< Les Bas-bleus
Victor Palmé ; G. Lebrocquy (p. 303-314).


CHAPITRE XXIV

Mme CLAIRE DE CHANDENEUX

[1]

I

C’est encore une nouvelle débarquée dans la littérature. Elle n’arrive point, celle-ci, toute pimpante de Russie, comme Mme Henry Gréville, mais de la première ville de garnison venue — avec armes et bagages ! Elle a l’honneur (dit-on) d’être la femme d’un officier, et ses Ménages militaires semblent le dire aussi, mais ils ne le disent pas, comme je l’aurais voulu pour elle. J’ignore si ce nom, à tournure romanesque, de Claire de Chandeneux, est son vrai nom, ou si c’est un nom qu’elle s’est donné comme tout bon bas-bleu qui ne veut être que par soi-même. Toujours est-il que dernièrement, dans un journal, je l’ai vu rouler, ce nom qui a la condescendance d’être resté féminin, parmi ceux des hommes forts qu’on appelle : la Société des gens de lettres, et franchement il avait bien le droit de se montrer parmi eux ! Mme Claire de Chandeneux est digne de faire partie de ces Hercules. En moins de deux ans (de 1876 à 1877), elle a rudement attesté sa virilité littéraire par six volumes de romans, et l’éditeur Plon en annonce encore !! Quelle raide facilité ! Ah ! quand les femmes écrivent, c’est comme quand elles parlent ! Elles ont la faculté inondante ; et comme l’eau, elles sont incompressibles. Quand je signalais, l’un des premiers, l’apparition, parmi nous de Mme Henry Gréville, cette Française russifiée, j’avais bien prévu qu’elle ne s’arrêterait pas et qu’elle déborderait. Mes conseils de s’arrêter à temps, de rester la femme d’un ou deux livres, et non pas de devenir le bas-bleu de toute une boutique, mes conseils furent emportés comme une digue démolie. Elle a débordé et maintenant elle fait eau partout. Il faut que ce soit une loi de la nature expansive de ces doux êtres : mais les femmes, même les plus contenues, deviennent incontinentes, dès qu’elles ont une plume à la main !

C’est que cette plume devrait rester sur leurs têtes ; et celle de Mme Claire de Chandeneux n’y est pas restée, non plus. Ses romans, à elle, ont fait moins de bruit que les romans de Mme Henry Gréville ; mais elle n’en inonde pas moins les cabinets de lecture. Elle y filtre et s’y étend, comme une eau morne — silencieusement — en attendant qu’elle y bouillonne… Le dernier roman qu’elle ait publié s’appelle : Une faiblesse de Minerve, et certes, ce n’est pas elle qui est Minerve, Mme Claire de Chandeneux ; car Minerve, c’était la Sagesse, et pour cette raison, la Mythologie ne lui a jamais fait faire d’enfants ; mais si elle n’est pas Minerve, elle est sans faiblesse. Cette prolifique, abondante et rapide, ne connaît pas une fatigue qui nous reposerait. Ses livres qui se succèdent et se poussent comme les petites vagues muettes d’une rivière, qui va se gonflant, finiront peut-être par la porter à la célébrité du feuilleton. Et pourquoi pas, du reste ? N’a-t-elle pas tout ce qu’il faut pour cela ? Mme Raoul de Navery, un bas-bleu qui se trempe dans l’eau bénite pour y perdre, en s’y lavant, son diable de bleu, mais sans y parvenir, Mme Raoul de Navery, l’homme des Jésuites, a bien fini par envahir le feuilleton catholique, à force d’écrire et de filtrer chez les libraires pieux. Dans la débâcle de nos mœurs et de notre littérature, dans la confusion, enragée et voulue, des deux sexes, au sein d’une société, folle d’égalité et d’instruction obligatoire, qui fait de ses jeunes filles des bachelières et des licenciées (pour procéder plus tard à d’autres licences !), pourquoi les femmes, avec leur liquide et inépuisable faculté d’écrire, ne pourraient-elles pas, dans la littérature de feuilleton, qui est maintenant, vu nos gigantesques conceptions, la grande littérature, remplacer Ponson du Terrail, cette vessie littéraire, qui n’en avait jamais fini de ses arabesques…? Évidemment, c’est par ce côté de leur esprit et de leur style, inépuisablement aqueux et capables d’éternellement couler, qu’on peut les regarder comme étant les successeurs naturels de cet Alexandre !

