous vous ?
— Oui. oui… on te demandera ton avis… On la fermera voilà tout.
— Voilà tout ! voilà tout !… qu’est-ce qu’on fermera ? Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire là, hein ?
— Ça n’empêche pas que l’ivrogne, on l’a renvoyé…
— Bon. on l’a renvoyé, mais c’est un ivrogne, tandis que vous ou moi, nous sommes des hommes convenables !
— Convenables, bon. Et, pourtant, elle est toujours là…
— Toujours !… Qui ça, elle ?
— Mais, la chancellerie !… la chan…celle… rie !!!
— Bien sûr, estropié de cervelle ; on en a besoin, de la chancellerie…
— On en a besoin ; on en a besoin aujourd’hui, demain, et puis, après-demain, il peut très bien arriver qu’on n’en ait plus besoin. C’est toujours la même histoire…
— Mais alors, on vous paierait d’un coup vos appointements de toute l’année, eh ! Thomas, car vous êtes Thomas, l’incrédulité en personne. Et, en considération de vos services anciens, on vous placerait dans une autre administration…
— Mes appointements, je serai bien obligé de les manger ; des voleurs m’en prendront et puis, j’ai une belle-sœur, entends-tu ? une belle-sœur, tête de bois !
— Une belle-sœur ! allons, êtes-vous un homme ?
— Un homme, oui, je suis un homme et toi, tout savant que tu es, tu es un imbécile, une tête de bois, voilà ce que tu es. Je n’ai pas besoin de répondre à tes boniments… Il vient un moment où toute place se supprime ; Démide Yassiliévitch, entends-tu ? Démide Yassiliévitch l’a bien dit aussi.
— Ah ! Démide, Démide… Mais…
— Parfaitement et on se trouve tout bonnement sans place. Essaie donc de répondre à ça !
— Allons donc, vous nous racontez des blagues à moins que vous n’ayez attrapé un coup de marteau, tout simplement. Pas de fausse honte, dites-le si c’est vrai : hein, mon petit père, vous avez perdu la tête ?
— Il a la tête perdue, il est fou ! s’écriait-on en se tordant les mains de désespoir. La logeuse dut saisir Marc Ivanovitch à bras le corps de crainte qu’il ne mit Sémione Ivanovitch en pièces.
— Sienka, au cœur si tendre, Sienka le sage, suppliait Zimoveikine, as-tu donc une âme de païen ? Toi si simple, si vertueux ne m’entends-tu pas ? Hélas ! tout cela ne vient que de ton excès de vertu ; moi, je ne suis qu’un stupide faiseur de tapage, un sale mendiant et, pourtant, cet excellent homme ne m’a pas repoussé et il me traite avec considération. Je le remercie ainsi que la patronne ; je les salue jusqu’à terre et, ce faisant, je ne fais que mon devoir, petite patronne.
Ici, Zimoveikine salua en effet jusqu’à terre, d’un geste qui n’était pas dépourvu de noblesse. Sémione Ivanovitch voulut poursuivre son discours, mais, cette fois, on ne lui en laissa pas le loisir : ce fut un tolle général de supplications, d’arguments persuasifs, de consolations, tellement qu’il finit par avoir honte et, d’une voix faible, demanda à s’expliquer.
— Très bien, dit-il, c’est entendu : je suis gentil et doux, et vertueux et fidèle, et dévoué ; je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang, entends-tu, gamin… pour garder ma place ; mais je suis pauvre et si on la… ah ! silence, toi !… elle existe maintenant, et puis, tout d’un coup, il n’y en aura plus… comprends-tu ? Alors, moi, je m’en irais par les chemins, mon sac sur le dos, entends-tu ?
— Sienka ! hurla Zimoveikine d’une voix plus forte que le tumulte, tu n’es qu’un libre-penseur et je vais tout raconter. Qu’es-tu donc ? Un gueulard tête de bélier ! un imbécile, un faiseur de chahut qui se fera balayer de sa place sans cérémonies ! qu’es-tu donc ?
— C’est cela même… fit Sémione Ivanovitch.
— Comment cela même ? Allez donc causer avec lui !…
— Oui, comment parler avec lui ?
