< Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son cœur aux cœurs de ses ancêtres, l’union régnera dans toutes les familles ; et si on conforme son cœur aux cœurs du ciel et de la terre, l’univers jouira d’une paix profonde. »

Ce seul passage me paraît digne de Marc-Aurèle sur le trône du monde. Qu’on se conforme aux justes désirs du père de famille, et la famille est unie ; qu’on suive la loi naturelle, et tous les hommes sont frères : cela est divin. Mais par malheur cela est athée dans nos langues d’Europe : car parmi nous que veut dire se conformer au ciel et à la terre ? La terre et le ciel ne sont point Dieu, ils sont ses ouvrages bruts.

L’empereur poursuit, il en appelle à Confucius ; voici la décision de Confucius, qu’il cite : « Celui qui s’acquitte convenablement des cérémonies ordonnées pour honorer le ciel et la terre à l’équinoxe et au solstice, et qui a l’intelligence de ces rites, peut gouverner un royaume aussi facilement qu’on regarde dans sa main. »

On trouvera encore ici que ces lignes de Confucius sentent l’athée de six mille lieues loin. Vous avez lu qu’elles ébranlèrent le cerveau chrétien[1] de l’abbé Boileau, frère de Nicolas Boileau le bon poëte. Confucius et l’empereur Kien-long auraient mal passé leur temps à l’Inquisition de Goa ; mais comme il ne faut jamais condamner légèrement son prochain, et encore moins un bon roi, considérons ce que dit ensuite notre grand monarque : « De tels hommes devaient attirer sur eux des regards favorables du souverain maître qui règne dans le plus haut des cieux. »

Certes le P. Bourdaloue et Massillon n’ont jamais rien dit de plus orthodoxe dans leurs sermons. Le P. Amiot jure qu’il a traduit ce passage à la lettre. Les ennemis des jésuites diront que ce serment même de frère Amiot et très-suspect, et qu’on ne s’avisa jamais d’affirmer par serment la fidélité de la traduction d’un endroit si simple ; nimia prœcautio dolus, trop de précaution est fourberie. Frère Amiot, logé dans le palais et sachant très-bien que Sa Majesté est athée, aura voulu aller au-devant de cette accusation.

Si l’empereur croyait en Dieu, il dirait un mot de l’immortalité de l’âme ; il n’en parle pas plus que Confucius[2] : donc l’empereur n’est qu’un athée vertueux et respectable. Voilà ce que diront les jansénistes, s’il en reste encore. À cela les jésuites répondront : On peut très-bien croire en

  1. Voyez tome XV, page 79.
  2. Page 103 du Poëme de Moukden. (Note de Voltaire.)
Cet article est issu de Wikisource. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.