Mais qu’on ne s’y trompe pas ! C’est par ce côté seul qu’elles le sont, ces Parménionnes ! Quelle que soit la verbeuse médiocrité du pauvre Ponson du Terrail, ce nain intellectuel et littéraire, le porte-queue du grand Dumas et l’héritier de sa gibecière aux feuilletons, il y a pourtant, dans ce nain, quelque chose qui ne se trouve pas dans les femmes qui font le plus l’homme dans la littérature. Il y a en lui, à travers toutes les rengaines du roman de son temps, je ne sais quelle invention… abracadabrante (on cherche un mot et on ne le trouve pas !), oui, je ne sais quelle invention qui s’égare, qui trébuche, qui se coupe comme un cheval vicieux, qui s’aplatit, mais qui se relève pour s’aplatir encore ; une invention dont Ponson lui-même se moquait, avec un cynisme qui avait l’air d’un dandysme, quand les lignes manquant à son feuilleton, il disait : « Apportez-moi un cigare et je finirai ce chapitre, » et qu’il le finissait ! C’était une puissance d’invention dévoyée, déshonorée, de basse origine et de bas étage, je le veux bien ! Mais c’était une puissance enfin comme les femmes n’en sauraient avoir — pas plus qu’elles n’ont le quelque chose qu’il faut avoir pour faire des vers, disait le grand Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/332 Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/333 Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/334 Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/335 Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/336 Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/337 Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/338 jours, Théophile Gautier, ce Turc de Théophile Gautier, qui devait avoir des opinions turques sur les femmes, reproche à Molière ses Femmes savantes, et lui dit la plus grosse injure que lui, Théophile Gautier, en sa qualité de Théophile Gautier, pût dire à Molière, en l’intitulant : un bourgeois ! Voici que le droit des femmes devient, même pour les hommes d’État, une sérieuse opinion politique ; que le club jadis fondé par Mme Olympe Audouard, de rose mémoire, qui ne pensait peut-être pas en tête-à-tête avec un homme ce qu’elle disait devant des hommes réunis, voici que ce club haché si longtemps par la plaisanterie rejoint ses tronçons et ressuscite avec d’autres Olympe Audouard, aussi affreusement rouges qu’elle était, elle, délicieusement rose… Voici que les Tricoteuses de la Révolution, si elles revenaient dans notre monde, ne voudraient plus tricoter devant la tribune, mais entendraient bien y monter ! Voici que le bas-bleu s’affourchant sur le suffrage universel, veut que cette bonne bête le porte partout où elle porte les hommes, — à la Chambre, au gouvernement, à l’Académie ! Il s’est même rencontré un bas-bleu plus crâne que les autres et dont le café était plus fort, qui a prétendu que les femmes avaient le droit (toujours des droits !) de dire la messe… Et pourquoi pas, si nous sommes tous égaux ? Ce serait là, en effet, le dernier triomphe du bas-bleu, et nous y procédons déjà par d’autres victoires. Le grand bas—bleu que fut Mme George Sand, a bien failli entrer dans les vieilles culottes de l’Académie, et si elle n’y est pas entrée, c’est qu’elle est morte ; — mais pour la venger d’un retard qui a mal tourné, on a respectueusement et pour une pièce qu’elle n’a pas toute faite, planté sa statue en marbre et en pied, dans le foyer du Théâtre-Français où Molière, Regnard et Caron de Beaumarchais n’ont qu’un buste [2]!

Quand je vous dis que le bas-bleu est maintenant formidable ! Dans la démocratisation universelle, c’est le dernier mot de la démocratie. Sans talent, il est encore un bas-bleu et c’est une importance ; et voilà pourquoi j’ai parlé si longtemps de Mme Claire de Chandeneux !

Qui sait ? dans cette société désespérée, elle a peut-être de l’avenir…

  1. Une faiblesse de Minerve. — Le Lieutenant de Rancy. — Les Ménages militaires. Chez Plon.
  2. Cette statue de Mme George Sand, érigée au Théâtre-Français, pendant que j’écrivais ce livre, doit indigner encore plus contre ceux qui l’ont élevée que contre elle. Cette incroyable statue, qui est la monstruosité de la platitude, est moins une flatterie personnelle que l’expression de la tendance universelle vers un bas-bleuisme, accepté enfin, — comme Mme Sand elle-même, — par la lâcheté bien plus que par l’enthousiasme du temps. Cette femme absolument sans esprit, malgré son espèce de talent, et dont on a osé placer la statue là où Voltaire seul, ce Dominateur par l’esprit, a la sienne, n’a jamais, au fond, inspiré, comme Voltaire, d’enthousiasme à personne, malgré ses succès… Elle ne s’est donnée, pour les avoir, que la peine d’être une femme. Le scandale de ses mœurs a ravi les jeunes feuilletonistes du temps où elle débuta. Ses agressions philosophiques contre le mariage firent le reste. Elle a beaucoup écrit, on l’a beaucoup lue, et elle a beaucoup corrompu. Son temps s’est imbibé d’elle comme l’éponge s’imbibe d’eau. Sa gloire, de suffrage universel (une honte pour la gloire), s’est faite du plus mou consentement de tous, — comme sa statue a été placée au Théâtre-Français sans discussions préalables, sans élan, sans passion électrique ou embrasée. On n’a eu que la peine de l’y porter, — et les premiers jours qu’on l’y a vue, elle y a été regardée avec l’œil rond d’une foule badaude, qui fait une plaisanterie morne et puis, qui s’en va… Le vieux xixe siècle, — car le voilà vieux, — ressemble au vieux célibataire, qui souffre qu’une femme soit tout chez lui et s’y permette tout.

          Eh bien ! pour cela, il mérite tout !

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