Drame en cinq actes
HENRIK IBSEN UN ENNEMI DU PEUPLE DRAME EN CINQ ACTES Traduit et précédé d’une Préface PAR Le Comte PROZOR ►H- PARIS s* LIBRAIRIE ACADEMIQUE DIDIER PERRIN ET C ic , LIBRAIRES-ÉDITEU 35, QUAI DES GRA>'DS-AUGUSTI>'S, 35 1905 Tous droits réservés. S^3^
PRÉFACE
I
C’était en 1881. Les Revenants venaient de soulever contre Ibsen l’indignation publique. Les portes de tous les théâtres de Norvège s’étaient refermées soudain devant celui qui, à plusieurs reprises, les avait triomphalement forcées. L’auteur longtemps combattu mais définitivement victorieux de la Comédie de l’Amour et des Soutiens de la Société ne trouva pour accueillir sa nouvelle pièce qu’un directeur suédois, M. Lindberg, dont la troupe faisait à cette époque une tournée Scandinave. Ce fut lui qui révéla aux Norvégiens les Revenants traduits dans sa langue. Pendant quinze ans et plus, les habitants de Christiania ne devaient les voir qu’en traduction, comme de simples Parisiens. Notez que c’était la période héroïque où Paris s’enrichissait d’une phalange ibsénienne pareille à celles que possédaient déjà Berlin, Munich et Vienne, à celles que Londres, Rome, Saint-Pétersbourg, Madrid, New- York allaient bientôt voir apparaître. N’importe ! les triomphes lointains du maître dont la gloire rejaillissait sur son pays, la rapidité foudroyante avec laquelle il avait créé tout un courant nouveau de sentiments, d’idées, de tendances et appelé à la vie tout un élément inconnu, rien de cela ne pouvait prévaloir contre le mouvement instinctif qui faisait reculer les Norvégiens devant le monstre qu’un des leurs avait évoqué du fond ténébreux de sa pensée. Mais était-ce bien un des leurs ? Ils n’en avaient pas le sentiment. Ils ne l’ont point encore. Depuis ce temps, Ibsen a pu, à force de gloire, forcer le pays où il est né à dire fièrement : « Il est à nous. » A le dire, oui. Mais à le penser, à le sentir ? Eh bien ! franchement non. L’orgueil dont je parle, je l’ai toujours vu mêlé d’une sorte de gêne. Qu’ils l’avouent ou non, et les plus sincères l’avouent, cette gloire leur est un fardeau à porter. Et puisque l’humanité en revendique, leur déclare-t-on, sa part, ils le lui céderaient volontiers tout entier : « Prenez-le, » diraient-ils si l’on insistait, « et laissez-nous notre Bjôrnson. »
La première fois que je le vis, — c’était à Munich, en 1 890, — Ibsen me donna une très consciencieuse étude sur son œuvre et sur sa personne, due à M. Jaeger, un fervent, un zélateur. Mais la ferveur de M. Jaeger est de celles, très fréquentes chez les peuples protestants, qui poussent moins à s’inspirer de l’idéal d’un maître qu’à voir dans le maître l’incarnation de son propre idéal, à soi. M. Jaeger, qui est évidemment un bon Norvégien, s’efforce d’établir que son grand concitoyen a le cœur le plus ardemment patriotique qui ait jamais battu dans une poitrine norvégienne. En me tendant cette biographie, Ibsen me dit : « Ne vous attachez pas trop aux appréciations, — il y aurait à gloser là-dessus, — mais je vous recommande beaucoup ce qui se rapporte à mon ascendance. Vous trouverez de tout là dedans : du sang" danois, écossais, allemand, norvégien, et peut-être cela vous expliquera-t-il bien des choses. » En disant cela, il s’animait et souriait du sourire acéré d’un analyste qu’amuse le résultat de ses pénétrantes recherches. Aimant sonder les êtres particuliers tout comme l’être collectif, la société, il lui plaît, à un moment donné, de jeter la sonde dans sa propre nature. Aimant remonter, par l’analyse, jusqu’aux raisons cachées des phénomènes psychologiques et sociaux, il éprouve de temps à autre une jouissance spéciale à décomposer son propre esprit et son propre tempérament en leurs éléments premiers. Mais il ne s’arrête pas là. De ces éléments, il lui conviendrait de former une substance douée de vertus particulières dont son génie pût tirer parti. Car son génie c’est l’inanalysable, c’est l’impression première, individuelle et libre, qui s’affranchit des influences d’origine et de milieu, qui s’isole de tout et qui joue avec la matière.
Bien au fond, chez Ibsen, il y a le poète inspiré. Ce poète apparaît par instants seulement et ce qu’il nous dit alors semble renverser la raison, à force de pousser l’idée jusqu’à ses dernières limites. Puis nous nous apercevons que la raison qu’il renverse était une raison caduque. Elle n’avait plus qu’à tomber. Et l’idée, en apparence excessive et paradoxale, dont l’apparition nous troublait, cette idée, nous commençons à le voir, représente une raison nouvelle. Nous savons que nous la comprendrons plus tard, mais nous ne pouvons encore que la sentir. Et Ibsen veut nous la faire sentir aussi fort que possible. Pour cela, il n’y a pas de plus sûr procédé que de faire apparaître la faiblesse de la raison contraire, de notre raison usuelle et commune. Nul n’y excelle comme lui. Bon nombre de ses personnages, en vivant comme tout le monde vit et en raisonnant comme tout le monde raisonne, arrivent à de tels résultats que le monde où ils s’agitent semble, — on l’a dit, — une maison de fous. Et ce qu’il y a de terrible, c’est que ces personnages ne sont autres que vous et moi, que nous tous. Ce ne sont pas, en général, des êtres d’exception ni dans le bien ni dans le mal. Ils ont les forces et les faiblesses du vulgaire et, si ces forces et ces faiblesses produisent des catastrophes qu’elles ne produisent pas souvent dans le cours ordinaire de la vie, c’est que le poète, usant de son droit, les fait agir dans des conditions exceptionnelles, bien choisies pour nous en montrer le caractère véritable. Ces catastrophes sont toujours amenées par le jeu des principes qui conduisent la société et qui nous conduisent nous-mêmes. Ibsen ne combat pas ces principes par le raisonnement. Il les expose, il leur donne même une base aussi logique qu’il peut, et puis il les laisse agir. Que voyons-nous ? Les conséquences les plus monstrueuses. Oh ! pas toujours au point de vue de ceux qui représentent ces principes. Mais à celui où le poète a su nous placer, nous, spectateurs ou lecteurs, sans que nous nous en soyons aperçus. Il est venu sournoisement nous bouleverser nos conceptions. Il est venu saper les bases mêmes de notre raison. Et comment ? En nous faisant toucher, sentir, aimer des êtres dont l’atmosphère vitale est tout autre que celle du commun, est irrespirable pour le commun, mais devient tout à coup, par la magie de l’art, si respirable pour nous que, pendant un moment, nous ne pouvons en respirer d’autre. Pour rentrer dans notre ambiance ordinaire» nous avons besoin d’un effort, que nous finissons par faire, hélas ! le livre une fois fermé ou le rideau une fois baissé. Il faut bien vivre. Or, que sont ces êtres ? Chose étrange ! ces êtres c’est encore vous et moi, mais un vous et un moi tout autres, et que nous sentons pourtant en nous, et que nous reconnaissons parfaitement. Les mobiles qui les déterminent pourraient fort bien nous déterminer nous-mêmes, si nous les laissions faire.
Entendons-nous : ces mobiles ne sont pas des entraînements de tempérament. Les entraînements de cette sorte, c’est encore de la dépendance. Notre tempérament est formé par les conditions où nous sommes nés. La nature de notre pays et le passé de notre race s’y réfléchissent et s’y résument. Et si nous nous laissons entraîner par lui, nous sommes les esclaves d’une force extérieure. Or, ce qui agit dans les personnages ibséniens dont je parle, dans ceux qui nous font sortir de notre orbite traditionnelle et conventionnelle pour nous entraîner dans une orbite nouvelle, ce qui agit en eux c’est la volonté, qui crée l’individu. C’est la volonté libre, qui n’a d’autre règle qu’elle-même. Mais c’est une volonté humaine, une volonté individualisée, consciente, qui cherche délibérément à se manifester. Si elle ne peut y arriver par la construction d’un monde qui obéisse aux lois de la raison absolue et éternelle, de même essence qu’elle, divine comme elle, cette volonté tend à apparaître sous l’aspect d’une force destructrice. Elle s’attaque au monde qui obéit aux conventions passagères, aux vérités d’un jour, à tout ce qui n’est que loi arbitraire et que limitation. Je l’ai dit, elle opère avant tout par la critique, la critique droite, radicale et impitoyable des vains principes qu’elle se propose de détruire. Elle n’a pas de peine à établir leur vanité et à démontrer que cette vanité est malfaisante. Les arguments dont elle se sert ce sont des êtres, des faits, c’est de la vie. Nous voyons un Oswald Alving victime des tares paternelles qui lui ont vicié le sang et l’âme. En regardant plus attentivement et plus profondément, nous reconnaissons que ces tares elles-mêmes sont produites par une ambiance délétère. Elle atrophie les forces élémentaires et divines de notre être originel, en les enfermant dans un étau de principes factices, de mobiles étroits et de coutumes surannées. Tout cela a subi l’œuvre du temps. Le factice, l’étroit, le suranné, viennent de ce que, dans l’arbre social dont les Alving sont des rameaux, la sève s’est appauvrie, le développement est faussé, les tissus rétrécis ou morts. Poussons l’analyse plus loin encore : à quoi tient cette dégénérescence ? Au sol même et à l’atmosphère. Œuvre du temps encore une fois, œuvre lente des éléments contraires : longues nuits et jours sans soleil, conditions tristes, déprimantes, énervantes, démoralisantes.
Contre tout cela, l’homme se dresse ; l’individu, fort de son impulsion première, réagit contre les forces mauvaises ; la volonté, plus puissante que le temps et que les éléments, et sur qui la destruction n’a pas prise, lui échappe, dans le pire des cas, en se détruisant elle-même. J’ai médit jadis de Hedda Gabier et je m’en repens. Plus tard, à la scène (c’est la seule façon de bien comprendre Ibsen), j’ai reconnu ce qu’il y avait en elle. Elle est la force et la beauté originelles, attaquées, jusque dans leurs racines au fond de l’âme de Hedda, par les laideurs, les bassesses et les impuissances du monde où elle vit. Ne pouvant construire, elle détruit par un acte suprême de volonté individuelle et rebelle. Protestation et affirmation exaspérées, qu’il ne faut pas prendre cependant pour un cri de désespérance du poète, mais pour un cri d’avertissement.
Car Ibsen n’est pas un pessimiste. Ou plutôt il ne l’est que par rapport au monde tel qu’il est, à la société telle qu’elle est. Pour celle-ci, il n’y a pas, à ses yeux, de salut. Et il n’en faut pas : sauver la société telle qu’elle est, on ne pourrait le faire qu’en aggravant ses vices, car c’est par eux qu’elle existe. Le maire, dans Brand, le prouve bien. Pour sauver son troupeau, qui allait se perdre en suivant l’apôtre intransigeant, il ne trouve qu’un moyen : c’est de réveiller l’égoïsme et la cupidité de ce troupeau. Le maire dans l’Ennemi du Peuple en fait autant, comme nous verrons. Ces deux conducteurs du peuple tel qu’il est le conduisent par les chemins qui lui conviennent. Les deux hommes qui leur sont opposés, Brand et le Dr Stockman, le prophète religieux et le prophète indépendant, l’entraînent dans des voies où il risque de se perdre, où il se perdra certainement, à moins qu’il ne se transforme jusqu’à la racine de ses impulsions et de ses conceptions acquises, et qu’un mouvement subit de son être intime, originel et divin ne le fasse remonter d’un trait jusqu’à ses impulsions et à ses conceptions libres, antérieures aux compromis et aux réductions qu’exige de nous le pacte social. Ce mouvement libérateur c’est le prodige suprême dont Nora, rompant avec la vie de famille telle qu’elle est, parle à son mari. Et, tressaillant tout à coup, cet homme entend résonner obscurément au fond de sa propre âme, toute pleine cependant de principes mondains, l’écho de cette parole, de cette promesse mystérieuse : « le plus grand des prodiges ». Qui sait si ce prodige ne s’opérera pas, puisque l’âme même d’un Htelmer récèle secrètement l’élément de vie véritable, le germe étouffé mais indestructible qui seul nous donne droit au nom d’homme ? Qui sait si nous ne finirons pas par redevenir nous-mêmes, véritablement nous-mêmes, nous-mêmes « tels que nous sommes sortis des mains du Créateur », comme dit Peer Gynt au moment où Solveig va prononcer la parole de salut ? Le prodige suprême, l’émancipation de l’homme par la femme et de la femme par l’homme, qui est le vrai mariage d’où pourraient naître la famille, la société, le peuple tels qu’ils doivent être, ce prodige dont l’idée exalte Rubek et Irène dans l’admirable Epilogue que le destin a posé comme un sceau sur l’œuvre grandiose du maître, ce prodige s’accomplira-t-il un jour ? L’œuvre morte, le livre que brûle Hedda Gabier, la statue que maudit Irène, fera-t-elle place à l’œuvre vivante, à cet art de la vie, dont parle Brand, et dont l’art des artistes et des poètes n’est que l’ombre et le symbole ? Le nouvel Adam que Brand veut faire naître dans les âmes affranchies et virilisées viendra-t-il habiter les maisons à hautes tours que rêve pour lui le constructeur Solness ? Y a-t-il pour les âmes une autre force libératrice que la mort, qui affranchit Brand, Rosmer, Solness, Rubek ? Les voix insinuantes des Hilde, le ferment secret que nous apportent les Rebecca, la stimulante folie des Irène, nous poussent-ils seulement vers le néant ? Le vertige des hauteurs ne fait-il qu’un avec le vertige de l’abîme ? Ou bien faut-il croire à une ascension possible ? Et, puisque des énergies nous sollicitent vers les sommets, ces sommets ne sont-ils pas accessibles, si ne n’est pour nous du moins pour ceux qui viendront après nous ?
Dans Empereur et Galiléen, Maximos les montre à Julien comme le royaume futur de l’humanité en marche. Ibsen lui-même, dans un moment solennel, a rompu son mutisme pour faire entrevoir à ceux qu’exaltait son apparition (c’était à Stockholm, il y a quelque vingt ans) l’avènement d’un troisième règne vers lequel la race s’achemine. De temps en temps, dans son œuvre de ténèbres apparentes, un rayon soudain nous indique que la région qu’il nous fait traverser est un terrain d’épreuves mais non de désolation. Et quand, sa dernière œuvre achevée, il m’écrivait : « Je reviendrai au combat, mais avec un nouvel équipement et des armes nouvelles », ne se proposait-il pas de nous faire pénétrer enfin dans cette terre promise vers laquelle il nous avait conduits à travers les horreurs du désert social « où ne peut vivre un homme libre » ? Qui sait ? Dès le début, le créateur de la « pièce à problème » nous a placés devant un point d’interrogation. Il a dit de lui-même : « Ma mission n’est pas de répondre. » Et, après avoir mis tout en question, il s’est tu. Allait-il parler quand un sort tragique l’a violemment maintenu dans le silence ? Lui qui nous sollicite à nous affranchir des entraves de la société, s’affranchira-t-il lui-même de celles de la nature ? Entendrons-nous encore sa voix un jour qui serait, en vérité, un beau jour ? Ou son œuvre s’accomplira-t-elle sans lui ? Au Moïse qui nous aura conduits, sans y entrer lui-même, jusqu’au pays de Chanaan, quelque Josué succédera-t-il qui nous y fera pénétrer en terrassant les Moabites, les Amalécites et surtout les Philistins ? Ou, ce Josué, n’est-ce pas à chacun de nous de l’éveiller en soi ? N’est-ce pas à nous de répondre nous-mêmes ? Il se tut aussi, le Juste à qui l’on demandait ce qu’est la vérité. N’empêche que le monde lui doive la forme la plus accessible que la vérité ait jamais revêtue. Peut-être suffira-t-il, en fait d’indication positives, que l’œuvre d’Ibsen témoigne d’une chose : c’est que la transformation de l’humanité ne lui est jamais apparue comme une impossibilité absolue, c’est que, au contraire, il souriait secrètement à cette perspective, si incertaine qu’elle fût, et, de temps en temps, se tournait vers l’avenir, pour voir si le rêve n’allait pas se transformer en une réalité vivante. L’intérêt palpitant avec lequel il considère parfois reniant qui grandit, plein de mystères et de promesses, est un signe révélateur de l’état intime de son esprit. Cet homme espérait, il espérait avec ardeur, avec passion, une passion vibrante et inquiète, qui souvent le faisait trembler pour le sort de l’être auquel s’attachait son espoir. Il le voyait menacé, perdu ; un coup retentissait et Hedwige tombait ensanglantée ; un autre coup, et Hedda Gabier se tuait avec l’enfant qu’elle portait dans son sein. D’autres fois, c’était le spectre de la dégénérescence qui le hantait jusqu’à l’exaspération, jusqu’à préférer la mort du petit Eyolf au rachitisme auquel il le voyait condamné. Mais l’espoir était invincible. Il triomphait de la mort même et en faisait un instrument de régénération. Almers et Rita séchaient leurs larmes et l’enfant infirme était remplacé par tout une jeune et robuste couvée d’enfants étrangers, venus de n’importe où, appartenant à n’importe qui, mais portant en eux la vie et ses promesses.
De toutes les pièces d’Ibsen, il n’y en a pas une où cette note d’optimisme particulier, comme involontaire et irrésistible, retentisse aussi délibérément que dans celle où il anathématise avec le plus de violence une société, d’après lui, irrémédiablement condamnée et dont les tares mortelles y sont stigmatisées sans pitié, comme elles ne l’avaient jamais été depuis les prophètes anarchistes d’Israël.
II
L’Ennemi du Peuple a été écrit immédiatement après les Revenants. Entre le sort de ces derniers et la donnée de l’œuvre dont nous nous occupons, les biographes ont voulu établir une relation de cause à effet. Au cri public et unanime soulevé en Norvège par le coup de scalpel d’Ibsen mettant à nu, dans Oswald Alving, les tares congénitales de la race, ils ont juxtaposé les clameurs furieuses, unanimes aussi, de la foule ameutée contre Stockman quand il vient lui démontrer que la source de sa vie est empoisonnée. Et ils en ont conclu à une sorte de riposte que l’auteur de la pièce honnie aurait voulu faire à l’aide d’une autre pièce, plus directe, plus personnelle et encore plus provocante, comme il convenait à un tempérament de lutteur.
Ce commentaire, malgré les arguments spécieux dont il est étayé, m’inspire la plus grande méfiance. L’absence de tout démenti de la part d’Ibsen lui-même ne prouve rien. Je sais quel malin plaisir il ressent à contempler, après chacune de ses pièces, les efforts d’ingéniosité déployés par les commentateurs et les résultats, parfois étranges, où même étrangement comiques, auxquels il leur arrive d’atteindre. Dissimulé derrière son œuvre, il nous voit nous évertuer, réussir ou nous fourvoyer, et, pour rien au monde, il ne troublerait, par une intervention intempestive, le charme de ce spectacle favori. Dans ce cas donc, comme dans les autres, il a obéi à sa règle invariable : il s’est tu. Mais ce qui me semble parler pour lui ce sont les habitudes de toute sa vie, le caractère général de son œuvre entier et puis encore les dissemblances radicales et même l’absolu contraste qui existent entre le caractère d’Ibsen et celui de son héros.
— Vous voici bien seul, cher docteur, après le départ des personnages qui vous entouraient depuis un an. À moins que d’autres ne viennent déjà les remplacer ?
— Eh oui ! Cela commence à se dessiner. Vous savez : il y a entre mes pièces une trame intime. Elles naissent l’une de l’autre et ceux-là se trompent beaucoup qui leur cherchent des interprétations étrangères à l’œuvre total. Pour bien le comprendre, il faut en lire les parties dans leur ordre chronologique. Il y a là un enchaînement qu’on saisira sans peine.
Ce colloque se répétait, sous une forme ou sous une autre, quelques mois après l’apparition de chacune des dernières pièces d’Ibsen, au moment où nous nous attablions, lui, ma femme et moi, sur la terrasse du Grand Hôtel de Christiania. La publication de Solness, d’Eyolf, de Borkmann, n’avait pas arrêté dans l’esprit du poète le travail de dramatisation inhérent à sa nature. La fonction de son esprit est de créer, de transformer sa pensée en matière d’art et de la revêtir d’une vie empruntée au monde extérieur. Or, si le monde extérieur est multiple, cette pensée est une et continue. Libérée, après la naissance de l’œuvre nouvelle, elle se retrempe en elle-même pour reprendre sa trame. Et aussitôt le génie artistique recommence également ses opérations initiales, concomitantes avec le travail de la pensée. Il contemple, observe, assimile, vivifie. Plus tard, il donnera à la matière qui s’anime la forme et le mouvement, il la soumettra aux grandes lois qui gouvernent la production d’art, il l’armera de la force nécessaire pour communiquer au dehors l’impression ressentie et l’impulsion produite par elle, il fera agir par le livre et par la scène la vis tragica dont il possède le formidable secret, et à laquelle la vis comica, dont il dispose presque au même degré, est toujours subordonnée. En un mot, ce génie est absorbé par son fonctionnement intime et la pensée qui l’emploie ne garde sa vertu inspiratrice qu’à la condition de ne pas se laisser distraire par des préoccupations étrangères à son propre cours. Telle est la vie intérieure de Henrik Ibsen. Telle est la condition même de sa puissance. Être descendu de là à une lutte contre tout ce qu’il dédaigne, à une polémique par voie de scène, eût été la chose du monde la plus contraire à sa nature qui se puisse imaginer. Je ne crains pas de dire que jamais, s’il avait dérogé de la sorte aux principes qui l’ont toujours guidé, Ibsen n’aurait produit une œuvre aussi forte au point de vue des idées et aussi parfaite au point de vue de Fart que l’est l’Ennemi du Peuple. D’ailleurs, se remettant à l’œuvre, comme nous venons de le voir, aussitôt un drame achevé, il ne pouvait, au moment de la conception, être influencé par des faits qui ne s’étaient pas encore produits. Enfin, si un mouvement irrésistible l’avait entraîné tout à coup, contrairement à son invariable coutume, à une polémique dramatisée, il n’aurait pu s’empêcher de répandre sur son porte-parole un reflet de sa propre personnalité. Jetons un coup d’œil sur la pièce pour voir ce qu’il en est.
