La Tragédie
Roy Richard Deuxième
de Sa Maiesté le Roy, au Globe
- LE ROI RICHARD II.
| EDMOND DE LANGLEY, duc d’York. JEAN DE GAND, duc de Lancastre, |
oncles du roi. |
- HENRY, surnommé BOLINGBROKE (1), duc de Hereford, fils de Jean de Gand, plus tard Henry IV.
- LE DUC D’AUMERLE, fils du duc d’York.
- MOWBRAY, duc de Norfolk.
- LE DUC DE SURREY.
- LE COMTE DE SALISBURY.
- LE COMTE DE BERKLEY.
| BUSHY BAGOT |
créatures du roi Richard. |
- GREEN.
- LE COMTE DE NORTHUMBERLAND.
- HENRY PERCY, son fils.
- LORD ROSS.
- LORD WILLOUGHBY.
- LORD FITZWATER.
- L’ÉVÉQUE DE CARLISLE.
- L’ABBÉ DE WESTMINSTER.
- LE LORD MARÉCHAL.
- SIR PIERCE D’EXTON.
- SIR STEPHEN SCROOP.
- UN CAPITAINE GALLOIS.
- LA REINE.
- LA DUCHESSE DE GLOCESTER.
- LA DUCHESSE D’YORK.
- dames d’honneur.
- lords, hérauts, officiers, deux jardiniers, un geolier, un messager, un groom, gens de service.
Scène I.
— Vieux Jean de Gand, Lancastre que le temps honore, — as-tu, conformément à la teneur de ton serment, — amené ici Henri Hereford, ton fils hardi, — pour soutenir cette orageuse accusation, — que notre loisir ne nous a pas permis d’entendre encore, — contre le duc de Norfolk, Thomas Mowbray ?
Oui, mon suzerain.
Dis-moi en outre, l’as-tu sondé ? — Accuse-t-il le duc en raison d’une animosité ancienne, — ou, selon le devoir d’un bon sujet, — sur quelque preuve solide de trahison ?
— Autant que j’ai pu le pénétrer, — c’est sur la présomption d’un danger dont le duc — menace Votre Altesse, nullement en raison d’une animosité invétérée.
— Mandez-les donc en notre présence : que face à face, — fronçant sourcil contre sourcil, l’accusateur et l’accusé — s’expliquent librement devant nous.
— Ils sont tous deux d’humeur hautaine et pleins d’ire ; — dans leur rage, sourds comme la mer, violents comme le feu.
— Puissent maintes années de jours heureux être réservées — à mon gracieux souverain, à mon suzerain bien-aimé !
— Que chaque jour accroisse le bonheur du jour précédent, — jusqu’à ce que les cieux, enviant à la terre sa félicité, — ajoutent un titre immortel à votre couronne !
— Nous vous remercions tous deux ; pourtant l’un de vous n’est qu’un flatteur, — à en juger par l’objet qui vous amène, — cette accusation mutuelle de haute trahison. — Cousin de Hereford, quel grief as-tu — contre le duc de Norfolk, Thomas Mowbray ?
— Tout d’abord (que le ciel soit le registre de mes paroles !) — c’est dans la ferveur de mon dévouement de sujet, — et par zèle pour le précieux salut de mon prince, — que, libre de toute injuste rancune, — je parais comme appelant en cette royale présence. — Maintenant, Thomas Mowbray, c’est vers toi que je me tourne — et tiens bon compte de ma déclaration : car ce que je vais dire, mon corps le maintiendra sur cette terre, — ou mon âme divine en répondra au ciel. — Tu es un traître et un mécréant ; — de trop bonne noblesse pour une vie trop mauvaise ; — car, plus le cristal du ciel est pur, — plus hideux semblent les nuages qui y passent. — Encore une fois, pour aggraver encore le stigmate, — je t’enfonce dans la gorge le nom de traître infâme, — désirant, s’il plaît à mon souverain, ne pas sortir d’ici — que mon glaive justicier n’ait prouvé ce qu’affirme ma bouche.
— Que la froideur de mes paroles n’accuse pas ici mon zèle, — Ce n’est pas l’épreuve d’une guerre de femmes, l’aigre clameur de deux langues acharnées, — qui peut arbitrer ce litige entre nous deux. — Un sang qui bout ainsi veut être refroidi ; — pourtant je ne puis me vanter d’avoir la patience assez docile — pour garder le silence et ne rien dire du tout. — Je le déclare tout d’abord, mon profond respect pour Votre Altesse — m’empêche de lâcher les rênes et de donner de l’éperon à ma libre parole ; — sans quoi, elle s’emporterait jusqu’à lui rejeter — doublement à la gorge ce mot de trahison. — Mettons de côté la royauté de son sang auguste, — qu’il ne soit plus le cousin de mon suzerain ; — et je le défie, je lui crache au visage, — je l’appelle calomniateur, couard et vilain. — Ce que je suis prêt à maintenir en lui laissant tous les avantages — fussé-je, pour le rencontrer, obligé de gagner au pas de course — les crêtes glacées des Alpes — ou tout autre terrain inhabitable — que jamais Anglais ait osé fouler ! — En attendant, que ceci suffise à défendre ma loyauté : — par toutes mes espérances, il en a menti effrontément.
— Pâle et tremblant couard, je te jette mon gant, — abdiquant ici la parenté du roi. — Je mets de côté la royauté de mon sang auguste — que la peur, et non le respect, te fait récuser. — Si une coupable frayeur t’a laissé la force — de relever ce gage de mon honneur, eh bien ! baisse-toi. — Par ce gage et par tous les rites de la chevalerie, — je veux, en croisant le fer, te rendre raison — de ce que j’ai dit et de toutes les injures que tu pourras inventer.
— Je le relève, et, je le jure par cette épée — qui doucement apposa ma chevalerie sur mon épaule, — je suis prêt à te faire réponse par tout moyen loyal, — dans toutes les formes honorables de l’épreuve chevaleresque ; — et, une fois en selle, puissé-je n’en pas descendre vivant, — si je suis un traître ou si je combats injustement !
— Écoutez ! Ce que je déclare, ma vie est engagée à le prouver : — je dis que Mowbray a reçu huit mille nobles, — destinés à la paie des soldats de Votre Altesse, — qu’il a détenus pour des usages criminels, — comme un traître félon et un infâme scélérat. — Je dis en outre (et le prouverai en combattant, — ou ici, ou ailleurs, fût-ce aux plus lointains parages — qu’ait jamais aperçus un regard anglais), — je dis que toutes les trahisons qui depuis dix-huit ans — ont été complotées et tramées dans ce pays — ont le fourbe Mowbray pour chef et pour fauteur. — Je dis encore (et je prouverai encore — ma bonne foi aux dépens de sa mauvaise vie) — que c’est lui qui a comploté la mort du duc de Glocester, — qui a instigué ses trop crédules adversaires, — et qui, conséquemment, comme un traître et un couard, — a fait ruisseler son âme innocente dans des torrents de sang. — Ce sang, comme celui du sacrifice d’Abel, crie — du fond même des cavernes muettes de la terre ; — il réclame de moi justice et rude châtiment, — et, par la glorieuse dignité de ma naissance, — ce bras le vengera, ou j’y perdrai cette vie !
— Quelle hauteur atteint l’essor de sa résolution ! — Thomas de Norfolk, que dis-tu à cela ?
— Oh ! daigne mou souverain détourner la face — et commander à son oreille d’être sourde un moment, — que je dise à ce vivant opprobre du sang royal — quelle horreur fait à Dieu et aux gens de bien un si hideux menteur !
— Mowbray, l’impartialité est dans nos yeux comme dans nos oreilles : — fût-il mon frère, fût-il même l’héritier de mon royaume — (et il n’est que le fils de mon frère), — je jure, par la majesté de mon sceptre, — qu’une parenté si proche de notre sang sacré — ne lui donnerait aucun privilège et ne rendrait point partiale — l’inflexible fermeté de mon âme droite. — Il est notre sujet, Mowbray, comme tu l’es toi-même : — je t’autorise à parler librement et sans crainte.
— Eh bien, Bolingbroke, jusqu’au fond de ton cœur, — par ta gorge de traître, tu mens ! — Les trois quarts de ce que j’ai reçu pour Calais, — je les ai dûment distribués aux soldats de Son Altesse ; — le dernier quart, j’ai été autorisé à le garder, — mon souverain me redevant — cette somme sur un compte considérable, — depuis le dernier voyage que je fis en France pour chercher la reine. — Avale donc ce démenti… Quant à la mort de Glocester… — je ne l’ai point assassiné ; mais, à ma disgrâce, — j’ai oublié en cette occasion mon serment, mon devoir. — Quant à vous, mon noble lord de Lancastre, — vous, l’honorable père de mon ennemi, — j’ai un jour dressé une embûche contre votre vie, — et c’est un tort qui pèse à mon âme affligée ; — mais, dernièrement, avant de recevoir le sacrement, — je l’ai confessé ; et j’ai scrupuleusement imploré — de votre grâce un pardon que j’espère avoir obtenu. — Voilà mes fautes. Quant aux autres accusations, — elles émanent de la rancune d’un scélérat, — d’un mécréant, du plus dégénéré des traîtres. — C’est ce que j’entends soutenir hardiment de ma personne ; — et, à mon tour, je lance mon gage, — aux pieds de ce traître outrecuidant, — décidé à prouver ma loyauté de gentilhomme — dans le sang le plus pur que recèle sa poitrine. — Dans ma hâte, je supplie instamment — Votre Altesse de nous assigner le jour de l’épreuve.
— Gentilshommes que le courroux enflamme, laissez-vous guider par moi. — Purgeons cette colère sans tirer de sang : — voilà ce que nous prescrivons, sans être médecin. — Une profonde inimitié fait une incision trop profonde ; — oubliez, pardonnez ; arrangez-vous et mettez-vous d’accord. — Nos docteurs disent que ce n’est pas le moment de saigner… — Bon oncle, que cette querelle finisse où elle a commencé : — nous calmerons le duc de Norfolk ; vous, calmez votre fils.
— Être pacificateur convient à mon âge… — Mon fils, rejetez le gage du duc de Norfolk.
— Et vous, Norfolk, rejetez le sien.
— Eh bien, Harry, en bien ? — Quand l’obéissance ordonne, je ne devrais pas ordonner deux fois.
— Norfolk, répétez cela ; nous ordonnons ! Inutile délai !
— Je me jette moi-même à tes pieds, redouté souverain ; — ma vie est à ton service, mais non ma honte. — Ma vie appartient à mon devoir ; mais ma bonne renommée, — qui en dépit de la mort vivra sur ma tombe, — tu ne l’emploieras pas au noir usage du déshonneur. — Je suis honni, accusé, conspué, — percé au cœur par le trait envenimé de la calomnie ; — et il n’est qu’un baume pour guérir une telle blessure, c’est le sang du cœur — qui a exhalé ce poison.
Cette fureur doit être contenue : — donne-moi son gage. Les lions domptent les léopards (2).
— Oui, mais n’effacent pas leurs taches ; enlevez-moi la honte, — et j’abandonne ce gage. Cher, cher seigneur, — le plus pur trésor que puisse donner l’existence mortelle, — c’est une réputation sans tache ; ôtez cela, — et les hommes ne sont qu’une fange dorée, qu’une argile peinte. — Un joyau dans un coffre dix fois verrouillé, — c’est un cœur vaillant dans une poitrine royale. — Mon honneur, c’est ma vie : tous deux ne font qu’un ; — enlevez-moi l’honneur, et ma vie est perdue. — Donc, mon cher suzerain, laissez-moi défendre mon honneur ; — c’est pour lui que je vis, pour lui que je veux mourir.
— Cousin, rejetez ce gage ; commencez.
— Oh ! Dieu préserve mon âme d’une si noire vilenie ! — Puis-je paraître, cimier baissé, en présence de mon père ? — Puis-je ravaler ma hauteur jusqu’au pâle effroi d’un mendiant — devant cet effronté poltron ? Avant que ma langue — blesse mon honneur par une si outrageante faiblesse, — avant qu’elle sonne une si honteuse chamade, mes dents déchireront — le servile organe d’une lâche palinodie — et (insulte suprême !) le cracheront tout sanglant — dans ce refuge de la honte, à la face même de Mowbray !
— Nous ne sommes pas né pour prier, mais pour commander. — Puisque nous ne pouvons parvenir à vous réconcilier, — soyez prêts à faire vos preuves au péril de votre vie, — le jour de la Saint-Lambert, à Conventry ; — c’est là que vos épées et vos lances arbitreront — l’effervescent litige de votre haine acharnée. — Puisque nous ne pouvons vous calmer, nous verrons — la justice désigner l’honneur par la victoire. — Lord maréchal, commandez à nos hérauts d’armes — de s’apprêter à régler cette lutte intestine.
Scène II.
— Hélas ! ce que j’ai en moi du sang de Glocester — me sollicite, plus même que vos cris, — à m’élever contre les bouchers de sa vie. — Mais puisque le châtiment réside dans les mains mêmes — qui ont commis le forfait que nous sommes impuissants à châtier, — confions notre cause à la volonté du ciel. — Quand il verra les temps mûrs sur terre, — il fera pleuvoir une brûlante vengeance sur la tête des coupables.
— La fraternité n’est-elle pas pour toi un stimulant plus vif ? — L’amour n’a-t-il plus de flamme dans ton vieux sang ? — Les sept fils d’Édouard, et tu es l’un d’entre eux (4), - étaient comme sept vases pleins de son sang sacré, — comme sept beaux rameaux issus d’une même souche. — Plusieurs de ces vases ont été vidés par le cours de la nature, — plusieurs de ces rameaux ont été coupés par la destinée. — Mais Thomas, mon cher seigneur, ma vie, mon Glocester, — ce vase plein du sang sacré d’Édouard, — ce florissant rameau de la plus royale souche, — a été brisé (et toute la précieuse liqueur a été répandue), — a été haché (et les feuilles de son été ont été toutes flétries), — par la main de l’envie, par le couperet sanglant du meurtre ! — Ah ! Jean de Gand ! son sang était le tien ; le lit, la matrice, — la fougue, le moule qui t’ont formé, — l’ont fait homme ; et tu as beau vivre et respirer, — tu es tué en lui. C’est acquiescer — dans une large mesure à la mort de ton père — que laisser ainsi périr ton malheureux frère, — qui était la vivante image de ton père. — N’appelle pas cela patience, Gand, c’est désespoir : — souffrir que ton frère soit ainsi assassiné, — c’est frayer l’accès de ton cœur sans défense — à la tuerie farouche et lui apprendre à l’égorger. — Ce que nous appelons patience chez les gens vulgaires — n’est que pâle et blême couardise dans de nobles poitrines. — Que te dirai-je ? Pour sauvegarder ta propre vie, — le meilleur moyen, c’est de venger la mort de mon Glocester.
— Cette querelle est celle de Dieu ; car c’est le représentant de Dieu, — l’oint du Seigneur, sacré sous ses yeux mêmes, — qui a causé cette mort ; si ce fut un crime, — que le ciel en tire vengeance ; car je ne pourrai jamais lever — un bras irrité contre son ministre.
— À qui donc, hélas ! pourrai-je me plaindre ?
— À Dieu, le champion et le défenseur de la veuve.
— Eh bien, soit !… Adieu, vieux Jean de Gand, tu vas à Coventry voir — combattre notre neveu Hereford et le féroce Mowbray. — Oh ! puissent les injures de mon mari peser sur la lance de Hereford, — en sorte qu’elle traverse la poitrine du boucher Mowbray ! — Ou si par malheur le premier élan est manqué, — puissent les crimes de Mowbray être un tel poids pour son cœur — qu’ils brisent les reins de son coursier écumant, — et culbutent le cavalier dans la lice, — jetant le misérable à la merci de mon neveu Hereford ! — Adieu, vieillard ; la femme de ton ci-devant frère — doit finir sa vie avec la Douleur, sa compagne.
— Sœur, adieu. Il faut que j’aille à Coventry. — Puisse le bonheur rester avec toi, comme partir avec moi !
— Un mot encore… La douleur rebondit où elle tombe, — non qu’elle soit vide et creuse, mais par l’effet de sa lourdeur. — Je prends congé de toi avant d’avoir rien dit ; — car le chagrin ne finit pas quand il paraît épuisé. — Recommande-moi à mon frère, Edmond York. — Là, c’est tout… Non, ne t’en va pas ainsi. — Quoique ce soit là tout, ne pars pas si vite… — Je vais me rappeler autre chose… Dis-lui… Oh ! quoi ?… — dis-lui de venir me voir bien vite à Plashy. — Hélas ! et que verra là ce bon vieux York ? — Rien que des logements vides, des murailles dégarnies, — des offices dépeuplés, des dalles désertées ! — Et qu’y entendra-t-il ? pour acclamations, rien que mes gémissements ! — Recommande-moi donc à lui ; qu’il n’aille pas là-bas — chercher la douleur : elle y est partout. — Désolée, désolée, je vais partir d’ici et mourir. — C’est le dernier adieu que te disent mes yeux en pleurs.
Scène III.
— Milord Aumerle, Harry Hereford est-il armé ?
— Oui, de pied en cap, et impatient d’entrer.
— Le duc de Norfolk, plein de fougue et de hardiesse, — n’attend que le signal de la trompette de l’appelant.
— Ainsi les champions sont prêts, et l’on n’attend plus — que l’arrivée de Sa Majesté.
— Maréchal, demandez à ce champion — pour quelle cause il vient ici en armes ; — demandez-lui son nom ; et, suivant l’usage, sommez-le — d’attester sous serment la justice de sa cause.
— Au nom de Dieu et du roi, dis qui tu es, — et pourquoi tu viens dans cet équipement chevaleresque, — contre qui tu viens, et quelle est ta querelle. — Dis la vérité, sur ton serment et sur ta foi de chevalier, — et que dès lors le ciel et ta valeur te soient en aide !
— Mon nom est Thomas Mowbray, duc de Norfolk. — Je viens ici, engagé par un serment — (que le ciel préserve un chevalier de violer jamais !) — pour défendre mon honneur et ma loyauté — envers Dieu, mon roi et ma postérité — contre le duc de Hereford qui m’accuse, — et par la grâce de Dieu et par ce bras, — lui prouver, en me défendant, — qu’il est traître à mon Dieu, à mon roi et à moi. — Comme je combats pour la vérité, que le ciel me soit en aide !
— Maréchal, demandez à ce chevalier en armes — qui il est et pourquoi il vient ici, — cuirassé d’habillements de guerre ; — et, suivant les formes de notre loi, — faites-lui attester la justice de sa cause.
— Quel est ton nom ? et pourquoi viens-tu ici — devant le roi Richard, dans sa lice royale ? — Contre qui viens-tu ? Et quelle est ta querelle ? — Parle en vrai chevalier, et, sur ce, le ciel te soit en aide !
— Harry Hereford, de Lancastre et de Derby, — c’est moi ! Je me présente en armes dans cette lice, — pour y prouver, par la grâce de Dieu et la valeur de mon corps, — à Thomas Mowbray, duc de Norfolk, — qu’il n’est qu’un hideux félon, traître — au Dieu du ciel, au roi Richard et à moi ; — et, comme je combats pour la vérité, que le ciel me soit en aide !
— Sous peine de mort, que personne n’ait l’audace — ni l’insolente hardiesse de toucher les barrières, — excepté le maréchal et les officiers — désignés pour régler ces loyales épreuves.
