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1987. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Lunéville, le 24 juillet.

Enfin je respire ; j’ai des nouvelles de mes anges ; je tremblais pour la santé de Mme d’Argental ; je tremblais sur tout. Figurez-vous ce que c’est que d’être un mois entier sans recevoir un seul mot de ceux qui sont notre consolation et nos guides sur la terre ! La lettre adressée à Cirey ne m’est jamais parvenue. La santé de Mme d’Argental était languissante, et je craignais aussi que M. d’Argental ne fût malade ; je craignais encore qu’il ne fût fàché contre moi pour quelque opiniâtreté que j’aurais eue sur Nanine, pour quelques mauvais vers d’Adélaïde. Je faisais mon examen de conscience : j’étais au désespoir. J’ai écrit à Mlle Gaussin, j’avais écrit à ma nièce ; je les avais priées d’envoyer chez vous. Mon ange, ne me laissez jamais dans ces tourments-là, tant que la santé de Mme d’Argental ne sera pas raffermie.

Je reçois donc Nanine, et je la mets dans le fond d’une armoire, pour y travailler à loisir. Savez-vous bien que je pourrais en faire cinq actes ? Le sujet le comporte. La Chaussée avait bien fait cinq actes de sa Pamèla, dans laquelle il n’y avait pas une scène. Je n’interromprai point notre tragédie[1]. Ce n’est pas une pièce tout à fait nouvelle ; ce n’est pas non plus Adélaïde ; c’est quelque chose qui tient des deux : c’est une maison rebâtie sur d’anciens fondements. Vous aurez dans un mois cette esquisse, et vous y donnerez cent coups de crayon à votre loisir.

Savez-vous bien que vous avez donné une furieuse secousse à mes entrailles paternelles, en me faisant entrevoir qu’on pourrait jouer Mahomet ? Je serais bien content, surtout si Roselli jouait Séide.

Pourquoi permet-on que ce coquin de Fréron succède à ce maraud de Desfontaines ? Pourquoi souffrir Raffiat[2] après Cartouche ? Est-ce que Bicêtre est plein ?

Adieu, divins anges ; mes tendres respects à tout ce qui vous entoure. Mme du Châtelet vous fait mille compliments. Je souhaite sa santé et son ventre à Mme d’Argental. Je suis inconsolable que vous ne laissiez pas de votre race ; mais que Mme d’Argental se porte bien : il vaut mieux avoir de la santé que des enfants.

  1. Amélie, ou le Duc de Foix ; voyez tome III, page 197.
  2. Raffiat, Nivet et Poulailler, étaient des voleurs célèbres, après la mort de Cartouche.
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