Thomas Stockman est, à l’inverse d’Ibsen, un homme essentiellement accueillant et tout en dehors. Maison, table et bourse, main, cœur et esprit, tout est chez lui large ouvert. On entre dans son intimité comme dans un moulin, à la seule condition de faire d’énergiques professions de foi de libéralisme et de générosité. Il s’en laisse imposer par tous les charlatans du métier. Voici Hovstad, rédacteur du Messager du peuple, maraud verni de rhétorique, paysan cupide et retors paré de belles attitudes, âme servile et vénale sous des dehors de frondeur et de justicier, bas intrigant sous un aspect d’intransigeance rigide. Enfin, le type achevé du faiseur politique qui, parti de très bas, a appris à manier l’arme commode d’une opposition avisée pour conquérir les situations et les postes. Encore les prend-il moins souvent en délogeant l’ennemi qu’en lui rendant les armes, en échange d’avantages stipulés, pour pénétrer dans la place et la défendre à ses côtés contre de nouveaux assaillants. Armé de son instinct, stimulé par ses appétits, il sait faire valoir tantôt ses origines plébéiennes, tantôt sa distinction d’emprunt et ne se démonte que devant l’âme droite d’une jeune fille, Pétra Stockman, dont la noblesse ingénue déconcerte son jeu et déroute ses feintes. Et voici Billing, son collaborateur, un maroufle cynique et effronté, celui-là, jurant et goinfrant, étalant sa grossièreté native avec une envahissante complaisance, se faisant par là même une réputation de rondeur et de franchise et en usant pour dissimuler, sous ces apparences de nature primitive, une perfidie plus féroce encore que celle de Hovstad, parce qu’elle lance plus crûment le mot assassin, la calomnie sèche et droite qui a prise sur l’imagination simpliste de la plèbe.
Mais Hovstad et Billing, habiles à manier l’âme de la foule, ne pourraient l’inspirer à eux seuls. Il leur manque pour cela un élément essentiel : la respectabilité. La respectabilité ne leur fait pas seulement défaut à cause de telle ou de telle autre indélicatesse qu’on pourrait, sans doute, découvrir dans leur passé. Non, ils en seraient entièrement purs que la respectabilité ne se serait pourtant pas incarnée en eux. Ils sont trop anguleux, et la respectabilité a besoin d’une surface plane, parfaitement nivelée. Elle a besoin de modestie, d’effacement ou, du moins, du geste de la modestie et de l’effacement, d’un geste bien visible, faisant remarquer distinctement ces vertus. Or, pour qu’il y ait effacement, il faut avant tout quelque chose à effacer. Nous sommes dans une démocratie et ce quelque chose ne peut être la naissance. Nous sommes dans un petit monde mercantile, et ce quelque chose ne peut être l’intelligence spéculative, denrée qui n’y est pas demandée. L’intelligence spéculatrice même, remuante de sa nature, y provoque de l’inquiétude et de la méfiance, et la respectabilité, dont la nature est de s’établir lentement, doucement, a besoin, pour cela, d’une atmosphère calme, plutôt lourde. On soupçonne ceux qui veulent acquérir. On n’a confiance que dans ceux qui n’en ont pas besoin, dans ceux qui déjà possèdent. Ce donc qu’il faut avoir, pour jouir de la respectabilité dans de telles conditions, c’est, en premier lieu, le sac. Mais pas un sac qu’on agite et où l’on fasse sonner les écus. Pas davantage un sac au repos, mais trop gros, pouvant tirer l’œil et exciter l’envie, non plus qu’un trop petit sac qui contente celui qui le possède et lui donne l’apparence de se dérober au travail commun. Encore moins un sac dont le possesseur serre fiévreusement les cordons, ce qui excite les convoitises et tranche également sur l’uniformité générale, l’avarice étant, après tout, une originalité. Non, ce qu’il faut tout d’abord pour mériter la respectabilité civique, c’est avoir en soi ce que Maeterlinck appellerait l’esprit de la ruche, c’est être, par sa fortune modeste, son travail modeste et son humeur modeste, juste au niveau, ni au-dessus, ni au-dessous, et c’est encore, c’est surtout se dessiner une attitude qui élève l’homme ainsi fait jusqu’au type, jusqu’au symbole. Dans de telles communautés, la voix du peuple, sans être, loin de là, la voix de Dieu, sait la contrefaire en élevant celui qui s’abaisse, à condition qu’il le fasse bien visiblement. Voilà pourquoi l’imprimeur Aslaksen est président de la société des propriétaires, de la société de tempérance et de diverses autres associations qui soutiennent l’ordre moral en même temps que l’ordre économique. Mais la voix du peuple ne se contente pas d’élever ceux qui s’abaissent. Elle va jusqu’au bout du principe évangélique : elle abaisse ceux qui s’élèvent. Voilà aussi pourquoi l’imprimeur Aslaksen est commanditaire du Messager du Peuple, journal où les Hovstad et les Billing font de l’opposition au pouvoir, tombé dans les mains de la ploutocratie. Là encore l’attitude d’Aslaksen est modeste. Il est imprimeur, il imprime. Il fournit aussi le papier. Et c’est tout. Le reste échappe à sa compétence. Son affaire n’est pas de rédiger. Elle n’est pas davantage d’inspirer. Elle n’est même pas de penser. Le rôle d’Aslaksen est passif. Seulement, il dépend de lui que le papier fasse défaut et que les presses cessent de fonctionner. Toujours passivement, Aslaksen peut se dérober et aussitôt le journal s’effondrera. Plus de Messager du Peuple, plus de Hovstad, plus de Billing, le néant aura tout englouti. Ainsi donc, tout cela n’existe en réalité que par la volonté occulte, modeste, passive d’Aslaksen.
Aslaksen et ceux qu’il représente, c’est le terrain où germe la vie de la cité. Mais ce terrain même ne nourrit la récolte qu’à la condition d’être engraissé. L’engrais doit être réparti également, uniformément, il n’en faut ni trop ni trop peu. Il faut que les Aslaksen gagnent modestement, et ceux qui réussissent à les faire ainsi gagner resteront toujours, quoi qu’ils fassent, en communauté avec la médiocrité possédante. Leurs bénéfices dépassant la norme, ils provoquent assurément l’opposition dont les Messagers du Peuple sont les organes. Mais, dans ce combat, l’instinct égalitaire, qu’on pourrait être tenté d’appeler du nom plus simple d’envie, se complique de quelques autres instincts. Le principal est celui qui tend à canaliser le courant ploutocratique pour l’obliger à arroser dans une juste mesure le champ nivelé de l’aisance plébéienne. Quand l’opposition a grandi jusqu’à la menace sérieuse, quand il y a péril dans les riches demeures, leurs habitants n’ont qu’à faire la part de l’instinct canalisateur pour conserver l’essentiel : la source. Ils le savent et, étant armés, n’ont pas peur. Les Hovstad et les Billing auront beau, le cas échéant, élever la voix jusqu’au ton de la revendication sociale, ceux qu’ils attaquent ne craignent rien. Ils savent d’où part l’attaque et ce que parler veut dire. Ils accepteront au besoin le socialisme en l’enfermant dans un réseau de formules qui pourraient se réduire à une seule, inexprimée, mais souveraine : donner pour conserver.
Ceci, Ibsen nous le montre dans d’autres pièces. Mais Un Ennemi du Peuple présente un cas plus simple. Grâce à l’intervention intempestive d’un troisième élément dont nous nous occuperons tout à l’heure, ploutocrates et démocrates s’unissent pour la défense de leurs intérêts communs. La solidarité qui existe entre eux leur apparaît soudain bien clairement à tous. La vie sociale telle qu’elle est reprend sans aucune modification son cours un instant interrompu. Malheur à qui prétendrait lui opposer une digue avec sa seule volonté. Cette volonté fût-elle trempée dans la passion du vrai et stimulée par un grand idéal de liberté individuelle, il sera renversé, emporté par le courant furieux, submergé, anéanti, à moins que…
Mais achevons d’abord l’exposition commencée.
Au milieu de la cité s’élevait jadis la citadelle. Au milieu du groupement moderne s’élève la suprématie du capital productif, à laquelle, dans certains organismes politiques, appartient le pouvoir. Tel paraît être le cas en Norvège. Nous voyons Pierre Stockman, le capitaliste le plus entreprenant de la ville, revêtu en même temps d’une autorité administrative et policière. Il ne semble pas la tenir du suffrage de ses concitoyens mais de l’Etat, puisqu’il se dit fonctionnaire et attache même beaucoup de prix à ce titre. C’est donc un maire nommé par l’Etat et assisté d’un conseil municipal dont les membres appartiennent à la même classe que lui et sont associés à sa fortune. Comme leur pouvoir, à eux, est d’origine élective, nous sommes là en présence d’un accord intime entre l’Etat et la société, démocratiques l’un et l’autre. Dès lors toute l’opposition des Hovstad et des Billing, actionnée par les Aslaksen, apparaît comme une compétition d’appétits et non comme une lutte de principes. Le principe, au contraire, l’ordre existant, le monde tel qu’il est, voilà à quoi les Aslaksen tiennent avec toutes les fibres de leur être intime. Ce qui se passe dans leur âme à l’apparition de l’autorité gouvernementale, représentation tangible de cet ordre de choses, ce qu’ils éprouvent au fond d’eux-mêmes à la vue d’un de ses agents, surtout s’il est revêtu de ses insignes, par exemple à la vue de Pierre Stockman coiffé de sa casquette d’uniforme, n’est pas une opération de la raison. C’est la manifestation d’un esprit atavique de soumission, d’une tendance inhérente à leur tempérament intime et congénital procédant de cet être originel, de cet inconscient jusqu’où remonte le courant des sentiments religieux. Car c’est bien un sentiment de cette espèce qui s’empare d’Aslaksen lorsque, au moment même où se trame dans les bureaux du Messager une conspiration contre les détenteurs du pouvoir local, il aperçoit, s’acheminant vers le siège de la rédaction, le maire Stockman, incarnation du grand pouvoir lointain, invisible, que l’humble électeur a bien contribué à créer, mais qui n’en est pas moins devenu pour lui, depuis lors, l’objet d’une crainte superstitieuse. De loin, il peut le fronder, attitude qui lui convient parfois et qu’il sait d’ailleurs parfaitement inoffensive, comme Aslaksen le déclare candidement. Mais, de près, il n’ose regarder en face le dieu que l’acte liturgique du vote, accompli par lui-même, a évoqué du fond de l’urne électorale. À un degré plus ou moins élevé, cette crainte, tout le monde la partage dans la communauté. Oui, tout le monde, excepté celui même qui l’inspire et un autre que la nature a placé tout près de lui et fait naître de la même souche que lui, le docteur Thomas Stockman, frère de Pierre.
Chez le maire, il n’y a point crainte ni dévotion : il y a solidarité, il y a conscience du pouvoir, il y a aussi l’orgueil raisonné de celui qui porte la casquette d’uniforme et sait que c’est la casquette d’uniforme qui, d’emblée, en impose. Il y a aussi l’instinct de tout ce qu’il faut pour soutenir l’impression première, l’instinct des moyens, grands et petits, qu’indique la situation, la connaissance exacte des intérêts, des convoitises, des faiblesses diverses qui grouillent secrètement dans les cœurs des administrés et donnent prise sur les plus réfractaires. Il y a, en un mot, le sens politique dont Pierre Stockman est remarquablement doué et qui lui permet de manier ceux que sa présence intimide, de façon à ce que l’intimidation, lorsqu’elle ne suffit plus, fasse place à une action plus durable et plus foncièrement efficace.
Mais voyons un peu ce qu’il y a en Thomas Stockman. Les mouvements qui ont atteint jusqu’aux bases profondes de la vie impulsive des peuples, les révolutions religieuses qui ont introduit un ordre nouveau dans l’existence d’une race et un élément nouveau dans celle de l’humanité, sont toutes attribuées par l’instinct populaire à des hommes que leur naissance élève au-dessus du vulgaire. Les révélateurs sont placés par l’imagination de la foule au sommet hiérarchique de la société. On les veut fils de rois ou tout au moins issus de souche illustre. Les prophéties l’annoncent et, plus tard, les pieux chroniqueurs s’efforcent à édifier des généalogies ingénieuses à l’appui des vieilles traditions. Sous une forme accessible à la masse, cette croyance révèle une intuition psychologique subtile et juste. Les peuples ont la notion exacte de ce que, pour atteindre à un ordre nouveau, il faut d’abord s’élever jusqu’au faîte de l’ordre ancien. Sur ce faîte, l’homme est libre et peut communiquer avec l’ordre éternel, où ce qui doit venir se développe aux dépens de ce qui est. La caducité des institutions n’est sensible, en général, qu’à ceux qui ont le sentiment, conscient ou non, d’être affranchis de ces institutions. L’histoire des révolutions démontre l’extrême rareté des révolutionnaires par tempérament qui ne soient pas prédestinés à leur rôle par des causes ataviques. Un révolutionnaire parti d’en bas est, en général, révolutionnaire par état d’esprit plutôt que par état de nature. Sous diverses influences, sa raison a conçu un système nouveau qui, même s’il réussit à se substituer à l’ancien, deviendra toi ou tard aussi caduc que ce dernier. Ou bien encore, il y a été entraîné par un courant révolutionnaire déchaîné, qui, déjà, commence à s’endiguer dans des formes précises. Un nouvel ordre se dessine, auquel notre homme s’associe prestement. Tout cela n’est certes pas le fait de natures vraiment libres, par essence et non par raisonnement, de natures qu’une impulsion intime élève au-dessus de toute institution, quelle qu’elle soit, ancienne ou nouvelle.
Ces natures libres, Ibsen les a puissamment conçues et il se sent irrésistiblement attiré vers elles par une loi de sa propre personnalité. À propos de données biographiques, Ibsen a essentiellement tenu à faire remarquer à M. Georges Brandes qu’il appartenait au patriciat de Skien, sa ville natale. De même, Nietzsche, dans une occasion analogue, a commencé par signaler à M. Brandes sa descendance d’une famille noble de Pologne. Ainsi, l’un et l’autre ont voulu se placer non seulement en dehors de leur communauté, dont ils se sont séparés avec violence, mais encore au-dessus d’elle. Je reviendrai plus loin à cette correspondance de M. Brandes avec Ibsen et avec Nietzsche et au parallèle qui s’impose entre ces deux hommes. Il ne s’agit pas, chez Ibsen, de tendances politiques. Personnellement, il a tenu à bien accentuer son indépendance à l’égard de tous les partis, surtout du parti radical de son pays. En de sanglantes satires, il montre l’œuvre de ce dernier construite sur les mêmes compromissions, sur les mêmes équivoques, sur les mêmes convoitises individuelles que les autres, et n’en différant que par plus d’hypocrisie et de tortuosité. Dans ses pièces, les êtres libres et autonomes qui représentent ce principe supérieur d’indépendance qu’il définit par la formule « être soi-même » ne sont jamais des personnages politiques. Dissolvante à l’égard du monde tel qu’il est, leur action s’exerce non point sur un champ particulier, mais sur le terrain universel où s’érigent toutes les institutions de ce monde, qu’elles soient politiques, religieuses, économiques ou familiales.
C’est à cette catégorie d’hommes qu’appartient, tout d’abord à son insu, Thomas Stockman, frère du maire Pierre Stockman, dont il vient d’être question. Une circonstance imprévue le révèle à lui-même. Ce médecin, ce savant, a doté sa ville natale d’un établissement thermal qui fait la prospérité de la cité et sur lequel se basent toutes les espérances et toutes les spéculations de ses habitants. Or, un jour, l’analyse lui livre un résultat déconcertant. La source même d’où découle l’eau des bains contient, il est vrai, tous les principes qui la rendent salutaire, mais les conduites que la municipalité a fait construire sont contaminées. Des milliers de microbes amènent la pestilence là où il s’agissait d’accumuler la santé. La cupidité des hommes dirigeants a vicié tout le caractère de l’œuvre. Chacun d’eux a voulu, contre une belle indemnité, faire passer ces conduites par son terrain. Or, sur ces terrains, s’élèvent des usines, des Fabriques. Celles-ci distillent des immondices dont l’eau curative s’imprègne à son passage. À ce mal essentiel il n’y a à opposer qu’un remède radical : fermer l’établissement, établir la prise d’eau au-dessus de tous les foyers d’infection, transformer le système des conduites, lui donner une autre direction et rendre ainsi à l’entreprise son caractère originel et bienfaisant. Alors seulement le public pourra être convié. Jusque-là il y aurait crime à s’enrichir aux dépens de gens qu’on empoisonne en leur promettant la santé.
Le Dr Stockman communique sa découverte aux hommes du Messager du Peuple, Hovstad et Billing, ses commensaux, ses intimes, dont le dernier se contente de sa bière et de son rôti, tandis que le premier convoite la dot présumée de sa fille, à tailler dans la fortune d’un oncle à héritage. Car Thomas Stockman lui-même, généreux et imprévoyant, n’est arrivé qu’à gagner presque autant qu’il dépense, comme il le dit naïvement et fièrement à son frère. Son sort est intimement lié à celui de l’établissement, ce à quoi il ne songe pas un instant quand il s’agit de révéler la vérité au peuple.
Comment le peuple la reçoit-il, la vérité ? Comme il l’a toujours reçue. Les intéressés, la maire en tête, se chargent d’abord d’établir la solidarité qui existe entre eux et leurs administrés. Le fardeau étant trop lourd pour le faire supporter par les gros actionnaires de l’établissement, qui sont, en même temps, les détenteurs de l’autorité, il faudra bien l’imposer aux contribuables. Aslaksen comprend l’argument et, dès lors, c’en est fait de l’appui du Messager, que commanditaire et rédacteur s’étaient empressées d’offrir au docteur Stockman tant qu’ils ne voyaient dans sa découverte qu’une arme de combat contre la ploutocratie, objet de leur envie.
Les choses ont bien changé depuis que Pierre Stockman, le maire, a montré à ces messieurs non point où est le vrai et où est le faux, — c’est là leur moindre souci, — mais où est le gain et où est la perte, ce qui leur importe avant tout. Dans une assemblée populaire convoquée par Thomas Stockman, qui n’a plus d’autre ressource pour se faire entendre, où sont ses plus âpres adversaires ? Ce n’est pas son frère ni les gros bonnets groupés autour de la casquette d’uniforme : ce sont les libéraux, à qui ils abandonnent la besogne, sûrs désormais que ceux-ci la rempliront avec plus de zèle et de succès qu’eux-mêmes. C’est Hovstad qui, dans son héros de la veille, dénonce à la foule un ennemi du Peuple. C’est Aslaksen, qui, élu président sur la proposition du maire, provoque un vote dans ce sens, flétrissure publique infligée au champion de cette intempestive vérité, dont le triomphe exigerait tant de sacrifices. C’est, enfin, l’ignoble Billing qui, à la question : « Mais qu’a donc le docteur ? » répond en sourdine par une insinuation d’autant mieux acceptée, d’autant plus prompte à se répandre qu’elle est plus grossière et satisfait plus simplement des gens peu enclins à se creuser la tête : « Vous savez, il avait demandé une augmentation de traitement : on la lui aura refusée ». « Oh ! alors. » Et le gros du public s’écoule, satisfait. Cela a encore mieux pris que les subtiles avocasseries de Hovstad.
Eh bien ! c’est à ce moment-là que Thomas Stockman, abandonné de tous, injurié et vilipendé, fait subitement sa plus grande découverte. Dans un élan de défi suprême il groupe autour de lui tous les siens et formule devant eux cet aphorisme dont on connaît la fortune et l’effet sur tant d’esprits contemporains : « L’homme le plus fort est celui qui est le plus seul. » Formule de vraie liberté individuelle substituée à toutes les libertés politiques et sociales. Formule d’élan humain, d’ascension vers les hauteurs de l’indépendance spirituelle, vers un état de puissance et de vie pleine, intégrale, féconde. Il y a pour l’humanité un sommet à atteindre, une position à conquérir, un assaut à livrer et ceux qui le livrent ne peuvent, comme dans tout assaut, agir et lutter qu’individuellement. Ils ne peuvent se préoccuper ni des victimes qui tombent à côté d’eux, ni des impuissances sur lesquelles il leur faut piétiner pour marcher vers le but suprême, ni de ceux qui ne peuvent les suivre. Ici, se sentir fort n’est pas se toucher les coudes. C’est le combat isolé, c’est le corps à corps contre l’ennemi invisible, contre cet esprit de compromission dans lequel Brand, déjà, voyait le dernier démon à terrasser. Et l’enjeu ? L’enjeu est la vie même de l’humanité, la vie vraie et forte, digne de l’individu vrai et fort à qui Nietzsche, à ce moment même, donnait le nom de Surhomme. Ainsi parla Zarathoustra parut la même année qu’un Ennemi du Peuple. Les deux œuvres sont de 1883.
Cet individu ne peut naître dans le monde tel qu’il est, soumis à l’esprit de compromission, aux règles et aux lois que cet esprit suggère. Thomas Stockman appelle donc à lui tout ce qui s’affranchit de ces règles et de ces lois. À ses petits vauriens de fils, il demande de lui amener des vauriens encore plus indisciplinés qu’eux, pour essayer de trouver là les germes d’une race nouvelle. Et, comme les deux gamins ont été chassés de l’école, simplement parce qu’ils sont ses fils, c’est lui-même qui, désormais, se charge de leur éducation. Il ne leur apprendra qu’une chose : être des hommes libres.
À cette idée, à cette préoccupation de la génération qui va venir, à ce mot d’ordre jeté à la jeunesse et à ses éducateurs, aboutit l’œuvre dont nous nous occupons. N’ai-je pas eu raison de l’appeler optimiste ? Ne voyons-nous pas, alors que toutes les bassesses, tous les dégoûts, toutes les ténèbres morales s’épaississent au dernier acte de la pièce, le plus comiquement et le plus tragiquement magistral de tous, à cet acte où grimace, entre autres, la figure de Martin Kül, l’oncle à héritage, homme seul aussi, en lutte contre la société dont les représentants l’ont blackboulé, — placé là par l’auteur pour rendre visible et palpable la distinction qui existe entre l’isolement et la révolte par égoïsme et par rancune et l’isolement et la révolte par générosité, — ne voyons-nous pas, dis-je, à ce moment même, l’irruption soudaine d’un rayon puissant d’audace et de foi dans l’avenir ? Et voici que tous les odieux fantômes s’évanouissent. Il a suffi d’un seul mot, d’une courte réplique, d’un simple mouvement de scène, pour évoquer les possibilités nouvelles que commence à entrevoir l’indomptable lutteur.
« Le soleil, le soleil ! » murmurait, dans sa crise dernière, l’infortuné Oswald Alving des Revenants. Et ce mot semblait tirer de la situation une déchirante ironie. Le soleil ne se levait, eût-on dit, que pour éclairer un avenir de désolation et de néant. Mais voici que, dans l’Ennemi du Peuple, par la seule présence des deux fils de Stockman et surtout par celle de leur sœur aînée, cet avenir s’anime, éveille notre attention, enhardit notre espoir. C’est là, à mon sens, le vrai lien qui relie cette pièce à celle qui l’avait immédiatement précédée. Non, vraiment, je ne vois pas là de riposte personnelle d’Ibsen au public norvégien. Stockman n’est pas Ibsen. Si, aux derniers actes, il est conduit à reconnaître les vérités qu’Ibsen, pour sa part, a toujours professées, c’est que Stockman personnifie l’élite à laquelle le poète s’adresse. Ibsen, je l’ai dit ailleurs, ne prêche pas sur la montagne, mais dans la synagogue. Ses pièces ne sont pas des sermons pour la foule. Elle le sent bien et ne lui viendra jamais. Ses pièces sont un régal pour quelques-uns. Dans ce régal, il y a de la moelle de lion, bonne pour les jeunes constitutions, mais il y a aussi de fortes épices, dangereuses pour les débilités. Tant pis pour eux et tant mieux pour l’humanité en marche, qui en sera plus vite débarrassée.
C’est le moment de parler d’Ibsen et de Nietzsche comme de deux agents d’une même force, dont la nature est encore indéterminée et les effets incalculables.