— Lord maréchal, permettez que je baise la main de mon souverain — et que je plie le genou devant Sa Majesté ; — car, Mowbray et moi, nous sommes comme deux hommes — ayant fait vœu d’un long et pénible pèlerinage. — Prenons donc solennellement congé — de nos amis divers par un affectueux adieu.
— L’appelant salue Votre Altesse en toute féauté, — et demande à vous baiser la main et à prendre congé de vous.
Nous voulons descendre et le presser dans nos bras. — Cousin Hereford, qu’à la justice de ta cause — la fortune réponde en ce loyal combat ! — Adieu, mon sang ! Si tu le répands aujourd’hui, — nous pourrons pleurer, mais non venger ta mort.
— Oh ! que de nobles yeux ne profanent pas une larme — pour moi, si je suis transpercé par la lance de Mowbray ! — Aussi confiant que le faucon qui fond — sur un oiseau, je vais combattre Mowbray.
— Mon aimable lord, je prends congé de vous, — et de vous, mon noble cousin, lord Aumerle. — Je ne suis pas malade, quoique aux prises avec la mort ; — mais je suis alerte et jeune, et je respire la joie.
— Eh ! c’est comme aux festins anglais ! j’aborde — le meilleur en dernier, pour finir par le plus doux ! — Ô toi, auteur terrestre de mon existence, — dont l’ardeur juvénile, en moi régénérée, — m’exalte par une double énergie — au niveau d’une victoire trop haute pour ma tête, — donne à mon armure la trempe de tes prières, acère de tes bénédictions la pointe de ma lance, — en sorte qu’elle pénètre, comme la cire, la cotte de Mowbray, — et fourbis à neuf le nom de Jean de Gand — par la prouesse même de son fils.
— Le ciel te fasse prospère en ta bonne cause ! — Sois à l’exécution prompt comme l’éclair ; — et que tes coups, doublement redoublés, — tombent comme un écrasant tonnerre sur le casque — de ton perfide ennemi ! Surexcite ton jeune sang, sois vaillant et vis.
— Mon innocence et Saint-Georges à la rescousse !
— Quel que soit le sort que me réserve Dieu ou la fortune, — ici doit vivre ou mourir, fidèle au trône du roi Richard, — un loyal, juste et intègre gentilhomme. — Jamais captif n’eut plus de joie — à secouer les chaînes de la servitude et à ressaisir — une liberté d’or sans contrôle — que n’en a mon âme palpitante à célébrer — cette fête martiale avec mon adversaire. — Très-puissant suzerain, et vous, compagnons, mes pairs, — recevez de ma bouche un souhait d’heureuses années. — Serein et joyeux, comme à une parade, — je vais au combat. La loyauté a un cœur tranquille.
— Adieu, milord : je vois avec sécurité — luire dans ton regard la vertu et la valeur. — Maréchal, ordonnez l’épreuve, et faites commencer.
Harry de Hereford, de Lancastre et de Derby, — reçois ta lance, et Dieu défende le droit !
— Crénelé dans mon espérance, je crie : Amen !
— Allez porter cette lance à Thomas, duc de Norfolk.
— Harry de Hereford, Lancastre et Derby, — se présente ici pour son Dieu, son souverain et lui-même, — afin de prouver, sous peine d’être reconnu fourbe et félon, — que le duc de Norfolk, Thomas Mowbray, — est traître à son Dieu, à son souverain et à lui ; il le somme de s’élancer au combat.
— Ici se présente Thomas Mowbray, duc de Norfolk, — pour se défendre et pour prouver, — sous peine d’être reconnu fourbe et félon, — que Harry de Hereford, Lancastre et Derby, — est déloyal à Dieu, à son souverain et à lui ; déterminé et plein d’ardeur, — il n’attend que le signal pour commencer.
— Sonnez, trompettes ; et élancez-vous, combattants.
— Arrêtez ! le roi a jeté son bâton.
— Que tous deux déposent leurs heaumes et leurs lances et retournent à leurs sièges.
— Venez conférer avec nous… Et que les trompettes sonnent — jusqu’au moment où nous signifierons à ces ducs ce que nous aurons décrété.
Approchez, — et écoutez ce que nous avons arrêté avec notre conseil. — Attendu que la terre de notre royaume ne doit pas être souillée — de ce sang précieux qu’elle a nourri ; — que nos yeux abhorrent l’atroce spectacle des plaies civiles creusées par des épées voisines ; — que, dans notre pensée, l’orgueil aux ailes d’aigle d’une ambition qui aspire à la nue — et la rancune d’une jalouse rivalité vous provoquent — à réveiller la paix qui, dans le berceau de notre pays, — sommeille avec la calme et douce respiration d’un enfant endormi ; — attendu que l’alarme causée par le rauque ouragan des tambours, — par le cri terrible des trompettes stridentes — et par le choc discordant des armes furieuses — pourrait chasser la noble paix de nos tranquilles contrées — et nous réduire à marcher dans le sang de nos parents ; — en conséquence, nous vous bannissons de nos territoires. — Vous, cousin Hereford, sous peine de mort, — jusqu’à ce que deux fois cinq étés aient enrichi nos champs, — vous ne reverrez pas nos beaux domaines, — mais vous foulerez les sentiers étrangers de l’exil.
— Que votre volonté soit faite ! Une chose doit me consoler : — c’est que le soleil, qui vous réchauffe ici, luira aussi pour moi ; — c’est que les rayons d’or qu’il vous prête ici — brilleront sur moi et doreront mon exil.
— À toi, Norfolk, est réservé un arrêt plus rigoureux, — que j’ai quelque répugnance à prononcer. — Les heures furtives et lentes ne détermineront pas la limite indéfinie de ton douloureux exil. — Cette sentence désespérante : « Ne reviens jamais, sous peine de mort ! » je la prononce contre toi.
— Sentence rigoureuse, mon souverain seigneur, — et que je n’attendais pas de la bouche de Votre Altesse ! — Coup profond — qui me rejette dans une atmosphère misérable ! — Ah ! j’avais mérité de Votre Altesse une meilleure récompense ! — L’idiome que j’ai appris depuis quarante années, — mon anglais natal, je dois désormais l’oublier. — Et désormais ma langue me sera aussi inutile — qu’une viole ou une harpe sans cordes, — qu’un bon instrument enfermé dans son étui — ou mis entre des mains — qui ne savent pas le toucher pour en régler l’harmonie. — Dans ma bouche vous avez emprisonné ma langue — sous la double grille de mes dents et de mes lèvres ; — et la stupide, l’insensible, la stérile ignorance — doit me servir de geôlier. — Je suis trop vieux pour cajoler une nourrice, — trop avancé en âge pour me faire écolier. — Qu’est-ce donc que ta sentence, sinon une mort muette — qui dérobe à ma langue son souffle natal ?
— Il ne te sert de rien de te lamenter. — Après notre sentence, les plaintes arrivent trop tard.
— Ainsi je vais tourner le dos au soleil de mon pays — pour aller vivre dans les mélancoliques ténèbres d’une nuit sans fin.
— Reviens et prends un engagement.
— Posez sur notre royale épée vos mains proscrites ; — jurez, par l’allégeance que vous devez au ciel — (celle que vous nous devez, nous la bannissons avec vous), — de tenir le serment que nous vous administrons : — jurez, au nom de l’honneur et du ciel, — de ne jamais vous rapprocher dans l’exil par une mutuelle sympathie, — de ne jamais vous retrouver face à face, — de ne jamais vous écrire, ni vous saluer, de ne jamais apaiser — la sombre tempête de votre haine domestique, — de ne jamais vous réunir de propos délibéré — pour tramer aucune intrigue, aucun complot coupable — contre nous, notre gouvernement, nos sujets, notre pays.
Je le jure.
— Je jure aussi d’observer toutes ces conditions.
— Norfolk, encore un mot, mais un mot d’ennemi ! — Eu ce moment, si le roi nous avait laissés faire, — une de nos âmes serait errante dans les airs, — bannie du frêle sépulcre de notre chair, — comme notre chair est maintenant bannie de cette terre. — Confesse tes trahisons, avant de fuir ce royaume. — Puisque tu as si loin à aller, n’emporte pas — l’accablant fardeau d’une conscience coupable.
— Non, Bolingbroke. Si jamais je fus un traître, — que mon nom soit rayé du livre de vie, — et moi, banni du ciel, comme d’ici ! — Mais ce que tu es, le ciel, toi et moi, nous le savons ; — et le roi en fera trop tôt, je le crains, la déplorable épreuve… — Adieu, mon suzerain… Désormais je ne puis plus m’égarer. — Hormis la route d’Angleterre, tout chemin est le mien.
— Oncle, dans la glace de tes yeux — je vois l’affliction de ton cœur ; ton triste aspect — a du nombre de ses années d’exil — retranché quatre années.
Après six hivers glacés, — retourne de l’exil dans la patrie, et tu seras le bienvenu.
— Que de temps dans un petit mot ! — Quatre hivers languissants et quatre riants printemps — tiennent dans une parole. Tel est, le souffle des rois !
— Je remercie mon suzerain d’avoir, par égard pour moi, — abrégé de quatre ans l’exil de mon fils. — Mais je n’en recueillerai que peu d’avantage ; — car, avant que les six années qu’il doit passer loin de moi — aient varié leurs lunes et accompli leur révolution, — ma lampe privée d’huile et ma flamme épuisée — seront éteintes par l’âge dans la nuit éternelle ; — mon bout de lumignon sera brûlé et fini, — et la mort aveugle ne me laissera pas revoir mon fils.
— Bah ! mon oncle, tu as bien des années à vivre.
— Pas une minute, roi, que tu puisses me donner. — Tu peux abréger mes jours par un sombre chagrin, — et m’enlever des nuits, mais non me prêter un lendemain. — Tu peux aider l’âge à sillonner ma face, — mais tu ne peux arrêter une ride en son pèlerinage. — Ta parole peut concourir avec l’âge à ma mort, — mais, mort, ton royaume ne saurait racheter mon souffle !
— Ton fils est banni par un sage verdict — auquel tu as, pour ta part, donné ton suffrage : — pourquoi donc sembles-tu protester contre notre justice ?
— Les choses, douces au goût, deviennent aigres à la digestion. — Vous m’avez consulté comme juge ; mais j’aurais mieux aimé — que vous m’eussiez dit d’argumenter en père. — Oh ! si c’eût été un étranger, et non mon enfant, — j’aurais eu plus d’indulgence pour pallier sa faute ; j’ai tenu à éviter l’imputation de partialité, — et j’ai par ma sentence détruit ma propre vie. — Hélas ! j’espérais qu’un de vous me dirait — que j’étais trop rigoureux de me défaire ainsi de mon bien ; — mais vous avez souffert que ma langue — me fît, contre mon gré, ce mal involontaire.
— Cousin, adieu… Toi aussi, mon oncle, dis-lui adieu : — nous le bannissons pour six ans ; il faut qu’il parte.
— Cousin, adieu : ce que votre personne ne pourra plus nous dire, — signifiez-le par écrit du lieu de votre résidence.
— Moi, milord, je ne prends pas congé de vous ; car je compte vous escorter — à cheval, aussi loin que le permettra cette terre.
— Oh ! pourquoi thésaurises-tu tes paroles, — et ne réponds-tu pas aux effusions de tes amis ?
— Les paroles me manquent pour vous faire mes adieux, — au moment même où ma langue devrait les prodiguer — pour exhaler la douleur exubérante de mon cœur.
— Ton chagrin n’est qu’une absence temporaire.
— En l’absence de la joie, le chagrin est toujours présent.
— Qu’est-ce que six hivers ? C’est bien vite passé.
— Oui, pour l’homme dans la joie ; mais d’une heure le chagrin en fait dix.
— Suppose que c’est un voyage que tu fais pour ton plaisir.
— Mon cœur me détrompera par un soupir, — lui pour qui ce sera un pèlerinage forcé.
— Regarde le sombre cercle de ta marche douloureuse — comme la monture où tu dois enchâsser — le précieux joyau de ton retour.
— Non, chacun de mes pas pénibles — me rappellera bien plutôt quel monde — m’éloigne des joyaux qui me sont chers. — Il faut que je fasse le long apprentissage — des routes de l’étranger ; et à la fin, — devenu libre, de quoi pourrai-je me vanter, — sinon d’avoir été le journalier de la douleur ?
— Tous les lieux que visite le regard des cieux — sont pour le sage autant de ports et d’heureux havres : — apprends de la nécessité à raisonner ainsi. — Il n’est point de vertu comme la nécessité ! — Pense, non que le roi t’a banni, — mais que tu as banni le roi. Le malheur s’appesantit d’autant plus — qu’il s’aperçoit qu’on le supporte faiblement. — Va, figure-toi que je t’ai envoyé en quête de la gloire, — et non que le roi t’a exilé ; ou suppose — qu’une peste dévorante plane dans notre atmosphère, — et que tu fuis vers un climat plus pur. — Écoute, imagine que tout ce que ton âme a de plus cher — est là où tu vas et non là d’où tu viens. — Prends les oiseaux qui chantent pour des musiciens, — le gazon que tu foules pour la natte d’un salon, — les fleurs, pour de belles dames, et ta marche — pour la mesure délicieuse d’une danse. — Car le chagrin hargneux a moins de pouvoir pour mordre — l’homme qui le nargue et le traite légèrement (6).
— Oh ! qui peut tenir un tison dans sa main, — en songeant aux glaces du Caucase ? — ou émousser l’aiguillon d’un appétit famélique — par la seule idée d’un festin imaginaire ? — ou se rouler nu dans la neige de décembre, — en songeant à la chaleur d’un été fantastique ? — Oh ! non, la pensée du bien — ne rend que plus vif le sentiment du mal. — La dent cruelle de la douleur n’est jamais plus venimeuse — que quand elle mord sans ouvrir la plaie.
— Viens, viens, mon fils ; je vais te mettre dans ton chemin. — Si j’étais jeune comme toi, et dans ta situation, je ne voudrais pas rester.
— Adieu donc, sol de l’Angleterre ; adieu, terre chérie, — ma mère, ma nourrice, qui me portes encore ! — En quelque lieu que j’erre, je pourrai toujours me vanter — d’être, quoique banni, un véritable Anglais.
Scène IV.
— Nous l’avons remarqué… Cousin Aumerle, — jusqu’où avez-vous accompagné le haut Hereford ?
— J’ai accompagné le haut Hereford, puisque ainsi vous l’appelez, — jusqu’à la première grande route, et je l’ai quitté là.
— Et, dites-moi, la séparation a-t-elle fait verser bien des larmes ?
— Ma foi, aucune de ma part, n’était un vent du nord-est, — qui, en nous soufflant aigrement au visage, — a réveillé la pituite endormie, et a ainsi, par hasard, — honoré d’une larme notre creuse séparation.
— Qu’a dit notre cousin, quand vous l’avez quitté ?
Il m’a dit adieu ; — et, comme mon cœur répugnait à ce que ma langue — profanât ce mot, j’ai habilement feint — d’être accablé par une telle douleur — que les paroles semblaient ensevelies dans la tombe de mon chagrin. — Morbleu ! si le mot adieu avait pu allonger les heures — et ajouter des années à son court bannissement, — il aurait eu de moi un volume d’adieux ; — mais, la chose étant impossible, il n’en a pas eu un seul.
— Il est notre cousin, cousin ; mais il est douteux, — quand le temps le rappellera de l’exil, — que notre parent revienne voir sa famille. — Nous-même, et Bushy, et Bagot que voici, et Green, — nous avons remarqué sa courtoisie envers les gens du peuple, — par quelle humble et familière révérence — il semblait plonger dans leurs cœurs, — que de respects il prostituait à ces manants, — gagnant de pauvres artisans par l’artifice de ses sourires — et par son édifiante soumission aux rigueurs de son sort, — comme s’il eût voulu emporter leurs affections dans l’exil ! — Il ôtait son chapeau à une marchande d’huîtres ! — Deux haquetiers lui criaient : Dieu vous conduise ! — et obtenaient le tribut de son souple genou — avec des merci, mes compatriotes, mes chers amis. — Comme si l’Angleterre lui appartenait par réversion, — et qu’il fût le plus prochain espoir de nos sujets !
— C’est bon, il est parti, et avec lui disparaissent toutes ces idées. — Songeons maintenant aux rebelles qui surgissent en Irlande. — Il faut faire diligence, mon seigneur ; — ne leur laissons pas trouver de nouvelles ressources dans de nouveaux retards, — aussi utiles pour eux que funestes à Votre Altesse.
— Nous irons en personne à cette guerre. — Et, comme nos coffres, grâce à une cour trop somptueuse — et à de trop généreuses largesses, se sont quelque peu allégés, — nous sommes forcé d’affermer notre domaine royal, — dont le revenu doit subvenir à nos besoins — pour les affaires urgentes. Si cela ne suffit pas, — nos délégués auront des blancs seings — sur lesquels ils inscriront tous les gens riches, connus d’eux, — pour de larges sommes d’or — qu’ils nous enverront plus tard comme subsides ; — car nous voulons partir sur-le-champ pour l’Irlande.
— Bushy, quelles nouvelles ?
— Le vieux Jean de Gand est gravement malade, milord ; — il a été pris soudain, et il envoie en toute hâte — supplier Votre Majesté de l’aller voir.
— Où est-il ?
À Ely-House.
— Ciel, suggère à son médecin l’idée — de le dépêcher immédiatement à sa tombe ! — La garniture de ses coffres nous fera des habits — pour équiper nos soldats dans cette guerre d’Irlande. — Venez, messieurs, allons le visiter. — Dieu veuille qu’en faisant toute diligence, nous arrivions trop tard !
Scène V.
— Le roi viendra-t-il ? Que je puisse rendre mon dernier soupir — dans un conseil salutaire pour son imprudente jeunesse !
— Ne vous tourmentez pas ; ne vous mettez pas hors d’haleine ; — car c’est en vain que les conseils parviennent à son oreille.
— Oh ! mais on dit que la voix des mourants — commande l’attention, comme une profonde harmonie. — Quand les paroles sont rares, elles ne sont guère proférées en vain. — Car c’est la vérité que murmurent ceux qui murmurent leurs paroles à l’agonie. — Celui qui bientôt ne pourra plus rien dire est plus écouté — que ceux dont la jeunesse et la santé inspirent la causerie. — La fin des hommes est plus remarquée que toute leur vie passée. — Le coucher du soleil, le final d’une mélodie — (l’arrière-goût des douceurs en est toujours le plus doux) restent — gravés dans la mémoire plus que les choses antérieures. — Bien que Richard ait refusé d’écouter les conseils de ma vie, — son oreille peut ne pas être sourde à la triste parole de ma mort.
— Non, elle est absorbée par les accents flatteurs, — par les louanges adressées à sa puissance, et puis — par des vers licencieux dont l’harmonie venimeuse — trouve toujours ouverte l’oreille de la jeunesse, — par le récit des modes de cette superbe Italie — dont notre nation, toujours tardive en ses singeries, — suit les manières en trébuchant dans une basse imitation ! — Survient-il dans le monde une vanité, — quelque vile qu’elle soit, pourvu qu’elle soit neuve, — vite on l’insinue à l’oreille royale ! — Aussi les conseils arrivent toujours trop tard, — là où la volonté se mutine contre l’empire de la raison. — Ne cherche pas à diriger celui qui veut lui-même choisir son chemin. — À peine te reste-t-il un souffle, et tu veux le perdre !
