Les bois toujours frottés de ces stalles ont peu à peu
revêtu ou plutôt laissé paraître cette sombre pourpre
qui est comme leur cœur et que préfère à tout, jusqu’à
ne plus pouvoir regarder les couleurs des tableaux
qui semblent, après cela, bien grossières, l’œil qui
s’en est une fois enchanté. C’est alors une sorte
d’ivresse qu’on éprouve à goûter dans l’ardeur toujours
plus enflammée du bois ce qui est comme la
sève, avec le temps, débordante de l’arbre. La naïveté
des personnages ici sculptés prend de la matière dans
laquelle ils vivent quelque chose comme de deux
fois naturel. Et quand à « ces fruits, ces fleurs, ces
feuilles et ces branches », tous motifs tirés de la
végétation du pays et que le sculpteur amiénois a
sculptés dans du bois d’Amiens, la diversité des plans
ayant eu pour conséquence la différence des frottements,
on y voit de ces admirables oppositions de
tons, où la feuille se détache d’une autre couleur que
la tige, faisant penser à ces nobles accents que M. Gallé
a su tirer du cœur harmonieux des chênes.
Mais il est temps d’arriver à ce que Ruskin appelle plus particulièrement la Bible d’Amiens, au Porche Occidental. Bible est pris ici au sens propre, non au sens figuré. Le porche d’Amiens n’est pas seulement, dans le sens vague où l’aurait pris Victor Hugo[1], un livre de pierre, une Bible de pierre : c’est « la Bible » en pierre. Sans doute, avant de le savoir, quand vous voyez pour la première fois la façade occidentale d’Amiens, bleue dans le brouillard, éblouissante au
- ↑ Mlle Marie Nordlinger, l’éminente artiste anglaise, me met sous les yeux une lettre de Ruskin où Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, est qualifiée de rebut de la littérature française.