— Bien sûr, quand on est libre ; on est libre ; mais quand on reste au lit…
— Comme un libre-penseur, comme un voltairien… Sienka, tu n’es qu’un libre-penseur, un libre-penseur !
— Assez ! cria M. Prokhartchine en agitant la main pour demander du silence. Mais comprends, comprends donc, idiot : je suis timide, timide aujourd’hui, timide demain, et puis, un beau jour, je pers ma timidité, je lâche une insolence et va te faire fiche…
— Mais qu’est-ce qu’il a ? tonna de nouveau Marc Ivanovitch, en bondissant de la chaise où il s’était assis pour se reposer et se précipitant vers le lit, tout bouleversé, et tremblant de rage, mais qu’est-ce qu’il a ? Espèce d’idiot que vous êtes ! Et quand vous n’auriez ni feu ni lieu ? Est-ce que le monde n’est fait que pour vous ? Seriez-vous un Napoléon, quoi ? Qu’est-ce que vous êtes ? Êtes-vous Napoléon ? Êtes-vous Napoléon, oui ou non ? Mais répondez donc un peu, monsieur, si vous êtes Napoléon ?
Mais M. Prokhartchine ne répondit pas. Non que cette idée d’être un Napoléon l’emplit de confusion ni qu’il redoutât d’assumer une pareille responsabilité, mais il se trouvait hors d’état de discuter, de dire quoi que ce fût de raisonnable… Une crise s’ensuivit. Un flot de larmes jaillit de ses pauvres veux gris brûlés par la lièvre ; il se cacha le visage de ses mains amaigries et osseuses et se mit à parler à travers ses sanglots, — gémissant qu’il était si pauvre, si malheureux, si simple, si sot, si ignorant qu’on devait avoir la bonté de lui pardonner, de le soigner, de le défendre, de lui donner à manger et à boire, de ne pas l’abandonner… Dieu sait ce qu’il ne dit pas. Tout en se lamentant, il jetait autour de lui des regards terrifiés comme s’il se fût attendu à ce que le plafond s’effondrât, à ce que le planche s’enfonçât. Chacun le plaignait, les cœurs s’amollissaient de plus en plus. Toute sanglotante, la logeuse recoucha elle-même le malade. Enfin pénétré de l’inutilité de ses attaques contre la mémoire de Napoléon, Marc Ivanovitch reprit ses bonnes dispositions et accorda son assistance pour cette besogne. Jaloux de se rendre utiles de leur côté, les autres proposèrent de préparer de la tisane de framboises d’un elfet immédiat et souverain dans toutes les maladies. Mais Zimoveikine s’éleva contre cette prétention. D’après lui, rien ne valait une bonne tasse de camomille. Quant à Zénobi Prokofitch, avec son cœur excellent, il sanglotait, émettait des torrents de larmes et criait son repentir d’avoir épouvanté Sémione Ivanovitch en lui racontant toutes ces stupides histoires. Puis considérant que le malade s’était plaint de sa pauvreté et avait imploré l’aumône, il ouvrit une souscription, pour le moment bornée au petit cercle des pensionnaires. Chacun soupirait et se lamentait, et plaignait le sort misérable de Sémione Ivanovitch, sans pourtant parvenir à comprendre une pareille et aussi subite terreur. Mais à quel propos ? Encore, s’il eût occupé quelque importante situation et qu’il eût eu femme et enfants ; s’il se fût vu traîné devant un tribunal, mais il ne valait pas tripette, n’ayant pour tout bien qu’un vieux coffre avec un cadenas allemand ; il était resté pendant vingt ans couché derrière un paravent, ignorant tout du monde, de la vie et de ses peines. Et voilà tout à coup, pour une vaine et sotte plaisanterie, qu’il se mettait la tête à l’envers et s’épouvantait à cette découverte que la vie est dure… Mais ne l’est-elle pas pour tout le monde ? « S’il eût seulement pris la peine, comme le dit plus