— Il me semble que je suis un prophète subitement inspiré, — et voici, en expirant, ce que je prédis de lui. — La flamme ardente et furieuse de son orgie ne saurait durer ; — car les feux violents se consument d’eux-mêmes. — Les petites pluies durent longtemps, mais les brusques orages sont courts. — Il fatigue vite, celui qui galope trop vite. — La nourriture étouffe qui se nourrit trop avidement. — La futile vanité, insatiable cormoran, — bientôt à bout d’aliments, se dévore elle-même. — Cet auguste trône des rois, cette île porte-sceptre, — cette terre de majesté, ce siège de Mars, — cet autre Éden, ce demi-paradis, — cette forteresse bâtie par la nature pour se défendre — contre l’invasion et le coup de main de la guerre, — cette heureuse race d’hommes, ce petit univers, — cette pierre précieuse enchâssée dans une mer d’argent — qui la défend, comme un rempart, — ou comme le fossé protecteur d’un château, — contre l’envie des contrées moins heureuses, — ce lieu béni, cette terre, cet empire, cette Angleterre, — cette nourrice, cette mère féconde de princes vraiment royaux, — redoutables par leur race, fameux par leur naissance, — qui, au service de la chrétienté et de la vraie chevalerie, — ont porté la renommée de leurs exploits — jusque dans la rebelle Judée, jusqu’au sépulcre — du fils bienheureux de Marie, la rançon du monde ; — cette patrie de tant d’âmes chères, cette chère, chère patrie, — chérie pour sa gloire dans le monde, — est maintenant affermée (je meurs en le déclarant), — comme un fief ou une ferme misérable (7). — Cette Angleterre, engagée dans une mer triomphante, — dont la côte rocheuse repousse l’envieux assaut — de l’humide Neptune, est maintenant engagée à l’ignominie — par les taches d’encre et par les parchemins pourris ! — Cette Angleterre qui avait coutume d’asservir les autres, — a consommé honteusement sa propre servitude ! — Oh ! si ce scandale pouvait s’évanouir avec ma vie, — que je serais heureux de mourir !
— Le roi est venu : ménagez sa jeunesse ; — car les jeunes poulains ardents deviennent furieux quand on les irrite.
— Comment se porte notre noble oncle Lancastre ?
— Comment va, l’homme ? Comment se porte le vieux Gand ?
— Oh ! que ce nom convient à ma personne ! — Vieux gant, en vérité, vieille peau racornie ! — En moi la douleur a gardé un long jeûne fastidieux ; — et qui peut jeûner sans se dessécher ? — J’ai longtemps veillé l’Angleterre endormie ; — les veilles amènent la maigreur, et la maigreur est toute décharnée. — Ce bonheur qui soutient un père, — la vue de mes enfants, j’en ai été strictement sevré, — et c’est par cette privation que tu as fait de moi ce que je suis, — un vieux gant bon à jeter dans la fosse, une vieille peau — dont hérite la matrice profonde de la tombe !
— Un malade peut-il jouer si subtilement sur son nom !
— Non ! ma misère s’amuse à se moquer d’elle-même ; — puisque tu veux détruire mon nom avec moi, — car je me moque de mon nom, grand roi, pour te flatter.
— Les mourants devraient-ils flatter ceux qui vivent ?
— Non, non ; ce sont les vivants qui flattent ceux qui meurent.
— Mais toi qui es mourant, tu dis que tu me flattes.
— Oh ! non, c’est toi qui te meurs, bien que je sois le plus malade.
— Je suis en pleine santé, je respire, et je te vois bien malade.
— Ah ! celui qui m’a créé sait que je te vois bien malade : — la maladie que tu vois en moi, je la vois en toi. — Ton lit de mort, c’est ce vaste pays, — où tu languis dans l’agonie de ta renommée. — Et toi, trop insoucieux patient, — tu confies ta personne sacrée aux soins — des médecins mêmes qui ont fait ton mal. — Mille flatteurs siègent sous ta couronne, — dont le cercle n’est pas plus large que ta tête ; — et, si petite que soit cette cage, — leurs ravages ont toute l’étendue de ce royaume. — Oh ! si d’un regard prophétique ton aïeul avait — pu voir comment le fils de son fils ruinerait ses fils, — il aurait mis ton déshonneur hors de ta portée ; — il t’aurait dépossédé d’avance en te déposant, — plutôt que de te laisser, possédé que tu es, te déposer toi-même. — Oui, cousin, quand tu serais le maître du monde, — il y aurait déshonneur à affermer ce pays ; — mais quand tu ne possèdes au monde que l’Angleterre, — n’est-il pas plus que déshonorant de la déshonorer ainsi ? — Tu es un seigneur d’Angleterre, tu n’en est plus le roi : — ta puissance légale s’est asservie à la loi, — et…
Et toi, chétif esprit, imbécile lunatique, — tu te prévaux du privilège de la fièvre, — pour oser avec ta morale glacée — faire pâlir notre joue, pour oser, dans ton délire, — chasser le sang royal de sa résidence native ! — Ah ! par la très-royale majesté de mon trône, — si tu n’étais le frère du fils du grand Édouard, — cette langue, qui roule si rondement dans ta tête, — ferait rouler ta tête de tes insolentes épaules !
— Oh ! ne m’épargne pas, fils de mon frère Édouard, — par cette raison que je suis le fils d’Édouard son père ! — Pareil au pélican, tu as déjà tiré — de ce sang et tu t’en es enivré. — Mon frère Glocester, cette âme si franchement bienveillante, — (veuille le ciel l’admettre à la félicité parmi les âmes bienheureuses !) — peut te servir de précédent, pour témoigner — que tu ne te fais pas scrupule de verser le sang d’Édouard. — Ligue-toi avec mon mal présent ; — et que ta cruauté s’associe à la vieillesse crochue — pour faucher d’un coup une fleur depuis trop longtemps flétrie. — Vis dans ton infamie, mais que ton infamie ne meure pas avec toi ! — Et puissent ces derniers mots être à jamais tes bourreaux !… — Portez-moi à mon lit, et puis à ma tombe ! — Que ceux-là aiment la vie qui ont encore l’amour et l’honneur !
— Et que ceux-la meurent qui n’ont plus que la vieillesse et l’humeur sombre ! — Tu n’as plus qu’elles deux, et toutes deux sont faites pour la tombe.
— Je supplie Votre Majesté de n’imputer ces paroles — qu’à l’humeur d’une sénilité maladive. — Il vous aime, sur ma vie, et vous chérit — autant que Henry, duc de Hereford, s’il était ici.
— C’est juste ; vous dites vrai : son affection ressemble à celle de Hereford ; — la mienne ressemble à la leur. Les choses doivent être comme elles sont.
— Mon suzerain, le vieux Gand se recommande au souvenir de Votre Majesté.
— Que dit-il ?
Rien, vraiment : tout est dit. — Sa langue est désormais un instrument sans corde. — Paroles et vie, le vieux Lancastre a tout épuisé.
— Puisse York être maintenant le premier à faire ainsi banqueroute ! — Si pauvre que soit la mort, elle met fin à la misère mortelle.
— Le fruit le plus mûr doit tomber le premier ; de là sa chute. — Son temps est terminé ; nous, nous avons à achever notre pèlerinage : — n’en parlons plus… Songeons maintenant à notre guerre d’Irlande. — Il nous faut exterminer ces Kernes farouches et échevelés, — seuls êtres venimeux qui vivent — sur une terre où rien de venimeux n’a le privilège de vivre. — Et comme cette grande entreprise entraîne des charges, — nous saisissons pour nos subsides — l’argenterie, les espèces, les revenus et les biens meubles — que possédait notre oncle Jean de Gand.
— Où s’arrêtera ma patience ? Ah ! jusques à quand — un tendre respect me fera-t-il subir l’iniquité ! — La mort de Glocester, le bannissement de Hereford, — les affronts faits à Gand, les griefs intimes de l’Angleterre, — les empêchements apportés au mariage — du pauvre Bolingbroke, ma propre humiliation, — rien n’a pu assombrir mon visage serein, — ni soulever contre mon souverain un pli de mon front. — Je suis le dernier des fils du noble Édouard, — qui avaient pour aîné ton père, le prince de Galles. — Dans la guerre, jamais lion ne fut plus furieusement terrible ; — dans la paix, jamais agneau ne fut plus docile et plus doux — que ce jeune et royal gentilhomme. — Tu as ses traits, car il te ressemblait, — quand il avait atteint le nombre de tes heures. — Mais, quand il fronçait le sourcil, c’était contre les Français, — et non contre ses amis : sa noble main — avait gagné ce qu’elle dépensait, et ne dépensait pas — ce qu’avait gagné le bras triomphant de son père ; — ses mains n’étaient pas souillées du sang de ses parents, — mais rougies du sang des ennemis de sa race. — Ô Richard, York s’est laissé emporter par la douleur ; — sans quoi il n’eût jamais fait une telle comparaison.
— Eh bien, mon oncle, de quoi s’agit-il ?
Ô mon suzerain, — pardonnez-moi, si c’est votre plaisir ; sinon, je me résignerai à ne pas être pardonné. — Vous prétendez saisir et accaparer dans vos main — les apanages royaux et les droits du banni Hereford ! — Gand n’est-il pas mort ? et Hereford n’est-il pas vivant ? — Gand n’était-il pas fidèle ? et Harry n’est-il pas loyal ? — Ce prince ne méritait-il pas d’avoir un héritier ? — Et n’a-t-il pas laissé pour héritier un fils bien méritant ? — Anéantissez les droits de Hereford, et vous anéantissez — toutes les chartes et tous les droits consacrés par le temps ; — vous empêchez que demain succède à aujourd’hui ; — vous cessez d’être vous-même, car comment êtes-vous roi, — si ce n’est par hérédité et par succession légitime ? — Ah ! je le déclare devant Dieu (Dieu fasse que je ne dise pas vrai !), — si vous saisissez injustement le titres de Hereford, — si vous détenez les lettres patentes qui l’autorisent — à revendiquer son héritage — par ses procureurs généraux, si vous refusez l’hommage offert par lui, — vous attirez mille dangers sur votre tête, — vous vous aliénez mille cœurs bien disposés, — et vous entraînez mon affectueuse patience vers des pensées — que l’honneur et l’allégeance ne sauraient inspirer.
— Pensez ce que vous voudrez ; nous saisissons dans nos mains — sa vaisselle plate, ses biens, son argent et ses terres.
— Je n’en serai pas témoin. Adieu, mon suzerain. — Quelles seront les suites de ceci, nul ne peut le dire ; — mais il y a lieu de croire que de mauvais procédés — ne sauraient aboutir à de bons résultats.
— Bushy, va immédiatement chez le comte de Wiltshire ; — dis lui de nous rejoindre à Ely-House pour aviser à cette affaire. Demain — nous ferons route pour l’Irlande ; et il est grand temps, ma foi. — En notre absence, nous créons — notre oncle York lord gouverneur d’Angleterre, — car il est loyal, et nous a toujours bien aimé ! — Venez, notre reine : demain il nous faudra partir ; — amusons-nous, car nous n’avons pas longtemps à rester.
— Eh bien, milords, le duc de Lancastre est mort.
— Et vivant ; car à présent son fils est duc.
— Duc par le titre, mais non par le revenu.
— Il le serait largement des deux façons, si la justice avait ses droits.
— Mon cœur est gros ; mais il crèvera dans le silence — plutôt que de se soulager par un libre langage.
— Non ! dis ta pensée ; et qu’il perde à jamais la parole celui qui répétera tes paroles pour te faire tort !
— Ce que tu veux dire concerne-t-il le duc de Hereford ? — Si cela est, parle hardiment, mon cher : — mon oreille est prompte à écouter, quand il s’agit de son bien.
— De son bien ? Je ne puis rien pour son bien — (si vous trouvez que ce soit pour son bien), que le plaindre — d’être ainsi châtré et dépouillé de son patrimoine.
— Par le ciel, c’est une honte que de laisser accabler par de telles iniquités — un prince royal et tant d’autres — nobles enfants de ce pays chancelant. — Le roi n’est plus lui-même ; il se laisse bassement mener — par des flatteurs ; et, à la première accusation — que leur haine inventera contre nous, — le roi exercera des poursuites sévères — contre nous, nos existences, nos enfants, nos héritiers.
— Il a pillé les communes par des taxes exorbitantes, — et il a à jamais perdu leur affection ; il a, pour de vieilles querelles, — frappé d’amende les nobles, et il a à jamais perdu leur affection.
— Et Chaque jour sont inventées de nouvelles exactions, — blancs seings, dons volontaires, et je ne sais quoi encore. — Mais, au nom du ciel, à quoi passe tout cela ?
— Les guerres n’en ont rien absorbé, car il n’a pas guerroyé ; — il a lâchement cédé par un compromis — ce que ses ancêtres avaient conquis par de grands coups ; — il a dépensé dans la paix plus qu’eux dans la guerre.
— Le comte de Wiltshire a le royaume en ferme.
Le roi a fait banqueroute comme un homme insolvable.
— L’opprobre et la ruine planent sur lui.
— Malgré ses taxes écrasantes, — il n’a d’argent pour cette guerre d’Irlande — qu’en volant le duc banni.
— Son noble parent ! ô roi dégénéré ! — Mais, milords, nous entendons chanter cette formidable tempête — et nous ne cherchons pas de refuge pour éviter l’ouragan. — Nous voyons le vent enfler violemment nos voiles et nous ne les carguons pas !… Nous nous laissons perdre par sécurité !
— Nous voyons le naufrage qui nous menace ; et le danger est devenu inévitable — par notre indolence à en conjurer les causes.
— Non pas. Dans les yeux caves de la mort — je vois poindre la vie ; mais je n’ose dire — combien est proche l’heure de notre salut.
— Ah ! fais-nous part de tes pensées, comme nous te faisons part des nôtres.
— Parle avec confiance, Northumberland ; — nous trois ne faisons qu’un avec toi, et, adressées à nous, — tes paroles ne sont que des pensées. Exprime-toi donc hardiment.
— Eh bien, voici : (9) de Port-le-Blanc, une baie — de Bretagne, j’ai reçu la nouvelle — que Harry, duc de Hereford, Reignold, lord Cobham, — qui s’est échappé dernièrement de chez le duc d’Exeter, — son frère, le ci-devant archevêque de Cantorbéry (10), - sir Thomas Erpingham, sir John Ramston, — sir John Norbéry, sir Robert Waterton, et Francis Quoint, — tous parfaitement équipés par le duc de Bretagne, — avec huit gros vaisseaux et trois mille hommes de guerre, — arrivent ici en toute hâte — et comptent aborder avant peu sur notre côte septentrionale. — Peut-être auraient-ils déjà pris terre, n’était qu’ils attendent — le départ du roi pour l’Irlande. — Si donc nous voulons secouer notre joug servile, — remplumer les ailes brisées de notre patrie défaillante, — racheter d’un engagement mercantile la couronne souillée, — essuyer la poussière qui cache l’or de notre sceptre, — et rendre son prestige à la majesté souveraine, — partez vite avec moi pour Ravenspurg. — Mais si par défaillance vous n’avez pas ce courage, restez, gardez-moi le secret, et j’irai seul.
— À cheval ! à cheval ! parle d’hésitations à ceux qui ont peur.
— Que mon cheval tienne bon, et je serai là le premier.
Scène VI.
— Madame, Votre Majesté est trop triste. — Vous avez promis, en quittant le roi, — d’écarter une mélancolie délétère pour la vie, — et de garder une humeur enjouée.
— J’ai fait cette promesse pour plaire au roi, mais je ne puis me plaire — à la tenir ; pourtant je ne sache pas avoir de motif — pour choyer un hôte tel que le chagrin, — hormis l’ennui d’avoir dit adieu à un hôte aussi cher — que mon cher Richard. N’importe, il me semble toujours — que quelque malheur imminent, dont la fortune est grosse, — va m’arriver ; et mon âme — tremble intérieurement de je ne sais quoi : quelque chose l’attriste, — et ce n’est pas seulement le départ de monseigneur le roi.
— Tout chagrin a vingt spectres — qui font l’effet du chagrin sans l’être. — Car le regard de la douleur, sous le verre aveuglant des larmes, — divise un seul objet en plusieurs ; — comme ces cristaux à facettes qui, considérés de face, — ne montrent rien que confusion, et, vus obliquement, — font saillir une figure. Ainsi, votre chère majesté, — voyant de travers le départ de son seigneur, — y trouve maintes formes de douleur qui la font gémir, — mais qui en réalité ne sont que des reflets — chimériques. Donc, trois fois gracieuse reine, — ne pleurez que le départ de votre seigneur : c’est là votre seul ennui évident. — Si vous envoyez d’autres, c’est avec le regard trouble d’une douleur — qui pleure comme véritables des maux imaginaires.
— C’est possible ; mais un sentiment intime — me persuade qu’il en est autrement. Quoi qu’il en soit, — je ne puis être que triste, profondément triste : — bien que ma pensée ne s’arrête à aucune pensée, — je ne sais quelle oppression m’énerve et m’écrase.
— Cette douleur n’est qu’une imagination, ma gracieuse dame !
— Nullement ; si c’était une imagination, — elle serait enfantée — par quelque chagrin antérieur ; elle ne l’est pas, — car rien n’a engendré ce qui m’afflige ; — le néant dont je souffre n’est pas né de quelque chose. — C’est par anticipation que j’ai cette douleur ; — ce qu’elle est, je ne le sais pas encore, — je ne puis la décrire ; c’est un mal sans nom.
— Dieu garde Votre Majesté !… Heureuse rencontre, messieurs ! — J’espère que le roi n’est pas encore embarqué pour l’Irlande.
— Pourquoi l’espères-tu ? Espérons plutôt qu’il l’est. — Car son entreprise appelle la célérité ; sa célérité, notre espoir. — Pourquoi donc espères-tu qu’il n’est pas embarqué ?
— Parce qu’il pourrait encore, lui, notre espoir, faire replier ses troupes, — et réduire au désespoir l’espoir d’un ennemi — qui vient de débarquer en force dans ce pays. — Le banni Bolingbroke s’est rappelé lui-même — et, les armes à la main, est arrivé sain et sauf — à Ravenspurg.
Le Dieu du ciel nous en préserve !
— Oh ! il n’est que trop vrai, madame ; et, qui pis est, — le lord Northumberland, son jeune fils Henri Percy, — les lords Ross, Beaumont et Willoughby, ont couru se joindre à lui avec tous leurs puissants amis.
— Pourquoi n’avez-vous pas proclamé traîtres Northumberland — et tous ceux de la faction révoltée ?
— Nous l’avons fait : sur quoi le comte de Worcester — a brisé son bâton, résigné sa charge de sénéchal, — et tous les gens de la maison du roi ont fui avec lui — vers Bolingbroke.
— Green, tu viens d’accoucher ma douleur, — et Bolingbroke en est le fils effrayant. — Maintenant mon âme a mis au monde son prodige ; — et moi, mère, j’ai dans les convulsions de cette nouvelle délivrance — accumulé souffrance sur souffrance, angoisse sur angoisse.
— Ne désespérez pas, madame.
Et qui m’en empêchera ? — Je veux désespérer et rompre — avec le fourbe espoir. C’est un flatteur, — un parasite qui fait reculer la mort. — La mort dénouerait doucement les liens de l’existence, — sans le faux espoir qui en prolonge l’agonie.