III
Nietzsche ne connaissait pas l’Ennemi du Peuple. Je tiens le fait de bonne source et ce témoignage concorde bien avec un reproche que l’auteur de la Volonté de Puissance fait quelque part à celui des Soutiens de la Société. Le dénouement de cette dernière pièce prend, en effet, une allure quelque peu pédagogique à l’égard d’une société trop vieille pour être régénérée, fût-ce par les moyens les plus radicaux. Nietzsche en fut désagréablement frappé et cette impression se retrouve dans ses notes recueillies et publiées de longues années plus tard. « Que ne laisse-t-il donc tout ce monde marcher à sa perte, dit-il en substance. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. » Comme si cette réflexion, encore inexprimée, s’était mystérieusement communiquée à Ibsen, nous la retrouvons presque mot pour mot dans la bouche de Stockman, qui, de découverte en découverte, en arrive, au dénouement, à proclamer irrémédiablement perdue la race à laquelle il s’adressait tantôt et dont il ne songe plus à entreprendre le salut.
Ce personnage, parfaitement inconnu de Nietzsche, a donc élevé avant lui le drapeau du patriciat humain opposé au drapeau de la plèbe humaine, et il y a inscrit, lui aussi, le principe de l’instabilité morale et sociale, que Nietzsche va bientôt soutenir à son tour, le principe de l’éternel devenir, en vertu duquel toutes les formes existantes, aussitôt qu’elles ont accompli leur œuvre, sont fatalement vouées à la destruction et, jusque-là, se transforment en danger public, la vérité d’hier étant devenue le mensonge d’aujourd’hui. Il est vrai que le lutteur de Christiania concentre avec moins de précision que le lutteur de Naumburg ses attaques contre le point où s’élève l’édifice chrétien. Il semble même, dans Brand, admettre la possibilité de livrer le combat sur le terrain du Christianisme, en en déplaçant, il est vrai, le centre d’action et en ramenant à l’Horeb ce qui avait été transporté au mont des Oliviers. Mais Stockman, lui, n’a pas de ces soucis. Il se contente d’effacer d’un trait le mot d’ordre du Christianisme, la loi de pardon et de mansuétude. Les termes mêmes dont il se sert déterminent bien son attitude à l’égard de la doctrine chrétienne : « Je ne songe pas, comme le recommandait certain personnage, à vous pardonner parce que vous ne savez ce que vous faites. » Voilà un langage qui ne laisse pas de doute sur les dispositions de l’Ennemi du Peuple et qui rappelle bien celles que Nietzsche accentuait avec une insistance parfois pénible. Bref, il n’y a pas à en douter : une impulsion identique et simultanée faisait parler et agir ces deux hommes, qui ne se connaissaient pas et dont l’un, Nietzsche, avait sur l’autre, Ibsen, des idées erronées, tandis que celui-ci, à l’époque, du moins, où fut écrit Un Ennemi du Peuple, ignorait du premier tout, jusqu’au nom.
Et maintenant reportons-nous un peu en arrière. L’impulsion à laquelle obéit Ibsen, nous la retrouvons suscitant un autre homme encore, qui lui était également inconnu, mais auquel Nietzsche, dans les lettres qui viennent d’être publiées, s’adressait comme à un maître. Je ne répéterai pas ici ce que j’ai dit dans la préface de Brand sur le rapport indéniable qui existe entre l’esprit d’Ibsen et celui de Taine. Contempteurs de la société démocratique, de l’état démocratique et même de l’Etat en général, ils sont, en même temps, l’un et l’autre, ennemis des révolutions restreintes, des révolutions politiques dirigées contre un point circonscrit du système, alors que c’est de tout le système et même, à vrai dire, de tout système qu’il s’agit.
Ibsen et Taine sont nés tous deux en 1828, date fatidique, qui fut aussi celle de la naissance de Tolstoï. Tolstoï déteste Ibsen et méconnaît Taine. N’empêche que son activité, destructrice à l’égard des formes sociales, évocatrice d’un état en dehors de l’Etat se joigne forcément à celle de ces deux hommes dans le mouvement auquel Nietzsche imprima l’allure vertigineuse qui, peut-être, lui convient le mieux.
Vertige des sommes ou vertige de l’abîme, peu importe. Le résultat est le même : c’est l’anéantissement de ce qui est au profit de ce qui doit venir, Tolstoï veut y arriver par l’abstention générale conduisant à l’anéantissement de l’Etat. Taine s’y acheminait par l’analyse scientifique, dont l’esprit dissolvant, s’étant une fois emparé de l’humanité, ne laisse rien subsister en elle des dispositions nécessaires au maintien de l’ordre social. Chacun de ces hommes procède conformément à sa nature, le Slave par la sensibilité, le Latin par l’intelligence. Mais les deux Germains, eux, Ibsen et Nietzsche (celui-ci, comme le lui écrivait Brandes, était, malgré son universalisme, entièrement Allemand de pensée et de langage), les deux Germains agissent plus directement et se montrent plus conscients du principe qui les fait agir. Les deux Germains, chassant de race également, procèdent par la volonté. La loi, pour Taine, est de penser. La loi, pour Tolstoï, est d’aimer. La loi, pour eux, est de combattre. À cette loi, tout se subordonne, tout, jusqu’à la réalité des choses, tout, jusqu’à la vérité. La vérité, pour Nietzsche, est uniquement ce qui sert au combat livré par nos énergies pour l’obtention de la puissance, loi primordiale de notre être. Le mensonge n’est un principe négatif qu’en tant qu’il gêne le fonctionnement de cette loi et devient force positive et vitale du moment où il lui est nécessaire. En rencontrant cette idée dans la Volonté de Puissance, qui donc, s’il a lu le Canard sauvage, ne se rappelle le mensonge vital d’Ibsen ? Dans cette pièce, il ne le proclame encore que nécessaire à la vie d’un homme ordinaire. Mais, plus tard, ce ne sont pas des hommes ordinaires ceux qui, affirmant une chose incertaine, contestable, repoussent violemment la notion de sa fausseté possible, et s’écrient : « Il faut, je veux, je veux, je veux que ce soit vrai. » Ce qui est en œuvre chez ces hommes, chez Solness, chez Rubeck, c’est bien ce que Nietzsche appelle « la volonté de puissance ». À cette volonté, agençant le fonctionnement de nos pensées et de nos volitions conscientes, tout en nous se plie à notre insu. Elle a un caractère suggestionnant et stimulant qu’Ibsen rend sensible par l’intervention, chaque fois, d’une femme qui, tout en agissant sur le héros d’une façon déterminante, n’obéit pourtant qu’à une impulsion qu’elle a reçue de lui-même, sans qu’il s’en fût douté. Être réceptif par excellence, la femme a recueilli ce que l’homme a de plus profond et de plus inconscient au fond de sa nature, elle l’a conservé intact en elle, à l’abri des forces contraires, à l’abri de l’esprit de compromission, et, le moment venu, elle le lui rend impulsivement, irrésistiblement.
Cela est vrai dans la vie. Les choses se passent ainsi. Ibsen a noté les résultats de ses observations psychologiques et peut-être de son expérience personnelle. Si ces résultats se sont ordonnés chez lui en une vision particulière du monde moral, si, conformément à la nature de son génie, ils ont pris, dans ses œuvres, un aspect suggestif, une valeur symbolique, s’ils ont même créé une force impulsive qui, émanant de l’œuvre d’art, se propage sourdement au sein de la société, c’est que cela devait être. C’est que l’œuvre d’Ibsen est arrivée en son temps et que, de l’esprit de ce temps, le poète avait fortement conscience. Encore une fois, il voulait et, comme Nietzsche, il agissait selon sa volonté, sur le terrain que ses aptitudes lui avaient dévolu. Et ce terrain était excellent.
Le destin, auquel Ibsen, dans ses derniers drames, semble parfois en vouloir, lui avait cependant accordé une faveur cruellement refusée à Nietzsche. Malgré le soin pieux avec lequel l’amour fraternel s’attache aujourd’hui à répandre sur l’existence de ce dernier un rayon de sérénité posthume, à y recueillir chaque trace de joie et de réconfort pour que la sœur ait la consolation de pouvoir dire de son frère atrocement éprouvé « Il connut cependant le bonheur », — cette vie ne nous apparaît que comme un long— martyre, caractère qui tient essentiellement à ceci : Nietzsche, dans le monde de la vie intellectuelle, n’avait pas de patrie. Ibsen en avait une : il était dramaturge. Il était solidement établi dans un genre existant. Il n’avait pas et ne voulait pas avoir d’amis, mais il avait un public qui lui en tenait lieu et lui apportait une force que d’autres artistes demandent à l’amitié : la communion des fantaisies. Cet appui, il pouvait toujours se le procurer auprès de son public, en usant des procédés connus et éprouvés que l’art de la scène fournissait à son génie dramatique. Nietzsche, lui, n’avait à sa disposition ni genre, ni procédé connu Il avait tout à créer, son public y compris. Une combinaison de philologie, de philosophie, de poésie et d’art comme celle que son esprit avait à sa disposition était chose inouïe, où personne, tout d’abord, ne se reconnut, si ce n’est quelques esprits originaux et indépendants que leur originalité et leur indépendance mêmes devaient nécessairement lui aliéner tôt ou tard. En/un mot, Nietzsche était un déclassé à qui manquait cette solidarité dans le déclassement qui est un effort vers la création d’un centre nouveau et où la nature retrouve d’ordinaire ses droits. C’était un déclassé condamné à l’isolement, un déclassé dans un pays de classement à outrance. Ses appels constants et désespérés à des amis qui, toujours, finissaient par le fuir, témoignent des souffrances auxquelles il fut condamné et qui causèrent, à n’en pas douter, ses maladies et sa mort précoce. En un mot, « l’homme le plus seul » d’Ibsen ce ne fut pas Ibsen, qui fuyait l’amitié, ce fut Nietzsche, qui la recherchait éperdûment. Demandez plutôt ce qu’il en pense à M. Georges Brandes, qui reçut de l’un et de l’autre des confidences épistolaires dont la publication simultanée a, elle aussi, de quoi frapper les esprits. Demandez-lui qui de ces deux hommes fut réellement le plus seul. Il doit s’y connaître, lui que sa propre destinée a rapproché du type de Thomas Stockman.
Qui sait même s’il ne fut pas pour quelque chose dans la création de ce type, sa figure, je le sais, s’étant à mainte reprise imposée à Ibsen en quête de caractères. Et demandez aussi à M. Georges Brandes qui des deux il juge le plus fort, qui des deux produisit et communiqua à d’autres la plus grande quantité d’énergie. Il a, pour en juger, un excellent dynamomètre à sa disposition : je veux dire la jeunesse qu’il a si puissamment contribué à former au sein de la population à la fois éveillée et réfléchie que lui fournissait son pays natal. Gourant ibsénien et courant nietzschéen, ce dernier créé en Scandinavie par M. Brandes lui-même, sont là en présence. Us sont distincts, comme distinctes, quoique indissolublement associées au même mouvement, les natures des deux grands protagonistes. Lequel des deux est aujourd’hui le plus fort ? Lequel donne le plus d’impulsion au mouvement ? Ibsen, chez qui résonne toujous, à travers les âpretés de sa volonté tendue, une note attendrie, nostalgique, évoquant l’idéal de douceur et d’amour dont force lui fut de se détourner pour faire œuvre de vie ? ou Nietzsche, apportant une fiévreuse ardeur à étouffer cette note et y dépensant le meilleur de ses forces ? Ibsen, qui se dérobe aux particuliers et se livre à tous ? ou Nietzsche, passionnément communicatif envers tous ceux qu’il appelle, et finalement impénétrable à la plupart de ceux qui lui arrivent ? Ibsen qui, pour la dénonciation du pacte social et pour l’exaltation des énergies qu’il étouffe, ne voit pas de meilleur agent que la femme, puisque ce pacte, conclu en dehors d’elle, n’a pas de prise sur sa nature et qu’ainsi, chez elle seule, se retrouvent, à l’état primitif, les énergies à stimuler ? ou Nietzsche, aux yeux de qui la fonction de la femme n’est pas de stimuler ces énergies, mais de leur servir d’épreuve, la femme représentant l’insidieuse nature dont nous avons à triompher ? Ibsen le misanthrope ou Nietzsche le mysogine ? Ibsen demandant que nous soyons nous-mêmes ? ou Nietzsche demandant que nous soyons plus que nous-mêmes ? Ibsen avec sa volonté de constance contre laquelle tout doit se briser ? ou Nietzsche avec sa volonté de puissance qui, elle-même, brise tout ? Ibsen mettant deux ans à composer chacun de ses drames ? ou Nietzsche écrivant en vingt jours les deux premières parties de Zarathoustra ? Ibsen avec sa forme d’art ferme comme la loi ? ou Nietzsche avec la sienne agile comme la guerre ?
Tout cela M. Georges Brandes le sait bien. Il connaît les deux hommes dont il s’agit, tous deux étant XLII PREFACE
venus à lui par sympathie d’effort. Et il connaît aussi lajeunessequilui arrive, attirée par la même sympathie. Laquelle de ces deux natures a le plus de prise non sur les plus nombreux mais sur les plus forts, qui ne sont pas nécessairement les p’ us seuls, mais qui sont capables de l’être ? Est-c ? Ibsen, est-ce Nietzsche qui arrive le mieux à former à son tour des natures de maître ? Ou bien cette question est-elle oiseuse ? Ibsen et Nietzsche sont-ils simplement les deux côtés d’un parallélogramme de forces où peut s’exprimer, sur le terrain littéraire, le mouvement qui nous entraîne vers un nouvel état d’esprit et le monde vers un nouvel état de choses ? Et la résultante n’est-elle pas encore à tracer et à désigner d’un nom nouveau, quand viendra celui chez qui l’effort ne se fera plus sentir et qui, nous prenant par la main, nous conduira sans violence, avec une sérénité olympienne, vers cet état où nous nous trouverons tout à coup à notre aise, comme si nous y avions toujours été ?
Quoi qu’il en soit, ces hommes de volonté n’ont pas réussi à nous faire apparaître la volonté humaine comme une force indépendante. M. Brandes, que je viens de nommer, n’a-t-il pas donné aux plus importantes de ses études littéraires le titre collectif de « Principaux courants de la vie intellectuelle de notre temps » ? Or, obéira un courant, surtout inconsciemment, comme l’ont fait les esprits originaux qu’il ncus explique par la vie autant que par l’œuvre, ce n’est pas être libre, tant s’en faut. Et on ne Test pas davantage en restant, quoi qu’on fasse, soumis à des lois qui, pour porter le nom d’esthétiques, n’en sont pas moins impératives. Que dis-je ? plus impératives mille fois, puisque éternelles, que tous les codes de lois morales, écrits, traditionnels ou tacites.
Ibsen nous en donne une preuve éclatante que je vais relever pour conclure.
IV
Supposons Un Ennemi du Peuple écrit par un de ceux qui parlent d’inaugurer un genre nouveau, le théâtre d’idées. Nous pouvons être à peu près sûrs d’une chose : lors même que la scène de la réunion publique, si superbe de mouvement et de vie, n’aurait pas tourné, chez lui, à la conférence théâtrale, et je ne vois pas trop l’auteur échappant à ce casse-cou, il y en a un autre qu’il lui aurait été presque impossible d’éviter. L’apôtre, une fois déchaîné en lui, n’aurait pas manqué de jeter, à la fin, l’artiste pardessus bord. Emporté par le souffle qui déblaie le monde, il se serait senti prêtre, prophète, que saisje ? Transformant le théâtre en temple, il se serait mis à prêcher, à vaticiner et nous aurions vu,’au dernier acte, le rideau se lever non sur une action scénique, mais sur quelque péroraison dialoguée comme on nous en a servi plus d’une depuis lors.
Au lieu de cela, que voyons-nous chez Ibsen ? Les personnages apparaissent de plus en plus vivants, sous l’action des circonstances amenées par le jeu même de leurs caractères. Ces circonstances exercent sur eux, à leur tour, un effet de réactif qui les oblige à montrer peu à peu le fond et le tréfond de leurs âmes. Le spectacle s’anime graduellement jusqu’au fantastique, jusqu’à une vraie bacchanale de bassesses, de convoitises et de perfidies. En même temps, il se concentre autour d’un même trait et d’une même machination. Le trait qui unit les Hovstad, les Aslaksen, les Pierre Stockman dans l’abjection et dans l’impuissance c’est d’être condamnés par la vulgarité de leurs natures à voir l’âme d’autrui composée des mêmes éléments grossiers que la leur.Delà, pour eux, l’impossibilité absolue de s’élever jusqu’à la connaissance des hommes supérieurs et d’avoir prise sur eux. Leur astuce n’arrive pas et ne peut arriver plus loin que de chercher et de croire trouver le mobile secret qui a fait agir le docteur, d’imaginer ce mobile pareil à celui qui les aurait fait agir eux-mêmes et de tabler là-dessus. On a vu Martin Kùl, de qui les enfants de Thomas Stockman doivent hériter, battre la ville et, profitant de la panique, acheter à vil prix les actions de l’établissement. Nul doute : le tout était un coup monté entre l’oncle et le neveu. Et voici ce dernier excitant, tout à coup, non plus le mépris de ses mirmidons, ce mépris dont ils l’avaient accablé la veille, mais leur admiration, leur envie, leur convoitise. Les voici s’appliquant maintenant à le faire chanter et arrivant enfin à lui arracher les dernières écailles des yeux, et à lui découvrir un abîme de boue plus profond encore que celui qu’il supposait, si profond qu’il en éprouve lui-même un vertige éphémère. Quand, du fond de cet abîme, surgit la figure presque diabolique de Martin Kül, où se concentre toute l’ignorance et toute la ruse de l’esprit du sol terré dans sa fange natale, tout ce qu’il a de grotesque et tout ce qu’il a d’implacable, quand Martin Kül, soupesant son portefeuille, dit au docteur : « Ceci est l’avenir des tiens, persévère et tu l’anéantis, cède et tu le sauves, alors le juste lui-même est ébranlé. C’est la scène de Brand et de l’Esprit de Compromission qui se répète sous une autre forme. Mais il suffit, pour qu’il se ressaisisse aussitôt, de l’apparition des enfants. Là est la pierre de touche : le souci qu’éveille dans une âme vaillante la vue de l’avenir le rappelant à sa responsabilité envers l’humanité nouvelle n’est pas le souci de lui léguer le calme par la soumission, c’est celui de lui léguer l’indépendance par le combat. C’est aussi celui de n’avoir pas à rougir devant elle, en capitulant honteusement. Voilà le dernier geste, le dernier mot, la dernière suggestion de la pièce. Voilà comment Ibsen termine, en nous amenant au point où il voulait en venir, par la voie qu’il lui convenait de prendre, et en faisant converger vers ce dénouement la hardiesse de sa pensée, l’âpreté de sa satire et toute sa verve dramatique. La dernière position est emportée d’assaut et le drapeau que nous y voyons flotter n’est ni celui de Jérémie ni celui de Savonarole : c’est celui de Molière. « In hoc signo vinces, » dit à Ibsen son génie artistique.
Voyez plutôt le comique des scènes, écoutez les mordantes répliques, les boutades savoureuses, et vraiment vous ne vous sentirez pas au temple, vous vous sentirez au théâtre, bien au théâtre, rien qu’au théâtre. Et ce sera tant mieux, même pour l’effet moral à obtenir. Car l’atmosphère que vous aurez respirée là est une atmosphère de fantaisie créatrice de pouvoir souverain, le pouvoir de l’artiste sur son œuvre ; c’est cette atmosphère après laquelle il est si difficile de vivre dans le renfermé des usages et des convenances. Ce n’est pas par persuasion, c’est par vertige que le maître vous aura entraîné dans son orbite et gagné à la cause qu’il sert. Il vous aura montré un Thomas Stockman délivré de toutes les entraves, même de celles du sens commun. Il dit à ses enfants qui lui demandent : « Qu’allons-nous étudier maintenant ? » — « Absolument rien. » Il dit à sa femme qui lui demande : « De quoi vivrons-nous ? » — « Bah ! il me reste la clientèle de ceux qui n’ont rien. » Et vous ne réfléchissez pas que le docteur Henrik Ibsen, qui fait dire ces choses à son héros, a fait de son fils un des citoyens les plus cultivés de son pays, dont il est aujourd’hui le premier homme d’Etat ; ni que la clientèle du Dr Henrik Ibsen, que son public ne lui a pas seulement donné de quoi faire vivre ses idées mais encore de quoi faire vivre sa famille. Vous ne réfléchissez pas à cela parce que vous avez devant vous non pas le docteur Henrik Ibsen parlant par la bouche de son personnage, mais le docteur Thomas Stockman ayant reçu de son créateur une personnalité propre et une existence autonome. Vous ne vous dites pas non plus que cette existence s’évanouira tout à l’heure, le rideau une fois baissé après le dernier acte. Car vous la sentez éternelle, car vous comprenez, sans vous en rendre compte, que Thomas Stockman est une idée vivante et, en le comprenant, vous comprenez, toujours d’une façon irréfléchie et inexprimée, que, vous aussi, vous êtes une idée vivante et que tout l’est autour de vous. La vertu contagieuse de l’art vous fait vivre en cet instant ce qu’il y a en vous de vie impérissable. Vous transportant dans la région des idées, elle vous la fait sentir en même temps comme une région de vie.
Et vous ne pensez pas davantage que l’acteur costumé, grimé et fardé qui est devant vous est parfaitement ridicule de vous dire des choses graves et édifiantes qu’il a apprises par cœur. Garces choses, sur la scène, sont elles-mêmes costumées, grimées et fardées, comme celui qui les dit. Ce n’est qu’en vous qu’elles redeviennent graves et édifiantes, comme elles l’étaient dans l’intime pensée du poète. Quanta la transmission scénique, elle s’est faite selon les règles scéniques. La fiction, la fantaisie ont tout dominé. La vérité a revêtu les apparences du mensonge théâtral, sans quoi ce mensonge vous eût, en effet, choqué par contraste. La disposition créée par la magie de l’art se serait aussitôt évanouie et une volonté rebelle se serait dressée en vous contre la volonté du poète. Pour lui, il ne s’agissait pas de vous convaincre. Il s’agissait de vous entraîner par la griserie artistique. Il ne fallait pas qu’une parole de pure raison, directe et crue, dissipât cette griserie. Pour produire un effet vivant il, faut une œuvre vivante ; une pièce meurt sitôt que la conférence s’y met. Et ce qui disparait en elle ce n’est pas seulement sa force dramatique, c’est encore sa force morale. Ce n’est pas le jeu qui devient vérité, c’est la vérité qui se fait cabotinage.
Voilà ce qu’Ibsen comprend admirablement. Il n’ignore pas que l’idée, pour avoir droit à la scène, doit, plus encore que le sentiment et que la fantaisie, se soumettre aux conditions de l’art qu’elle invoque à son aide. Que ses collaborateurs scéniques le sachent de leur côté. Jouer de l’Ibsen est pour eux un danger d’autant plus sérieux que plus sérieuse est la cause qu’ils servent et qu’ils peuvent trahir. Je ne parle, bien entendu, qu’à ceux pour qui cette tâche est une affaire d’enthousiasme ou, tout au moins, de conscience artistique et qui jouent pour un public capable de subir le vertige ibsénien. C’est le seul public qu’il puisse être question de dégriser et le seul également dont il puisse être question ici.
