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laisser de sentiments que ceux de la reconnaissance, et il faut, avec cela, que je vous importune encore. Non, ne me croyez pas assez hardi ; mais voici le fait. Un grand garçon bienfait, aimant les vers, ayant de l’esprit, ne sachant que faire, s’avise de se faire présenter, je ne sais comment, à Cirey. Il m’entend parler de vous comme de mon ange gardien, « Oh ! oh ! dit-il, s’il vous fait du bien, il m’en fera donc ; écrivez-lui en ma faveur. — Mais, monsieur, considérez que j’abuserais… — Eh bien ! abusez, dit-il ; je voudrais être à lui, s’il va en ambassade ; je ne demande rien, je le servirai à tout ce qu’il voudra : je suis diligent, je suis bon garçon, je suis de fatigue ; enfin donnez-moi une lettre pour lui. » Moi, qui suis bon homme, je lui donne la lettre. Dès qu’il la tient, il se croit trop heureux. « Je verrai M. d’Argenson ! » Et

voilà mon grand garçon qui vole à Paris.

J’ai donc, monsieur, l’honneur de vous en avertir. Il se présentera à vous avec une belle mine et une chétive recommandation. Pardonnez-moi, je vous en conjure, cette importunité ; ce n’est pas ma faute. Je n’ai pu résister au plaisir de me vanter de vos bontés, et un passant a dit : « J’en retiens part. »

S’il arrivait, en effet, que ce jeune homme fût sage, serviable, instruit, et qu’allant en ambassade vous eussiez par hasard besoin de lui, informez-vous-en au noviciat des jésuites. Il a été deux ans novice, malgré lui[1]. Son père, congréganiste de la congrégation des Messieurs[2] (vous connaissez cela), voulait en faire un saint de la compagnie de Jésus ; mais il vaut mieux vivre à votre suite que dans cette compagnie.

Pour moi, je vivrai pour vous être à jamais attaché avec la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance.


1098. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[3].
Ce 7 mars.

Mon cher ange gardien, voilà donc votre oncle[4], devenu un thrône… une domination, unus ex altissimis. La santa Chiesa è una bella cosa, per Dio ! Et vous, serez-vous toujours conseiller au parlement ? Non ; je veux vous voir aussi une domination parmi les profanes. Oh ! par Dieu ! vous aurez des places majeures ;

  1. Cet apprenti jésuite est nommé Degouve, à la fin des lettres 1100 et 1116.
  2. Les jésuites avaient deux congrégations dans leurs collèges : celle des écoliers, et celle des sots du quartier, qu’on appelait Congrégation des Messieurs. (K.)
  3. Éditeurs, de Cayrol et François.
  4. M. de Tencin, qui venait d’être nommé cardinal.
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