— Voici venir le duc d’York.
— Avec les insignes de la guerre autour de son cou vieilli. — Oh ! qu’il a l’air soucieux et préoccupé ! — Oncle, — au nom du ciel, dites-nous des paroles consolantes.
— Si j’en disais, je mentirais à ma pensée. — La consolation est au ciel ; et nous sommes sur la terre, — où il n’existe que croix, soucis et chagrins. — Votre mari est allé sauver son empire au loin, — tandis que d’autres viennent le lui faire perdre chez lui. — Il m’a laissé ici pour étayer ses États, — moi qui, affaibli par l’âge, ne puis me soutenir moi-même. — Maintenant vient l’heure critique qu’ont amenée ses excès ! — Maintenant il va éprouver les amis qui le flattaient.
— Milord, votre fils était parti avant mon arrivée.
— Parti !… Allons, bien !… Que les choses aillent comme elles voudront ! — Les nobles se sont enfuis ; les communes sont froides, — et je crains bien qu’elles ne se révoltent en faveur d’Hereford. — Maraud, rends-toi à Plashy auprès ma sœur Glocester ; — dis-lui de d’envoyer immédiatement mille livres. — Tiens, prends mon anneau.
— Milord, j’avais oublié de le dire à votre seigneurie, — aujourd’hui, en venant, j’y ai passé… — Mais je vais vous affliger si je vous révèle le reste.
— Qu’est-ce, maraud ?
— Une heure avant mon arrivée, la duchesse était morte.
— Miséricorde ! quelle marée de malheurs — vient fondre tout à coup sur cette malheureuse terre ! — Je ne sais que faire… Plût à Dieu que, — sans que je l’y eusse provoqué par aucune trahison, — le roi eût pris ma tête avec celle de mon frère ! — Eh bien, a-t-on dépêché des courriers pour l’Irlande ? — Comment trouver de l’argent pour cette guerre ? — Venez, ma sœur… ma nièce, veux-je dire ! pardonnez, je vous prie…
— Va, l’ami, rends-toi chez moi, procure-toi des chariots, — et rapporte toutes les armes qui sont là.
— Messieurs, voulez-vous aller rassembler vos hommes ? Si je sais — comment et par quel moyen mettre ordre aux affaires — désordonnées qui me tombent sur les bras, — qu’on ne me croie jamais !… Tous deux sont mes parents : — l’un est mon souverain, que mon serment — et mon devoir m’enjoignent de défendre ; par contre, l’autre — est mon neveu, que le roi a lésé, — à qui la conscience et ma parenté m’enjoignent d’obtenir réparation. — Il faut pourtant faire quelque chose… Venez, ma nièce, je vais — vous mettre en lieu sûr… Allez rassembler vos hommes, — et rejoignez-moi immédiatement au château de Berkley. — Je devrais également aller à Plashy, — mais le temps ne me le permet pas. Tout est bouleversé ; — tout est livré à la confusion.
— Le vent est bon pour porter les nouvelles en Irlande ; — mais aucune n’en revient. Lever des forces — proportionnées à celles de l’ennemi, — c’est pour nous tout à fait impossible.
— En outre, notre dévouement au roi — nous dévoue à la haine de ceux qui n’aiment pas le roi.
— C’est-à-dire du peuple capricieux : car son amour — est dans sa bourse : et quiconque la vide — lui remplit le cœur d’une mortelle haine.
— Ainsi le roi est généralement condamné.
— Si le jugement dépend du peuple, nous le sommes également, — ayant toujours été dévoués au roi.
— Eh bien, je vais me réfugier sur-le-champ au château de Bristol : — le comte de Wiltshire y est déjà.
— J’irai avec vous : car le plus léger service — que le peuple hostile puisse nous rendre, — c’est de nous mettre tous en pièces, le chien ! — Voulez-vous venir avec nous ?
— Non, je vais en Irlande près de Sa Majesté. — Adieu. Si les présages de mon cœur ne sont pas vains, — nous nous séparons ici tous trois pour ne jamais nous retrouver.
— Tout dépend de la tentative d’York pour repousser Bolingbroke.
— Hélas ! pauvre duc ! la tâche qu’il entreprend, — c’est de compter les sables de la plage, c’est de boire l’Océan ! — Pour un qui combattra de son côté, mille déserteront.
— Adieu, encore une fois ! une fois pour toutes, et pour toujours !
— Eh bien, nous nous retrouverons peut-être.
Jamais, je le crains.
Scène VII.
— Quelle distance y a-t-il, milord, d’ici à Berkley ?
— Ma foi, noble lord, — je suis étranger ici dans le comté de Glocester. — Ces hautes et sauvages collines, ces chemins rudes et inégaux — allongent notre marche et la rendent fatigante. — Et cependant le miel de votre suave parole — a rendu douce et délectable cette âpre route. — Mais je songe combien le chemin — de Ravenspurg à Cotsword aura paru pénible — à Ross et à Willoughby, privés de votre compagnie, — qui, je le déclare, a complètement trompé — l’ennui et la longueur de ce voyage. — Mais le leur est adouci par l’espérance d’avoir — le bonheur que je possède à présent ; — et l’espoir de la joie prochaine est une joie presque égale — à la joie de l’espoir accompli. — Pour les lords fatigués, cet espoir-là — abrégera la route, comme l’a abrégée pour moi — le charme visible de votre noble compagnie.
— Ma compagnie a beaucoup moins de valeur — que vos bonnes paroles… Mais qui vient ici ?
— C’est mon fils, le jeune Harry Percy, — envoyé je ne sais d’où par mon frère Worcester… — Harry, comment va votre oncle ?
— Je croyais, milord, avoir par vous de ses nouvelles.
— Comment ! N’est-il pas avec la reine ?
—Non, mon bon seigneur ; il a quitté la cour, — brisé son bâton d’office, et dispersé — la maison du roi.
— Pour quelle raison ? — Il n’était pas dans ces dispositions la dernière fois que nous nous sommes parlé.
Parce que votre seigneurie a été proclamée traître. — Lui, milord, il est allé à Ravenspurg — offrir ses services au duc de Hereford ; — et il m’a envoyé par Berkley, pour reconnaître — quelles forces le duc a levées là, — avec ordre de me rendre ensuite à Ravenspurg.
— Avez-vous oublié le duc de Hereford, mon enfant ?
— Non, mon bon seigneur. Car je ne puis oublier — ce que je ne me suis jamais rappelé. Je ne sache pas — l’avoir jamais connu de ma vie.
— Apprenez donc à le connaître désormais ; voici le duc.
— Mon gracieux seigneur, je vous offre, — tels quels, les services d’un jouvenceau tendre et inculte, — que l’âge mûrira et élèvera, j’espère, — à la hauteur des plus éclatants services.
— Je te remercie, gentil Percy ; sois sûr — que je m’estime heureux surtout — d’avoir l’âme reconnaissante envers mes bons amis. — Ma fortune, en mûrissant avec ton affection, — ne cessera d’en récompenser la fidélité.— Mon cœur fait ce pacte, ma main le scelle ainsi.
— Quelle distance y a-t-il d’ici à Berkley ? Et quel effectif — a là ce bon vieux York avec ses hommes de guerre ?
— Là-bas près de cette touffe d’arbres est le château, — défendu par trois cents hommes, à ce que j’ai ouï dire. — Au dedans sont les lords York, Berkley et Seymour ; — pas d’autres personnages de renom et de qualité.
— Voici venir les lords Ross et Willoughby, — l’éperon ensanglanté, la face rougie par la hâte.
— Bienvenus, milords. Je vois que votre affection s’attache — à un traître banni. Je n’ai pour tout bien qu’une gratitude encore impuissante qui, dès qu’elle sera plus riche, — récompensera dignement votre amour et vos efforts.
— Votre présence nous fait riches, très-noble lord.
— Et elle nous paie avec usure de nos efforts pour l’obtenir.
— Recevez encore des remercîments, ces bons du trésor du pauvre, — qui jusqu’à ce que ma fortune enfant devienne majeure, — seront le gage de ma libéralité… Mais qui vient ici ?
— C’est milord de Berkley, si je ne me trompe.
— Milord de Hereford, mon message est pour vous.
— Milord, je ne réponds qu’au nom de Lancastre : — je suis venu chercher ce titre en Angleterre, — et je dois le trouver sur vos lèvres, — avant de répliquer à ce que vous pouvez dire.
— Ne vous y méprenez pas, milord : ce n’est point mon intention — de raturer aucun de vos titres d’honneur. — Je viens à vous, milord, milord… comme vous voudrez, — de la part du très-glorieux régent de ce royaume, — le duc d’York, pour savoir ce qui vous à porté — à prendre avantage d’une auguste absence — pour troubler par une guerre intestine notre paix nationale.
— Je n’aurai pas besoin de transmettre par vous ma réponse ; — voici venir Sa Grâce en personne… Mon noble oncle !
— Ah ! fais plier ton cœur plutôt que ce genou, — dont l’hommage est hypocrite et trompeur.
— Mon gracieux oncle !…
Bah ! bah ! — ne me qualifie pas de grâce ni d’oncle ! — Je ne suis pas l’oncle d’un traître ; et ce mot grâce — dans une bouche impie n’est que profane. — Pourquoi ces pieds bannis et proscrits — ont-ils osé toucher la poussière du sol de l’Angleterre ? — Pourquoi, pourquoi ont-ils osé franchir — tant de milles sur son sein pacifique, — effrayant ses pâles hameaux par l’appareil de la guerre — et par l’ostentation d’une méprisable prise d’armes ? — Es-tu venu parce que l’oint du seigneur, le roi, est absent ? — Eh ! fol enfant, le roi est resté ici, — et son autorité réside dans mon cœur loyal. — Si j’avais encore autant de fougueuse jeunesse — qu’au temps où le brave Gand, ton père, et moi, — nous dégagions le Prince Noir, ce jeune Mars de l’humanité, — des rangs de plusieurs milliers de Français, — oh ! comme ce bras, — maintenant prisonnier de la paralysie, t’aurait vite châtié ! — comme il t’aurait vite administré la correction de ta faute !
— Mon gracieux oncle, faites-moi connaître ma faute : — quelle est-elle ? en quoi consiste-t-elle ?
— Elle est de la plus grave nature ; — une grosse rébellion, une détestable trahison ! — Tu es un banni, et voici que tu viens, — avant que ton temps soit expiré, — braver ton souverain les armes à la main !
— C’est Hereford qui fut banni naguère ; — aujourd’hui c’est Lancastre qui revient. — Mon noble oncle, j’en conjure Votre Grâce, — examinez mes griefs d’un œil impartial. — Vous êtes mon père, car il me semble voir en vous — revivre le vieux Jean de Gand. Eh bien donc, ô mon père ! — permeitez-vous que je reste condamné — à la vie errante d’un vagabond, mes droits et mes titres souverains — arrachés de mes mains par la force et abandonnés — à de prodigues parvenus ! Pourquoi suis-je né ? — Si le roi, mon cousin, est roi d’Angleterre, — il faut reconnaître que je suis duc de Lancastre. — Vous avec un fils, Aumerle, mon noble parent : — si vous étiez mort le premier, et qu’il eût été ainsi accablé, — il aurait trouvé dans son oncle Jean de Gand un père — pour chasser ses offenseurs et les réduire aux abois ! — On me défend de réclamer ici mon investiture, — et pourtant j’y suis autorisé par mes lettres patentes. — Les biens de mon père sont séquestrés et vendus, — et tout cela pour le plus coupable usage. — Que vouliez-vous que je fisse ? Je suis un sujet, — et j’invoque la loi. On me refuse des procureurs ; — et voilà pourquoi je revendique en personne mes droits — de légitime descendant à l’héritage de mes pères.
— Le noble duc a été trop injustement traité.
— Il dépend de Votre Grâce de lui faire réparation.
— Des hommes infimes se sont agrandis de ses domaines.
— Lords d’Angleterre, écoutez-moi, — j’ai ressenti les outrages faits à mon neveu, — et j’ai tâché par tous mes efforts de lui obtenir réparation ; — mais venir ainsi, les armes à la main, — opérer avec le tranchant de son glaive le redressement de ses torts, — chercher la réparation par l’outrage, c’est ce qui ne se doit pas ; — et vous tous qui le soutenez en ceci, — vous fomentez la rébellion, et vous êtes tous rebelles.
— Le noble duc a juré qu’il vient seulement — réclamer son bien : et pour cette légitime revendication, — nous avons tous solennellement juré de lui donner aide ; — et puisse ne jamais connaître le bonheur, celui qui violera ce serment !
— Bien, bien. Je prévois l’issue de cette prise d’armes. — Je ne puis l’empêcher, je dois le confesser ; mon pouvoir est trop faible, mes ressources sont insuffisantes. — Mais, si je le pouvais, par celui qui m’adonne la vie ! — je vous arrêterais tous et je vous ferais plier devant la merci souveraine du roi. — Mais, puisque je ne le puis, sachez — que je reste neutre. Sur ce, adieu ; à moins qu’il ne vous plaise d’entrer dans le château, — et de vous y reposer cette nuit.
— Une offre, mon oncle, que nous accepterons volontiers. — Mais il faut que nous décidions Votre Grâce à venir avec nous — au château de Bristol, occupé, dit-on, — par Bushy, Bagot et leurs complices, — ces chenilles de la république, — que j’ai juré d’extirper et de détruire.
— Il se peut que j’aille avec vous… Mais je veux y réfléchir ; — car je répugne à violer les lois de mon pays. — Vous n’êtes ni mes amis ni mes ennemis : vous êtes les bienvenus. — Les choses, devenues irrémédiables, me deviennent indifférentes.
Scène VIII.
— Milord de Salisbury, nous avons attendu dix jours ; — c’est à grand’peine que nous avons retenu nos compatriotes ; — et cependant nous ne recevons aucune nouvelle du roi : — conséquemment, nous allons nous disperser : adieu.
— Attends encore un jour, fidèle Gallois ; — le roi repose toute sa confiance — en toi.
On croit que le roi est mort ; nous ne voulons plus attendre. — Les lauriers dans notre pays sont tous flétris (12), — et les météores épouvantent les étoiles fixes du ciel. — La pâle lune luit sanglante sur la terre, — et des prophètes à la mine décharnée murmurent de formidables changements ; — les riches ont l’air triste, et les gueux dansent et sautent de joie, — les uns, craignant de perdre leur fortune, — les autres espérant faire la leur par la fureur et la guerre. — Ces signes sont les avant-coureurs de la mort ou de la chute des rois. — Adieu ; mes compatriotes sont partis et en fuite, — convaincus que Richard, leur roi, est mort.
— Ah ! Richard ! c’est avec le regard d’une âme accablée — que je vois ta gloire, comme une étoile filante, — tomber du firmament sur la terre abjecte ! — Ton soleil se couche en pleurant au fond de l’occident, — annonçant les orages à venir, le malheur et le désordre. — Tes amis ont fui pour se joindre à tes ennemis ; — et tous les destins marchent contre ta fortune.
Scène IX.
Faites avancer ces hommes. — Bushy et Green, je ne veux pas tourmenter vos âmes, — qui vont dans un moment être séparées de vos corps, — par une trop longue dénonciation de vos funestes existences ; — car ce ne serait pas charitable. Néanmoins, pour laver mes mains — de votre sang, ici, à la vue de tous, — je veux exposer quelques-uns des motifs de votre mort. — Vous avez égaré un prince, un roi vraiment royal, — un parfait gentilhomme de race et de nature ; — vous l’avez complètement dénaturé et défiguré. — Dans vos criminels loisirs, vous avez, en quelque sorte, — établi un divorce entre la reine et lui ; — vous avez dépossédé le lit royal, — et flétri les belles joues d’une charmante reine — avec les larmes arrachées de ses yeux par vos noirs outrages. — Moi-même, prince par la fortune de ma naissance, — proche du roi par le sang, proche de lui par l’affection — jusqu’au jour où vous m’avez fait méconnaître par lui, — j’ai dû courber la tête sous vos injures, — et exhaler dans les nues étrangères mes soupirs anglais, — mangeant le pain amer de la proscription, — tandis que vous viviez de mes seigneuries, — que vous détruisiez mes parcs, et que vous abattiez mes forêts ; — tandis que vous arrachiez de mes fenêtres mon blason de famille — et que vous effaciez ma devise, ne me laissant d’autres signes — que l’estime des hommes et le sang de mes veines — pour prouver au monde que je suis gentilhomme. — Ces motifs et bien d’autres (je pourrais en dire deux fois plus) — vous condamnent à mort… Qu’on les livre — à l’exécution et au bras de la mort !
— Le coup de la mort m’est plus agréable — que ne l’est Bolingbroke à l’Angleterre… Milords, adieu.
— Ce qui me console, c’est que le ciel prendra nos âmes, — et punira l’iniquité des peines de l’enfer.
— Milord Northumberland, veillez à ce qu’ils soient dépêchés.
— Mon oncle, vous dites que la reine est chez vous. — Au nom du ciel, qu’elle soit bien traitée : — dites-lui que je lui envoie mes affectueux hommages ; — ayez bien soin que mes compliments lui soient transmis.
— J’ai dépêché un de mes gentilshommes — avec une lettre pleine de votre affection pour elle.
— Merci, cher oncle… Venez, milords ! en marche ! — Allons combattre Glendower et ses complices. — Un peu de travail encore, et, ensuite, congé !
Scène X.
— Vous appelez Barkloughly le château que voici ?
— Oui milord… Comment Votre Grâce trouve-t-elle l’air de ce pays, — après avoir été secouée par les mers déchaînées ?
— Comment ne l’aimerais-je pas ? Je pleure de joie — de me retrouver encore une fois dans mon royaume… — Terre chérie, je te salue de mon étreinte, — quoique des rebelles te déchirent avec les sabots de leurs chevaux. — Comme une mère, longtemps séparée de son enfant, — mêle les sourires et les larmes dans la folle joie de le revoir ; — ainsi, souriant et pleurant, je te salue, ma terre, — et te caresse de mes royales mains. — Ne nourris pas les ennemis de ton souverain, ma gentille terre, — et refuse tout cordial à leur appétit dévorant. — Mais fais en sorte que tes araignées qui sucent ton venin, — que tes crapauds rampants se trouvent sur leur chemin — et blessent les pieds perfides — qui te foulent d’un pas usurpateur. — N’offre à mes ennemis que des orties ; — et quand ils cueilleront une fleur sur ton sein, — fais-la garder, je te prie, par une vipère, — dont la langue fourchue puisse d’un trait meurtrier — lancer la mort aux ennemis de ton souverain… — Ne riez pas de mes paroles, milords, comme d’une folle adjuration. — Cette terre aura du sentiment, et ses pierres — se changeront en soldats armés, avant que son roi natal — chancelle sous les coups d’une infâme rébellion.
— Ne craignez rien, milord. Le pouvoir qui vous a fait roi — aura le pouvoir de vous maintenir roi, en dépit de tout. — Les moyens que présente le ciel, il faut les saisir, — et non les négliger ; autrement, si, quand le ciel veut, — nous ne voulons pas, nous repoussons les offres du ciel, — les moyens providentiels de secours et de salut.
— Il veut dire, milord, que nous sommes trop indolents, — tandis que Bolingbroke, grâce à notre sécurité, — s’agrandit et se renforce en ressources et en amis.