tard Océanov, de penser que la vie est également dure pour tout le monde, il eût gardé sa raison, et eût continué à vivre comme nous tous. » De toute la journée, il ne fut question que de Sémione Ivanovitch. On revenait constamment près de lui ; on lui demandait comment il allait ; on lui prodiguait les consolations… Mais vers le soir, il n’avait plus besoin de consolations, en proie à la fièvre, au délire. On fut sur le point d’aller chercher un médecin et tous les pensionnaires s’engagèrent à le soigner et à le veiller toute la nuit à tour de rôle afin qu’on fût prévenu en cas d’alerte. C’est pourquoi, ayant installé au chevet de Sémione Ivanovitch son camarade, l’ivrogne, ces messieurs organisèrent une partie de cartes destinée à les tenir éveillés. Mais comme on jouait à la craie, cela ne présentait aucun intérêt et on s’ennuya bientôt. Alors, on laissa le jeu et l’on se mit à discuter jusqu’à brailler et à taper sur la table, si bien que chacun finit par réintégrer son coin en vociférant des paroles violentes. Comme ils étaient tous furieux, personne ne voulut plus monter la garde. Tout le monde finit par s’endormir et bientôt régna sur l’appartement un silence d’oubliette. De plus, le froid était intense. Océanov s’endormit l’un des derniers et voici ce qu’il raconta plus tard : « Songe ou réalité, j’ai eu l’impression que, tout près de moi, deux hommes causaient vers deux heures du matin. » Il avait reconnu Zimoveikine en train de réveiller son ami Remniov et le couple s’était entretenu pendant un fort long temps. Puis le premier s’était éloigné et il l’avait entendu essayer d’ouvrir la porte de la cuisine avec une clef. La patronne certifia par la suite que cette clef se trouvait sous son oreiller et qu’elle avait disparu cette nuit-là. Puis Océanov avait cru entendre les deux hommes s’en aller derrière le paravent et y allumer une bougie.
Au surplus, il n’en savait pas davantage, car il s’était endormi pour ne se réveiller qu’avec les autres au moment où tous s’étaient précipités à bas du lit sur un cri à réveiller un mort. Il leur avait semblé à tous voir disparaître la lueur d’une bougie Pendant cette alerte, le bruit confus d’une lutte retentissait derrière le paravent. Lorsqu’il y eut de la lumière, on put constater que c’étaient Romniov et Zimoveikine qui se battaient, s’accablaient de reproches et s’agonisaient d’injures. Remniov cria même :
— Ce n’est pas moi ; c’est cet assassin !
— Lâche-moi ! vociférait M. Zimoveikine. Je suis innocent et prêt à en prêter serment !
Ils n’avaient plus figure humaine, mais, tout d’abord, on n’y fit guère attention, car le malade avait quitté son lit. Ce n’est qu’une fois les belligérants séparés qu’on retrouva M. Prokartchine étendu sous sa couche et probablement sans connaissance. Il avait attiré sur lui sa couverture et son oreiller, de sorte qu’on ne voyait plus sur le lit qu’un matelas vétuste et crasseux sans l’ombre de draps — il n’y en avait d’ailleurs jamais eu. On retira Sémione Ivanovitch de sa position inférieure et on le recoucha sur le matelas, mais on s’aperçut tout aussitôt que tout serait inutile et que c’en était fait de lui : ses membres se raidissaient et il soufflait à peine. On l’entoura ; il tremblait de tout son corps ; on le voyait bien s’efforcer de gesticuler et de parler, mais il ne pouvait pas plus bouger les mains que la langue. Pourtant, il battait des paupières, un peu comme dit-on battent celles des têtes que vient de trancher le bourreau, encore chaudes et saignantes.