Je sais combien est difficile ce que je demande aux acteurs à qui je m’adresse. Je sais qu’ils ont pénétré Ibsen non seulement par l’entraînement, mais encore par la réflexion. Ils ont saisi sa pensée, ils sont entrés dans ses intentions morales et sociales, ils ont en eux tout ce qu’il faut pour le comprendre et pour l’aimer, parce qu’ils ne sont pas seulement acteurs, parce qu’ils sont hommes, hommes de leur temps, emportés eux-mêmes par le courant qui nous a donné les Ibsen et les Nietzsche, et qu’il leur faut peut-être se faire violence pour ne pas trahir quelque chose de leurs pensées et de leurs émotions personnelles, pour éviter ce qu’Ibsen a su éviter lui-même, à force d’art.
Heureusement, ils ont à leur disposition un puissant levier : c’est le succès de son effort. Les personnages qu’il a créés ont de quoi les animer et les soutenir. Ils ont de quoi transformer le costume, le grimage et le fard en instruments servant à l’expression de la vie, et cela parce qu’il y a quelque chose à exprimer, parce qu’il y a de la vie employant ces instruments et les empêchant de nous choquer plus que ne nous choquent la couleur et la toile d’un tableau quand la couleur et la toile sont devenues évocatrices de vie. Oh ! mais, pour en arriver là, il faut soutenir cette vie de toute la force de son intuition propre. Il faut la maintenir dans les conditions où elle doit se manifester sur la scène. Il faut lui conserver la fantaisie dont l’a douée le poète. Il ne faut détruire cette fantaisie ni par des effets de prêche, ni par des effets de clinique, ni par des affectations d’intellectualité, ni par des affectations de réalisme. Il ne faut pas de ton doctrinal nous empêchant de sentir ce qui émeut Nora Helmer, ni de hoquet nous empêchant d’entendre ce que dit Oswald Alving. Il faut qu’on saisisse la passion et la souffrance à travers la pensée et il faut qu’on saisisse la pensée à travers la passion et la souffrance. Encore une fois, je sais que tout cela est très difficile. Mais la difficulté, qu’on se le dise bien, a existé avant tout pour Ibsen lui-même. La façon magistrale dont il s’en est tiré a de quoi exalter et inspirer ses interprètes. Qu’ils fassent comme lui. Qu’ils s’effacent partout derrière les personnages, sans rien perdre de l’impulsion qui les soutient dans leur jeu. Qu’ils comprennent aussi profondément que possible et nous conduisent à la compréhension, mais sans jamais avoir l’air de nous dire : « Je comprends. » Qu’ils nous laissent cette satisfaction à nous-mêmes.
L PREFACE
Et puis qu’ils imitent aussi le maître dans son art merveilleux de développer les caractères au courant de l’action. Plus encore que celle-ci, les caractères que nous présente Ibsen nous ménagent des révélations constantes et progressives. Que cette progression soit observée par l’acteur. Il y a, dans chaque personnage d’Ibsen, une admirable unité de nature. Mais elle s’exprime en transformations logiques, non en figures stéréotypées. Grâce à ces transformations et à ce qu’elles ont de nécessaire, nous acquérons de ces personnages une connaissance que nous n’aurionsjamais eue sans cela, quelque soin que l’acteur eût mis à composer son rôle. Ici ce soin doit consister aménager avec une extrême finesse la gradation des effets. Il faut que les êtres se révèlent à mesure que le drame avance. Il faut que nous les comprenions non par ce qu’ils sont dès l’abord, mais par ce qu’ils deviennent et ne peuvent pas ne pas devenir. Il faut que le Thomas Stockman de la fin, provocant et superbe, nous paraisse impossible sans le Stockman du commencement, avec sa folle générosité, mais aussi avec la fière conscience de sa supériorité bienfaisante. Les physionomies doivent être unes, mais non point uniformes. Elles se dessinent sous l’effet des réactifs, — je veux dire, encore une fois, des circonstances, des crises déchaînées, de ces crises qui amènent presque subitement les caractères à maturité et qui, par le raccourci de l’action, aident à produire l’illusion scénique, — raccourci du temps et de l’espace. Sur chaque être le réactif influe d’une façon particulière. La diversité des natures s’accentue. Le développement, chez l’homme, est, malgré sa rapidité, logiquement apparent et régulier. Chez la femme, il se produit en dessous. La logique est plus difficile à découvrir. Elle n’en est pas moins absolue, ses conséquences, apparaissant en traits soudains, doivent nous frapper, mais non pas nous désorienter en nous surprenant trop vivement. Le travail sourd et précipité qui amène les déterminations subites d’une Mme Stockman, par exemple, si sensée, si timorée au début et, tout à coup, par mouvement spontané, se rangeant du côté de son mari attaqué et le soutenant dans sa lutte contre tous, ce travail est toujours le combat de deux instincts. Dans Un Ennemi du Peuple ce combat est remarquablement rendu par la fougue avec laquelle Mme Stockman se précipite sur la scène pour détourner son mari de sa folle équipée et par la fougue non moins grande avec laquelle, exaltée par la situation, elle lui dit ensuite : « Je suis avec toi. » Cela demande à être dignement rendu.
J’ai mentionné à dessein cet épisode pour indiquer l’importance, chez Ibsen, des personnages et des scènes de second plan. Il n’y en a pas qui ne contiennent une force concourant à l’effet général et qu’il faut faire valoir pour que cet effet se produise. Il n’y a pas de trous chez Ibsen. Un mauvais jeu peut seul en produire. En général, il faut se souvenir que l’effervescence amenée par les réactifs dont je parle est, chez les personnages, une effervescence de passion, mais que la passion ne devient visible que lorsque le réactif a opéré. La passion, convoitise, cupidité, amour jaloux du pouvoir, amour-propre blessé, — fait tomber les masques des visages de Hovstad, d’Aslaksen, envenime Billing, surexcite Pierre Stockman. Il faut la faire éclater, mais en son temps. Je n’aime pas du tout les effets préparés d’avance « pour ne pas dérouter le spectateur ». Je n’aime pas les Nora tourmentées dès le début (erreur que commet une des plus grandes artistes de la scène allemande), je n’aime pas les Oswald grimaçants et crispés aussitôt en scène, le tout en contradiction avec ce qu’ils disent et ce qu’ils font, à moins que l’interprète ne donne à ce qu’ils disent et à ce qu’ils font une expression forcée, qui n’est nulle part indiquée dans le texte. C’est précisément ainsi qu’on arrive à dérouter le spectateur. Il n’y a pas là, d’ordinaire, la moindre psychologue. Il n’y a qu’un acteur ou qu’une actrice préparant visiblement et maladroitement son grand effet du trois, ou du quatre, ou du cinq, grand effet qui, les trois quarts du temps, est lui-même en désaccord complet avec les intentions de l’auteur. Si on veut le faire comprendre, qu’on commence par le comprendre soi-même. Le meilleur moyen, pour cela, c’est de suivre ponctuellement les indications de cet instructeur de premier ordre, à qui le théâtre de Bergen dut jadis des années de prospérité et qui, aujourd’hui, tient à diriger, autant que possible, en caractérisant les personnages, en notant les mouvements, en précisant les jeux de scène, la représentation de ses propres pièces comme il a, un jour, dirigé celles des œuvres d’autrui. Qu’on s’abandonne à lui. C’est l’unique façon de s’assimiler sa pensée. Qu’on ait confiance en Ibsen et confiance dans le public. Le premier est un psychologue sûr, qui n’a pas besoin qu’on lui vienne en aide. Le second sentira toujours le frisson de la réalité quand on la lui présentera dans les conditions strictement fixées par le maître, sans y ajouter je ne sais quel réalisme de son propre crû.
J’ai vu dénaturer dans un sens contraire quelques figures puissamment marquées, telles que celle de Martin Kül, qu’on aperçoit, çà et là, dans l’œuvre d’Ibsen, comme la signature du maître. Chez elles, il n’y pas, à vrai dire, de développement de caractères. Elles apparaissent telles que des forces de la nature fixes et déterminées. Puis, on les voit reparaître, au moment décisif, jouant parfois le rôle du destin tragique. Elles incarnent, en effet, quelque principe fixe qui échappe à l’action du temps, à l’évolution sociale, à l’œuvre du progrès ou de la décadence humaines. Ou bien encore, cette œuvre s’y cristallise d’une façon définitive, si bien qu’aucun réactif n’a plus de prise sur elles. C’est la fatalité des conditions auxquelles s’en prend Ibsen qui produit un Rank, un Ulrik Bramdel ou un Martin Kül. Mais, ces produits une fois formés, rien n’agira plus sur eux, tandis qu’eux agiront sur tout ce qui les approche. Rien ne guérira Rank et ne l’empêchera de communiquer un frisson de mort à Nora et même à Helmer. Rien ne pénétrera à travers l’écorce qui enveloppe l’esprit et l’âme d’un Martin Kûl et ne l’empêchera de troubler jusqu’à l’esprit et à l’âme d’un Thomas Stockmann. D’autre part, tante Julie traversera, indemne, l’atmosphère de la maison Tesman et y répandra un peu de bénédiction que Hedda elle-même sentira un instant. Et la Femme-aux-Rats pénétrant inopinément dans la maison des Almers, agira aussitôt sur le point faible et obscurcira du premier coup le cerveau surmené d’un enfant débile.
Ces forces mystérieuses, nous les rencontrons dans la vie et celui-là aurait fait du monde un tableau imparfait et faux qui aurait néglige d’en tenir compte. Ibsen, en les représentant, n’a pas voulu créer des abstractions, des symboles. Il a reproduit de fortes impressions personnelles en nous laissant deviner tout ce qu’elles ont vaguement suggéré à son esprit de penseur et de poète. Et les figures qu’il a burinées d’après cela doivent être reproduites de la même façon. Ibsen, dans un coin de son être, a gardé intacte la sensitivité et la fantaisie qui le dominaient enfant. C’est cet élément de sa nature qui a produit les figures dont je parle ici. Elles le fascinent, l’effraient et l’amusent. Plus d’un de nous conserve en lui un élément de même espèce, un coin d’enfance dont un artiste penseur interprétant Ibsen arrivera à trouver le chemin. J’espère me faire comprendre de lui en lui disant : « Amusez-nous mais amusez-nous comme on amuse les enfants sensitifs, intelligents et poètes, qui veulent, en s’amusant, penser et aussi avoir peur un peu, avoir peur delà vie, la trouver très intéressante, intéressante jusqu’à les effrayer. Il faut que l’impression que vous nous donnez soit une impression de vie bien intense, d’une intensité d’impression enfantine. Il faut que les idées qu’elle éveille s’éveillent comme les idées d’enfant le font en pareil cas, à demi obscures encore, mais impérieuses et obsédantes. Cette obsession ne peut se produire sans que la figure qui la provoque ait été vue de façon à se graver pour toujours dans la mémoire et dans la fantaisie. Des traits, des attitudes, des tics doivent l’avoir rendue plus individuelle et, en quelque sorte, plus réelle que toutes les autres. Il faut à ces impressions, pour qu’elles soient stimulantes et suggestives, une précision extrême. Vous, artiste, vous, comédien, vous le savez mieux que personne. C’est à des impressions très précises produites par des figures nettement accusées, dans des circonstances nettement déterminées, que se rattache l’éveil dans plus d’un d’entre nous, de certaines idées dominantes auxquelles notre esprit reste à jamais assujetti. Ce fait donne à l’art que vous servez le secret de sa puissance. Pour avoir su utiliser ce secret, Ibsen est devenu le révélateur qu’il est. En l’utilisant à votre tour, vous pouvez attacher votre œuvre à son œuvre et votre nom à son nom. Opérez sur notre esprit comme la vie a opéré sur le sien et comme elle opère sur la vôtre, et vous serez l’artiste qu’il veut que vous soyez, comme nous serons, grâce à vous, ne fût-ce qu’un instant, les hommes qu’il veut que nous soyons ! »
Voilà, dira-t-on, bien des règles, bien des prescriptions, quand il s’agit de celui qui s’est écrié par la bouche de Mme Alving : « Ah ! ces règles et ces prescriptions ! Il me semble parfois que tous les malheurs de ce monde en procèdent. » Oui, mais c’est que, dans son propre œuvre, la règle, la maudite règle finit par dominer, tyrannique, absolue. Il riait, je m’en souviens, de se voir proclamé apôtre en anarchie. « Cela tient simplement, me disait-il, à la bévue d’un interviewer, à qui j’avais déclare que j’étais anarchiste en matière de règles théâtrales et qui n’a pas manqué d’annoncer aussitôt qu’Ibsen se déclarait anarchiste. » Le journaliste en question aurait fidèlement transmis les paroles de son illustre interlocuteur qu’il aurait été démenti non par Ibsen, il est vrai, mais par le théâtre d’Ibsen. Peut-être même ce qu’on a fait dire à l’auteur d’Un Ennemi du Peuple et de Solness le constructeur est-il plus près de la réalité que ce qu’il a vraiment dit. Par un contraste dont il est, d’ailleurs, parfaitement inconscient comme son propos le prouve, plus il s’attache à démontrer la caducité de ce qui fut construit de main d’homme non seulement autour de nos destinées, mais encore au dedans de nos âmes et de nos consciences, la caducité de nos remparts intérieurs comme celle de notre citadelle intérieure, et plus il accentue, comme artiste, le caractère intangible de l’édifice qui l’abrite, lui, de l’édifice, si frêle en apparence, des vieilles lois théâtrales. Non seulement il restaure de plus en plus, à mesure que son art s’affermit, les trois unités matérielles, unité de temps, d’espace et d’action, mais il y ajoute trois unités morales, unité de caractère, d’idée et de volonté, de caractère dans ses personnages, d’idée dans l’ensemble de son œuvre, de volonté en lui-même.
C’est cette dernière, inflexible et puissante, véritable volonté de puissance dans le sens que Nietzsche attachait à cette expression, c’est elle qui, contrairement à sa volonté consciente, l’a empêché, quoi qu’il en dise, d’être « un anarchiste en matière de règles théâtrales ». Elle l’a conduit à la loi non pour se soumettre à elle, mais pour remployer comme un instrument docile et éprouvé.
Il ne s’en est pas tenu là et n’a pas seulement respecté les vieilles lois de son art. Il a fait plus. Jamais Ibsen ne s’est élevé, à l’instar de Dumas et de maint autre dramaturge, contre telle règle, contre telle prescription particulière inscrite dans le code. Nous ne le trouvons nulle part rompant en visière contre un article de la loi, et l’on est, après tout, fondé à ne voir dans le cri d’exaspération poussé par Mme Alving qu’un symptôme de son état d’âme à elle, et non de l’état d’esprit de l’auteur. N’ajoute-t-elle pas aussitôt : « Voyez à quoi j’en suis réduite ? » Ce qui permet de croire qu’Ibsen combat non point les conditions légales qui régissent la société, mais les conditions morales par qui tant d’âmes supérieures sont poussées à la révolte contre l’ordre établi. Ce n’est pas cette révolte qu’il a en vue quand il parle de « révolutionner l’esprit humain », ce qui est, à vrai dire, moins dangereux pour la tranquillité publique que la plus petite grève de cochers de fiacre. Non ! Ibsen a une instinctive répugnance contre tout ce qui trouble la tranquillité publique. Plus qu’un autre, c’est le capitaine Horster qui, dans Un Ennemi du Peuple, est son porte-paroles quand, au mot grotesque de Billing : « Il faut que tout le monde soit au gouvernail, » il répond : « Je ne sais si les choses se passent ainsi sur terre ferme, mais, chez nous, cela ne réussirait guère. » Ibsen sait que, lorsque la tranquillité publique est troublée, elle l’est immanquablement au profit des Hovstad et des Billing. Il sait que son œuvre, à lui, peut et doit même s’accomplir à la faveur de l’ordre extérieur, qui permet au sourd travail des idées de se poursuivre librement, jusqu’à l’éruption finale, après laquelle rien ne subsistera de ce qui appartient au passé et le inonde sera débarrassé des revenants qui le hantent et l’énervent. Et Ibsen, après quelques expériences de jeunesse qui n’eurent d’autre résultat positif que d’alimenter sa satire, est aujourd’hui fermement, radicalement conservateur. L’idée d’être pris pour un anarchiste lui paraît baroque et risible.
Pourtant, quand, au cours de l’entretien que je viens de mentionner, je lui appris que ses œuvres avaient été trouvées parmi les papiers d’un anarchiste récemment exécuté (je crois que c’était Vaillant), je vis, après une expression mêlée de surprise, d’un peu de confusion et d’une visible répugnance, ses traits se tendre tout à coup. Il se fit un silence, pendant lequel de secrètes intuitions purent bien traverser sa pensée. Peut-être cette pensée lui est-elle, autant et plus qu’à nous, dissimulée par la fantasmagorie des rêves artistiques dont elle revêt la forme. Peut-être, à certains moments seulement, a-t-il conscience de sa propre nature et de sa propre force. Peut-être comprend-il alors qu’une pensée vivifiée par l’art se détache, en quelque sorte, de l’esprit qui l’a produite pour vivre d’une vie autonome, pour engendrer des actes que cet esprit n’a ni prévus ni voulus, du moins consciemment. Ces actes peuvent être héroïques et ils peuvent être monstrueux. Une pensée d’énergie s’imposant au monde par des œuvres et par des gestes d’art qu’un courant irrésistible provoque à un moment donné de l’histoire peut créer quelque Julien Sorel, comme elle peut susciter un Napoléon. Les Julien seront broyés par l’appareil social et les Napoléon s’empareront de cet appareil et le feront servir aux fins vers où les pousse irrésistiblement l’impulsion reçue. C’est à l’art de donner cette impulsion. C’est à lui d’alimenter la fournaise d’où sortiront, il faut l’espérer, les natures entières et belles dont nous avons besoin. C’est à lui de fournir le moule. Laissons des mains grossières détruire et balayer les produits avortés. C’est leur affaire. La nôtre est d’attendre l’œuvre parfaite, l’œuvre belle, et celle de l’art est de la préparer. Il a, pour cela, une condition première à réaliser. Il a une fonction à remplir. Il a un but final à atteindre. Il doit être :
Evocateur de vie,
Générateur d’énergie,
Créateur de beauté, de beauté rayonnante et dominatrice, telle qu’un individu de pensée et de force peut seul l’incarner en lui.
Ibsen est venu au moment où tout imposait à l’art ce caractère essentiel. Son théâtre est né d’un effort qui n’est pas seulement son effort. À ceux qui s’y associent d’une volonté réglée et opiniâtre comme la sienne d’être ses interprètes ou d’être ses continuateurs !
LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, médecin d’une station thermale.
Mme STOCKMANN, sa femme.
PÉTRA, leur fille, maîtresse d’école.
EILIF et MARTIN, leurs fils, 13 et 10 ans.
PIERRE STOCKMANN, frère aîné du docteur, maire, maître de police, président de la société thermale, etc.
MARTIN KIIL, tanneur, père adoptif de Mme Stockmann.
HOVSTAD, rédacteur du « Messager du Peuple ».
BILLING, collaborateur du journal.
HORSTER, capitaine de vaisseau.
ASLAKSEN, imprimeur.
Bourgeois de toute condition, quelques femmes et une
bande d’écoliers, venus à la réunion publique.
un ennemi du peuple
ACTE premier
(Le soir, chez le docteur. Chambre pauvrement mais convenablement meublée et tenue avec soin. A droite, une porte conduisant au cabinet de travail du docteur Stockmann. Plus au fond, du même côté, une autre porte, donnant sur le vestibule. A gauche, en face de cette dernière, une porte conduisant aux chambres à coucher, — plus près, le poële, — vers le premier plan, derrière une table ovale recouverte d’un tapis, un sofa, au-dessus duquel est suspendue une glace. Au fond de la pièce, par une porte ouverte, on aperçoit la salle à manger. Sur la table supportant une lampe à abat-jour, le souper est servi.)
(A table, dans la salle à manger, Billing, une serviette sous le menton.
Mme Stockmann, debout, lui passe un plat de bœuf. Les autres convives ont soupé, leurs places sont vides, leurs couverts en désordre.)
Eh oui ! monsieur Billing, quand on est en retard de toute une heure, on ne trouve plus que des morceaux froids.
Excellent, remarquable.
Vous savez combien Stockmann tient aux heures de repas.
Cela m’est égal. Les plats me semblent presque meilleurs quand je puis les déguster ainsi tout seul, sans être gêné.
Allons, allons, — du moment où ils vous ragoûtent…
C’est, sans doute, Hovstad.
Peut-être bien.
Bonsoir, belle-sœur, — mes très humbles compliments.
Tiens, c’est vous ? Eh ! bonsoir. C’est bien gentil à vous de venir nous voir.
Je passais justement par ici. Alors… (Jetant un coup d’œil vers la salle à manger.) Mais vous avez du monde, je crois.
Pas du tout. Un simple hasard… (Vivement) Ne voulez-vous pas entrer vous-même, prendre un morceau ?
Moi ! Non, vraiment ; je vous remercie. Un souper chaud ? Je n’ai pas un estomac à cela, moi.
Oh ! une fois n’est pas coutume.
Non, non, merci bien, je m’en tiens à mon thé et à mes beurrées. C’est plus sain à la longue, — et puis c’est un peu plus économique.
Il ne faut pourtant pas vous imaginer que nous soyons des paniers percés, Thomas et moi.
Pas vous, belle-sœur. Je suis loin de le prétendre. (Indiquant la porte du cabinet du docteur.) Il est sorti ?
Oui, il est allé faire un petit tour après souper, — avec les enfants.
Etes-vous bien sûre que ce soit bon pour la santé ? (Ecoutant.) C’est sans doute lui qui rentre.
Non, je ne crois pas… (On frappe.) Entrez.
Ah ! c’est vous, monsieur Hovstad.
Oui. Vous m’excuserez, mais j’ai été retenu à l’imprimerie. Bonsoir, monsieur le maire.
Monsieur le rédacteur… Vous venez sans doute pour affaire ?
Oui, en partie. Il s’agit d’un article à publier.
Bien entendu. On dit que mon frère collabore très activement au « Messager du peuple ».
Oui, il ne craint pas d’écrire au « Messager » quand il a quelque vérité à dire.
Mais ne voulez-vous pas… ? (Elle indique la salle à manger.)
Comment donc ! mais je ne lui reproche nullement de s’adresser à un public où il trouve de l’écho. D’ailleurs, je n’ai pas de motif personnel d’en vouloir à votre feuille, monsieur Hovstad.
Il me semble, en effet…
En somme, il règne dans notre ville un bel esprit de tolérance, de bonne combourgeoisie. C’est que nous avons un grand intérêt commun qui nous groupe et nous réunit, un intérêt dont tous les citoyens bien pensants ont un égal souci.
L’établissement thermal.
Vous l’avez dit. Nous avons notre grand et bel établissement tout neuf. Souvenez-vous de ce que je vous dis, monsieur Hovstad : l’établissement de bains deviendra pour la cité une condition d’existence primant toutes les autres. Il n’y a pas à en douter !
C’est aussi l’avis de Thomas.
Quel développement extraordinaire la ville n’a-t-elle pas acquis depuis deux ans ! L’argent a afflué, il y a de la vie, du mouvement. Les maisons, les terrains, montent en valeur de jour en jour.