— Désespérant cousin ! ne sais-tu pas — que, quand l’œil pénétrant du ciel est caché — derrière le globe et éclaire le monde inférieur, — alors voleurs et bandits se répandent partout, invisibles — et sanglants, en meurtres et en outrages ; — mais sitôt que, sortant de dessous cette sphère terrestre, — l’astre embrase à l’orient les fières cimes des pins — et darde sa lumière dans tous les antres coupables, — alors les meurtres, les trahisons et les crimes détestés, — n’ayant plus sur les épaules le manteau de la nuit, — restent découverts et nus, tout tremblants d’eux-mêmes ? — Ainsi, quand ce voleur, ce traître Bolingbroke, — qui s’ébattait dans la nuit, — tandis que nous errions aux antipodes (13), - nous verra remonter sur le trône, notre orient, — sa trahison apparaîtra rougissant sur sa face, — et, incapable d’endurer la vue du jour, — épouvantée d’elle-même, elle tremblera de ses crimes. — Toutes les eaux de la mer orageuse et rude — ne sauraient laver du front d’un roi l’onction sacrée. — Le souffle des humains ne saurait déposer — le lieutenant élu par le Seigneur. — À chaque homme qu’à enrôlé Bolingbroke — pour lever un perfide acier contre notre couronne d’or, — Dieu, défendant son Richard, oppose un ange glorieux, — pris à la solde céleste. Donc, si les anges combattent, — les faibles hommes doivent succomber ; car le ciel sauvegarde toujours le droit.
— Bienvenu, milord ! — À quelle distance sont réunies vos forces ?
— Mon gracieux lord, juste à la distance — de ce faible bras. Le découragement guide ma langue — et ne me permet que les paroles de désespoir. — Un jour de retard, mon noble lord, a, je le crains, — enveloppé de nuages tous tes beaux jours ici-bas. — Oh ! rappelle la journée d’hier, fais rétrograder le temps, — et tu auras douze mille hommes de guerre. — Aujourd’hui, aujourd’hui, ce malheureux jour de retard, — anéantit pour toi bonheur, amis, fortune et puissance. — Car tous les Gallois, sur le bruit de ta mort, — sont allés vers Bolingbroke, ou dispersés et en fuite.
— Remettez-vous, mon suzerain… Pourquoi Votre Grâce pâlit-elle ainsi ?
— Il n’y a qu’un moment, le sang de vingt mille hommes — faisait rayonner ma face, et les voilà échappés ! — Ah ! jusqu’à ce qu’il me vienne autant de sang, — n’ai-je pas raison d’être pâle comme un mort ? — Toutes les âmes, qui veulent être sauvées, fuient loin de mon côté ; — car le temps a mis un stigmate sur mon orgueil.
— Reprenez courage, mon suzerain… Rappelez-vous qui vous êtes.
— Je m’étais oublié… Ne suis-je pas roi ? — Réveille-toi, Majesté fainéante ! tu dors. — Est-ce que le nom de roi ne vaut pas quarante mille noms ? — Arme-toi, arme-toi, mon nom ! un chétif sujet s’attaque — à ta gloire suprême !… Ne regardez pas à terre, — vous, favoris d’un roi… Ne sommes-nous pas en haut ? — Qu’en haut soient nos pensées ! Je sais que mon oncle York — a des forces suffisantes pour notre succès… Mais qui vient ici ?
— Que le ciel accorde à mon suzerain plus d’allégresse et de bonheur — que ne peut lui en apporter ma voix timbrée de douleur !
— Mon oreille est ouverte et mon cœur préparé. — Le pis que tu puisses me révéler est une perte mondaine. — Mon royaume est-il perdu, dis ? eh bien, il était mon souci ; — et que perd-on à être débarrassé d’un souci ? — Bolingbroke prétend-il être aussi grand que nous ? — Il ne sera pas plus grand ; s’il sert Dieu, — nous le servirons aussi, et nous serons ainsi son égal. — Est-ce que nos sujets se révoltent ? nous n’y pouvons rien : — ils violent leur foi envers Dieu comme envers nous ! — Crie-moi malheur, destruction, ruine, désastre, catastrophe ! — Le pis, c’est la mort, et la mort veut avoir son jour.
— Je suis bien aise que Votre Altesse soit si bien armée — pour supporter le choc de la calamité. — Telle qu’une tempête irrésistible — qui noie les rives des fleuves sous leurs flots argentés, — comme si l’univers entier allait se dissoudre en larmes, — telle déborde par-dessus toute limite la rage — de Bolingbroke, couvrant votre terre épouvantée — d’acier brillant et dur et de cœurs plus durs que l’acier. — Les barbes blanches arment leurs crânes minces et chauves — contre ta Majesté ; les enfants, s’évertuant à grossir — leurs voix de filles, — agitent leurs membres féminins — dans de roides et incommodes armures qu’ils traînent contre ta couronne ; — tes propres chapelins apprennent à bander l’if — doublement fatal de leurs arcs contre ton sceptre (14) ; - les femmes même, quittant leur quenouille, brandissent des hachettes rouillées — contre ton trône ; jeunes et vieux se révoltent, — et tout va plus mal encore que je ne puis dire.
— Tu ne dis que trop bien, trop bien, un si triste récit. — Où est le comte de Wiltshire ? où est Bagot ? — qu’est devenu Bushy ? — où est Green ? — qu’ils aient laissé ce dangereux ennemi — mesurer nos États par une marche si paisible ! — Si nous l’emportons, ils le paieront de leurs têtes ! — Je gage qu’ils ont fait leur paix avec Bolingbroke.
— Effectivement, milord, ils ont fait leur paix avec lui.
— Ô scélérats ! vipères ! damnés sans rédemption ! — Chiens, prêts, au moindre signe, à ramper devant le premier venu ! — Serpents, réchauffés avec le sang de mon cœur, qui me percent le cœur ! — Trois Judas, dont chacun est trois fois pire que Judas ! — Ils ont fait leur paix ! Que le terrible enfer fasse la guerre — à leurs âmes souillées pour ce crime !
— La plus douce affection, je le vois, en se dénaturant, — tourne à la plus aigre et à la plus mortelle haine. — Rétractez vos imprécations contre leurs âmes. Ils ont fait leur paix, — mais en tendant leur tête, et non leur main. Ceux que vous maudissez — ont reçu le coup suprême de la mort — et gisent profondément ensevelis dans le gouffre de la terre.
— Quoi ! Bushy, Green et le comte de Wiltshire sont morts !
— Oui, tous trois ont eu la tête tranchée à Bristol.
— Où est le duc mon père avec ses forces ?
— Peu importe… Qu’on ne me parle plus d’espérance ! — Causons de tombeaux, de vers et d’épitaphes. — Faisons de la poussière notre papier, et avec la pluie de nos yeux — écrivons la douleur sur le sein de la terre. — Choisissons des exécuteurs testamentaires et disons nos dernières volontés… — Et pourtant, non ! Car, que pouvons-nous léguer, — hormis notre corps dégradé à la terre ? — Nos domaines, nos existences, tout est à Bolingbroke. — Et nous ne pouvons rien appeler nôtre, si ce n’est la mort, — et cette chétive maquette de terre stérile — qui empâte et couvre nos os ! — Au nom du ciel, asseyons-nous à terre, — et disons la triste histoire de la mort des rois : — les uns déposés, d’autres tués à la guerre, — d’autres hantés par les spectres de ceux qu’ils avaient détrônés, — d’autres empoisonnés par leurs femmes, d’autres égorgés en dormant, — tous assassinés ! Car dans le cercle même de la couronne — qui entoure les tempes mortelles d’un roi — la mort tient sa cour, et là, la farceuse trône, — raillant l’autorité de ce roi, ricanant de sa pompe, — lui accordant un souffle, une petite scène — pour jouer au monarque, se faire craindre et tuer d’un regard, — lui inspirant l’égoïsme et la vanité avec l’idée — que cette chair qui sert de rempart à notre vie — est un impénétrable airain ! Puis, après s’être ainsi amusée, — elle en finit ; avec une petite épingle, — elle perce ce rempart, et… adieu le roi ! — Couvrez vos têtes, et n’offrez pas à ce qui n’est que chair et que sang — l’hommage d’une vénération dérisoire ; jetez de côté le respect, — la tradition, l’étiquette, et la déférence cérémonieuse ; — car vous vous êtes mépris sur moi jusqu’ici. — Comme vous, je vis de pain, je sens le besoin, j’éprouve la douleur, — et j’ai besoin d’amis. Ainsi asservi, — comment pouvez-vous me dire que je suis roi ?
— Milord, les hommes sages ne s’affligent jamais des maux présents, — mais ils emploient le présent à prévenir les afflictions nouvelles. — La peur paralysant la force, craindre l’ennemi, — c’est fortifier l’ennemi de toute votre faiblesse, — c’est follement combattre contre vous-même (15). — Trembler, c’est vous faire tuer. Que risquez-vous de plus à combattre ? — Mourir en combattant, c’est riposter à la mort par la mort, — tandis que mourir en tremblant, c’est payer à la mort un lâche tribut.
— Mon père a des troupes : informez-vous de lui, — et d’un membre apprenez à faire un corps.
— Tu me reprends justement… Arrogant Bolingbroke, je viens — échanger les coups avec toi dans une journée décisive. — Cet accès de frayeur est dissipé… — C’est une tâche aisée que de conquérir ce qui est à nous… — Dis-moi, Scroop, où est mon oncle avec ses forces ? — Que tes paroles me soient douces, ami, si ta mine m’est amère !
— On juge par l’aspect du ciel — l’état et la disposition du temps ; — de même vous pouvez juger, à mon air triste et accablé, — que ma langue n’a à dire que les plus tristes choses. Je serais un bourreau, si, détail à détail, — je prolongeais le plus douloureux récit. Votre oncle York s’est joint à Bolingbroke ; — tous vos châteaux du Nord se sont rendus, — et tous vos gentilshommes du Sud ont pris les armes — en sa faveur.
Tu en as dit assez !…
— Maudit sois-tu, cousin, de m’avoir écarté — de la douce voie du désespoir ! — Que dis-tu maintenant ? Quelle espérance avons-nous maintenant ? — Par le ciel, je haïrai éternellement — quiconque me dira encore d’espérer. — Allons au château de Flint ; c’est là que j’agoniserai. — Un roi, esclave du malheur, doit obéir royalement au malheur, — Licenciez les forces qui me restent ; et qu’elles aillent — cultiver un terrain qui offre encore quelque espoir de récolte ; — chez moi il n’en est plus. Qu’on ne me parle pas — de revenir sur ceci. Tout conseil serait vain.
— Un mot, mon suzerain.
Il m’offense doublement — celui qui me blesse par les flatteries de son langage. — Licenciez ceux qui me suivent ; laissez-les aller… Qu’ils passent — de la nuit de Richard au grand jour de Bolingbroke !
Scène XI.
— Ainsi, nous l’apprenons par cet avis, — les Gallois sont dispersés ; et Salisbury — est allé rejoindre le roi qui est récemment débarqué, — avec quelques amis particuliers, sur cette côte.
— Voilà une fort agréable et fort bonne nouvelle, milord ; — Richard a caché sa tête non loin d’ici.
— Il serait bienséant que lord Northumberland — dit : le roi Richard… Jour désastreux — où ce roi sacré devrait cacher sa tête !
— Votre Grâce me comprend mal : c’était seulement pour abréger — que j’avais omis son titre.
— Il fut un temps, — où, si vous aviez ainsi abrégé avec lui, — il eût abrégé avec vous jusqu’à vous raccourcir, — pour ce coup de tête, de toute la longueur de votre tête.
— Ne vous méprenez pas, mon oncle, plus que vous ne devez.
— Et vous, mon bon neveu, ne prenez pas plus que vous ne devez, — de peur de vous méprendre. Le ciel est au-dessus de votre tête.
— Je le sais, mon oncle, et je ne m’oppose point — à sa volonté… Mais qui vient ici ?
— Eh bien, Harry, es-t-ce que ce château ne veut pas se rendre ?
— Ce château, milord, est armé royalement — contre ton entrée.
Royalement ! — Mais il ne renferme pas un roi ?
Si fait, mon bon lord, — il renferme un roi. Le roi Richard est — dans cette enceinte de ciment et de pierre : — et avec lui sont lord Aumerle, lord Salisbury, — sir Stephen Scroop ; en outre, un ecclésiastique — de sainte dignité, je n’ai pu savoir qui.
— C’est probablement l’évêque de Carlisle.
Noble lord, — avancez-vous jusqu’aux flancs rudes de cet ancien château ; — par la trompette de cuivre envoyez la fanfare de parlementaire — à ses oreillons délabrés, et transmettez-lui ce message. — Henry Bolingbroke — baise à deux genoux la main du roi Richard, et offre l’allégeance et le loyal dévouement de son cœur — à sa très-royale personne. Je suis venu ici — pour déposer à ses pieds mes armes et ma puissance, — pourvu que la révocation de mon bannissement — et la restauration de mes terres soient pleinement concédées. — Sinon, je prendrai avantage de ma force, — et j’abattrai la poussière de l’été sous des averses de sang — qui pleuvront des blessures des Anglais égorgés. — Combien il répugnerait à l’âme de Bolingbroke — d’inonder de cette tempête cramoisie — le giron frais et vert de la belle terre du roi Richard, — mon hommage agenouillé le démontrera tendrement. — Allez lui déclarer cela, tandis que nous marcherons — sur le tapis gazonné de cette plaine…
— Marchons sans faire bruire le menaçant tambour, — que des créneaux chancelants de ce château — nos loyales propositions soient pleinement entendues. — Ma rencontre avec le roi Richard ne doit pas, il me semble, — être moins formidable que la rencontre des deux éléments contraires, — le feu et l’eau, alors que leur choc foudroyant — déchire la joue nébuleuse des cieux. — Qu’il soit le feu, je serai l’eau flexible, — Qu’il soit tout à la rage, tandis que sur la terre je ferai pleuvoir — mes eaux ; sur la terre et non sur lui ! — Avançons et observons la contenance du roi Richard.
— Voyez, voyez, le roi Richard lui-même apparaît : — tel que le soleil rougissant de colère, — alors que, du portail enflammé de l’orient, — il aperçoit les nuages envieux conjurés — pour ternir sa gloire et pour obscurcir la trace — radieuse de sa course vers l’occident. — Il a toujours l’air d’un roi ; regardez, son œil, — brillant comme celui de l’aigle, rayonne — d’une majesté souveraine ! Hélas ! hélas ! quel malheur — qu’aucune offense assombrisse tant de splendeur !
— Nous sommes stupéfaits ; nous avons attendu jusqu’ici — que tu fléchisses un genou tremblant — devant nous qui croyions être ton roi légitime. — Si nous le sommes, comment tes jarrets osent-ils oublier — de rendre à notre présence leur respectueux devoir ? — Si nous ne le sommes pas, montre-nous la main divine — qui nous a destitué de notre office ; car nous savons bien que nulle main de chair et d’os — ne peut saisir la poignée sacrée de notre sceptre, — sans profanation, vol ou usurpation. — Peut-être croyez-vous que, comme vous, tous — ont fait violence à leur âme pour la détourner de nous, — et que nous sommes isolé et dénué d’amis ; — mais sachez que mon maître, le Dieu omnipotent, — assemble, dans les nues, en notre faveur, — des armées de fléaux, qui frapperont — vos enfants encore à naître, — tandis que vous levez vos mains vassales contre ma tête, — et que vous menacez la gloire de ma précieuse couronne. — Dites à Bolingbroks (car c’est lui, je crois, que je vois là-bas) — que chaque pas qu’il fait sur mon territoire — est une dangereuse trahison. Il est venu ouvrir — l’écarlate testament de la guerre saignante ; — mais avant qu’il possède en paix la couronne à laquelle il aspire, — dix mille couronnes sanglantes, dix mille crânes de fils enlevés à leurs mères, — dépareront la face en fleurs de l’Angleterre, — changeront la sereine pâleur de la paix virginale — en pourpre furieuse, et inonderont — du sang anglais le plus loyal, l’herbe de nos prairies !
— Au roi des cieux ne plaise que notre seigneur le roi — soit ainsi assailli par une guerre — civile et incivile ! Ton trois fois noble cousin, — Harry Bolingbroke, baise humblement ta main ; — il jure par la tombe honorée — qui recouvre les os de votre royal grand-père, — et par la royale noblesse de ton sang et du sien, — issus, l’un et l’autre, de la même source auguste, — et par le bras enseveli du belliqueux Jean de Gand, — il jure par sa gloire et par son honneur, — serment qui résume tous les serments, — que son seul objet, en venant ici, — est de réclamer son royal héritage et d’implorer — à genoux la révocation de son bannissement. — Cela une fois accordé par le roi, — il abandonnera ses armes brillantes à la rouille, — ses coursiers bardés de fer à l’écurie, et son cœur — au bonheur de servir loyalement Votre Majesté. — Il jure, foi de prince, que cela est juste ; — et moi, foi de gentilhomme, je suis de son avis.
— Écoute, Northumberland, voici la réponse du roi : — Son noble cousin est ici tout à fait le bienvenu, — et toutes ses justes demandes — seront accomplies sans contradiction. — Avec toute la grâce de ton langage, — offre à son affable déférence mes affectueux compliments.
— Nous nous avilissons, n’est-ce pas, cousin ? — par une si pauvre attitude, par des paroles si conciliantes ? — Faut-il rappeler Northumberland, envoyer — un défi au traître, et puis mourir ?
— Non, mon bon seigneur ; combattons avec d’affables paroles, — jusqu’à ce que le temps nous prête des amis, et ces amis, le secours de leurs épées.
— Ô Dieu ! ô Dieu ! faut-il que ma langue, — qui a prononcé une terrible sentence de bannissement — contre cet homme altier, la révoque — avec des paroles de douceur ! Oh ! que ne suis-je aussi grand — que ma douleur ou moins grand que mon nom ! — Que ne puis-je oublier ce que j’ai été, — ou ne plus me rappeler ce que je devrais être aujourd’hui ! — Tu te soulèves, cœur altier ? Libre à toi de battre, — puisque nos ennemis sont libres de nous battre !
— Northumberland revient de la part de Bolingbroke.
— Que faut-il que le roi fasse à présent ? Faut-il qu’il se soumette ? — Le roi le fera. Faut-il qu’il soit déposé ? — Le roi s’y résignera. Faut-il qu’il perde — le nom de roi ? Au nom de Dieu, qu’on le lui ôte ! — Je donnerai mes joyaux pour un chapelet, — mon splendide palais pour un ermitage, — mon éclatant appareil pour la robe d’un mendiant, — mes gobelets ciselés pour un plat de bois, — mon sceptre pour un bâton de pèlerin, — mes sujets pour une paire de saints sculptés, — et mon vaste royaume pour un petit tombeau, — un petit, petit tombeau, un obscur tombeau ! — Je consens même à être enterré sur la route royale, — sur la route la plus fréquentée, pour que les pieds de mes sujets — puissent à toute heure fouler la tête de leur souverain. — Vivant, ils marchent bien sur mon cœur : — une fois enterré, pourquoi pas sur ma tête ?… — Aumerle, tu pleures ! mon tendre cousin ! — Eh bien, nous verserons l’orage de ces larmes méprisées ; — et, mêlées à nos soupirs, elles coucheront les blés de l’été, — et feront la famine sur cette terre révoltée. — Ou bien, si tu veux, nous nous ferons un jeu de nos chagrins, — et nous emploierons nos larmes à quelque gracieuse gageure ! — Par exemple, nous les laisserons tomber toujours au même endroit, — jusqu’à ce qu’elles aient excavé dans la terre — deux fosses où nous serons ensevelis avec cette inscription : Ci-gisent — deux cousins qui ont creusé leurs fosses avec des pleurs ! — Est-ce que notre malheur ne ferait pas bien ainsi ?… Allons, allons, je vois — que je babille follement, et vous vous moquez de moi.