Enfin, tressaillements et convulsions s’arrêtèrent M. Prokhartchine allongea les jambes et s’en fut rendre compte de ses bonnes et de ses mauvaises actions. Que lui était-il arrivé ? Avait-il eu peur ? avait-il eu un cauchemar, comme l’affirma plus tard Remniov ? y avait-il eu autre chose ? On n’en savait rien. Le fait est que, quand même le commissaire en personne se fût présenté dans l’appartement pour en chasser Sémione Ivanovitch, en raison de ses opinions voltairiennes, ou qu’une mendiante fût entrée en se disant la belle-sœur, quand même on fût venu lui dire qu’il avait droit à deux cents roubles de gratification, quand même son lit eût pris feu et que sa tête eût brûlé, il est probable qu’il n’eut pas bougé un doigt. Mais, pendant que se dissipait le premier saisissement, que les assistants recouvraient peu à peu le don de la parole et commençaient à mettre sur pied leurs hypothèses, qu’Oustinia Féodorovna fouillait fébrilement sous l’oreiller, sous le matelas et jusque dans les bottes du défunt, et qu’on faisait subir un interrogatoire sommaire à Remniov et à Zimoveikine, le locataire Océanov, jusque-là le plus borné, le plus timide et le moins ardent, recouvrait soudain, avec toute sa présence d’esprit, l’universalité de ses talents et de ses dons naturels, saisissait son chapeau et s’esquivait. Et, au moment où les horreurs de l’anarchie atteignaient leur comble dans cet appartement jusqu’alors si paisible, la porte s’ouvrit et, plus impressionnant que la foudre, on vit apparaître un monsieur de noble allure, au visage sévère et mécontent, suivi de Yaroslav Ilitch et de son chapitre derrière lesquels se tenait, confus, M. Océanov lui-même. Le monsieur à l’air noble et sévère marcha droit au lit sur lequel reposait Sémione Ivanovitch, le tâta, fit une grimace, haussa les épaules et déclara que c’était couru, que l’homme était mort, en rappelant toutefois que le même accident était arrivé ces jours derniers à un monsieur des plus honorables et d’une haute taille, à qui il avait pris comme ça l’idée de trépasser. Alors, il s’éloigna du lit, dit qu’on l’avait dérangé pour rien et sortit.
Yaroslav Ilitch prit tout aussitôt sa place. Remniov et Zimoveikine se trouvant remis aux mains de qui de droit. Le commissaire posa quelques questions, s’empara fort adroitement du coffre que la logeuse se préparait à ouvrir, remit les bottes à leur place en faisant observer qu’elles étaient toutes trouées et hors d’usage, se fit remettre l’oreiller, appela Océanov, demanda la clef du coffre qui se retrouva comme par hasard dans la poche de l’ivrogne Zimoveikine et ouvrit le réceptacle des trésors de Sémione Ivanovitch. Rien n’y manquait : il y avait bien là deux torchons, une paire de chaussettes, la moitié d’un mouchoir, un vieux chapeau, plusieurs boutons, de vieilles semelles et des tiges de bottes, en un mot toutes sortes de loques empestant le moisi Il n’y avait guère de bon que le cadenas allemand. Sévèrement interpellé, Océanov se déclara tout prêt à prêter serment. L’oreiller fut examiné : il n’offrait d’autre particularité que sa malpropreté singulière, mais, sous les autres rapports il était tout pareil à n’importe quel autre oreiller. On s’en prit alors au matelas ; on commença de le soulever et on s’arrêtait pour réfléchir un instant quand un objet tomba lourdement sur le sol avec un bruit métallique. On le ramassa, on le tâta et l’on reconnut que c’était la un rouleau d’une dizaine de roubles.
— Hé ! hé ! hé ! fit Yaroslav Ilitch en désignant l’endroit où le matelas était percé et par où passaient le crin et le coton dont il était farci. On y regarda de plus près et on vit que la déchirure avait été faite tout récemment avec un couteau d’une demi-archine de long qu’on découvrit dans le matelas en introduisant la main et qui n’était autre que le couteau de cuisine de la logeuse. Yaroslav Ilitch n’avait pas encore fini de prononcer un nouveau : « Hé ! hé ! » que tomba un second rouleau suivi de quelques pièces de monnaie de différentes valeurs. Le tout fut immédiatement saisi. Alors, on estima bon d’ouvrir le matelas et on demanda des ciseaux.