Et il y a de moins en moins de gens sans travail.
C’est vrai. Là aussi le progrès est réjouissant. Le fardeau de l’assistance publique pèse bien moins sur les classes possédantes. Et il diminuera encore si nous avons un bon été, beaucoup d’étrangers, un beau contingent de malades qui étendront la réputation de notre établissement.
Et l’on peut s’y attendre, dit-on.
En effet, cela s’annonce bien. Tous les jours, on nous écrit pour s’enquérir des logements et de tout ce qui s’en suit.
Allons, je vois que l’article du docteur viendra à propos.
Ah ! il a encore écrit quelque chose ?
Cela date de cet hiver. Il s’agissait de recommander nos eaux, de faire ressortir les bonnes conditions hygiéniques de notre localité. A cette époque, j’ai mis l’article de côté.
Tiens, tiens ! il y avait, sans doute, quelque accroc ?
Ce n’est pas cela, mais j’ai pensé qu’il valait mieux attendre le printemps. C’est maintenant seulement qu’on commence à se remuer, à songer aux villégiatures.
C’est juste, c’est très juste, monsieur Hovstad.
Oui, Thomas est infatigable, quand il s’agit de l’établissement.
Mon Dieu, il est attaché à son service.
Oui, et c’est même à lui qu’on doit en premier lieu la création de cet établissement.
A lui ? Vraiment ? Oui, je me suis laissé dire, en effet, que certaines gens la lui attribuent. Je croyais pourtant que, moi aussi, j’avais modestement contribué à cette entreprise.
Oui, c’est ce que Thomas répète toujours.
Eh ! qui songe à le nier, monsieur le maire ? Chacun sait que c’est vous qui avez mis l’affaire en branle et l’avez appelée à la vie. Je voulais dire seulement que la première idée est venue du docteur.
Oh ! pour des idées, — mon frère en a eu dans son temps, — il n’en a eu que trop ! Mais, quand il s’agit d’exécution, c’est à d’autres gens qu’il faut s’adresser, monsieur Hovstad. Et je m’imaginais que, dans cette maison, du moins…
Voyons, cher beau-frère…
Comment pouvez-vous penser, monsieur le maire… ?
Entrez donc là, monsieur Hovstad, et prenez quelque chose. Mon mari ne peut tarder à rentrer.
Merci. Peut-être bien… un petit morceau.
C’est singulier. Ces fils de paysans n’arriveront jamais à avoir du tact.
Voyons, que vous importe ! Ne pouvez-vous donc, vous et Thomas, partager cet honneur en bons frères ?
Cela semblerait naturel. Il paraît cependant que tout le monde ne s’accommode pas d’un partage.
Allons donc ! Vous vous en tirez si bien ensemble, vous et Thomas. (Ecoutant.) Je crois que, cette fois, c’est lui.
Tiens, Catherine, voici encore un convive, N’est-ce pas drôle, dis ? Entrez donc, capitaine Horster. Débarrassez-vous de votre pardessus. C’est vrai, vous sortez sans pardessus, vous. Figure-toi, Catherine, que je l’ai péché dans la rue. Il faisait des façons pour monter chez nous.
Allons, entrez, gamins. Tu sais, ils ont de nouveau une faim de loups. Venez, capitaine Horster. Vous me direz des nouvelles de ce rôti.
Mais tu ne vois donc pas, Thomas…
Ah ! c’est toi, Pierre ! (Il s’approche de lui et lui tend la main.) Je suis bien content de te voir.
Je n’ai, malheureusement, qu’un instant à…
Des bêtises ! Dans un instant on va servir le toddy[ws 1]. Tu n’oublies pas le toddy, Catherine ?
Non, non, bien sûr. On fait bouillir l’eau.
Du toddy ! Il ne manquait plus que cela…
Viens, mets-toi là. Nous nous paierons quelques bons instants.
Merci. Je ne prends jamais part aux soirées de toddy.
Mais ceci n’est pas une soirée.
Il me semble que si. (Jetant un coup d’œil dans la salle à manger.) Je m’étonne qu’ils trouvent où engloutir toute cette mangeaille.
Oui, n’est-ce pas qu’il fait beau de voir manger la jeunesse ? Toujours de l’appétit ! A la bonne heure ! Il leur faut de la nourriture, des forces ! Ce sont eux, vois-tu, les piocheurs qui remueront le champ de l’avenir et y feront germer les semences nouvelles.
Oserais-je te demander où tu aperçois ce champ à remuer ?
Ma foi, demande-le à la jeunesse. Elle te répondra quand l’heure sera venue. Nous n’y distinguons pas grand’chose, nous autres. C’est bien simple. Deux vieux mulets comme toi et moi.
Là, là ! tu as d’étranges façons de t’exprimer.
Il ne faut pas m’en vouloir, Pierre. Je suis si heureux, si content, vois-tu. C’est avec une indicible joie que je vois autour de moi toute cette vie en germe, en travail. Quelle superbe époque que la nôtre ! C’est comme un monde nouveau que nous voyons se former sous nos peux.
Vraiment ? Tu trouves ?
Oui, je comprends que tu ne puisses pas t’en rendre compte comme moi. Tu as passé toute ta vie sans sortir d’ici et cela amortit les impressions. Mais moi qui ai dû m’enfermer pendant des années, là-haut, vers le pôle, dans un coin perdu, sans presque jamais rencontrer un visage nouveau, entendre une parole de vie, j’éprouve le sentiment que j’aurais eu en me trouvant tout à coup au milieu d’une grande ville pleine de mouvement et d’action.
Hem… une grande ville…
Oui, je sais bien. Tout cela est petit en comparaison de ce qu’on voit ailleurs. Mais il y a ici de la vie, de l’avenir, une quantité de choses qui appellent à l’œuvre, au combat. Et c’est là l’important. (Appelant.) Catherine ! le facteur n’a rien apporté ?
Non. Il n’est pas venu.
Et puis, c’est quelque chose, Pierre, que d’avoir du pain sur la planche ! On apprend à l’apprécier quand on a été, comme nous, réduit à la portion congrue.
En effet…
Mon Dieu, oui. Tu te figures bien que nous n’avons pas toujours été sur des roses, là-haut. Et maintenant, pouvoir vivre comme des seigneurs ! Aujourd’hui, par exemple, nous avons du rôti à dîner. Et à souper aussi, ma foi. Tu ne veux pas en goûter un morceau ? Je vais te le montrer, au moins. Allons, viens…
Non, non. Pour rien au monde.
Viens ici, en ce cas. Tu vois, nous avons un tapis sur la table ?
Oui, je l’ai remarqué.
Et puis, un abat-jour. Regarde ! Tout cela, ce sont les économies de Catherine. Et cela a l’air cossu, gentil. Tu ne trouves pas ? Tiens, place-toi là ! Non, non, non ! pas ainsi. Là ! Tu vois : quand le jour donne en plein… C’est vraiment élégant. Pas vrai ?
Mon Dieu, quand, on peut se permettre ce genre de luxe…
Eh oui ! Je puis me le permettre à présent. Catherine dit que je gagne presque autant que ce que nous dépensons.
Oui, presque…
Il faut pourtant qu’un savant vive sur un certain pied. Je suis sûr qu’un simple chef de district dépense par an beaucoup plus que moi.
Je crois bien ! Un chef de district, un employé supérieur de l’Etat…
Eh bien ! prenons le premier gros commerçant venu. Un être de cette espèce dépense plusieurs fois ce que…
Eh ! c’est dans l’ordre des choses.
Du reste, Pierre, je ne fais vraiment pas de dépenses inutiles. Mais je ne puis me refuser la joie de voir du monde chez moi. C’est, pour moi, un besoin du cœur, vois-tu, une nécessité vitale, retranché, comme je l’ai été pendant des années de la société des hommes, de voir autour de moi toute une jeunesse à l’esprit libre, hardi, actif, entreprenant. C’est elle que tu vois attablée là bas, faisant honneur au souper. Je voudrais que tu connusses un peu Hovstad.
Ah oui ! Hovstad. Justement, il me parlait
d’un article de toi qu’il allait encore publier.Un article de moi ?
Oui, sur l’établissement. Un article que tu as écrit cet hiver.
(Test vrai, je n’y songeais plus. Ah ! mais je ne veux pas qu’il paraisse jusqu’à nouvel ordre.
Vraiment ? Il me semble pourtant que ce serait le bon moment.
Oui, oui, dans des conditions normales.
Qu’y a-t-il donc d’anormal ici ?
Ecoute, Pierre, là ! en vérité je ne puis pas te le dire. Du moins, pas ce soir. Il y a peut-être, ici, beaucoup de choses qui ne sont pas normales. Et peut-être rien. Peut-être n’est-ce qu’une simple imagination.
En vérité, voilà bien des énigmes. S’agirait-il d’un projet qu’on voudrait dérober à ma compétence ? Il me semble pourtant qu’en qualité de président de l’administration thermale…
Il me semble, à moi, qu’en qualité de.... Voyons, Pierre, nous n’allons pas nous prendre aux cheveux.
A Dieu ne plaise. Je n’ai pas coutume de prendre les gens aux cheveux, comme tu dis. Mais j’exige bien expressément que toutes les mesures à prendre suivent la voie réglementaire et passent par l’autorité légalement constituée à cet effet. Je n’admets pas les chemins détournés ni les portes de derrière.
Ai-je l’habitude de les prendre, les chemins détournés et les portes de derrière ?
En tout cas, tu as un penchant inné à aller ton propre chemin. Et, dans une société bien organisée, c’est là également une chose inadmissible. Le particulier doit y être, coûte que coûte, subordonné au général ou, pour mieux dire, aux autorités appelées à veiller au bien général.
C’est possible. Mais en quoi, diantre, cela me concerne-t-il ?
Cette vérité, mon bon Thomas, tu n’as jamais voulu la reconnaître. Mais fais bien attention, tu finiras par l’apprendre à tes dépens, — un jour ou l’autre. Je tenais à te le dire. Adieu.
Mais tu es fou à lier. Tu cherches midi à quatorze heures.
Ce n’est pas mon habitude. Je te prierai, d’ailleurs… (Avec un salut du côté de la salle à manger.) Adieu, belle-sœur. Adieu, messieurs.
Il est parti ?
Mais oui. Et tout en colère.
Mais que lui as-tu fait encore, mon cher Thomas ?
Absolument rien. Il ne peut pourtant pas exiger que je lui fasse mon rapport avant que l’heure soit venue.
Quel rapport as-tu donc à lui faire ?
Hem… Cela, Catherine, c’est mon affaire. — Je m’étonne que le facteur n’arrive pas.
plus tard Eillif tlMartin entrent, venant
de la salle à manger.)Ah ! Dieu me damne, un tel repas, cela vous transforme un homme.
Le maire n’était pas d’humeur de rose, ce soir.
Cela vient de l’estomac. Il a une mauvaise digestion.
C’est surtout nous autres du « Messager » qu’il ne peut pas digérer.
Je crois que vous ne vous en êtes pas mal tiré, pourtant.
Oui, oui. Mais ce n’est qu’une sorte de trêve.
Une trêve, oui, c’est le mot.
Souvenons-nous que Pierre est un pauvre solitaire. Il n’a pas de foyer où s’abriter ; rien que des affaires, des affaires. Et puis tout ce thé clair qu’il s’ingurgite… Allons attablez-vous, mes enfants ! Eh bien, Catherine, et ce toddy ?
Tout à l’heure. Je vais le chercher.
Venez vous mettre ici, près de moi, capitaine Horster. On vous voit si rarement… Je vous en prie… prenez place, mes amis.
sur un plateau, une bouilloire, des verres,
des carafons, etc.)Tenez : voici l’arack, voici le rhum, et voilà le cognac. Que chacun se serve comme il l’entend.
C’est ce que nous allons faire. (Pendant qu’on prépare le toddy.) Maintenant, en avant les cigares ! Eilif ! Tu dois savoir où est la boîte. Et toi, Martin, apporte-moi ma pipe. (Les deux garçons passent dans la chambre de droite.) Je soupçonne Eilif de chiper un cigare de temps en temps, mais je ne fais semblant de rien. (Appelant :) Et puis, ma calotte, Martin ! Catherine ! voudrais-tu lui dire où je l’ai posée ? Tiens, il l’apporte. (Les deux garçons apportent les objets demandés.) Servez-vous, mes amis. Moi, voyez-vous, je m’en tiens à ma pipe. Regardez-la : elle m’a accompagné dans bien des courses, par les bourrasques de Norrland. (Trinquant :) A votre santé ! Bien sûr, j’aime autant être assis tranquillement au foyer.
Allez-vous bientôt appareiller, capitaine Horster ?
J’espère être prêt la semaine prochaine.
Oui, c’est ce qu’on projette.
Mais alors, vous ne prendrez pas part aux élections municipales.
Il y aura donc de nouvelles élections ?
Vous ne le saviez pas ?
Non. Je ne me mêle pas de ces affaires.
Vous n’êtes pourtant pas indifférent aux intérêts publics ?
Ma foi, je ne m’y entends guère.
N’importe. On doit du moins prendre part aux votes.
Même ceux qui n’y comprennent rien ?
Qui n’y comprennent rien ? Que voulez-vous dire ? La société est comme un navire. Tout le monde doit être au gouvernail.
Peut-être est-ce ainsi sur la terre ferme. En mer, cela ne réussirait guère.
C’est étrange comme la plupart des marins se soucient peu des intérêts du pays.
En effet, c’est bien singulier.
Les marins sont pareils aux oiseaux voyageurs. Ils se sentent chez eux au nord comme au midi. Mais cela ne nous oblige qu’à plus d’activité, nous autres, monsieur Hovstad. « Le Messager » de demain parlera-t-il de nos intérêts généraux ?
De nos affaires municipales ? Non. Mais après-demain je comptais publier votre article.
Diantre, c’est vrai !… Mon article !… Non,
écoutez, il faut attendre un peu…Tiens ? Nous avions justement de la place et le moment me semblait bien choisi.
Oui, oui. Vous avez peut-être raison. N’importe. Il faut attendre. Je vous expliquerai cela plus tard.
Bonsoir.
Ah ! te voici ? Bonsoir, Pétra.
Tiens ! on se fait du bon temps ici, pendant que je trime dehors.
Eh bien ! Fais-toi du bon temps, toi aussi.
Faut-il que je vous prépare un petit verre ?
Merci, j’aime autant le préparer moi-même. Vous le faites toujours trop fort. Ah ! c’est juste, père : j’ai une lettre pour toi.
Une lettre ! De qui ?
Le facteur me la remise au moment où je sortais.
Et tu ne me l’apportes que maintenant !
Je n’avais vraiment pas le temps de remonter. Tiens : la voici.
Donne, donne, mon enfant ! (Regardant l’adresse.) Oui, c’est bien cela…
C’est celle que tu attendais, Thomas ?
Précisément. Vite ! Il faut que j’aille lire cela. Où trouverai-je de la lumière, Catherine ? On a de nouveau oublié de poser une lampe dans ma
chambre !Mais non : la lampe brûle sur ton bureau.
Tant mieux, tant mieux. Excusez-moi un instant… (Il passe dans la chambre de droite.)
Qu’est-ce que cela peut être, mère ?
Je n’en sais rien. Tous ces derniers jours, il ne cessait de demander si le facteur était venu.
Sans doute un patient qui demeure à la campagne.
Pauvre père ; il a vraiment trop à faire. (Préparant son toddy.) C’est ça qui va être bon !
Vous avez encore donné une leçon à l’école du soir ?
Une leçon de deux heures.
Et quatre heures d’institut ce matin…
Et tu as encore des devoirs à corriger, à ce que je vois.
Tout un paquet.
Vous travaillez beaucoup, vous aussi, à ce que je vois.
Oui, mais je ne m’en plains pas. On éprouve une si délicieuse fatigue quand c’est fini !
Vous aimez cela ?
Oui, on dort si bien après une journée de travail !
Il faut que tu aies beaucoup péché, Pétra.
Moi ?
Mais oui, puisque tu travailles tant. M. Rœrlund dit que le travail nous a été donné en punition
de nos péchés.Zut ! tu es bien bête de croire à ces choses-là.
Allons, allons, Eilif.
C’est impayable !
Tu n’aimerais pas à travailler, Martin ?
Non, je n’aimerais pas cela.
Mais alors que veux-tu faire quand tu seras grand ?
Moi ? je voudrais me faire viking.
Mais, alors, il faudrait que tu fusses païen.
Eh bien ! je pourrais me faire païen, quoi ?
Quant à cela je suis de ton avis, Martin. C’est précisément ce que je dis.
Pour sûr que non, monsieur Billing. Vous
ne dites pas cela.Dieu me damne si ce n’est pas vrai ! Je suis un païen et je m’en glorifie. Vous allez voir : nous deviendrons tous païens avant qu’il soit longtemps.
Et alors, n’est-ce pas, nous pourrons faire ce qu’il nous plaira ?
Dame, vois-tu, Martin…
Allons, enfants, il faut rentrer chez vous. Vous avez sans doute des devoirs pour demain.
Je voudrais bien rester encore un instant ici, moi.
Non : toi aussi, il faut que tu rentres. Allez-vous en tous les deux.
Croyez-vous vraiment que cela fasse du mai aux enfants d’entendre de tels propos ?
Je n’en sais rien, mais je n’aime pas cela.
Oui, mère, mais je crois que tu as grand tort.
C’est bien possible, mais je n’aime pas cela. Pas ici, du moins.
Il y a tant de mensonge, à la maison comme à l’école. Ici, il faut se taire et là bas nous devons mentir aux enfants qui nous écoutent.
Mentir, dites-vous ?
Croyez-vous donc qu’on ne nous oblige pas à leur enseigner une quantité de choses auxquelles nous ne croyons pas nous-mêmes ?
Oui, ce n’est que trop vrai.
Si j’en avais seulement les moyens, c’est moi qui fonderais une école où les choses se passeraient
autrement !Ah bah ! les moyens…
Mon Dieu, mademoiselle Stockmann, si vous y songez sérieusement, j’ai un local à votre disposition. La vieille maison de mon défunt frère est grande et presque vide. Il y a là, au rez-de-chaussée, une salle à manger très spacieuse.
Oui, oui, merci. Mais je présume qu’il n’en sera rien.
Non, non, je suis sûr que mademoiselle Pétra passera plutôt au journalisme. A propos, avez-vous trouvé un peu de temps pour vous occuper de cette nouvelle anglaise que vous deviez traduire pour nous ?
Non, pas encore. Mais vous l’aurez à temps, je vous le promets.
cabinet de travail, une lettre ouverte à la
main. )Eh bien ! vous pouvez être sûrs maintenant
qu’il y aura du nouveau en ville !Du nouveau ?
Qu’est-ce donc ?
Une grande découverte, Catherine !
Vraiment ?
Que tu as faite ?
Que j’ai faite. (Arpentant la chambre :) Qu’ils viennent dire à présent, comme d’habitude, que ce sont des lubies, des idées de fou. Mais ils s’en garderont bien ! Ha, ha ! ils s’en garderont, bien sûr !
Voyons, père ! Dis-nous, à la fin, ce que c’est.
Oui, oui, attendez un peu, vous allez tout apprendre. Pensez donc ! Si je tenais Pierre, là, sous la main ! Ah ! l’on voit bien maintenant comment nous formons nos jugements, pauvres humains que nous sommes, vrais aveugles, pires que des taupes.
Que voulez-vous dire, monsieur le docteur ?
N’est-ce pas l’opinion générale que notre ville est un lieu salubre ?
Je crois bien.
Extraordinairement salubre même, un endroit qu’il faut chaudement recommander aux malades comme aux gens bien portants.
Mais, mon cher Thomas…
Aussi l’avons-nous recommandé et célébré de notre mieux. J’ai écrit tant que j’ai pu, articles dans « le Messager », brochures…
Oui, oui, eh bien ?
Cet établissement balnéaire qu’on a appelé la grande artère, le nerf moteur de la cité, — et je ne sais quoi encore…
« Le cœur palpitant de notre cité, » me suis je permis d’écrire à un moment solennel…
C’est vrai. J’oubliais. Eh bien ! savez-vous ce que c’est, en réalité, que ce superbe établissement ainsi glorifié et qui a coûté tant d’argent — oui, savez-vous ce que c’est ?
Voyons ! dites-le.
Oui, dis !
L’établissement tout entier est une fosse pestilentielle.
Les bains, père !
Nos bains !
C’est incroyable !
Tout l’établissement n’est qu’un sépulcre blanchi, un réservoir à peste, vous dis-je. Dangereux au plus haut degré pour la santé publique ! Toutes les immondices de Mœlledal, toutes ces puanteurs qui descendent de là haut infectent l’eau des conduites qui mènent au réservoir. Et ces maudites ordures distillent ensuite leur poison jusqu’à la plage…
Jusqu’aux bains de mer ?
Précisément.
Et comment avez-vous pu vous convaincre de tout cela, monsieur le docteur ?
J’ai fait des recherches aussi consciencieuses que possible. Oh ! il y a longtemps que je soupçonnais quelque chose. La saison dernière, il y a eu des cas étranges parmi les baigneurs, —
des affections typhoïdes et gastriques.Oui, c’est vrai.
Nous pensions alors que c’étaient les baigneurs qui avaient apporté l’infection. Mais plus tard, — cet hiver, — il m’est venu d’autres idées. Je me mis alors à examiner l’eau, aussi bien que faire se pouvait.
C’est donc là ce qui te préoccupait tant ?
Ah ! tu peux bien le dire, Catherine, que cela me préoccupait ! Mais ici je manquais de tous les moyens dont dispose la science. J’envoyai donc des échantillons de l’eau à boire et de l’eau de mer à l’Université pour les faire bien exactement analyser par un chimiste.
Et l’on vient de vous envoyer les résultats de l’analyse ?
Les voici ! On a constaté la présence dans l’eau de matières organiques en décomposition. C’est plein d’infusoires. L’usage intérieur ou extérieur en est absolument préjudiciable à la santé.
Dieu soit loué que tu l’aies découvert à temps!
Ah ! c’est le cas de le dire.
Et que comptez-vous faire maintenant, monsieur le docteur ?
Mettre ordre à la chose, bien entendu.
Il y a donc moyen…
Il faut bien. Autrement tout l’établissement est perdu… Il n’y a plus qu’à le fermer. Heureusement, nous n’en sommes pas là. Je me rends parfaitement compte de ce qu’il y a à faire.
Et dire, mon cher Thomas, que tu as gardé le secret sur tout cela.
J’aurais dû, n’est-ce pas, courir la ville et en parler à tout venant avant d’avoir une certitude complète ? Ma foi non, je ne suis pas fou à ce point.
Mais à nous, du moins.
A pas âme qui vive. Mais demain tu iras chez le Blaireau…
Voyons, Thomas…
C’est bien, c’est bien. Tu iras chez grand-père. Ah ! il aura lieu d’être étonné. Il me croit détraqué, n’est-ce pas ? Oh ! il n’est pas le seul d’ailleurs, à ce que j’ai remarqué. Mais ils verront bien, les bonnes gens, ils verront bien !… (Il fait le tour de la chambre, en se frottant les mains.) Tu vas voir, Catherine, le remue-ménage que cela fera ! Tu n’en auras jamais vu de pareil. Il faudra changer toute la canalisation.
Toute la canalisation.. ?
