< Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Son existence devint misérable. Jamais le doute de lui-même ne l’avait traqué ainsi. Il disparaissait des journées entières ; même il découcha une nuit, rentra hébété le lendemain, sans pouvoir dire d’où il revenait : on pensa qu’il avait battu la banlieue, plutôt que de se retrouver en face de son œuvre manquée. C’était son unique soulagement, fuir dès que cette œuvre l’emplissait de honte et de haine, ne reparaître que lorsqu’il se sentait le courage de l’affronter encore. Et, à son retour, sa femme elle-même n’osait le questionner, trop heureuse de le revoir, après l’anxiété de l’attente. Il courait furieusement Paris, les faubourgs surtout, par un besoin de s’encanailler, vivant avec des manœuvres, exprimant à chaque crise son ancien désir d’être le goujat d’un maçon. Est-ce que le bonheur n’était pas d’avoir des membres solides, abattant vite et bien le travail pour lequel ils étaient taillés ? Il avait raté son existence, il aurait dû se faire embaucher autrefois, quand il déjeunait chez Gomard, au Chien de Montargis, où il avait eu pour ami un Limousin, un grand gaillard très gai, dont il enviait les gros bras. Puis, lorsqu’il rentrait rue Tourlaque, les jambes brisées, le crâne vide, il jetait sur sa peinture le regard navré et peureux qu’on risque sur une morte, dans une chambre de deuil ; jusqu’à ce qu’un nouvel espoir de la ressusciter, de la créer vivante enfin, lui fît remonter une flamme au visage.

Un jour, Christine posait, et la figure de femme, une fois de plus, allait être finie. Mais, depuis une heure, Claude s’assombrissait, perdait de la joie d’enfant qu’il avait montrée au début de la séance. Aussi n’osait-elle souffler, sentant à son propre malaise que tout se gâtait encore, craignant de pré-

    Cet article est issu de Wikisource. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.