Un bout de bougie tout coulant éclairait là un tableau fort intéressant pour un observateur. Une dizaine de locataires étaient groupés autour du lit dans les plus pittoresques costumes, tout ébouriffés, non rasés, non débarbouillés et tout bouffis de sommeil. Les uns étaient fort pâles, les autres ruisselaient de sueur ; les uns tremblaient de fièvre, les autres étaient secoués de frissons. Absolument hébétée, la logeuse se tenait là timide, les bras croisés dans l’attente du bon plaisir de Yaroslav Ilitch ; tandis que, du haut du poêle, la servante Avdotia et la chatte favorite de la patronne contemplaient d’un air de curiosité effarée cette scène circonscrite par le paravent désemparé. Le coffre éventré révélait le mystère dégoûtant de ses entrailles ; la couverture et l’oreiller traînaient à terre sous le rembourrage arraché du matelas. Enfin, on vit étinceler sur la table un amoncellement de pièces d’argent et d’autres monnaies. Sémione Ivanovitch conservait son calme, tranquillement allongé sur son lit sans paraître pressentir sa ruine. Au moment qu’on apporta les ciseaux et que jaloux de faire du zèle, un sous-ordre de Yaroslav Ilitch, tira quelque peu brusquement sur le matelas pour le dégager plus vite de dessous son propriétaire, Sémione Ivanovitch très poliment, commença de faire place en roulant sur le flanc de manière à tourner le dos aux spectateurs ; au second coup, il se tourna sur le ventre, puis, il roula encore et, comme il manquait une planche au châlit on le vit subitement plonger la tête en bas, n’offrant plus aux regards que deux pieds osseux, maigres et bleuis, tout pareils à des branches d’arbres calcinées. Comme c’était pour cette nuit-là, le deuxième plongeon de M. Prokhartchine dans cette direction, un soupçon s’éleva et sous la conduite de Zénobi Prokofitch, quelques locataires grimpèrent sur le lit afin de voir s’il n’était point par là quelque chose de caché. Mais ces prospecteurs se cognèrent inutilement le front au mur et sur l’injonction assez brève de Yaroslav Ilitch les invitant à dégager immédiatement le lieu de ses constatations, deux des plus raisonnables saisirent chacun une jambe, tirèrent à eux ce capitaliste inopiné et le posèrent une fois sur le lit. Cependant, les poignées de crin et de coton continuaient à voler de tous côtés formant des monceaux toujours croissants… On en avait extrait du matelas des roubles pesants et épais, et des roubles et demi, et des pièces de cinquante copecks, et des pièces de vingt-cinq copecks, et d’autres. Le tout était bien aligné sur une table par ordre de valeur. Toutes les recherches terminées, on n’avait trouvé qu’un seul billet de banque. Alors, on secoua l’enveloppe du matelas pour s’assurer qu elle était bien vide, puis on se mit à compter. À première vue, on était porté à s’imaginer qu’il y en avait là pour un million. Cependant, bien qu’il y en eût loin d’un million, la somme était encore considérable, en tout : 2497 roubles 50 copecks. Donc, si la souscription proposée la veille par Zénobi Prokohtch s’était réalisée, il eut pu y avoir 2500 roubles. L’argent fut empaqueté. On apposa les scellés au coffre du mort et, sur l’audition des doléances de la logeuse, on lui expliqua où et quand elle devrait présenter le certificat établissant la dette de son défunt locataire vis-à-vis d’elle. La signature de ceux qui la devaient fut exigée et deux mots furent touchés relativement à la fameuse belle-sœur. Mais il devint tout de suite évident que cette belle-sœur n’était qu’un mythe, produit de l’insuffisante imagination si souvent reprochée au pauvre Prokhartchine et l’on en abandonna toute idée comme fort inutile et de nature à nuire au bon renom de M. Prokhartchine. La première émotion passée, quand on sut ce qu’était le défunt, tous devinrent silencieux et se prirent à échanger des regards de défiance. Prenant à cœur la façon d’agir de Sémione Ivanovitch, certains s’en sentirent profondément froissés… Une pareille fortune ! Comment cet homme avait-il pu amasser une aussi forte somme ?