Je crois bien. La prise d’eau est située trop
bas. Il faut l’établir beaucoup plus haut.Ainsi, c’est toi qui avais raison tout de même ?
Oui, t’en souviens-tu, Pétra ? J’ai écrit contre leur projet au moment où ils allaient l’exécuter. Mais, à cette époque, personne ne voulait m’écouter. Eh bien ! vous verrez quelle bordée je vais leur lâcher. Car vous pensez bien que j’ai rédigé un rapport à l’administration des bains. Il est prêt depuis une semaine. Je n’attendais que ceci. (il montre la lettre.) Maintenant, il va être expédié sur l’heure. (Il entre chez lui et ressort avec une liasse de papiers.) Regardez-moi cela : quatre feuilles d’une écriture bien compacte. J’y joindrai la lettre. Catherine ! un journal ! Il faut envelopper le tout. Là, ça y est ! Donne le rouleau à… à… (Frappant du pied.) Comment diable s’appelle-t-elle ? A la bonne, enfin ! Qu’elle le porte immédiatement au maire. (Mme Stockmann prend le rouleau et sort par la salle à manger.)
Que crois-tu que dira l’oncle Pierre, père ?
Que veux-tu qu’il dise ? Il devrait être content, je crois, qu’une vérité de cette importance soit enfin dévoilée.
Me permettez-vous de faire paraître une note sur votre découverte dans « le Messager » ?
Oui, vous m’obligerez beaucoup…
Il est à souhaiter, en effet, que le public soit renseigné aussi tôt que possible.
Assurément oui.
La bonne est partie.
Dieu me damne si vous ne devenez pas le premier homme de la cité, monsieur le Docteur.
Allons donc ! Je n’ai fait, en somme, que mon devoir. J’ai eu de la chance, voilà tout. J’ai trouvé ce que je cherchais : un trésor. N’importe…
Dites donc, Hovstad, ne vous semble-t-il pas que la ville devrait faire une ovation au Dr Stockmann ?
Je vais toujours faire une motion dans ce sens.
Et moi, je vais en parler à Aslaksen.
Non, mes amis, pas de ces parades de foire ! Je ne veux pas en entendre parler. Et si la direction veut m’augmenter mes gages, je refuse. Tu entends, Catherine ! Je refuse.
Et tu as raison.
A ta santé, père !
A votre santé, monsieur le docteur, à votre santé !
Puisse toute cette affaire ne vous causer que de la satisfaction et de la joie !
Merci, mes chers amis, merci ! Je suis si heureux, — Ah ! c’est une bénédiction que d’avoir le sentiment d’un service rendu à sa ville natale et à ses concitoyens. Hourrah, Catherine ! (il lui passe les deux mains autour du cou et la fait tournoyer. Elle crie et résiste. Rires, applaudissements et acclamations. Eilif et Martin passent la tête par la porte entr’ouverte.)
ACTE II
(L’avant-midi chez le docteur. La porte de la salle à manger est ouverte.)
la porte de la salle à manger, s’avance jusqu’à la première porte à droite et jette
un coup d’œil dans la pièce voisine.)Tu es là, Thomas ?
Oui, je viens de rentrer. (Il entre.)
Qu’y a-t-il ?
Voici une lettre de ton frère.
Ah ! très bien ! Voyons ce qu’il m’écrit. (il ouvre l’enveloppe et lit : ) « Ci-inclus le manuscrit dont j’ai reçu communication… » (Il continue à voix plus basse.) Hem…
Que t’écrit-il donc ?
Rien. Il me dit qu’il passera lui-même chez moi vers midi.
Tu te souviendras au moins qu’il faut être rentré à temps ?
Oh ! je n’ai pas besoin de sortir. Mes visites sont faites.
Il me tarde bien de savoir comment il a pris la chose.
Tu le verras un peu vexé de ce que ce soit moi, et non lui, qui aie fait la découverte.
Mais oui. Cela ne t’inquiète pas ?
Mon Dieu, il sera content au fond. Seulement, tu sais combien Pierre a peur de voir quelqu’un d’autre que lui rendre service à la communauté. Une peur du diable !
En ce cas, Thomas, tu devrais être bien gentil et partager avec lui l’honneur de la découverte. Ne pourrais-tu pas le laisser croire que c’est lui qui t’a mis sur la trace.. ?
Je ne demande pas mieux. Pourvu que je mette ordre à la chose, je…
du vestibule, promène dans la pièce un regard scrutateur, fait entendre un petit rire
étouffé et demande narquoisement :)Dites donc — c’est vrai ?
Tiens, c’est toi, père ?
Eh ! bien le bonjour, beau-père !
Mais entre donc.
Si c’est vrai , j’entre, — si non, je m’en vais.
Si c’est vrai ?… Mais de quoi s’agit-il ?
4Eh ! pardi ! de cette affaire d’eaux. Voyons, est-ce vrai, cette folie ?
Certainement oui, c’est vrai. Mais comment avez-vous pu l’apprendre ?
Avant d’aller à l’école, Pétra est venue en courant…
Vraiment ? Pétra ?
Eh oui ! Pétra est venue nous dire… D’abord j’ai pensé qu’elle se moquait de moi. Mais cela ne lui ressemble guère.
Allons donc, comment avez-vous pu croire… ?
Oh ! il ne faut jamais se fier à personne. On se moque de vous avant que vous y ayez seulement songé… Ainsi, c’est, tout de même, vrai ?
Sans doute. Asseyez-vous, beau-père, nous allons causer. (Il le fait asseoir sur le sofa.) N’est-ce pas que c’est une vraie chance pour la commune ?
Une chance pour la commune ?
Oui, une chance que j’aie découvert la chose à temps.
Oui, oui, oui. C’est égal, je ne vous aurais jamais cru capable de faire des tours de singe à votre propre frère.
Des tours de singe ?
Voyons, cher père…
de sa canne, cligne malignement des
yeux en regardant le docteur.)Comment est-ce donc, cette affaire ? Il y a, n’est-ce pas, une bête qui est entrée dans les conduites d’eau ?
Pétra m’a même dit qu’il en serait entré beaucoup, de ces bêtes. Toute une masse.
Parfaitement. Des centaines de mille…
Que personne ne peut voir. Pas vrai ?
Non, on ne peut les voir. C’est juste.
Le diable m’emporte, c’est encore la meilleure histoire que vous m’ayez jamais contée.
Que voulez-vous dire ?
Mais jamais vous ne ferez gober cela au maire.
C’est ce que nous verrons bien.
Vous le croyez donc assez fou pour… !
Je crois que tout le monde dans la commune
sera assez fou pour cela.Tout le monde ! Ma foi, oui, c’est possible. Eh bien ! ils ont besoin de cela. Ils ne l’auront pas volé. Ah ! ils font les malins. Ils veulent nous en remontrer, à nous autres vieux. Ne m’ont-ils pas blackboulé au conseil ? Oui, j’ai été chassé comme un chien. Mais ils vont le payer cher. C’est ça, Stockmann, faites-leur seulement des tours de singe.
Voyons, beau-père…
Des tours de singe, vous dis-je. (il se lève.) Si vous arrivez à les faire tous donner dans le panneau, le maire et ses amis, j’offrirai sur l’heure cent couronnes pour les pauvres.
C’est bien gentil à vous.
Vous savez, ce n’est pas que je roule sur l’or. Mais si vous y arrivez, j’offre à Noël une cinquantaine de couronnes pour les pauvres.
Bonjour ! (S’arrêtant :) Ah ! excusez-moi.
Non, entrez, entrez.
Lui ! Il en est donc aussi ?
Que voulez-vous dire ?
Eh oui ! il en est.
J’aurais pu m’en douter ! Il faut que les journaux en parlent. Eh bien ! Stockmann, on peut dire que vous savez arranger les choses. Et maintenant, laissez-moi m’en aller.
Mais non, beau-père, restez encore un moment.
Non, je m’en vais. Et soignez bien toute cette farce. Le diable m’emporte si vous n’y trouvez pas votre affaire.
Figurez-vous que le vieux ne croit pas un mot de l’histoire des conduites.
C’est donc de cela qu’il… ?
Oui, c’est de cela qu’il s’agissait. Et c’est aussi, sans doute, ce qui vous amène.
Oui. Avez-vous un moment à me donner, monsieur le docteur ?
Autant de moments qu’il vous plaira, mon cher ami.
Avez-vous des nouvelles du maire ?
Pas encore. Il doit venir tantôt.
J’ai beaucoup réfléchi à l’affaire depuis hier soir.
Eh bien ?
Vous qui êtes un médecin et un savant, vous n’envisagez cette question des eaux qu’en elle-même. Je veux dire que vous ne songez pas à tout ce qui s’y rattache.
Ah ? Que voulez-vous dire… ? Voyons, mon ami, asseyons-nous. — Non, là, sur le sofa.
s’établit dans le fauteuil, de l’autre
côté de la table.)Allons ! Vous disiez donc ?
Vous nous avez affirmé hier que cette eau gâtée provenait de certaines malpropretés qui gisent dans le sous-sol.
Oui, à coup sûr. Cela vient de là-haut, de ce marais pestilentiel de Mœlledal.
Eh bien, docteur, vous m’excuserez, mais je suis d’un avis différent. L’infection vient d’ailleurs. Je connais un autre marécage.
Je parle du marécage où croupit toute notre vie communale.
Voyons, mon cher monsieur Hovstad, que diable me chantez-vous là ?
Toutes les affaires de la commune ont passé peu à peu dans les mains d’une bande de fonctionnaires…
Oh ! il n’y a pas que des fonctionnaires…
Non, mais tout ce qui n’est pas fonctionnaire compte parmi les amis et les adhérents des gens en fonction. Ce sont tous ces riches, tous ces porteurs de vieux noms, ce sont eux qui nous conduisent et nous gouvernent.
Oui, mais il y a là vraiment des gens de valeur, des gens entendus.
Ils l’ont bien prouvé en donnant aux conduites
la direction qu’elles ont.Oui, j’en conviens, ils ont fait là une grosse sottise. Mais on va justement y remédier.
Vous croyez donc que cela marchera sans encombre ?
Avec ou sans encombre, il faut bien que cela marche.
Oui, si la presse s’en mêle.
C’est inutile, mon ami. Je suis sûr que mon frère…
Excusez-moi, monsieur le docteur, mais je compte soulever toute la question.
Dans votre journal ?
Oui. Quand j’ai pris « le Messager » en main, ce fut avec l’idée de faire sauter le cercle de fer où nous enserrent tous ces ankylosés, ces vieux
têtus qui détiennent le pouvoir.C’est vrai, mais vous m’avez dit vous-même où cela vous avait mené. Le journal a failli péricliter.
Oui, cette fois-là nous avons du rengainer, c’est juste. Nous courions le risque de voir toute l’entreprise balnéaire échouer si ses hommes venaient à tomber. Mais aujourd’hui qu’elle est en pleine floraison, nous pouvons enfin nous passer de ces hauts et puissants seigneurs.
Oui, nous pouvons nous en passer. N’empêche que nous leur devions une grande reconnaissance.
On la leur témoignera avec tous les honneurs qui leur sont dus. Mais un journaliste à tendances populaires comme moi ne peut laisser échapper une si belle occasion. Il faut saper la vieille légende de l’infaillibilité des hommes qui nous dirigent. Comme toute autre superstition, celle-ci doit être détruite jusque dans
ses racines.Sur ce point, monsieur Hovstad, je m’associe à vous de tout mon cœur ; si c’est une superstition, il n’en faut pas.
Je voudrais bien épargner le maire, puisque c’est votre frère. Mais la vérité avant tout, n’est-il pas vrai ?
Cela va sans dire. — (Avec éclat :) Mais cependant… cependant !
Il ne faut pas que vous me jugiez mal. Je ne suis ni plus égoïste, ni plus ambitieux qu’un autre.
Mais, mon cher ami, qui prétend le contraire ?
Je suis d’humble extraction, comme vous savez ; cela m’a permis d’examiner ce qu’il faut avant tout aux couches populaires. Ce qu’il leur faut c’est d’être admises à diriger, elles aussi, les intérêts publics. Il n’y a que cela pour développer les facultés, les notions, le sentiment de sa dignité…
Cela va sans dire…
Oui, et il me semble qu’un journaliste ne saurait, sans assumer une lourde responsabilité, laisser échapper une occasion propice d’émanciper la masse des humbles, des opprimés. Je sais bien que, parmi les gros bonnets, je passerai pour un agitateur, ou pire que cela. Mais qu’on dise ce qu’on voudra pourvu que ma conscience n’ait rien à se reprocher.
C’est parfait, parfait, mon cher monsieur Hovstad. Et pourtant, du diable si… ! (On frappe à la porte.) Entrez !
apparaître l’imprimeur Aslaksen. Il est pauvrement, mais proprement vêtu de noir. Cravate blanche un peu chiffonnée. Dans
sa main gantée, un chapeau à crêpe.)Excusez-moi, monsieur le docteur, si je prends
la liberté…Tiens, l’imprimeur Aslaksen !
Oui, monsieur le docteur, c’est moi.
Est-ce moi que vous chercher, Aslaksen ?
Non, je ne savais pas que vous étiez ici. Non, c’est au docteur lui-même que…
Allons, dites, qu’y a-t-il à votre service ?
Est-il vrai, comme me l’a dit monsieur Billing, que vous veuillez améliorer nos conduites d’eau.
Oui, celles de l’établissement.
J’entends bien. Alors, je viens vous dire que j’appuierai cette affaire de toutes mes forces.
Vous voyez bien !
Je vous en remercie cordialement, mais…
C’est qu’il n’y a peut-être pas de mal à pouvoir compter sur nous autres, petits bourgeois. Dans la commune, nous formons, pour ainsi dire, une majorité compacte, chaque fois que nous voulons bien quelque chose. Et il est toujours bon d’avoir la majorité pour soi, monsieur le docteur.
C’est incontestable ; seulement, je ne puis comprendre qu’il faille tant de précautions pour une chose aussi simple.
Eh si ! on peut en avoir besoin. Je connais bien nos autorités, voyez-vous. Ceux qui sont au pouvoir n’accueillent pas volontiers les projets qui viennent de gens d’une autre espèce. Voilà pourquoi il ne serait pas superflu, à mon avis, de faire une petite manifestation.
C’est cela, c’est cela.
Une manifestation, dites-vous ? De quelle sorte de manifestation voulez-vous parler ?
Oh ! monsieur le docteur, il s’agirait, bien entendu, d’y mettre beaucoup de mesure et de tempérance. Je suis toujours pour la tempérance. La tempérance est la première vertu du citoyen. C’est du moins, mon opinion.
On la connaît, monsieur Aslaksen.
Oui, j’ose dire qu’on la connaît. Et quant à cette question des conduites d’eaux, elle est de la plus haute importance pour nous autres, petits bourgeois. L’établissement de bains ne promet-il pas d’être une petite mine d’or ? C’est de là que nous tirerons désormais le plus clair de notre subsistance, tous, tant que nous sommes, et surtout les propriétaires de maisons. Aussi sommes-nous décidés à soutenir l’établissement de toutes nos forces. En qualité de président de l’association des propriétaires de maisons…
Eh bien… ?
… et, par-dessus le marché, d’agent de la Société de tempérance… Vous savez, n’est-ce pas, que je fais de l’agitation pour la loi de tempérance ?
Oui, sans doute.
… Il va sans dire que je suis en rapport avec beaucoup de monde. Et comme on me tient pour un citoyen sensé et respectueux des lois, — vous l’avez dit vous-même, — je ne manque pas de quelque influence en ville, — j’ai un petit peu de pouvoir, s’il m’est permis d’en parler moi-même.
Je le sais bien, monsieur Aslaksen.
C’est pour vous dire qu’il me serait très facile d’organiser une adresse, si c’était nécessaire.
Une adresse, dites-vous ?
Oui, une adresse de remerciements, où les habitants de la commune vous exprimeraient leur reconnaissance d’avoir si bien veillé aux intérêts publics. Il va sans dire qu’elle devrait être conçue dans un esprit de mesure et de tempérance pour ne pas offenser les autorités ni personne, d’ailleurs, de ceux qui détiennent le pouvoir. À cette condition, on ne pourra nous en vouloir, n’est-il pas vrai ?
Et lors même que cela ne serait pas tout à fait de leur goût…
Non, non, non, monsieur Hosvstad. Pas d’insolence envers l’autorité. Pas d’opposition contre ceux de qui nous dépendons. J’en ai assez et, d’ailleurs, cela n’a jamais conduite rien de bon. Mais il n’y a rien d’offensant à ce qu’un citoyen exprime librement quelques idées sensées.
Je ne saurais vous dire, mon cher monsieur Aslaksen, combien je me réjouis de trouver tant d’écho parmi mes concitoyens. J’en suis heureux, heureux ! Dites donc, vous ne prendriez pas un verre de sherry ? Hein ?
Non, merci. C’est un genre de spiritueux dont je ne fais jamais usage.
Un verre de bière alors ? Qu’en dites-vous ?
Merci, monsieur le docteur. Je ne prends rien à cette heure-ci. Et maintenant, il faut que j’aille en ville, causer avec quelques propriétaires de maisons et préparer l’opinion.
C’est bien, bien aimable à vous, monsieur Aslaksen. Mais je ne puis concevoir qu’il faille tant d’apprêts pour une chose qui devrait aller de soi.
Les autorités sont un peu lourdes dans leurs mouvements. Oh ! je ne dis pas cela pour leur faire un reproche…
Nous allons demain les mettre en branle avec notre journal, Aslaksen.
Oui, mais pas de violence, monsieur Hovstad. Procédez avec mesure et tempérance, autrement vous ne les ferez pas bouger d’un pouce. Fiez-vous à mon avis. J’ai puisé de l’expérience à l’école de la vie. Allons, monsieur le docteur, je vais vous dire le bonsoir. Vous savez maintenant que vous pouvez vous appuyer sur nous autres, petits bourgeois, comme sur un mur solide. Vous avez pour vous la majorité compacte, monsieur le docteur.
Je vous remercie, mon cher monsieur Aslaksen. (il lui tend la main.) Adieu, adieu !
Venez-vous avec moi à l’imprimerie, monsieur Hovstad ?
Je vous suis. J’ai encore quelque chose à terminer.
C’est bien, c’est bien.
(Il salue et s’en va. Le Dr Stockmann le suit dans le vestibule.)
Eh bien ! qu’en dites-vous, docteur ? Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de faire un peu d’air ici, de secouer toute cette torpeur, cette pusillanimité, cette lâcheté ?
C’est à propos d’Aslaksen que vous dites cela ?
Oui, c’est un de ceux qui pataugent dans le marais, si brave homme qu’il soit, d’ailleurs. Et la plupart des autres lui ressemblent, ménageant la chèvre et le chou, embarrassés dans un réseau d’égards, de considérations qui les empêchent de faire un seul pas décisif.
Oui, mais Aslaksen m’a paru si bien intentionné.
Il y a une chose qui, à mes yeux, importe davantage : c’est d’être un homme ferme et sûr de soi.
Vous avez parfaitement raison.
Voilà pourquoi je tiens à saisir cette occasion pour voir si je puis enfin donner quelque virilité aux hommes bien intentionnés. Il faut extirper de cette ville le culte idolâtre de l’autorité. Il faut que l’impardonnable bévue commise dans cette question des eaux soit un trait de lumière pour tous les électeurs.
C’est bien. Si vous croyez vraiment qu’il y va de l’intérêt public, faites. Mais pas avant que j’aie parlé avec mon frère.
Je préparerai à tout événement un article directorial et si le maire se refuse à appuyer l’affaire
Allons donc ! Comment pouvez-vous croire.. ?
Tout est possible. Et en ce cas ?
En ce cas, je vous promets… écoutez… en ce cas vous pouvez publier mon mémoire. D’un bout à l’autre.
Vrai ? Votre parole ?
Tenez. Emportez cela. Je ne vois pas de mal à ce que vous en preniez connaissance. Vous me le rendrez ensuite.
C’est bien, c’est bien. Je n’y manquerai pas. Et maintenant, adieu, docteur.
Adieu, adieu. Vous verrez, monsieur Hovstad, que tout marchera comme sur des roulettes.
Hem… Nous allons voir. (Il salue et sort par la porte du vestibule.)
Catherine… ! Ah ! te voici rentrée, Pétra ?
Oui, je viens de rentrer. J’ai été à l’école.
Il n’est pas encore venu ?
Pierre ? Non, mais j’ai eu un longue conversation avec Hovstad. Il est enthousiaste de ma découverte. C’est que, vois-tu, elle a une bien plus grande portée que je ne me l’étais d’abord Hyuré. Et il met sa feuille à ma disposition, si le besoin s’en présente.
Crois-tu donc que cela arrive ?
Pas du tout. Mais il est bon, en tout cas, de se dire qu’on a pour soi la presse libérale et indépendante. Et puis, figure-toi que j’ai reçu également la visite du président de l’association des propriétaires de maisons.
Vraiment ? Et que te voulait-il ?
Lui aussi veut me soutenir. Ils veulent tous me soutenir si cela bronche. Dis donc, Catherine, sais-tu ce que j’ai derrière moi ?
Derrière-toi ? Ma foi non, je ne sais pas.
J’ai derrière moi la majorité compacte.
Ah ! vraiment ? Et cela te sert à quelque chose, Thomas ?
Je crois bien que cela me sert ! (il arpente la chambre en se frottant les mains.) Ah ! mon Dieu ! qu’il est bon de se sentir ainsi en communion fraternelle avec ses concitoyens !
Oui, et de pouvoir faire tant de bien, père t
Oui, ma fille, et cela à sa commune !
Ah ! on a sonné.
Cela doit être lui… (On frappe.) Entrez.
Bonjour.
Bonjour, Pierre, sois le bienvenu.
Bonjour, beau-frère. Cela va bien ?
Merci, comme ci, comme ça. (Au docteur.) J’ai trouvé hier, en rentrant du bureau, un mémoire que tu m’as envoyé touchant les eaux de rétablissement.
L’as-tu lu ?
Oui, je l’ai lu.
Eh bien ? Qu’en dis-tu ?
Hem…
Viens, Pétra.
(Elle passe avec Pétra dans la chambre de gauche.)
Etait-il bien nécessaire de faire toutes ces investigations derrière mon dos ?
Mais oui, il me fallait avoir la certitude absolue que…
Et tu dis que tu Tas acquise ?
Tu as pu t’en convaincre toi-même.
As-tu l’intention de communiquer ce mémoire à la direction de l’établissement, comme une sorte de document officiel ?
Certainement. Il faut agir, et vite.
Comme toujours, tu emploies dans ton mémoire des termes violents. Tu dis, entre autres, que ce que nous offrons à nos hôtes c’est du poison à jet continu.
Voyons, Pierre, n’est-ce pas vrai ? Pense donc ! de Peau empoisonnée pour l’usage externe et interne ! Et cela à de pauvres malades qui viennent à nous avec confiance et nous paient en beaux deniers comptants pour recouvrer leur santé !
Et puis tu vas, de déduction en déduction, jusqu’à conclure qu’il nous faut établir un cloaque pour les soi-disants immondices de Mœlledal et diriger ailleurs tout le système des conduites.
Connaîtrais-tu un autre moyen d’en sortir ? Moi, je n’en connais pas.