— Très-puissant prince, milord Northumberland, — que dit le roi Bolingbroke ? Sa Majesté veut-elle — permettre à Richard de vivre jusqu’à ce que Richard meure ? — Tu fais la révérence, et Bolingbroke dit oui.
— Milord, il vous attend dans la cour basse — pour conférer avec vous. Vous plaira-t-il de descendre ?
— Je descends, je descends, comme l’éclatant Phaéton, — impuissant à conduire des rosses indociles.
— Dans la cour basse ! Cour basse, en effet, où les rois s’abaissent — jusqu’à venir à l’appel des traîtres, et jusqu’à leur faire honneur ! — Dans la cour basse ! Allons en bas ! En bas la cour ! En bas, le roi ! — Car c’est le hibou nocturne qui crie à la hauteur où devrait chanter l’alouette !
— Que dit Sa Majesté ?
Le chagrin et la tristesse de son cœur — le font divaguer, comme un homme en délire ; — néanmoins il descend.
— Rangez-vous tous, — et témoignez à Sa Majesté le respect qui lui est dû… — Mon gracieux seigneur…
— Beau cousin, vous dégradez votre genou princier — en accordant à la terre vile l’honneur de le baiser. — Je préférerais une preuve d’affection, sensible pour mon cœur, — à ces démonstrations de déférence qui blessent mon regard. — Relevez-vous, cousin, relevez-vous ; si bas que soit votre genou, — votre cœur, je le sais, s’élève au moins à cette hauteur.
— Mon gracieux seigneur, je ne viens que réclamer ce qui m’appartient.
— Ce qui est à vous, vous appartient, et je suis à vous ; et tout est à vous.
— Soyez à moi, mon très-redouté seigneur, — autant que mes fidèles services mériteront votre affection.
— Vous avez bien mérité… Ils méritent bien de posséder, — ceux qui savent le plus puissant et le plus sûr moyen d’obtenir… — Mon oncle, donnez-moi votre main ; — voyons, séchez vos yeux : — les larmes prouvent l’affection, mais ne fournissent pas le remède… — Cousin, je suis trop jeune pour être votre père, — quoique vous soyez assez vieux pour être mon héritier… — Ce que vous voulez, je le donnerai, et volontiers ; — car il faut bien faire ce que la force nous contraint de faire. — Marchons vers Londres… voulez-vous, cousin ?
— Oui, mon bon seigneur.
— Alors, je ne dois pas dire non.
Scène XII.
— Quel divertissement pourrions-nous improviser ici, dans ce jardin, — pour chasser le pénible souci qui m’obsède ?
— Madame, nous jouerons aux boules.
Cela me fera penser — que le monde est plein d’aspérité et que ma fortune — dévie.
Madame, nous danserons.
— Mes jambes ne sauraient garder la mesure dans le plaisir, — quand mon pauvre cœur ne la garde pas dans la douleur. — Ainsi, pas de danse, ma fille ; quelque autre jeu !
— Madame, nous conterons des histoires.
Tristes ou gaies ?
— Comme vous voudrez, madame.
Je n’en veux ni de tristes ni de gaies. — Car si elles sont gaies, la gaieté ne me manquant que trop, — elles me rappelleront d’autant plus vivement mon chagrin. — Si elles sont tristes, comme je n’ai que trop de tristesse, — elles ajouteront un surcroît de chagrin à mon manque de gaieté. — Les souffrances que j’ai, je n’ai pas besoin de les redoubler ; — quant à celles que je n’ai pas, il est inutile que je m’en affecte.
— Madame, je chanterai.
Tant mieux, si tu as sujet de chanter ; — mais tu me plairais davantage, si tu voulais pleurer.
— Je pleurerais, madame, si cela pouvait vous faire du bien.
— Et moi aussi je pleurerais, si cela pouvait me faire du bien, — et je n’aurais pas à t’emprunter des larmes. — Mais chut !… voici venir les jardiniers. — Mettons-nous à l’ombre de ces arbres.
— Je gage ma misère contre un cent d’épingles — qu’ils vont parler politique ; car ainsi fait chacun — à l’approche d’une révolution. Tout sinistre a de sinistres avant-coureurs.
— Va rattacher ces abricots vagabonds — qui, comme des enfants indociles, font ployer leur père — sous le poids accablant de leur prodigalité. — Donne un support à ces branches fléchissantes.
— Toi, va, comme un exécuteur, — abattre les têtes des rameaux trop hâtifs — qui s’élèvent trop haut dans notre république. — L’égalité doit être partout dans notre gouvernement… — Tandis que vous vous emploierez ainsi, moi, j’irai sarcler — les herbes nuisibles qui, sans profit, absorbent — aux dépens des fleurs saines la fécondité du sol.
— Pourquoi dans cet enclos — maintenir la loi, l’ordre, la juste harmonie, — et y faire voir le modèle d’un État régulier, — quand notre pays tout entier, ce jardin muré par la mer, — est plein de mauvaises herbes, voit ses plus belles fleurs étouffées, — tous ses arbres fruitiers incultes, ses haies ruinées, — ses parterres en désordre, et ses plantes salutaires — en proie aux chenilles ?
Tais-toi… — Celui qui a souffert ce printemps désordonné — est lui-même arrivé à la chute des feuilles. — Les mauvaises herbes, qu’abritait son large feuillage, et qui le dévoraient en paraissant le soutenir, — ont été arrachées et complètement déracinées par Bolingbroke. — Je veux parler du comte de Wiltshire, de Bushy et de Green.
— Comment ! est-ce qu’ils sont morts ?
Ils sont morts ; et Bolingbroke — a saisi le roi dissipateur… Oh ! quel dommage — qu’il n’ait pas soigné et cultivé ses domaines — comme nous ce jardin ! Nous, la saison venue, — nous incisons l’écorce, cette peau de nos arbres fruitiers, — de peur que regorgeant de sève et de sang, — ils ne se perdent par excès de richesses. — S’il en avait fait autant aux grands et aux ambitieux, — ils auraient pu vivre pour porter, et lui pour recueillir — les fruits du devoir. — Toutes les branches superflues, — nous les élaguons pour faire vivre les rameaux producteurs. — S’il en avait fait autant, lui-même porterait encore la couronne, — que les dissipations de sa frivole existence ont à jamais jetée bas.
— Comment ! vous croyez donc que le roi sera déposé ?
— Il est déjà dominé ; et il est fort probable — qu’il sera déposé… Des lettres sont parvenues la nuit dernière — à un ami cher de ce bon duc d’York, — qui annoncent de sombres nouvelles.
Oh ! j’étouffe ! — Il faut que je parle… Vieux spectre d’Adam, — toi dont l’état est de cultiver ce jardin, comment oses-tu — de ta voix rauque balbutier cette sinistre nouvelle ? — Quelle Ève, quel serpent t’a insinué — de répéter ainsi la chute de l’homme maudit ? — Pourquoi dis-tu que Richard est déposé ? — Être chétif, à peine au-dessus de la terre, tu oses — présager la chute du roi ! Dis-moi où, quand et comment — tu as su cette funeste nouvelle ? Parle, misérable.
— Pardonnez-moi, madame. J’ai peu de joie — à murmurer cette nouvelle ; mais ce que je dis est vrai. — Le roi Richard est dans la puissante main — de Bolingbroke. Leurs deux fortunes sont pesées ; — dans le plateau de votre seigneur il n’y a que lui-même, — et quelques rares vanités qui le rendent encore plus léger ; — mais dans le bassin du grand Bolingbroke, — il y a, outre lui-même, tous les pairs d’Angleterre, — et grâce à cette surcharge, il l’emporte sur le roi Richard. — Courez à Londres, et vous vous en convaincrez ; — je ne dis que ce que chacun sait.
— Rapide calamité dont la marche est si prompte, — n’est-ce pas moi que concerne ton message, — et je suis la dernière à le connaître ! Oh ! tu entends — me prévenir la dernière, pour que, plus tard que tous, je garde — la souffrance dans mon cœur… Venez, mesdames, allons — trouver à Londres l’infortuné roi de Londres. — Ah ! étais-je née pour ceci ! pour que ma tristesse — parât le triomphe du grand Bolingbroke ! — Jardinier, pour m’avoir annoncé cette nouvelle de malheur, — je voudrais que les plantes que tu greffes ne fleurissent jamais.
— Pauvre reine ! si cela pouvait empêcher ton malheur, — je voudrais que mon art fût sous le coup de ta malédiction ! — Ici elle a laissé tomber une larme ; ici, à cette place, — je sèmerai la rue, cette âcre herbe de grâce : — la rue, emblème de tristesse, apparaîtra ici bientôt, — en souvenir d’une reine éplorée.
Scène XIII.
Faites avancer Bagot… — Maintenant, Bagot, exprime-toi librement ; — dis ce que tu sais de la mort du noble Glocester, — qui l’a tramée avec le roi, et qui a exécuté — l’œuvre sanglante de sa fin prématurée.
— Eh bien, confrontez-moi avec lord Aumerle.
— Cousin, avancez, et regardez cet homme.
— Milord Aumerle, je sais que votre langue hardie — dédaignerait de se démentir. — À cette époque funèbre où fut complotée la mort de Glocester, — je vous ai entendu dire : N’ai-je pas le bras long, — moi qui, de cette paisible cour d’Angleterre, puis atteindre — jusqu’à Calais la tête de mon oncle ? — Entre autres propos, à cette même époque, — je vous ai ouï dire — que vous refuseriez — l’offre de cent mille couronnes — plutôt que de consentir au retour de Bolingbroke en Angleterre ; et vous avez ajouté — que la mort de votre cousin serait une bénédiction pour ce pays.
— Princes et nobles lords, — quelle réponse dois-je faire à cet homme vil ? — Dois-je déshonorer mon illustre étoile — en me faisant son égal pour lui infliger un châtiment ? — Ou je dois m’y résoudre ou laisser souiller mon honneur — par l’accusation de ses lèvres calomnieuses… — Voici mon gage, sceau manuel de mort — qui te marque pour l’enfer ! Je dis que tu mens, — et je soutiendrai que ce que tu as dit est faux, — je le soutiendrai dans le sang de ton cœur, tout indigne qu’il est — de ternir la trempe de ma chevaleresque épée !
— Bagot, arrête, je te défends de le relever.
— Je voudrais que ce fût le plus illustre de cette assemblée, — hormis un seul, qui m’eût ainsi provoqué.
— Si ta valeur exige la parité, — voici mon gage, Aumerle, en échange du tien.
— Par ce beau soleil qui me montre où tu es, — je t’ai entendu dire, et dire en t’en vantant, — que tu étais l’auteur de la mort du noble Glocester. — Si tu le nies, tu en as vingt fois menti ; — et je rejetterai ton imposture dans ton cœur, — qui l’a forgée, avec la pointe de ma rapière.
— Lâche, tu n’oserais vivre assez pour voir un pareil jour.
— Ah ! sur mon âme, je voudrais que ce fût sur l’heure.
— Fitzwater, tu es désormais un damné de l’enfer.
— Aumerle, tu mens ; il est aussi honorable — en ce défi que tu es déloyal : — en foi de quoi, je jette ici mon gage, — je soutiendrai mon dire jusqu’à l’extinction — de ton souffle mortel. Ramasse, si tu l’oses.
— Si je ne le fais pas, puisse ma main tomber en pourriture, — et ne plus jamais brandir l’acier vengeur — sur le casque étincelant de mon ennemi !
— Je fais le même vœu, parjure Aumerle ; — et je te provoque par tous les démentis — qui peuvent être hurlés à ton oreille traîtresse — d’un soleil à l’autre. Voici le gage de mon honneur ; — mets-le à l’épreuve, si tu l’oses.
— Qui me défie encore ? par le ciel, je jette le gant à tous : — j’ai dans ce seul cœur mille esprits — pour tenir tête à vingt mille comme vous.
— Milord Fitzwater, je me rappelle très-bien — le moment ou vous causiez avec Aumerle.
— Il est vrai, milord ; vous étiez présent, — et vous pouvez certifier que mon rapport est vrai.
— Aussi faux, par le ciel, que le ciel même est vrai.
— Surrey, tu mens.
Enfant sans honneur ! — Ce démenti pèsera à mon épée — jusqu’à ce qu’elle t’ait puni par une vengeance éclatante, jusqu’à ce que toi, le donneur de démentis, et ton démenti, vous dormiez — sous terre aussi profondément que le crâne de ton père. — En foi de quoi, voici le gage de mon honneur ; — mets-le à l’épreuve, si tu l’oses.
— Insensé qui éperonnes un cheval emporté ! — Si j’ose manger, boire, respirer et vivre, — j’oserai affronter Surrey dans un désert, — et cracher sur lui en lui disant : Tu mens, — tu mens, tu mens ! Voici qui m’engage sur ma foi — à t’infliger une solide correction !
— Comme je prétends prospérer dans ce monde où j’entre, — Aumerle est coupable de ce dont je l’accuse. — En outre, j’ai entendu dire au banni Norfolk — que toi, Aumerle, tu avais envoyé deux de tes hommes — pour exécuter le noble duc à Calais.
— Que quelque honnête chrétien me prête un gage pour déclarer — que Norfolk en a menti ! En voici un que je lui jette, — au cas où il serait rappelé pour défendre son honneur.
— Toutes ces querelles resteront en suspens — jusqu’à ce que Norfolk soit rappelé : oui, il sera rappelé, — et, quoique mon ennemi, rétabli — dans toutes ses terres et seigneuries. Quand il sera revenu, — nous le mettrons aux prises avec Aumerle.
— Ce jour honorable ne viendra jamais. — Maintes fois Norfolk banni a combattu — pour Jésus-Christ ; maintes fois, dans le champ glorieux du christianisme, — il a arboré l’étendard de la foi chrétienne — contre les noirs païens. Turcs et Sarrasins. — Enfin, fatigué de ses travaux de guerre, il s’est retiré — en Italie ; et là, à Venise, il a remis — son corps à la terre de ce beau pays, — et son âme pure au Christ, son capitaine, — sous les couleurs duquel il avait si longtemps combattu.
— Comment ! évêque, Norfolk est mort !
Aussi sûrement que je suis vivant, milord.
— Qu’une bien heureuse paix conduise son âme bien-heureuse au sein — du bon vieil Abraham !… Lords appelants, — toutes vos querelles resteront en suspens, — jusqu’à ce que nous vous ayons assigné vos jours d’épreuve.
— Puissant duc de Lancastre, je viens à toi — de la part du découronné Richard qui, de sa pleine. volonté, — t’adopte pour héritier et remet son auguste sceptre — en la possession de ta royale main. — Monte sur le trône que tu hérites dès à présent de lui, — et vive Henry, quatrième du nom !
— Au nom de Dieu, je vais monter sur le trône royal.
Ah ! à Dieu ne plaise ! — Mes paroles dussent-elles sembler mauvaises à ce royal auditoire, — il est bon qu’avant tout je dise la vérité. — Plût à Dieu qu’il y eût dans cette noble compagnie un homme — assez noble pour être le juge royal — du noble Richard ! Alors la vraie noblesse — lui apprendrait à s’abstenir d’une aussi affreuse iniquité. — Quel sujet peut prononcer une sentence sur son roi ? — Et, entre ceux qui siègent ici, qui n’est pas sujet de Richard ? — On ne juge pas les voleurs sans les entendre, — quelque évident que paraisse leur crime ; — et l’image de la majesté de Dieu, — son lieutenant, son intendant, son représentant élu, — l’oint du Seigneur, couronné, installé depuis maintes années, — sera jugé par une bouche sujette et inférieure, — sans être même présent ! Ne permettez pas, ô mon Dieu, — que, dans une région chrétienne, des âmes civilisées — donnent le spectacle d’un forfait aussi odieux, aussi noir, aussi infâme ! — C’est à des sujets que je parle, et que je parle en sujet, — enhardi par Dieu même à défendre son roi. — Milord de Hereford que voici, et que vous appelez roi, — est un félon, traître au roi de l’altier Hereford ! —Et si vous le couronnez, je vous prédis ceci : — le sang anglais engraissera la terre, — et les âges futurs gémiront de cet odieux forfait. — La paix ira dormir chez les Turcs et les infidèles ; — et, en ce séjour de la paix, des guerres tumultueuses — jetteront dans la mêlée famille contre famille, parents contre parents. — Le désordre, l’horreur, l’épouvante et la révolte — habiteront ici ; et ce pays sera appelé — le Golgotha des crânes humains ! — Oh ! si vous élevez cette maison contre cette maison, — ce sera la plus désastreuse anarchie — qui soit jamais tombée sur cette terre maudite. — Empêchez cela, résistez à cela, que cela ne soit pas ! — Les enfants de vos petits-enfants crieraient sur vous : Malédiction ! (17)
— Vous avez bien disserté, monsieur ; et, pour votre peine, — nous vous arrêtons ici comme coupable de haute trahison. — Milord de Westminster, chargez-vous — de le tenir sous bonne garde jusqu’au jour de son procès. (18) — Daignez, milords, accéder à la requête des communes.
— Qu’on aille chercher Richard, pour qu’à la vue de tous — il puisse abdiquer : nos procédés ainsi — ne seront pas suspects.
Je vais être son guide.
— Lords, qui êtes ici arrêtés par nos ordres, — donnez caution de vous présenter au jour désigné.
— Nous devons peu à votre affection, — et nous comptions peu sur votre concours.
— Hélas ! pourquoi suis-je mandé devant un roi, — avant d’avoir secoué les royales pensées — dans lesquelles je régnais ? J’ai à peine appris — à insinuer, à flatter, à saluer et à plier le genou : — donnez à la douleur le temps de m’initier — à cette soumission.
Mais je me rappelle bien — les traits de ces hommes : n’étaient-ils pas à moi ? — Naguère ne me criaient-il pas tous salut ? — C’est ce que Judas cria au Christ : mais lui, sur douze, — trouva onze fidèles ; moi, sur douze mille, pas un ! — Dieu sauve le roi !… Est-ce que personne ne dit : Amen ? — Suis-je à la fois le prêtre et le clerc ? Eh bien soit ! Amen ! — Dieu sauve le roi ! quoique je ne sois plus le roi ! — Et amen encore, quand le ciel voudrait que je le fusse toujours ! — Pour quel emploi m’envoie-t-on chercher ?
— Pour accomplir, de ton plein gré, — ce qu’une majesté fatiguée t’a fait offrir, — la cession de ta dignité et de ta couronne — à Henry Bolingbroke.
— Donnez-moi la couronne… Là, cousin, prends la couronne : — je la tiens de ce côté, tiens-la de l’autre. — Maintenant cette couronne d’or est comme un puits profond — auquel sont attachés deux seaux, remplis l’un après l’autre : l’un, vide, s’agitant sans cesse en l’air, — l’autre, en bas, disparu et plein d’eau. — Le seau d’en bas, plein de larmes, c’est moi, — abreuvé de douleurs ; le seau qui monte, c’est vous.
