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près de mes filles. Si tu as peur pour t’en aller, un de mes gars te fera la conduite. Bois un coup en attendant, car quand ton aiguille s’arrête, ta langue trotte d’une façon divertissante et l’on a du plaisir à écouter ta babille. »

En effet, le bossu était beau diseur et plaisant. Le vin du métayer était bon, et notre homme s’oublia jusqu’à dix heures du soir en si bonne compagnie. Quand il fallut s’en aller, il ne se trouva personne pour le conduire, tous les gars dormaient debout et, quant à lui, il se sentait si bien réconforté par la boisson, qu’il ne craignit plus de se mettre seul en route.

Il arriva sans peur jusqu’au grand mur, se persuadant qu’il avait rêvé ce qu’il avait vu la veille et regardant de tous ses yeux, avec la confiance qu’éclaircis par le vin, ils ne verraient plus rien que l’ombre des arbres, jetée sur le mur blanc par la lune et agitée par l’air de la nuit.

Mais il vit les lupins dressés debout devant le mur, absolument comme la veille. Allons ! se dit le pauvre bossu, ils y sont encore ! Tant pis et courage ! S’ils ne me font pas plus de mal qu’hier, je n’en mourrai pas. Et il se mit à siffler une chanson, pensant que ces bêtes, ravies de l’entendre, se mettraient en frais de politesse avec lui, en tirant la langue et remuant la queue.

Mais ce sifflement, loin de les charmer, paru les inquiéter beaucoup, car l’un d’eux se détacha de la muraille, se mit à quatre pattes et, le suivant, encore qu’il marchât vite, le flaira à l’endroit où les chiens ont coutume de se flairer les uns les autres, pour savoir s’ils doivent être ennemis ou compagnons.

Puis vint un second qui en fit autant, et un troisième, et un autre, et tous l’un après l’autre ; si bien qu’avant d’avoir dépasser le mur, le tailleur avait toutes ces bêtes à ses braies et ne sachant point si elles le voulaient manger ou fêter, il sentait ses jambes devenir molles comme des pattes de cousin. On pense bien qu’il n’avait plus envie de siffler ni chanter. Cependant il avançait toujours, ayant ouï dire que ces bêtes ne quittaient pas la longueur du mur où elles avaient coutume de faire la veillée, et il n’avait plus qu’environ cinq ou six pas à franchir, quand elles se mirent toutes devant lui, debout, grondant, puant la rage, et montrant des crocs jaunes à faire lever le cœur.

— Messieurs, Messieurs, laissez-moi passer, dit le pauvre tailleur en détresse. Je ne vous veux point de mal, ne m’en faites donc point.

Mais les lupins grognaient de plus belle et même rugissaient comme des lions. Il semblait que la voix humaine les eût mis en grand émoi et en mauvaise colère.

Tout à coup, le tailleur eut une idée : — Messieurs, fit-il, ne me mangez point ! Je suis maigre et vilain comme vous voyez ! Si vous m’épargnez, je jure de vous apporter ici, demain, un mouton gras dont vous vous lécherez les babines.

Aussitôt les lupins se remirent sur leurs quatre pattes sans mot dire, et le tailleur passa, toujours courant, sans regarder derrière lui.

Il se jeta au lit, tout transi de peur, et eut la fièvre huit jours durant sans pouvoir sortir du lit, battant la campagne, et toujours s’imaginant de voir des loups ou des chiens enragés après lui, si bien qu’on fit venir Monsieur le Curé, pour tâcher de le tranquilliser.

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