J’ai trouvé un prétexte pour me rendre ce matin chez l’ingénieur municipal et j’ai mis sur le tapis, d’une façon moitié sérieuse, moitié plaisante, ces réformes comme une mesure que nous aurions peut-être à examiner un jour.
Un jour ?
Il sourit naturellement de mes propos extravagants… T’es-tu jamais donné la peine de réfléchir à ce que les changements que tu proposes pourraient bien coûter ? Renseignements pris, les frais se monteraient, au plus juste, à quelques centaines de mille couronnes.
Cela reviendrait-il vraiment si cher ?
Oui. Et le pis est que le travail prendrait au moins deux ans.
Deux ans, dis-tu ? Tant que cela ?
Au moins. Et que ferons-nous de l’établissement pendant ce temps ? Faudrait-il le fermer ? Nous y serions bien forcés. Crois-tu qu’il nous viendrait encore des baigneurs après que nos eaux auraient été déclarées malfaisantes ?
Mais elles le sont, Pierre !
Et tout cela juste au moment où l’établissement commence à prospérer. Les localités voisines peuvent aussi prétendre à devenir des stations balnéaires. Ne penses-tu pas qu’elles mettraient aussitôt tout en œuvre pour attirer à. elles le courant des étrangers ? Cela n’offre aucun doute. Et nous voici en belle posture. Il n’y aurait plus qu’à fermer cet établissement qui nous a coûté si cher. Et ainsi tu aurais ruiné ta ville natale.
Moi… j’aurais ruiné…
Tout son avenir est dans notre établissement de bains. Tu t’en rends compte aussi bien que moi.
Mais que crois-tu donc qu’il y ait à faire ?
Ton mémoire ne m’a pas convaincu que les conditions balnéaires soient aussi précaires que tu les représentes.
Hélas ! elles le sont bien plus. Ou du moins elles le deviendront en été, à l’époque des chaleurs.
Encore une fois, je crois que tu exagères beaucoup. Un bon médecin doit savoir prendre ses mesures, il doit s’entendre à prévenir les mauvaises influences et à y porter remède si elles se font trop évidemment sentir.
Et alors… ? Achève !
Le système établi est un fait et doit, par conséquent, être accepté comme tel. Cela ne veut pas dire que la direction se refuse à examiner en son temps les perfectionnements qu’il y aurait lieu d’introduire sans s’imposer des charges au dessus de nos forces.
Et tu crois que je m’associerais à un expédient de cette espèce !
Un expédient ?
Oui, ce serait un expédient, une tromperie, un mensonge, un véritable crime contre le public, contre la société !
Comme je viens de le dire, je n’ai pas acquis la conviction qu’il y ait vraiment péril en la demeure.
Si, tu l’as acquise I II est impossible que tu ne l’aies pas acquise. Je suis certain d’avoir exposé les choses de la façon la plus claire et la plus probante. Et tu en es persuadé, Pierre. Mais tu ne veux pas mettre la main à l’affaire. C’est toi qui as fait passer tout le projet des constructions actuelles. C’est grâce à toi que les conduites et les bâtiments se trouvent à la place qu’ils occupent. Et c’est cela, c’est cette maudite méprise que tu ne veux pas reconnaître. Ah ça ! — crois-tu que je ne voie pas ton jeu ?
Et lors même qu’il en serait ainsi ! Si je veille, avec quelque anxiété, je l’avoue, sur ma considération, je le fais dans l’intérêt de la communauté. Sans autorité morale, je ne saurais imprimer aux affaires publiques la direction que j’estime la plus profitable. Voilà, entre autres motifs, ce qui me fait tenir essentiellement à ce que ton rapport ne soit pas présenté à la direction. Il est d’intérêt public de ne pas lui donner cours. Plus tard, je mettrai la question à l’ordre du jour et nous ferons de notre mieux en silence ; mais il faut que rien, absolument rien de cette malheureuse affaire ne transpire au dehors.
Eh ! mon bon Pierre, il n’y a plus moyen de l’empêcher.
Il faut l’empêcher à tout prix.
Je te dis que ça n’est plus possible. Il y a trop de personnes initiées.
Initiées ? Qui cela ? Ce ne sont pas, au moins, ces messieurs du « Messager du peuple » ?
Eux aussi. La presse libérale et indépendante saura veiller à ce que vous fassiez votre devoir.
Tu es vraiment trop irréfléchi, Thomas. N’as-tu pas songé aux suites que tout cela pourrait avoir pour toi et pour les tiens ?
Aux suites que cela pourrait avoir… ?
Pour toi et les tiens, oui.
Que diable veux-tu dire ?
Je crois avoir toujours agi envers toi en frère obligeant et secourable.
Assurément, et je t’en remercie.
Je ne demande pas de remerciements. Jusqu’à un certain point, j’y ai été forcé. Il y allait de mon, propre intérêt. J’ai toujours espéré qu’en améliorant ta situation économique j’aurais quelque prise sur toi.
Plaît-il ?… Ainsi, c’est seulement par intérêt personnel…
Jusqu’à un certain "point, dis-je. Il est fâcheux pour un fonctionnaire qu’un homme qui lui tient de si près ne’cesse de se compromettre comme tu le fais.
Vraiment ? Je ne cesse de me compromettre ?
Hélas, oui ! sans t’en rendre compte. Tu as un caractère inquiet, batailleur, subversif. Et puis ton malheureux penchant à écrire publiquement sur toute espèce de choses, possibles et impossibles De tout ce qui te passe par la tête, il faut que tu fasses immédiatement un article de journal ou même une brochure.
N’est-il pas du devoir de tout bon citoyen, quand il lui vient une idée neuve, de la communiquer au public ?
Oh ! le public n’a pas besoin d’idées neuves. Ce qu’il lui faut, au public, ce sont les bonnes vieilles idées reçues.
Et tu dis cela tout simplement, sans embages ?
Mais oui. Il faut qu’enfin je m’explique franchement avec toi. Jusqu’à présent j’ai évité de le faire, connaissant ton caractère irascible ; mais aujourd’hui je dois te dire toute la vérité, Thomas. Tu ne sais pas quel tort tu te fais, avec tes étourderies. Tu te plains des autorités, du gouvernement, tu pars même en guerre contre lui, — tu prétends avoir été mis à l’écart, persécuté. Mais pouvais-tu l’attendre à autre chose, mauvais coucheur que tu es ?
Bon, voici, que je suis maintenant un mauvais coucheur !
Oui, Thomas, il n’est pas commode de travailler avec toi. J’ai eu l’occasion de m’en convaincre. Tu n’as d’égards pour rien. Tu sembles oublier que c’est à moi que tu dois ton poste de médecin de l’établissement.
J’étais tout indiqué pour cela ! On ne pouvait m’opposer personne ! Le premier, j’ai vu que notre ville pouvait devenir une belle station balnéaire. Et j’étais, à ce moment, seul à le comprendre. Seul j’ai combattu pour cette idée, des années durant. J’ai écrit mémoire sur mémoire.
Assurément. Mais le moment n’était pas encore venu. Mon Dieu, tu ne pouvais pas en juger dans le trou lointain que tu habitais alors. Mais, à l’heure opportune, nous avons pris la chose en mains, — moi… et les autres.
Oui, et vous avez abîmé mon superbe projet. Ah ! l’on voit bien quels habiles gaillards vous êtes !
Ce que je vois dans tout cela c’est que tu cherches un nouvel exutoire pour ton humeur belliqueuse. Tu t’en prends à tes supérieurs. C’est ta vieille habitude. Tu ne peux pas souffrir d’autorité au-dessus de toi. Tu regardes de travers quiconque est revêtu d’une charge de quelque importance. Tu le considères comme un ennemi personnel, — et ne tardes pas à l’attaquer avec toutes les armes qui te tombent sous la main. Mais te voici averti des intérêts qui sont en jeu, intérêts de la ville et, par conséquent, intérêts personnels pour moi. Aussi dois-je te prévenir, mon cher Thomas, que je serai inexorable dans ce que j’exige de toi.
Et qu’exiges-tu de moi ?
Puisque tu as été assez indiscret pour parler de cette question délicate à des personnes qu’elle ne regarde pas, bien que ce fût là une sorte de secret directorial, on ne peut plus, bien entendu, étouffer l’affaire. Elle donnera lieu à toute sorte de bruits, que les gens mal intentionnés ne manqueront pas d’amplifier. Il est donc indispensable que tu prennes d’avance des mesures à cet égard.
Moi ? Quelles mesures ? Je ne te comprends pas.
On est en droit de s’attendre à ce qu’un nouvel examen te convainque que les choses sont loin d’être aussi dangereuses, aussi inquiétantes que tu te l’étais imaginé au premier moment.
Ah ? C’est donc là ce que tu attends de moi !
On s’attend aussi à ce que tu aies et témoignes publiquement assez de confiance dans la direction pour croire qu’elle entreprendra sérieusement et consciencieusement tout ce qu’il faut pour prévenir les inconvénients qui pourraient se présenter.
Mais jamais de la vie vous n’y arriverez avec des expédients et des palliatifs ! Je te le dis, Pierre, avec toute la force de ma conviction !
Comme employé, tu n’es pas libre d’avoir une conviction à part.
Je ne suis pas libre de… ?
Comme employé, dis-je. Oh ! comme homme privé, tu peux penser ce qui te plaît. Mais, comme employé de l’établissement, tu n’as pas le droit d’exprimer une conviction qui ne soit pas d’accord avec celle de tes supérieurs.
C’est trop fort, à la fini Moi, médecin, homme de science, je n’aurais pas le droit de… !
Il ne s’agit pas ici d’une question purement scientifique, mais d’une question complexe, d’une question économique autant que technique.
Eh ! peu m’importe ! Que diantre, je prétends avoir le droit de m’exprimer librement sur toutes les questions du monde !
À ton gré. Mais pas sur ce qui concerne notre établissement thermal. Cela, nous te le défendons.
Vous me le défendez… ! Espèce de… !
Je te l’interdis, moi, ton chef. Et quand je t’interdis une chose, tu n’as qu’à obéir.
Écoute, Pierre…, si tu n’étais pas mon frère…
Tu ne dois pas supporter cela, père !
Pétra, Pétra !
Ah ! On écoutait donc aux portes.
Vous parliez si haut qu’on ne pouvait pas éviter de…
Oui, j’écoutais.
Eh bien ! J’aime mieux cela, après tout.
Tu me parlais d’interdiction et d’obéissance ?
Tu m’as forcé à prendre ce ton.
Et tu exiges que je me donne à moi-même un soufflet en public.
Nous estimons indispensable que tu publies une déclaration connue celle que j’exige de toi.
Et si je me refuse à… obéir ?
En ce cas, nous publierons nous-mêmes une déclaration faite pour rassurer le public.
C’est fort bien ; mais moi je prendrai la plume pour vous répondre. Je maintiendrai ce que j’ai dit. Je prouverai que j’ai raison et que vous avez tort. Et que vous restera-t-il à faire ?
Il ne dépendrait pas de moi qu’après cela tu reçusses ton congé.
Quoi… ?
Père… congédié !
Congédié !
Oui congédié de son poste de médecin de l’établissement. Je me verrais obligé de proposer ton renvoi immédiat, de t’écarter de toute participation aux affaires de l’établissement.
Vous vous risqueriez à faire cela ?
C’est toi-même qui joues un jeu risqué.
Mon oncle, c’est là un procédé révoltant envers un homme comme mon père !
Si tu pouvais te taire, Pétra !
Tiens, tiens, on se mêle déjà d’exprimer des opinions. Oh ! cela ne pouvait pas manquer. (À Mme Stockmann.) Belle-sœur, vous qui semblez la personne la plus sensée de la maison, vous devriez user de votre influence sur votre mari et lui faire comprendre les suites que tout cela peut avoir pour lui, pour sa famille.
Ma famille ne regarde que moi !
… Pour sa famille, je le répète, et pour la ville qu’il habite.
C’est moi qui veux le vrai bien de la ville ! Je veux mettre à jour des défectuosités qui éclateront tôt ou tard. Oh ! on verra bien si j’aime ma cité natale !
Toi qui, par aveugle bravade, l’attaques follement aux sources mêmes où elle puise le plus clair de sa subsistance !
Mais, malheureux, ces sources sont empoisonnées ! Nous vivons d’un trafic d’immondices et de pourriture ! Notre vie sociale ne fleurit qu’en plongeant ses racines dans un mensonge !
Imagination que tout cela, pour ne pas dire pis. L’homme qui émet d’aussi odieuses insinuations contre sa propre cité ne peut être qu’un ennemi public.
Tu oses… !
Thomas !
Calme-toi, père !
Je ne veux pas m’exposer à des violences. Tu es averti. Réfléchis à ton devoir envers toi-même et envers les tiens. Adieu.
Et je me laisserais traiter ainsi dans ma propre maison ! Qu’en dis-tu, Catherine ?
Certainement, Thomas, c’est aussi honteux que ridicule.
Ah ! si je l’avais tenu, l’oncle !
Tout cela est de ma faute. Il y a longtemps que j’aurais dû me hérisser contre lui, lui montrer les dents, le tenir à distance ! Ennemi public, moi ! Il me le paiera, aussi vrai que j’existe !
Mais mon bon Thomas, ton frère est au pouvoir, tu n’y peux rien.
À lui le pouvoir, oui, mais à moi le droit !
Oh ! le droit… À quoi cela te sert-il situ n’as pas le pouvoir ?
Fi mère, comment peux-tu parler ainsi ?
Quoi ? Il ne servirait à rien, dans un état libre, d’avoir le droit de son côté ? Tu me fais rire, Catherine. Et puis, — n’ai-je pas devant moi la presse libérale et indépendante et derrière moi la majorité compacte ? C’est du pouvoir, ça, ou je ne m’y entends pas !
Mais, grand Dieu, Thomas, tu ne songes pourtant pas à… ?
Je ne songe pas… à quoi ?
… à te mettre en campagne contre ton frère ?
Et que diable veux-tu que je fasse si ce n’est de combattre pour la justice et pour la vérité ?
J’allais te faire la même question.
Mais cela ne sert à rien. S’ils ne veulent pas, tu ne peux pas les forcer.
Oh ! oh ! Catherine, donne-moi le temps seulement, et tu verras à quoi servira ma campagne.
Elle servira à te faire congédier, voilà tout.
Eh bien ! j’aurai toujours accompli mon devoir envers le public, envers la société, moi qu’on appelle un ennemi public !
Et ta famille, Thomas ? Et nous autres ? Est-ce là ton devoir envers ceux dont tu es le soutien ?
Oh, mère ! ne pense donc pas à nous toujours et avant tout.
Tu en parles à ton aise, toi. Tu peux au besoin voler de tes propres ailes. Mais songe aux garçons, Thomas, et un peu à toi-même, et à moi aussi.
Ah ça ! tu es folle, je crois, Catherine ! À supposer que je sois assez lâche pour tomber à genoux devant ce Pierre et devant sa satanée clique, aurais-je jamais un instant de bonheur, ma vie durant ?
Je n’en sais rien, mais Dieu nous préserve du bonheur qui nous attend tous, si tu continues à les défier. Nous serons de nouveau sans ressources, sans rien de fixe devant nous. Il me semble pourtant que nous devrions en avoir assez, après notre expérience de jadis. Souviens-toi de cela, Thomas. Souviens-toi de ce que cela représente.
Et voilà à quelle situation ces ronds-de-cuir peuvent réduire un honnête homme ! N’est-ce pas horrible, Catherine ?
Oui, on se conduit bien mal envers toi, c’est vrai. Mais, grand Dieu ! que d’injustices il faut supporter dans ce bas monde ! Voici les garçons, Thomas ! Regarde-les ! Que deviendront-ils ? Non, non, tu n’aurais pas le cœur de…
sous le bras, sont entrés pendant cette
dernière réplique.)Les garçons ! (Il reprend subitement son attitude ferme et décidée.) Non, quand le monde croulerait, je ne courberai pas l’échiné sous le joug.
Je veux avoir le droit de regarder mes garçons en face quand ils seront grands et libres, (il entre chez soi.)
Ah ! que Dieu nous vienne en aide à tous !
Père est un homme ! Il ne se rendra pas.
qui se passe. Pétra leur fait signe de se
taire.)ACTE III
Bureau de la rédaction du « Messager du Peuple ». Au fond, à gauche, la porte d’entrée ; à droite, une porte vitrée par où l’on aperçoit l’imprimerie. Du côté droit, une porte. Au milieu de la pièce, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres. Au premier plan, à gauche devant une fenêtre, un pupitre et une chaise haute. Une couple de fauteuils près de la table. Quelques chaises contre les murs. La chambre est mal tenue et mal éclairée, le mobilier usé, les fauteuils sont sales et déchirés. Quelques typographes travaillent dans l’imprimerie. Un peu plus loin, on voit fonctionner une presse à la main.
Hovstad, assis au pupitre, écrit. Au bout d’un instant entre Billing, venant de droite. Il tient en main le manuscrit du docteur.
Eh bien ! il faut avouer… !
Vous avez tout lu.
D’un bout à l’autre.
Ne trouvez-vous pas le docteur passablement raide ?
Raide ? Dieu me damne, je le trouve écrasant. Chaque mot tombe comme un poids, ou plutôt — comment dire ? — comme un coup de massue.
Oui, mais il s’agit de gens qu’on n’abat pas du premier coup.
C’est vrai. Aussi faudra-t-il frapper coup sur coup, jusqu’à ce que toute notre oligarchie s’écroule à la fin. Pendant que je lisais le manuscrit, il me semblait voir de loin la révolution en marche.
Chut ! Il ne faut pas qu’Aslaksen vous entende.
Aslaksen est une poule mouillée, un pleutre. Il manque de courage, de virilité. Mais cette fois, vous imposerez bien votre volonté ? Dites ? L’article passera ?
Si le maire ne se rend pas de bon gré…
Le diable m’emporte, — ce serait dommage.
Heureusement, quoi qu’il arrive, nous pourrons tirer parti de la situation. Si le maire rejette le projet du docteur, il se met sur le dos toute la petite bourgeoisie, l’association des propriétaires de maisons et le reste. Et s’il y adhère, il se brouille avec un tas de gros actionnaires de l’établissement, jusqu’ici ses plus fermes appuis.
Oui, oui, car ils devront y aller de la forte somme…
Ah oui ! vous pouvez y compter. De toute façon, voilà le cercle rompu, et alors, voyez-vous, nous allons, chaque jour que Dieu donne, éclairer le public sur l’insuffisance du maire dans tous les domaines et sur la nécessité d’attribuer tous les postes de confiance à des libéraux.
C’est juste, mort de mon âme ! Je vois cela d’ici. Nous sommes sur le seuil d’une révolution !
Chut. (Haut.) Entrez !
Ah ! voici le docteur. Eh bien ?
Allez-y, monsieur Hovstad ! Imprimez tout !
Nous en sommes donc là ?
Hourrah !
Allez-y, vous dis-je. Oui, certes, nous en sommes-là. Mais ils seront servis à souhait. Nous aurons la guerre, monsieur Billing !
La guerre au couteau, j’espère. On leur mettra le couteau sur la gorge, docteur !
Le mémoire n’est qu’un commencement. J’ai déjà en tête la matière de quatre à cinq nouveaux articles. Où est Aslaksen ?
Ohé, Aslaksen, venez ici pour un instant
Quatre à cinq nouveaux articles, dites-vous ? Sur la même question ?
Du tout, mon ami. Il s’agit de bien autre chose. Mais le tout a sa source dans les conduites et dans le cloaque. Tout cela se tient. C’est absolument comme les vieilles bâtisses, quand on y met la pioche.
Ma foi, oui, Dieu me damne. On n’a pas fini avant d’avoir démoli tout le bataclan.
Démoli ? Vous ne songez pas à démolir l’établissement, au moins, docteur ?
Pas du tout. Ne craignez donc rien.
Non, il s’agit de tout autre chose. Eh bien ! que dites-vous de mon article, monsieur Hovstad ?
Je trouve que c’est un pur chef-d’œuvre.
N’est-ce pas ? — Allons ! j’en suis enchanté, — enchanté.
C’est si net, si bien cela. Inutile d’être du métier pour saisir le fil. Je ne crains pas de prédire que vous aurez pour vous tous les gens éclairés.
Et tous les gens réfléchis, n’est-ce pas ?
Réfléchis ou irréfléchis, — je pense que presque toute la ville sera avec vous.
Allons, je vois que nous pourrons imprimer l’article.
J’espère bien !
Il passera demain matin.
Pardieu, oui ! il n’y a pas un jour à perdre. Écoutez, monsieur Aslaksen, ce que je tenais à vous demander, c’est de vous charger vous-même du manuscrit.
Je n’y manquerai pas.
Veillez sur lui comme sur un trésor. Pas de coquilles ! Chaque mot a son importance. Je repasserai un peu plus tard. Peut-être aurez-vous une épreuve à me montrer. Vrai, je ne saurais vous dire combien j’ai soif de voir la chose imprimée, lancée.
Oui, lancée… comme une bombe !
Soumise au jugement de tous les citoyens compétents. Ah ! vous ne pouvez vous figurer par où j’ai passé aujourd’hui. On m’a menacé de tout au monde. On a voulu me dépouiller de ce qu’il y a de plus élémentaire parmi les droits de l’homme.
Gomment ? Les droits de l’homme ! Vous en dépouiller !
On a voulu m’avilir, faire de moi un lâche, on m’a demandé de faire passer mes intérêts avant mes convictions les plus intimes et les plus sacrées.
Dieu me damne, c’est trop grossier à la fin !
Oh ! de ce côté-là, on peut s’attendre à tout.
Mais avec moi ils perdent leur temps. Je leleur montrerai noir sur blanc. Désormais, je m’ancre dans « le Messager » et il ne se passera pas un seul jour sans que je les enduise d’un article explosible.
Ah ça ! écoutez donc ?…
Hourrah ! on va se battre, on va se battre !
… Je leur ferai mordre la poussière, je les briserai, je raserai leurs fortifications, je les anéantirai aux yeux de tout le public honnête ! Voilà ce que je compte faire !
Oui, docteur, mais, je vous en prie, faites-le avec mesure et tempérance.
Non, non, non ! N’épargnez pas la dynamite !
… Car il ne s’agit plus seulement de conduites et de cloaques, voyez-vous. C’est toute la société qu’il faut nettoyer, désinfecter…
Enfin ! vous avez prononcé la parole magique !
Il faut, comprenez-vous, balayer tous ces bons hommes à paliatifs. Il faut les balayer de partout ! J’ai entrevu aujourd’hui des perspectives infinies. Je ne les distingue pas encore bien clairement, mais je ne tarderai pas à m’y reconnaître. Il nous faut battre les champs, mes amis, pour découvrir de jeunes et vigoureux porte-drapeaux. Il nous faut de nouveaux chefs à tous les avant-postes.
Écoutez, écoutez !
Restons unis seulement, et tout marchera à souhait. On lancera le nouvel ordre de choses comme un navire quittant le chantier. Ne croyez-vous pas ?
Pour ma part, je crois que nous avons enfin toutes les chances entre nos mains, pour donner à l’administration communale la direction qu’elle doit prendre.
Et, pour peu que nous agissions avec mesure et tempérance, je ne m’imagine pas que cela puisse être dangereux.
Qui diable se préoccupe de savoir si c’est dangereux ou non ! Ce que je fais, je le fais au nom de la vérité et pour obéir à ma conscience.