— Je croyais que vous abdiquiez de votre plein gré.
— Ma couronne, oui ; mais mes chagrins me restent. — Vous pouvez me destituer de ma gloire et de ma puissance, — mais non de mes chagrins : je suis toujours roi de ceux-là.
— Vous me transmettez une partie de vos soucis avec votre couronne.
— Vos soucis, en s’augmentant, ne m’enlèvent pas mes soucis. — Ce qui fait mon souci, c’est la perte de mes vieux soucis ; — ce qui fait votre souci, c’est le gain de nouveaux soucis. — Je garde les soucis mêmes que je cède : — ils suivent la couronne, et pourtant ils me restent.
— Êtes-vous consentant de renoncer à la couronne ?
— Oui… et non, car je ne dois plus rien être ; — non, non, car je renonce pour toi à être ce que je suis. — Remarque maintenant comme je vais me dépouiller : — je retire ce lourd diadème de ma tête, — ce sceptre incommode de ma main, — et de mon cœur l’orgueil du pouvoir royal. — Avec mes propres larmes je me lave de l’onction sainte : — de mes propres mains j’enlève ma couronne ; — de ma propre bouche j’abjure ma dignité sacrée ; — de ma propre voix j’annule tous les serments de fidélité, — j’abdique toute pompe et toute majesté, — j’abandonne mes manoirs, rentes et revenus, — je rapporte mes actes, décrets et statuts. — Que Dieu pardonne tous les serments violés envers moi ! — Que Dieu maintienne inviolables tous les serments à toi prêtés ! — Qu’il ne m’afflige plus de rien, moi qui n’ai plus rien, — et qu’il t’exauce en tout, toi qui as tout acquis ! — Puisses-tu vivre longtemps assis sur le trône de Richard, — et puisse Richard être bientôt couché dans un trou sous la terre ! — Dieu sauve le roi Henry, c’est le vœu de l’ex-roi Richard ! — Dieu veuille lui accorder maintes années de jours radieux ! — Que me reste-t-il à faire ?
Il vous reste à lire — ces accusations, ces crimes graves — commis par votre personne et par vos familiers — contre l’État et les intérêts de ce pays, — afin que par cette confession la conscience de tous — soit convaincue que vous êtes justement déposé.
— Le faut-il ? faut-il que je dévide — l’écheveau de mes folies ? Bon Northumberland, — si tes fautes étaient enregistrées, — serais-tu pas humilié d’en donner lecture — devant une si noble compagnie ? Si tu le faisais, — tu y trouverais un odieux article, — contenant la déposition d’un roi — et la rupture violente d’un serment sacré, — marqué pour la damnation dans le livre des cieux !… — Oui, toi, et vous tous qui impassibles me regardez ici — harcelé par ma misère ! — Qu’importe qu’il y en ait parmi vous qui, comme Pilate, se lavent les mains, — en montrant un semblant de pitié !… Vous-mêmes, Pilates, — vous m’avez livré à ma croix amère, — et nulle eau ne pourra laver votre péché.
— Dépêchez, milord ; lisez ces articles.
— Mes yeux sont pleins de larmes, je ne puis y voir. — Et pourtant l’eau amère ne les aveugle pas au point — qu’ils ne puissent voir ici un tas de traîtres ! — Oui, si je tourne mes regards sur moi-même, — je me trouve traître comme le reste : — car j’ai donné ici le consentement de mon âme — pour dépouiller le corps sacré d’un roi ; — j’ai avili la gloire, asservi la souveraineté, — assujetti la majesté suprême et encanaillé le pouvoir !
— Monseigneur.
— Je ne suis pas ton seigneur, homme hautain et insolent ! — Je ne suis le seigneur de personne ! — Je n’ai pas de nom, pas de titre — (non, pas même le nom qui me fut donné sur les fonts baptismaux), — qui ne soit usurpé… Hélas ! quel malheur ! — avoir traversé tant d’hivers, — et ne pas savoir de quel nom m’appeler ! Oh ! que ne suis-je un dérisoire roi de neige, — exposé au soleil de Bolingbroke, — pour me fondre tout en eau !… — Bon roi… grand roi (et pourtant pas grandement bon), — si ma parole a encore une valeur en Angleterre, — faites, sur son commandement, apporter un miroir, — que je voie comment est mon visage, — depuis qu’il est dépouillé de sa majesté.
— Que l’un de vous aille chercher un miroir.
— Lisez ce papier, en attendant que le miroir arrive.
— Démon ! tu me tourmentes avant que je sois arrivé en enfer.
— N’insistez plus, milord Northumberland.
— Alors les communes ne seront pas satisfaites.
— Elles seront satisfaites : j’en lirai assez, — quand j’aurai sous les yeux le livre même — où tous mes péchés sont écrits, c’est-à-dire moi-même.
— Donnez-moi cette glace ; c’est là que je veux lire… Quoi ! pas de rides plus profondes ! La douleur qui a porté — tant de coups à ce visage, — n’y a pas fait de plus profondes blessures ! miroir flatteur, — comme les courtisans de ma prospérité, — tu me trompes ! est-ce là le visage de celui — qui chaque jour sous le toit de son palais — entretenait dix mille hommes ? Est-ce là ce visage — qui, comme le soleil, faisait baisser tous les yeux ? — Est-ce là ce front qui affronta tant de folies — et qui reçut de Bolingbroke l’affront suprême ? — Une gloire bien fragile brille sur ce visage ; — eh bien, le visage est aussi fragile que la gloire.
— Car le voilà brisé en mille éclats… — Remarque, roi taciturne, la morale de ce spectacle, — comme ma douleur a vite détruit mon visage !
— L’ombre de votre douleur a détruit — l’ombre de votre visage.
Répète cela. — L’ombre de ma douleur ? ah ! voyons ! — C’est très-vrai, mon chagrin est tout intérieur ; — et ces formes externes de la désolation — ne sont que les ombres du chagrin invisible — qui fermente en silence dans l’âme torturée. — C’est là qu’en est l’essence ; et je te remercie, roi, — de ta bonté grande : non-seulement tu donnes — cause à mon affliction, mais tu instruis ma douleur — à remonter à sa cause. Je vais demander une faveur, — et puis partir pour ne plus vous importuner. — L’obtiendrai-je ?
Quelle est-elle, beau cousin ?
— Beau cousin ! Eh ! mais je suis plus grand qu’un roi. — Car, quand j’étais roi, mes flatteurs — n’étaient que mes sujets ; et maintenant que je suis un sujet, — voici que j’ai un roi pour flatteur. — Étant si grand, je n’ai pas besoin de solliciter.
— Demandez pourtant.
Et j’obtiendrai la chose ?
Vous l’obtiendrez.
— Eh bien ! permettez-moi de m’en aller.
Où ?
— Où Vous voudrez, pourvu que je sois loin de votre vue.
— Que quelques-uns d’entre vous le convoient jusqu’à la Tour.
— C’est bien un convoi, en effet ! Vous savez hâter un convoi, — vous tous, qui vous élevez si lestement par la chute d’un roi légitime !
— À mercredi prochain nous fixons solennellement — notre couronnement : lords, préparez-vous.
— Nous venons de voir un malheureux spectacle !
— Le malheur est à venir : les enfants encore à naître — sentiront ce jour les déchirer comme une épine.
— Saints ecclésiastiques, n’y a-t-il aucun secret moyen — de délivrer le royaume de ce funeste opprobre !
— Avant que j’explique franchement ma pensée, milord, — vous vous engagerez, sous la foi du sacrement, non-seulement — à tenir mes projets ensevelis, mais à exécuter — tout ce qu’il m’arrivera de décider. — Je vois le mécontentement sur vos fronts, — la tristesse dans vos cœurs, et les larmes dans vos yeux. — Venez souper chez moi ; je vous proposerai — un plan qui nous ramènera d’heureux jours.
Scène XIV.
— Le roi passera par ici. Voici le chemin — qui mène à cette affreuse tour de Jules César, — dont le sein de pierre est la prison assignée — par le fier Bolingbroke à mon seigneur condamné. — Reposons-nous ici, si cette terre rebelle — permet encore le repos à la femme de son roi légitime.
— Mais doucement ! regardez, ou plutôt ne regardez pas — se flétrir ma belle rose… Mais non, levez les yeux, considérez-la, — de sorte que, vous épanchant en une rosée de pitié, — vous puissiez la raviver avec des larmes d’amour !… — Ô toi, image du désert où fut l’antique Troie, — mappemonde de l’honneur, tombe du roi Richard, — et non plus le roi Richard, magnifique hôtellerie, — pourquoi la hideuse douleur est-elle logée chez toi, — quand le triomphe est devenu l’hôte d’un cabaret ?
— Femme charmante, ne te ligue pas avec la douleur — pour précipiter ma fin. Apprends, chère âme, — à ne voir dans notre première condition qu’un rêve heureux — dont nous nous sommes éveillés pour connaître enfin — notre état réel. Ô ma mie, je suis le compagnon inséparable — du sinistre destin ; et lui et moi — nous resterons unis jusqu’à la mort. Cours en France, — et va te cloîtrer dans quelque maison religieuse. — Il nous faut, par une sainte existence, — regagner dans un monde nouveau la couronne — que nos heures profanes nous ont enlevée ici-bas.
— Quoi ! mon Richard est-il changé et affaibli — d’esprit, comme de corps ? Bolingbroke a-t-il — détrôné ton intelligence ? A-t-il été jusqu’à ton cœur ? — Le lion mourant allonge sa griffe — et blesse la terre, à défaut d’autre chose, dans sa rage — d’être maîtrisé : et toi, comme un écolier, — tu prends la correction en patience ! tu baises la verge, — et tu rampes sous l’outrage avec une basse humilité, — toi, le lion, toi, roi des animaux !
— Roi des animaux, en effet ! Si je n’avais régné sur des brutes, — je serais toujours l’heureux roi des hommes ! — Chère ex-reine, prépare-toi a partir pour la France, — suppose que je suis mort et que tu reçois ici, — comme à mon lit de mort, mon dernier adieu ! — Dans les longues nuits d’hiver, assieds-toi près du feu — avec de bonnes vieilles gens, et fais-leur conter les récits — des âges de malheur dès longtemps écoulés ; — puis, avant de leur dire bonsoir, comme réplique à leur triste histoire, — conte-leur ma chute lamentable, — et renvoie-les en larmes à leurs lits. — Les tisons insensibles eux-mêmes, sympathiquement émus — par l’accent douloureux de ton langage, — laisseront leur flamme éplorée s’éteindre de compassion — et se couvriront, les uns de cendres, les autres d’un noir charbonnement, — pour prendre le deuil du roi légitime détrôné !
— Milord, les intentions de Bolingbroke sont changées : — vous irez à Pomfret, non à la Tour. — Et pour vous aussi, madame, une décision a été prise : — vous partirez en toute hâte pour la France (19).
— Northumberland, tu as servi d’échelle — à l’ambitieux Bolingbroke pour monter sur mon trône : — mais avant que le temps ait vieilli bien des heures, — ce crime hideux, devenu un abcès, — s’épanchera en corruption. Tu penseras, — même s’il partage le royaume et t’en donne la moitié, — que c’est trop peu pour toi qui lui as procuré le tout ; — et lui, il pensera que toi, qui sais le moyen — d’établir un roi illégitime, tu saurais également, — à la moindre provocation, trouver moyen — de le culbuter du haut de son trône usurpé. — L’amitié de deux méchants se convertit en crainte, — cette crainte en haine, et la haine entraîne l’un ou l’autre, sinon tous deux, — à une catastrophe et à une mort méritée.
— Que ma faute retombe sur ma tête, et que cela finisse ! — Dites-vous adieu et séparez-vous ; car vous devez partir sur-le-champ.
— Double divorce !… Méchants, vous violez — un double mariage, d’abord entre ma couronne et moi, — et puis entre moi et la femme que j’ai épousée…
— Laisse-moi rompre par un baiser les vœux qui nous unissent ; — par un baiser ? impossible… puisque c’est par un baiser qu’ils ont été scellés. — Sépare-nous, Northumberland : moi, pour aller vers le Nord — où le climat languit dans un froid glacial et morbide ; — ma femme, vers la France d’où elle est venue pompeuse — et parée comme le doux Mai, — et où elle est renvoyée sombre comme la Toussaint.
— Faut-il donc que nous nous quittions ! faut-il que nous soyons séparés !
— Oui, il faut que la main s’éloigne de la main, mon amour, le cœur du cœur !
— Bannissez-nous tous deux, et renvoyez le roi avec moi.
— Ce serait charitable, mais peu politique.
— Eh bien ! laissez-moi aller où il ira.
— Deux infortunes qui pleurent à la fois n’en font qu’une. — Pleure-moi en France, je te pleurerai ici ; — mieux vaut être éloignés l’un de l’autre que rapprochés sans satisfaction possible. — Va, compte tes pas par des soupirs ; je compterai les miens par des sanglots.
— Mon chemin étant le plus long rendra ma plainte la plus longue.
— Mon chemin étant le plus court, je sangloterai deux fois à chaque pas, — et j’allongerai la route par un surcroît de désespoir. — Allons, allons, cessons de faire la cour à la douleur : — car, quand on épouse la douleur, c’est pour bien longtemps. — Qu’un baiser nous ferme la bouche dans un muet adieu !
— Ainsi je te donne mon cœur et te prends le tien.
— Rends-moi le mien ; ce ne serait pas bien à moi — de garder ton cœur et de le déchirer.
— Maintenant que j’ai repris le mien, pars, — que je tâche de le déchirer dans un sanglot !
— Nous agaçons le malheur par ces folles lenteurs. — Encore une fois, adieu… Que notre douleur dise le reste !
Scène XV.
— Milord, vous disiez, — quand les larmes vous ont interrompu, que vous finiriez de me conter — l’entrée de nos deux neveux dans Londres.
Où en suis-je resté ?
À ce triste moment, milord, — où, du haut des fenêtres, des mains brutales et malapprises — jetaient de la poussière et des ordures sur la tête du roi Richard.
Je disais donc que le duc, le grand Bolingbroke, — monté sur un destrier ardent et fougueux, — qui semblait bien connaître son superbe cavalier, — poursuivait sa marche d’un pas lent, mais majestueux, — tandis que toutes les voix criaient : Dieu te garde, Bolingbroke ! — Vous eussiez cru que les fenêtres mêmes parlaient, — si pressées étaient les figures jeunes et vieilles — qui par les croisées dardaient leurs regards avides — sur son visage, et que tous les murs, — tapissés de personnages, s’écriaient à la fois : — Jésus te préserve, bienvenu Bolingbroke ! — pendant que lui, se tournant de côté et d’autre, — la tête nue et courbée plus bas que le cou de son fier palefroi, — leur disait : Je vous remercie, compatriotes ! — Et il avançait ainsi, recommençant toujours.
— Hélas ! et le pauvre Richard ! quelle figure faisait-il à cheval ?
— Comme les spectateurs au théâtre, — dès qu’un acteur favori a quitté la scène, — jettent un regard insouciant sur celui qui entre ensuite, — trouvant son bavardage fastidieux ; — ainsi, et plus dédaigneusement encore, les regards de la foule — tombaient sur Richard. Nul ne criait : Dieu le garde ! — Nulle bouche joyeuse ne saluait son retour ; — mais on jetait de la poussière sur sa tête sacrée : — et lui, le visage contracté par les pleurs et les sourires, — marques de sa douleur et de sa patience, — rejetait cette poussière avec une tristesse tellement douce — que, si Dieu n’avait, pour quelque grand dessein, acéré — le cœur des hommes, tous se seraient attendris, — et que la barbarie même l’aurait pris en pitié (20). — Mais le ciel a la main dans ces événements ; — et nous devons nous résigner avec calme à sa volonté suprême. — Nous sommes maintenant les sujets jurés de Bolingbroke — dont je reconnais à jamais la puissance et la grandeur.
— Voici venir mon fils Aumerle.
Il était Aumerle naguère ; — mais il a perdu ce titre, pour avoir été partisan de Richard, — et maintenant, madame, vous devez l’appeler Rutland (21). - Je me suis, devant le parlement, porté caution de son dévouement — et de sa féauté inaltérable envers le nouveau roi.
— Sois le bienvenu, mon fils. Quelles sont les violettes — qui émaillent le vert giron de ce nouveau printemps ?
— Madame, je n’en sais rien et ne m’en soucie guère. — Dieu sait qu’il m’est égal d’en être ou de n’en pas être.
— C’est bon, comporte-toi bien dans cette saison nouvelle, — de peur d’être moissonné avant ta floraison. — Quelles nouvelles d’Oxford ? Ces joutes et ces fêtes durent-elles toujours ?
Oui, milord, autant que je sache.
Vous irez là, je le sais.
— Si Dieu ne s’y oppose, c’est mon intention.
— Quel est donc ce sceau qui sort de ta poitrine ? — Oui-dà, tu pâlis ? Fais-moi voir cet écrit.
Milord, ce n’est rien.
Alors, peu importe qu’on le voie. — Je veux être édifié : laisse-moi voir cet écrit ?
— Je supplie Votre Grâce de m’excuser : — c’est une chose de minime conséquence — que pour certaines raisons je ne voudrais pas laisser voir.
— Et que j’entends voir, monsieur, pour certaines raisons. — Je crains, je crains.
Que pouvez-vous craindre ? — Ce n’est sans doute qu’un billet qu’il aura souscrit — pour quelque brillant costume à porter le jour des fêtes.
— Un billet à son ordre ! qu’aurait-il besoin d’un billet — souscrit envers lui-même ? Femme, tu es folle… — Garçon, fais-moi voir cet écrit.
— Je vous en supplie, excusez-moi ; je ne puis le montrer.
— Je veux être édifié ; fais-le-moi voir, te dis-je.
— Trahison ! infâme trahison !… scélérat ! traître ! misérable !
— Qu’y a-t-il, milord ?
— Holà ! quelqu’un !
Sellez mon cheval. — Miséricorde divine ! quel guet-apens !
— Voyons, qu’est-ce, milord ?
— Donnez-moi mes bottes, vous dis-je ! sellez mon cheval ! — Ah ! sur mou honneur, sur ma vie, sur ma foi, — je dénoncerai le scélérat !
— De quoi s’agit-il ?
— Paix, femme stupide !
— Je ne veux pas rester en paix… De quoi s’agit-il, mon fils ?
— Soyez calme, bonne mère ; il n’y va — que de ma vie.
De ta vie !
— Apportez-moi mes bottes, je vais trouver le roi.
— Chasse-le, Aumerle… Pauvre enfant, tu es consterné.
— Hors d’ici, scélérat ! ne reparais jamais devant moi.
— Donne-moi mes bottes, te dis-je.
— Ah ! York, que vas-tu faire ? — Tu ne veux pas cacher la faute de ton enfant ! — Avons-nous d’autres fils ? Est-il vraisemblable que nous en ayons d’autres ? — Est-ce que le temps n’a pas tari en moi la fécondité ? — Et tu veux enlever mon bel enfant à ma vieillesse, — et me dérober l’heureux nom de mère ! — Ne te ressemble-t-il pas ? N’est-il pas à toi ?
— Femme niaise et folle, — tu veux cacher une conspiration si noire ! — ils sont douze qui ont fait vœu — en vertu d’un engagement mutuel, — de tuer le roi à Oxford.
Il n’en sera pas. — Nous le garderons ici : alors qu’y pourra-t-il ?
