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Elle lui fait une scène devant tout le monde, tout haut, disant qu’il laisse mourir sa famille de faim pour courir les bals.

« Il a un bien gros derrière pour un enfant qui meurt de faim, dit quelqu’un.

— Oui, répète ma mère, il nous laisse mourir de faim. »

Nous avons mangé une grosse soupe à dîner, puis des andouilles ; pour finir, il y a eu du lapin. Moi, je ne meurs pas de faim ; elle a beaucoup mangé aussi.

Ma mère crie toujours.

« Mon enfant n’a pas une chemise à se mettre sur le dos, voyez comme il est mis ! »

Je ne suis pas en noir aujourd’hui, je suis en habit gris, pantalon gris ; j’ai l’air d’un infirmier.

Le monde s’amasse, mon père veut glisser sous une voiture, s’égare entre les jambes des chevaux. Il faut le tirer de là-dessous.

Il reparaît enfin ; son chapeau de soirée est écrasé et a l’air d’un accordéon. Ma mère lui prend le bras comme ferait un sergent de ville.

« Viens, mon enfant, ajoute-t-elle, en me parlant avec des larmes. Viens, dis-lui que tu es son fils ! »

Il le sait bien ; est-ce qu’il ne m’a pas reconnu ? Est-ce que je suis changé depuis sept heures ?

Tout le long du chemin, je tâche de trouver à la porte des modistes ou des tailleurs une glace, pour voir quelle figure j’ai depuis que je meurs de faim.

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