Très maître de soi, Marc Ivanovitch entreprit d’expliquer pourquoi Sémione Ivanovitch était soudain tombé dans cette maladie de frayeur, mais on ne l’écoutait plus. Zénobi Prokofitch devint pensif, Océanov but un tantinet, les autres se tassèrent sur eux-mêmes et le petit Kantariov, que distinguait un nez en bec de moineau, déménagea le soir même après avoir soigneusement collé et ficelé ses paquets en expliquant d’un ton froid aux questionneurs que les temps étaient durs et les loyers de cette maison fort élevés. Quant à la logeuse, elle pleurait sans discontinuer, maudissant ce Sémione Ivanovitch qui n avait pas craint de faire tort à une pauvre orpheline. Quelqu’un ayant demandé à Marc Ivanovitch pourquoi, à son sens, le défunt ne mettait pas son argent en quelque banque, il répondit :
— Que voulez-vous ? c’était un simple d’esprit ; il manquait d’imagination.
— Et vous, petite mère, vous n’étiez pas moins simple, interjeta Océanov. Pendant vingt ans cet homme que jeta bas une seule chiquenaude, est resté chez vous et vous n’avez pas trouvé le temps de… hé ! hé ! petite mère !
— Oh ! que dis-tu ? riposta la logeuse à celui qui avait interpellé Marc Ivanovitch, feignant de ne pas entendre les paroles tendancieuses d’Océanov, à quoi bon la banque ? Il n’avait qu’à m’en apporter une bonne poignée et à me dire : « Tiens, Oustiniouchka, voilà pour toi et nourris-moi jusqu’à la fin de mes jours. » Je te jure sur les saintes icônes que je l’aurais nourri, que je l’aurais soigné… Ah ! le menteur ! Il m’a bien trompée, une pauvre orpheline !
On revint près du lit de Sémione Ivanovitch. Il était maintenant convenablement couché, vêtu de son meilleur et d’ailleurs unique habit, et son menton raidi s’embusquait derrière la cravate mal mise. On l’avait lavé, peigné, mais non pas rasé parce qu’on n’avait pu trouver de rasoir dans l’appartement. Il y en avait bien eu un, propriété de Zénobi Prokofitch, mais complètement émoussé, il avait été vendu avantageusement au marché de Tolkoutchi et, depuis ce jour, les locataires allaient tous se faire barbifier chez le coiffeur. On n’avait pas trouvé le temps de réparer le désordre du coin de Sémione Ivanovitch. Le paravent brisé gisait à terre dévoilant la solitude de celui qu’il avait recélé si longtemps et symbolisant cette vérité que la mort arrache tous les voiles, démasque tous les secrets, découvre toutes les intrigues. Le capitonnage du matelas jonchait tout le plancher et un poète n’eut pas manqué de comparer ce coin maintenant refroidi et dévasté au nid brisé d’une hirondelle « ménagère ». Tout est démoli par la tempête ; la mère et les petits sont morts et le petit lit chaud, si amoureusement fait de plumes et de duvet, est maintenant dispersé…
D’ailleurs, Sémione Ivanovitch avait plutôt l’air d’un vieil égoïste ou de quelque moineau voleur. Il était là, bien tranquille, comme un qui a la conscience en paix, comme s’il n’avait pas été l’artisan de ces tours à tromper les braves gens de la plus ignoble façon. Il n’entendait plus les pleurs de sa logeuse abandonnée. Tout au contraire, tel un malin capitaliste déterminé jusqu’à la tombe à ne pas perdre son temps dans l’inactivité, on l’eut dit entièrement absorbé par des calculs de spéculation. Son visage exprimait une méditation profonde et ses lèvres se serraient dans un air de gravité dont on ne l’eut jamais cru capable de son vivant. Il paraissait avoir beaucoup gagné en intelligence et tenait l’œil droit à demi-fermé comme s’il eut voulu faire saisir à la hâte quelque chose de fort important et qu’il n’avait pas le temps de développer… Il semblait dire :
« Eh bien, as-tu bientôt fini de pleurer, espèce de sotte ? Va donc dormir, entends-tu ? Je suis mort et n’ai plus besoin de quoi que ce soit. Ah ! qu’il fait bon à être ainsi couché… Puisque je te dis que je suis mort ! C’est bien impossible, mais, tout de même, si je n’étais pas mort et que je me levasse tout d’un coup, que crois-tu que ça ferait, hein ?