— Arrière, radoteuse ! fût-il vingt fois mon fils, — je le dénoncerais.
Si tu avais souffert pour lui — autant que moi, tu serais moins impitoyable. — Mais maintenant je vois ta pensée : tu soupçonnes — que j’ai été déloyale à ton lit, — que c’est un bâtard, que ce n’est pas ton fils. — Cher York, cher mari, n’aie pas cette pensée-là. — Il te ressemble autant qu’il est possible de ressembler : — il ne me ressemble pas, à moi, ni à personne de ma famille, — et pourtant je l’aime.
Arrière, femme indocile !
— Suis-le, Aumerle : monte un de ses chevaux, — pique des deux, arrive avant lui devant le roi, — et implore ton pardon avant qu’il t’accuse. — Je ne serai pas longue à te rejoindre : toute vieille que je suis, — je suis sûre de galoper aussi vite qu’York ; — et je ne me relèverai de terre, — que Bolingbroke ne t’ait pardonné. En avant ! — pars.
Scène XVI.
— Personne ne peut-il me donner des nouvelles de mon enfant prodigue ? — Voilà trois mois entiers que je ne l’ai vu. — S’il est un fléau qui nous menace, c’est lui. — Dieu veuille, milords, qu’on puisse le trouver ! — Faites chercher à Londres, dans les tavernes ; — car on dit qu’il les fréquente journellement — avec des compagnons dévergondés et dépravés, — de ces gens, dit-on, qui se tiennent dans les ruelles étroites, battent — notre guet et dévalisent les passants. — Et lui, ce jeune gars libertin et efféminé, — se fait un point d’honneur de soutenir — cette bande dissolue ! (22)
— Milord, j’ai vu le prince il y a deux jours, — et je lui ai parlé des carrousels qui se donnent à Oxford.
— Et qu’a dit le galant ?
— Il a répondu qu’il irait dans un lupanar — prendre le gant de la créature la plus publique, — qu’il le porterait comme une faveur, et qu’avec cela — il désarçonnerait le plus robuste jouteur.
— Désespérément dissolu !… Pourtant à travers ses vices — j’aperçois quelques étincelles d’espoir — que l’âge peut faire jaillir avec éclat. — Mais qui vient ici ?
Où est le roi ?
Que veut — notre cousin, avec ce regard et cet air effaré ?
— Dieu garde Votre Grâce ! Je supplie Votre Majesté — de permettre pour un moment que je m’entretienne seul avec elle.
— Retirez-vous et laissez-nous seuls.
— Puissent mes genoux prendre à jamais racine en terre, — puisse ma langue être rivée dans ma bouche à mon palais, — si je me relève ou parle avant que vous pardonniez.
— La faute est-elle en projet, ou commise ? — Si elle est encore en projet, quelque odieuse qu’elle soit, — afin de conquérir ton dévouement à venir, je te pardonne.
— Permettez-moi donc de tourner la clef, — que personne n’entre avant que mon récit soit fini.
— Comme tu voudras.
— Méfie-toi, mon prince, tiens-toi sur tes gardes ! — Tu as un traître, là en ta présence.
— Scélérat ! je vais m’assurer de toi.
Retiens ta main vengeresse ; — tu n’as rien à craindre.
— Ouvre la porte, roi follement imprudent et confiant ! — Faut-il que par amour je te parle en rebelle ! — Ouvre la porte ou je vais l’enfoncer.
— De quoi s’agit-il, mon oncle ? parle ; — reprends haleine ; dis-nous d’où le danger nous menace, — que nous nous armions pour y faire face.
— Parcours cet écrit, et tu reconnaîtras — la trahison que ma hâte m’empêche d’expliquer.
— Souviens-toi, en lisant, de ta promesse. — Je me repens : ne lis pas mon nom là ; — mon cœur n’est point complice de ma main.
— Il l’était, scélérat, avant que ta main eût signé. — Roi, j’ai arraché cela de la poitrine du traître ; — c’est la crainte et non l’amour qui cause son repentir. — Oublie toute pitié pour lui, de peur que ta pitié ne devienne — un serpent qui te perce le cœur.
— Ô hideux, énorme et audacieux complot ! — Ô loyal père d’un fils félon ! — Source argentine, limpide et immaculée, — d’où ce ruisseau n’est sorti — que pour se souiller dans de fangeux méandres ! — Le bien débordé de toi est devenu le mal ; — aussi, c’est ton excessive bonté qui excusera — cette mortelle noirceur de ton coupable fils.
— Ainsi, ma vertu sera l’entremetteuse de son vice ! — Il dépensera mon honneur à son infamie, — comme un enfant prodigue, l’or d’un père avare ! — Ah ! mon honneur doit vivre par la mort de son déshonneur, — ou son déshonneur fera la honte de ma vie ! — Tu me tues en l’épargnant : en lui laissant le souffle, — tu fais vivre le traître et mourir l’honnête homme.
— Holà, mon prince ! au nom du ciel, que j’entre !
— Quelle est l’inquiète suppliante qui pousse ce cri strident ?
— Une femme, ta tante ! grand roi, c’est moi ! — Écoute-moi, ouvre la porte, — exauce une mendiante qui n’a jamais mendié.
— La scène change : d’une chose sérieuse — nous passons à l’intermède de la Mendiante et du Roi (23). - Mon dangereux cousin, faites entrer votre mère. — Je sais qu’elle vient intercéder pour votre noir forfait.
— Si tu pardonnes à la prière de qui que ce soit, — cette indulgence fera peut-être prospérer de nouveaux forfaits. — Coupe ce membre gangrené, et le reste reste sain ; — laisse-le, et tout le reste se corrompt.
— Ô roi ! ne crois pas cet homme au cœur dur : — qui ne s’aime pas soi-même ne peut aimer personne.
— Femme frénétique, que fais-tu ici ? — Est-ce que tes vieilles mamelles veulent encore nourrir ce traître ?
— Patience, cher York !… Écoute-moi, mon doux seigneur.
— Relevez-vous, ma bonne tante.
Pas encore, je t’en conjure. — Je veux ne jamais cesser d’être à genoux, — je veux ne jamais voir le jour visible aux heureux, — que tu ne m’aies rendu la joie, que tu ne m’aies prescrit d’être joyeuse — en pardonnant à Rutland, mon coupable enfant.
— Je me joins à genoux aux prières de ma mère.
— Et moi j’oppose à leurs instances ma loyale génuflexion. — Puisse-t-il t’arriver malheur, si tu fais grâce !
— Est-ce qu’il parle sérieusement ? Regarde son visage, — ses yeux ne versent point de larmes, ses prières sont dérisoires, — ses paroles partent du bout des lèvres, les nôtres du fond du cœur ; — il ne prie que mollement et désire un refus : — nous, nous prions avec cœur, avec âme, avec tout notre être. — Ses jarrets fatigués se redresseraient volontiers, je le sais : — nos genoux resteront à terre jusqu’à ce qu’ils y prennent racine. — Ses prières sont pleines d’une menteuse hypocrisie ; — les nôtres, d’une ferveur vraie et d’une profonde sincérité. — Nos prières prient plus haut que les siennes ; qu’elles obtiennent donc — cette miséricorde que doivent obtenir les vraies prières !
— Bonne tante, relevez-vous.
Non, ne dis pas encore : relevez-vous ! — Dis : je pardonne, avant de dire : relevez-vous. — Si j’avais été la nourrice chargée de t’apprendre à parler, — le mot pardon eût été le premier dit par toi. — Jamais je n’ai tant brûlé d’entendre un mot. — Roi, dis : je pardonne ; que la pitié te le fasse dire. — Le mot est court, mais moins court encore qu’il n’est doux : — pas de mot qui aille aussi bien à la bouche des rois !
— Parle-leur en français, roi ; dis-leur : Pardonnez-moy.
— Tu apprends au pardon à annuler le pardon ! — Ah ! mari cruel, seigneur endurci — qui places le mot à contre-sens du mot ! Ah ! parle de pardon dans l’idiome de notre pays ; — nous ne comprenons rien à ce français ironique. — Ton regard commence à parler, prête-lui ta voix ! — Ou bien donne une oreille à ton cœur compatissant, — afin qu’entendant nos plaintes et nos prières perçantes, — tu sois ému de pitié assez pour pardonner !
— Bonne tante, relevez-vous.
Je ne demande pas à me relever, — L’unique grâce que je sollicite, c’est un pardon.
— Je lui pardonne comme Dieu me pardonnera.
— Ô heureux triomphe d’un genou ployé ! — Pourtant, je ne suis pas guérie de ma frayeur : redis encore cela. — Répéter un pardon, ce n’est pas doubler le pardon, — c’est seulement le confirmer.
— De tout mon cœur je lui pardonne.
Tu es un dieu sur la terre.
— Quant à ce loyal beau-frère (24), et à cet abbé, - et au reste de cette clique de conjurés, — la destruction va leur aboyer aux talons. — Bon oncle, faites envoyer des troupes — à Oxford et partout où se trouveront ces traîtres. — Je jure qu’ils ne vivront pas longtemps en ce monde, — sans que je les attrape, si une fois je sais où ils sont. — Mon oncle, adieu… Adieu cousin. — Votre mère a heureusement prié pour vous ; soyez désormais fidèle.
— Viens, mon fils, viens, vieux pécheur ; que Dieu fasse de toi un homme nouveau.
Scène XVII.
— As-tu pas remarqué ce qu’a dit le roi ? — N’ai-je pas un ami qui me délivrera de cette vivante alarme ? — C’est cela, n’est-ce pas ?
Ce sont ses propres paroles.
— N’ai-je pas un ami ? a-t-il dit. Il a répété cela deux fois, — il a insisté à deux reprises, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et tout en parlant, il m’a expressément regardé, — comme pour dire : je voudrais que tu fusses homme — à brusquer le divorce entre mon cœur et cette épouvante, — désignant par là le roi qui est à Pomfret. Allons, partons. — Je suis l’ami du roi et je le délivrerai de son ennemi.
Scène XVIII.
— J’ai cherché jusqu’ici comment je pourrais comparer — la prison où je vis avec le monde ; — mais, comme le monde est populeux, — et qu’ici il n’y a d’autre créature que moi, — je n’ai pas trouvé moyen. Pourtant forgeons ce rapprochement. — Je considère ma cervelle comme la femelle de mon esprit : — mon esprit est le père, et à eux deux ils procréent — une génération de pensées qui pullulent — et qui peuplent ce microcosme — de fantaisies sombres comme les populations de ce monde ; — car aucune pensée ne contient la satisfaction. Les plus élevées, — les pensées qui ont trait aux choses divines, sont mélangées — de doutes et mettent le verbe même — en contradiction avec le verbe. — Ainsi à cette parole : Laissez arriver à moi les petits, elles opposeront celle-ci : — Il est aussi difficile d’arriver qu’à un chameau — de passer par le trou d’une aiguille. — Les pensées qui tendent à l’ambition complotent — d’inexécutables miracles : elles cherchent comment ces faibles ongles pourraient — creuser un passage à travers les flancs de pierre — de ce dur monde, les murs de ma sordide prison ; — et, comme c’est impossible, elles expirent dans leur propre vanité. — Les pensées qui tendent à la résignation insistent sur ce point — que nous ne sommes pas la première victime de la fortune, — et que nous ne serons pas la dernière ; comme ces mendiants stupides, — qui, assis au pilori, donnent à leur ignominie ce refuge — que bien d’autres y ont été et que bien d’autres encore y seront assis, — et qui trouvent ainsi une sorte de soulagement — à mettre leur propre infortune sur le dos — de ceux qui ont déjà enduré la pareille. — Ainsi je joue à moi seul bien des personnages, — dont aucun n’est content. Par moments, je suis roi ; — alors les trahisons me font souhaiter d’être mendiant, — et me voilà mendiant. Alors l’écrasante misère — me persuade que j’étais mieux, étant roi ; — et me voilà redevenu roi : mais immédiatement — je songe que je suis détrôné par Bolingbroke, — et aussitôt je ne suis plus rien. Mais quoi que je sois, — ni pour moi, ni pour aucun homme de cette humanité, — il ne saurait y avoir de satisfaction avant ce soulagement suprême, — l’anéantissement.
Qu’entends-je ? de la musique !… — Ah ! ah ! observez la mesure… Comme la plus douce musique est aigre, — quand les temps sont manqués et les accords non observés ! — Il en est de même dans l’harmonie des existences humaines. — Ici j’ai l’ouïe assez délicate — pour reprendre une note fausse dans une corde dérangée. — Mais, dans le concert de mon pouvoir et de mon temps, — je n’ai pas eu l’ouïe assez fine pour discerner les temps manqués ! — J’ai abusé du temps, et à présent le temps abuse de moi ; — car à présent le temps fait de moi son horloge. — Mes pensées sont des minutes, dont chaque seconde est marquée par un soupir — à ce cadran extérieur de mes yeux, — auquel est fixé, comme la pointe de l’aiguille, — mon doigt qui sans cesse en essuie les larmes. — Le son qui indique l’heure, c’est — le bruyant sanglot qui est le battant — du timbre de mon cœur. Ainsi les soupirs, les larmes et les sanglots — marquent les secondes, les minutes et les heures… Mais le temps — vole pour Bolingbroke en joie superbe, — tandis que je fais ici pour lui le stupide office d’un ressort d’horloge. — Cette musique m’exaspère : qu’elle cesse ! — Quoique parfois elle ramène le fou à la raison, — elle aurait sur moi l’effet de rendre fou le raisonnable. — N’importe ! béni soit le noble cœur qui me donne ce concert ! — C’est une preuve d’affection ; et l’affection pour Richard — est un étrange joyau en ce monde de haine.
— Salut, royal prince !
Merci, mon noble pair. — Le moins cher d’entre nous est de dix liards trop cher. — Qui es-tu ! Et comment es-tu venu en ce lieu — où nul homme ne vient que ce triste limier — qui m’apporte ma nourriture pour faire vivre mon infortune ?
— Roi, j’étais un pauvre groom de tes écuries, — quand tu étais roi. Allant à York, — j’ai à grand’peine fini par obtenir permission — de revoir les traits du roi, mon ci-devant maître. — Oh ! que j’ai eu le cœur navré, le jour du couronnement, — quand, dans les rues de Londres, j’ai vu — Bolingbroke sur le rouan Barbary, — ce cheval que tu as si souvent monté, — ce cheval que j’avais dressé avec tant de soin !
— Il montait Barbary !… Et, dis-moi, mon ami, — comment Barbary se gouvernait-il sous lui ?
— Si fièrement qu’il semblait dédaigner la terre.
— Tant il était fier d’avoir Bolingbroke sur le dos ! — Cette rosse a mangé du pain dans ma main royale ; — elle était fière d’être caressée par cette main. — Et elle n’a pas bronché ! Elle ne s’est pas abattue — (puisque l’orgueil doit avoir une chute), et elle n’a pas cassé le cou — à l’homme orgueilleux qui usurpait sa croupe !… — Pardon, cheval ! Pourquoi te faire des reproches — puisque, créé pour être dominé par l’homme, — tu es né pour porter ! Moi je ne suis pas né cheval ; — et pourtant je porte mon fardeau comme un âne, — éperonné et surmené par l’impétueux Bolingbroke.
— Camarade, détale ; il ne faut pas rester ici plus longtemps.
— Si tu m’aimes, il est temps que tu partes.
— Ce que ma langue n’ose exprimer, mon cœur le dira.
— Milord, vous plairait-il de manger ?
— Goûte d’abord, comme d’habitude.
— Milord, je n’ose : sir Pierce d’Exton, — que le roi vient d’envoyer, me donne l’ordre contraire.
— Le diable emporte Henry de Lancastre, et toi ! — Ma patience est usée, et je suis las.
— À l’aide ! à l’aide ! à l’aide !
— Qu’est-ce à dire ? Que prétend la mort dans cette brutale attaque ? — Manant, ta propre main me fournit l’instrument de ta mort.
— Toi, va remplir une autre place dans l’enfer.
— Il brûlera dans des flammes inextinguibles, le bras — qui donne ce vertige à ma personne… Exton, ta main féroce — a souillé du sang du roi la propre terre du roi. — Monte, monte, mon âme ! ton séjour est là-haut, — tandis que ma chair grossière s’affaisse ici-bas pour mourir.
— Aussi plein de valeur que de sang royal ! — J’ai épuisé l’une et l’autre ! Oh ! plût au ciel que ce fût une bonne action ! — Car maintenant le démon, qui prétendait que je faisais bien, — me dit que cette action est enregistrée dans l’enfer. — Je vais porter ce roi mort au roi vivant. — Qu’on emporte les autres, et qu’on leur donne ici la sépulture.
Scène XIX.
— Cher oncle York, la dernière nouvelle que nous apprenons, — c’est que les rebelles ont incendié — notre ville de Cicester, dans le Glocestershire : — ont-ils été pris ou tués, c’est ce que nous ne savons pas encore.
— Bienvenu, milord ! quelles nouvelles ?
— D’abord, que je souhaite toute prospérité à ton pouvoir sacré ; — ensuite, que j’ai envoyé à Londres — les têtes de Salisbury, de Spencer, de Blunt et de Kent. — Les détails de leur arrestation sont — amplement exposés dans le papier que voici.
— Nous te remercions pour ta peine, noble Percy ; — à tes mérites seront décernées des récompenses méritées.
— Milord, j’ai envoyé de Londres à Oxford — les têtes de Brocas et de sir Bennet Seely, — deux des dangereux affidés — qui ont comploté à Oxford ton effroyable renversement.
— Tes services, Fitzwater, ne seront pas oubliés ; — je sais toute la noblesse de ton mérite.
— Le grand conspirateur, l’abbé de Westminster, — accablé de remords et de mélancolie amère, — à livré son corps à la tombe ; — mais voici Carlisle vivant pour subir — ton royal arrêt et la peine de son orgueil.
— Carlisle, voici notre arrêt : — Choisis quelque retraite, quelque pieuse résidence, — autre que celle que tu possèdes, et vas-y jouir de la vie. — Pourvu que tu vives en paix, tu mourras libre de toute persécution. — Car, bien que tu aies toujours été mon ennemi, — je vois en toi de hautes étincelles d’honneur.
— Grand roi, je te présente dans ce cercueil — ta crainte ensevelie. Ci-gît, inanimé, — le plus puissant entre tes plus grands ennemis, — Richard de Bordeaux, amené là par moi.
— Exton, je ne te remercie pas ; car tu as, — de ta main fatale, commis une action qui retombera en opprobre — sur ma tête et sur cet illustre pays.
— C’est sur un mot de vous, milord, que je l’ai commise.
— Ils n’aiment pas le poison, ceux qui ont besoin du poison, — et je ne t’aime pas. Quoique j’aie souhaité sa mort, — je l’aime assassiné, et hais son assassin. — Pour ta peine reçois les reproches de ta conscience, — mais non mon approbation ni ma faveur princière. — Va errer avec Caïn dans l’ombre de la nuit, — et ne montre jamais ta tête au jour ni à la lumière. — Milords, je vous l’assure, c’est pour mon âme une profonde tristesse — que ma grandeur naissante ait été arrosée de sang. — Venez vous associer au deuil qui m’afflige, — et couvrez-vous vite du noir funèbre. — Je veux faire un voyage en Terre Sainte, — pour laver de ce sang ma main coupable. — Marchez tristement à ma suite, et, honorant mon deuil, — suivez en larmes cette bière prématurée.