DISCOURS SUR LA CONDITION DES GRANDS 867
Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu'il soit permis à un autre de vous les ravir; car Dieu, qui en est le Maistre, a permis aux So- cietez de faire des loix pour les partager : et quand ces loix sont une fois establies, il est injuste de les violer. C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme, qui ne possederoit son Royaume que par l'erreur du peuple ; parce que Dieu n'autoriseroit pas cette possession, et l'obligeroit à y renoncer, au lieu qu'il autorise la vostre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec luy, c'est que ce droit que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous, et qui vous en rende digne. Vostre ame et vostre corps sont d'eux mesmes indifferens à Testât de batelier, ou à celuy de Duc ; et il n'y a nul lien naturel qui les attache à une condition plustost qu'à une autre.
Que s'ensuit-il de là ? Que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée^ ; et que si vous agissez extérieurement avec les hommes selon vostre rang, vous devez reconnoistre par une pen- sée plus cachée, mais plus véritable, que vous n'avez rien naturellement au dessus d'eux. Si la pensée publique vous élevé au dessus du commun des hommes, que l'au- tre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes ; car c'est vostre estât naturel.
Le peuple qui vous admire, ne connoist pas peut-estre ce secret. Il croit que la Noblesse est une Grandeur réelle, et il considère presque les Grands comme estant d'une autre nature que les autres. Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez, mais n'abusez pas de cette
��I. Cf. Pensées, fr. 3io, T. II, p. 281 sq. : « Roy et tyran. — J'auray aussi mes pensées de derrière la teste,... »
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