Quant à ce dernier point, les opinions sont différentes, ainsi qu’à propos d’autres sujets d’une minime importance ; mais il est parfaitement clair, pour tous ceux qui composent le cercle brillant et distingué qui entoure le baronnet, qu’il n’y a dans le pays d’autre intérêt en question que celui de Boodle et de sa suite, de Buffy et des siens. Il existe assurément une légion de surnuméraires à qui on peut s’adresser à l’occasion et sur lesquels on peut compter pour les interruptions et les applaudissements, comme au théâtre ; mais Boodle et Buffy, leurs héritiers, leurs administrateurs et leurs agents, sont les acteurs nés, les directeurs et les meneurs qui seuls doivent paraître sur la scène, interdite à jamais à tout ce qui n’est pas de leur famille.
Peut-être y a-t-il dans tout ceci plus de dandysme que l’élite fashionable rassemblée à Chesney-Wold n’aura un jour lieu de s’en féliciter ; car il en est des cercles les plus brillants et les plus distingués comme de celui que le nécromancien trace autour de lui : des êtres bizarres, dont on aperçoit de l’intérieur l’activité menaçante, se meuvent au dehors avec cette différence qu’appartenant au monde réel et n’étant pas de vains fantômes, leur invasion dans le cercle offrira plus de danger.
Il y a tant de maîtres à Chesney-Wold, qu’un ressentiment profond s’amasse au cœur des femmes de chambre, mécontentes de l’endroit où on les a reléguées, et dont on ne peut calmer l’irritation croissante ; car il n’y a, dans tout le château, qu’une seule chambre qui soit libre, une petite pièce de troisième ordre située dans une tourelle, et dont l’ameublement simple, mais confortable et passé de mode, lui donne un certain air de gravité qui sent l’étude et le cabinet d’affaires ; c’est la chambre de M. Tulkinghorn. Jamais on ne la donne à personne, vu que, d’un moment à l’autre, l’homme de loi peut venir sans qu’on l’attende. En effet il a pour habitude de traverser le parc en se promenant, d’entrer chez lui comme s’il n’avait pas quitté Chesney-Wold, de faire avertir le baronnet de son arrivée, pour le cas où on aurait besoin de lui, et d’apparaître dix minutes avant le dîner, près de la porte de la bibliothèque. Il rentre le soir dans sa tourelle, et s’endort ayant au-dessus de lui un drapeau que le vent fait gémir ; et, devant sa fenêtre, un balcon en terrasse où le matin, quand il fait beau, son noir personnage, qui se promène avant le déjeuner, fait l’effet d’une corneille de grande espèce.
Tous les jours, au moment du dîner, milady le cherche du regard dans l’ombre de la bibliothèque, et ne l’y aperçoit pas ;