Vous êtes un homme qui méritez d’être soutenu, docteur.
Oui, c’est bien sûr. Le docteur est un véritable ami de notre ville. C’est un véritable ami de la société.
Aslaksen ! le docteur Stockmann est, Dieu me damne, un ami du peuple !
J’ai dans l’idée que la Société des Propriétaires de maisons le proclamera sous peu.
Merci, merci, mes chers, mes fidèles amis. Cela me réconforte de vous entendre parler ainsi. Ce n’est pas ainsi que m’appelait monsieur mon frère. Allons ! il me le paiera avec usure… Maintenant, il faut que j’aille voir un pauvre diable qui réclame mes soins… Encore une fois, je reviendrai. Veillez bien sur le manuscrit, monsieur Aslaksen. Et, pour tout l’or du monde, ne supprimez pas un seul point d’exclamation. Ajoutez-en plutôt deux ou trois ! C’est bien, c’est bien. Au revoir, mes amis, au revoir !
Cet homme peut nous rendre d’inappréciables services.
Oui, tant qu’il s’en tiendra à l’affaire des eaux. Mais, s’il allait plus loin, il ne ferait pas bon de le suivre.
Hem, cela dépend…
Vous êtes toujours si diantrement timoré Aslaksen.
Timoré ? Oui, quand il s’agit des gros bonnets de chez nous, je suis timoré, monsieur Billing. C’est que, je vais vous dire : l’expérience m’a enseigné bien des choses. Mais mettez-moi à la grande politique et vous verrez si j’ai peur, fût-ce du gouvernement lui-même.
Non, non, je le sais bien. Mais c’est-là, précisément, ce qu’il y a en vous de contradictoire.
Je suis un homme consciencieux, voilà tout : celui qui attaque le gouvernement ne fait, du moins, aucun tort à la société. Ces gens-là, voyez-vous, ne se soucient pas de nos attaques. On ne les déloge pas d’où ils sont, tandis que nos autorités locales, on peut les renverser et alors il peut en venir d’autres qui ne s’entendent pas aux affaires. Et il peut en résulter un tort irréparable pour les propriétaires de maisons et pour tout le monde.
Et l’autonomie, et l’éducation civique ? Qu’en faites-vous ? Y avez-vous réfléchi ?
Quand un homme a un dépôt à garder, il n’a pas le temps de réfléchir à tout, monsieur Hovstad.
Dieu me préserve, en ce cas, d’avoir jamais un dépôt à garder !
Écoutez, — écoutez !
Hem. (Indiquant du doigt le pupitre :) Ce tabouret directorial était occupé avant vous par M. Stensgaard, le préfet diocésain.
Pouah ! Ce déserteur !
Je ne suis pas une girouette — et je ne le deviendrai jamais.
Un politicien ne doit jurer de rien, monsieur Hovstad. Et vous, monsieur Billing, vous devriez, ces jours-ci, mettre un peu d’eau dans votre vin, et même beaucoup. Ne postulez-vous pas le poste de secrétaire à la mairie ?
Moi !…
Vraiment, Billing ?
Eh bien ! oui. Vous devriez bien comprendre que c’est seulement pour agacer nos grands augures.
Ma foi, cela ne me regarde pas, mais quand on m’accuse de lâcheté et de contradiction, je tiens à bien établir ceci : l’imprimeur Aslaksen a un passé politique ouvert à deux battants ; tout le monde peut y regarder. Je n’ai subi aucune transformation, voyez-vous, si ce n’est que je suis devenu plus tempérant. Mon cœur est toujours avec le peuple, mais je ne nie pas que ma raison incline un peu vers les gens au pouvoir, — je parle de nos autorités locales, bien entendu.
Ne pourrions-nous pas nous débarrasser de lui, Hovstad ?
En connaissez-vous un autre qui avance le papier et les frais d’imprimerie ?
Quelle satanée misère que de n’avoir pas de capital roulant !
Oh ! si nous en avions un…
Et si nous nous adressions au docteur Stockmann ?
Bah ! à quoi bon ? Il n’a rien.
Oui, mais il a derrière lui un homme solide, le vieux Martin Kiil, le blaireau, comme on l’appelle.
Vous êtes donc sûr qu’il ait de la fortune, celui-là ?
Je crois bien, pardi ! Et une partie de sa fortune reviendra nécessairement à la famille Stockmann. En tout cas, il ne peut manquer de doter les enfants.
Vous tablez là-dessus ?
Si je… ? — Mon Dieu non, je ne table sur rien.
Vous faites bien. Et quant à ce poste à la mairie, vous ne devriez pas y compter non plus. Je puis vous assurer — que vous ne l’aurez pas.
Vous croyez donc que je l’ignore ? Mais j’y tiens, à ne pas l’obtenir. Être ainsi évincé, cela stimule au combat. On y gagne comme un flux de bile fraîche. Et cela peut servir dans un trou comme celui-ci, où les bons stimulants sont rares.
Ah oui ! ah oui !
Patience ! Vous entendrez bientôt parler de moi ! — Et maintenant, je vais rédiger l’appel aux propriétaires de maisons.
Hem… allons-y donc… (On frappe.) Entrez ! (Pétra entre par la porte du fond, à gauche.)
Gomment, c’est vous ? Vous ici ?
Oui, excusez-moi…
Vous ne voulez pas vous asseoir ?
Merci. Je viens pour un instant.
Est-ce votre père qui… ?
Non, je viens pour mon propre compte. (Elle retire un livre de la poche de son manteau.) Je vous rapporte cette nouvelle anglaise.
Pourquoi me la rendez-vous ?
Mon Dieu, parce que je ne veux pas la traduire.
Mais vous me l’aviez promis.
Oui, avant de l’avoir lue. D’ailleurs, vous ne l’avez, sans doute, pas lue vous-même ?
Non. Vous savez bien que je ne comprends pas l’anglais, mais…
Je le sais. Aussi suis-je venue vous engager à prendre autre chose. (Posant le livre sur la table.) Ceci n’est pas fait pour « le Messager ».
Pourquoi cela ?
Parce que c’est contraire à vos idées.
Oh ! quant à cela…
Vous ne me comprenez pas, je crois. Il est question là-dedans d’une Puissance surnaturelle qui se charge de ceux qu’on appelle ici-bas les bons et arrange tout pour le mieux en leur faveur, tandis que ceux qu’on appelle les méchants reçoivent leur châtiment.
Mais je n’y vois rien à redire. C’est l’aliment que le peuple demande.
Est-ce à vous de le lui servir ? Vous ne pensez pas le premier mot de tout cela. Vous savez bien que les choses ne se passent pas ainsi en réalité.
Vous avez parfaitement raison. Mais un rédacteur de journal ne peut pas toujours faire ce qu’il voudrait. Il doit parfois s’incliner devant l’opinion populaire dans les choses de moindre importance. Ce qu’il y a de plus important au monde c’est la politique, — du moins pour un journal. Si je veux avoir le peuple avec moi et le conduire à la liberté et au progrès, je ne dois pas l’effaroucher. S’ils trouvent un conte moral de cette espèce au rez-de-chaussée, ils monteront plus volontiers au premier. Ils se sentiront, en quelque sorte, plus à l’aise.
Fi ! Vous ne voudriez pas tendre de tels pièges à vos lecteurs. Vous n’êtes pas une araignée qui guette sa proie.
Merci de la bonne opinion que vous avez de moi. Eh bien ! oui, ce sont là les idées de Billing et non les miennes.
Les idées de Billing ?
Certainement. C’est du moins ce qu’il débitait un de ces jours. Aussi bien est-ce Billing qui tenait si vivement à insérer cette nouvelle. Puisque je ne connais pas le livre !
Mais comment Billing, avec ses larges opinions… ?
Oh ! Billing est un être complexe. Ainsi, j’entends dire qu’il postule actuellement la place de secrétaire à la mairie.
Je n’en crois rien, Hovstad. Comment pourrait-il se plier à tout ce qu’exige un tel emploi ?
Ma foi, demandez-le-lui.
Je n’aurais jamais cru cela de Billing.
Vraiment ? Cela vous surprend-il à ce point ?
Oui. Ou peut-être pas tout à fait. Mon Dieu, au fond
Nous ne valons pas grand’chose, Mademoiselle, nous autres, journalistes.
Ce que vous dites-là, le pensez-vous ?
Quelquefois.
Tant que vous ne faites que vous chamailler, selon votre ordinaire, je le veux bien. Mais aujourd’hui que vous défendez une grande cause…
Celle de votre père, n’est-ce pas ?
Oui. Il me semble que vous devez sentir votre valeur, votre supériorité sur le commun des hommes.
Oui, aujourd’hui, j’ai bien un peu ce sentiment.
Il me semble, en effet… Ah ! vous avez suivi une superbe vocation : frayer la voie aux vérités méconnues, aux idées neuves et hardies ! Et ne fût-ce que le courage de vous mettre en avant pour défendre un homme injustement traité…
Surtout quand cet homme est votre père… hem… je ne sais comment…
Vous voulez dire quand c’est un homme comme mon père, la droiture et l’honneur même ?
Quand cet homme est votre père, ai-je dit.
C’est donc là ce qui…
Oui, Pétra… mademoiselle Pétra…
C’est donc là ce qui vous préoccupe avant tout ? Ce n’est pas la cause elle-même ? Ce n’est pas la vérité ? Ce n’est pas le grand cœur généreux de mon père ?
Mais si, mais si, naturellement.
Allons donc ! Vous en avez trop dit, Hovstad, Maintenant je ne vous croirai jamais plus en rien.
Pouvez-vous vraiment m’en vouloir tant que cela de vous faire passer avant tout le reste ?
Ce qui me fâche contre vous c’est que vous avez manqué de droiture envers mon père. Vous lui avez fait croire que c’est la vérité et le bien public qui vous tenaient à cœur avant tout. Vous avez trompé mon père et vous m’avez trompée moi-même. Vous n’êtes pas l’homme pour qui vous vous faisiez passer. Et cela, je ne le vous pardonnerai jamais… jamais !
Vous devriez me parler moins durement, mademoiselle Pétra, surtout en ce moment.
Pourquoi surtout en ce moment ?
Parce que votre père ne peut se passer de mon appui.
Voilà donc quelle espèce d’homme vous êtes ? Pouah !
Non, non, vous vous trompez, cela m’a pris comme cela, tout à coup. Ne croyez pas…
Je sais ce que je dois croire. Adieu.
Non d’un nom, monsieur Hovstad… (Apercevant Pétra :) Aïe ! cela tombe mal.
Ainsi, je vous laisse le livre : vous pouvez le donner à quelqu’un d’autre.
Mais, Mademoiselle…
Adieu.
Écoutez, monsieur Hovstad !
Quoi ? qu’y a-t-il ?
Le maire est là, dans l’imprimerie.
Vous dites ? Le maire ?
Oui, il demande à vous parler. Il est entré par la porte de derrière, — pour ne pas être vu, vous comprenez.
Qu’est-ce que cela signifie ? Non, attendez. J’y vais moi-même…
Soyez aux aguets, Aslaksen, pour que personne…
Compris.
Vous ne vous attendiez pas à me voir ici, monsieur Hovstad ?
Non, je l’avoue.
Vous êtes bien installé. C’est gentil, ici.
Oh !…
Et moi qui viens ainsi, sans plus de façon, vous prendre votre temps.
Je vous en prie, monsieur le maire… Je suis à votre service. Mais permettez-moi d’abord de vous débarrasser. Il pose la casquette et la canne du maire sur une chaise.) Veuillez donc prendre place, monsieur le maire.
La journée a été vraiment bien ennuyeuse pour moi, monsieur Hovstad.
En vérité, monsieur le maire. C’est que vous êtes surchargé de besogne et…
L’ennui dont je parle m’est causé par le médecin de l’établissement.
Tiens, tiens. Par le docteur ?
Il a présenté à l’administration des bains une sorte de rapport sur de prétendues défectuosités.
Oh ! vraiment ?
Il ne vous en a donc pas parlé… ? Je croyais, d’après ce qu’il m’a dit…
Ah oui !… c’est vrai, il a laissé tomber quelques mots…
Il me faudrait le manuscrit…
Hem… Ne voyez-vous pas qu’il est sur le pupitre ?
Ah oui !
Eh tiens ! le voici justement.
C’est l’article du docteur, monsieur le maire.
C’est donc de cela que vous voulez parler ?
Oui, c’est bien de cela. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas expert en la matière, et n’ai fait que le parcourir.
Mais vous l’insérez.
Je ne puis guère refuser à un homme comme…
Je n’ai rien à dire dans le journal, monsieur le maire…
Bien entendu.
Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me passe.
C’est tout à fait correct.
Aussi dois-je…
Non, attendez un peu, monsieur Aslaksen. Vous permettez, monsieur Hovstad…
Comment donc ! monsieur le maire.
Vous êtes un homme sensé et réfléchi, monsieur Aslaksen.
Je me réjouis de vous l’entendre dire, monsieur le maire.
Et vous avez de l’influence sur la masse.
Sur les petites gens, oui.
Les petits contribuables sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.
C’est juste.
Et je ne doute pas que vous connaissiez les dispositions qui règnent chez la plupart d’entre eux.
Pour cela, j’ose dire que oui, monsieur le maire.
Allons, c’est bien, — puisqu’il y a tant d’esprit de sacrifice chez les citoyens les moins fortunés de notre ville…
Comment cela ?
D’esprit de sacrifice ?
C’est un beau trait d’esprit public, un très beau trait. J’allais dire que je ne m’y attendais pas. Mais vous connaissez les dispositions locales mieux que moi.
Mais, monsieur le maire…
Et ce ne sont pas de petits sacrifices que la ville aura à supporter.
La ville ?
Mais je ne comprends pas… C’est l’établissement…
D’après un devis provisoire, les modifications que le médecin des eaux juge désirables se monteront à deux cent mille couronnes environ.
C’est beaucoup d’argent, mais…
Nous devrons, bien entendu, procéder à un emprunt communal.
Il ne peut pourtant pas être question de faire supporter par la ville… ?
On puiserait dans la caisse municipale ? Dans les pauvres poches des petites gens ?
Mais, mon cher monsieur Aslaksen, où voulez-vous que nous prenions les moyens nécessaires ?
C’est à messieurs les propriétaires de l’établissement de les fournir.
Les propriétaires de l’établissement ne sont pas en état de débourser plus qu’ils ne l’ont déjà fait.
Est-ce bien sûr, tout cela, monsieur le maire ?
Je m’en suis assuré. Si l’on tient à tous ces frais, il faut que la ville les supporte elle-même.
Mais, Dieu me damne, — excusez-moi ! — c’est là une tout autre affaire, monsieur Hovstad !
En effet.
Et ce qu’il y a de plus fatal c’est que nous devrons fermer l’établissement pour une couple d’années.
Fermer ? Entièrement fermer ?
Pour deux ans !
Oui, c’est, au bas mot, ce que dureront les travaux.
Mais, Dieu me confonde, nous n’y tiendrons pas, monsieur le maire ! Et de quoi vivrons-nous pendant ce temps, nous autres, propriétaires de maisons ?
Hélas ! monsieur Aslaksen, je ne sais que vous répondre. Mais que voulez-vous que nous fassions ? Croyez-vous qu’il nous viendra un seul baigneur après qu’on se sera amusé à leur faire croire que nos eaux sont gâtées, que nous vivons sur un terrain pestilentiel, que toute la ville est…
Et tout cela n’est qu’une imagination ?
Avec la meilleure volonté du monde, je n’ai pu constater autre chose.
Mais alors le docteur Stockmann est vraiment inexcusable ; — je vous demande pardon, monsieur le maire, mais…
Vous ne dites là qu’une triste vérité, monsieur Aslaksen. Mon frère n’a malheureusement été toute sa vie qu’un étourdi.
Et vous voulez l’appuyer dans une telle affaire, monsieur Hovstad ?
Mais aussi qui pouvait s’attendre à…
J’ai rédigé un court exposé de la situation telle qu’elle se présente à qui l’envisage sainement. J’y ai même indiqué sommairement la façon de parer aux inconvénients possibles sans dépasser les ressources dont dispose la caisse de rétablissement.
Avez-vous l’article sur vous, monsieur le maire ?
Oui, je l’ai apporté pour le cas où vous…
Mille tonnerres, le voici !
Qui, cela ? Mon frère ?
Où cela ? Où cela ?
Il traverse l’imprimerie.
C’est une fatalité. Je ne voudrais guère le rencontrer ici et j’aurais encore besoin de vous parler.
Entrez là et attendez un peu.
Mais ?..
Vous n’y trouverez que Billing.
Vite, vite, monsieur le maire. Le voici qui vient.
Allons, c’est bien. Mais tâchez qu’il ne reste pas trop longtemps.
Feignez une occupation quelconque, Aslaksen.
C’est encore moi.
Déjà de retour, monsieur le docteur. Dépêchez-vous, Aslaksen. L’affaire presse et nous n’avons pas beaucoup de temps.
Il n’y a pas encore d’épreuves prêtes, me dit-on.
Vous n’y pensez pas, docteur.
Non, non. Mais vous comprenez mon impatience. Je n’aurai de repos que lorsque j’aurai vu la chose imprimée.
Hem… Cela durera encore quelque temps. N’est-ce pas, Aslaksen ?
J’en ai grand’peur.
C’est bien, c’est bien, mes chers amis. Je repasserai donc, je reviendrai deux fois, s’il le faut. Une si grande cause ! Le salut de la ville ! Ce n’est pas le moment de faire le paresseux. (Il va partir, mais s’arrête subitement et revient en arrière.) Attendez ! J’ai encore quelque chose à vous dire.
Excusez-moi, monsieur le docteur, mais ne pourriez-vous pas remettre…
C’est dit en deux mots. Voici l’affaire : si l’on apprend, en lisant demain mon article, que j’ai passé l’hiver à travailler en silence pour le bien de la ville…
Mais, docteur…
Je sais ce que vous voulez dire. Je n’ai fait que mon satané devoir, mon devoir de bon citoyen. Eh ! ma foi, je le sais aussi bien que vous. Mais mes concitoyens, comprenez-vous… Eh ouil tous ces braves gens qui m’aiment tant…
Oui, monsieur le docteur, on vous aimait bien dans la ville jusqu’à ce jour.
Oui, et voilà précisément ce qui me fait craindre… Enfin, voici ce que je veux dire : quand on aura entendu, — surtout dans les classes les moins aisées, cet avertissement salutaire, cette exhortation à prendre désormais les affaires de la ville dans ses propres mains…
Hem, monsieur le docteur, je ne vous cacherai pas…
Ah ! ah ! j’avais bien deviné qu’il se tramait quelque chose ! Mais’je ne veux pas en entendre parler. Si l’on fait vraiment quelques préparatifs…
Que voulez-vous dire ?
Eh bien ! oui, si l’on se prépare à manifester d’une façon ou d’une autre, — défilé, dîner, souscription pour un cadeau quelconque, — que sais-je, promettez-moi solennellement de mettre cela à néant. Et vous aussi, monsieur Aslaksen ; vous entendez !
Pardon, monsieur le docteur ; il faut enfin que nous vous disions une bonne fois la pure vérité. (Mme Stockmann, en toilette de promenade, entre par la porte du fond, à gauche.)
J’en étais sûre !
Eh ! voici maintenant madame Stockmann ?
Que diable viens-tu faire ici, Catherine ?
Tu peux bien te douter de ce que je viens faire.
Voulez-vous prendre place ? Ou peut-être…
Merci. Ne vous donnez pas la peine… Et ne m’en veuillez pas si je viens chercher Stockmann. C’est que je suis mère de trois enfants, savez-vous !
C’est bien, c’est bien. Nous savons cela.
Ah bien ! on ne se douterait pas, aujourd’hui, que tu te souviennes de ta femme et de tes enfants. Autrement, tu ne ferais pas tout ce qu’il faut pour nous perdre tous, tant que nous sommes.
Ah ça ! tu es folle, Catherine. Parce qu’un homme a femme et enfants, il n’aurait donc plus le droit de proclamer la vérité, — le droit de se montrer bon citoyen, — le droit de servir la ville où il demeure !
Il y a mesure à tout, Thomas.
C’est ce que je dis. Mesure et tempérance.
Et voilà pourquoi, monsieur Hovstad, vous agissez mal envers nous en détournant mon mari de sa famille et de son foyer pour l’entraîner à toutes ces histoires.
Je vous assure que je n’entraîne personne à…
M’entraîner ! Crois-tu donc que je me laisse entraîner ?
Oui, certes. Je sais bien que tu es l’homme le plus intelligent de la ville ; mais tu es si facile à entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Savez-vous seulement qu’il perdra son poste si vous publiez ce qu’il a écrit ?
Que dites-vous là ?
Ah ! ma foi, monsieur le docteur…
Ah, ah, ah ! qu’ils essaient un peu ! — Non, tu sais, ils s’en garderont bien. Car derrière moi, vois-tu, j’ai la majorité compacte.
C’est bien là le malheur, que tu aies une si vilaine chose derrière toi.
Ta, ta, ta, Catherine, — retourne chez toi, soigne ta maison et laisse-moi soigner la société. Comment peux-tu avoir peur quand je suis si Confiant et si joyeux ? (Il arpente la chambre en se frottant les mains.) Eh ! sois-en sûre, la vérité et le peuple gagneront la bataille. Oh ! je vois déjà toute la bourgeoisie libérale serrer ses rangs et marcher à la victoire ! — (Il s’arrête subitement devant une chaise.) Mais… mais que diantre est-ce donc là ?
Aïe !
Hem…
J’ai vu cela à la tête du pouvoir.,
La casquette du maire !
Et voici le bâton du commandement. De par tous les diables, qu’est-ce que cela… ?
Allons, puisqu’il faut…
Ah ! je comprends, il est venu vous entortiller ! Ah, ah, ah ! il est bien tombé ! Et, en m’apercevant dans l’imprimerie… (Il éclate de rire.) Il s’est sauvé, monsieur Aslaksen ?
Ma foi, oui, il s’est sauvé, monsieur le docteur.
Il s’est sauvé en abandonnant sa canne et… Quelle sottise ! Pierre ne se sauve pas et n’abandonne rien. Mais que diable avez-vous fait de lui ? Ah ! pardi, il doit être là dedans. Attends un peu, Catherine, tu vas voir.
Thomas… je t’en prie… !
Prenez garde, monsieur le docteur !
Que veut dire cette farce ?
Respect devant moi, mon bon Pierre. C’est moi maintenant qui suis l’autorité.
Voyons, Thomas !
Rends-moi ma casquette et ma canne !
Si tu es préfet de police, je suis préfet de la ville, je suis le maître dans toute la cité, entends-tu !
Ôte la casquette, te dis-je. N’oublie pas que c’est une casquette d’uniforme, protégée par les règlements !
Zut ! crois-tu donc que le lion populaire ait peur des casquettes d’uniforme. Il se réveille, sache-le bien, et demain nous faisons une révolution. Ah ! tu menaçais de me destituer ! C’est moi qui te destituerai, — je te destituerai de tous les postes de confiance. — Crois-tu que cela me soit impossible. Allons donc ! J’ai pour moi les forces sociales triomphantes. Hovstad et Billing tonneront dans « le Messager » et l’imprimeur Aslaksen marchera à la tête de toute l’association des propriétaires de maisons.
C’est ce que je ne ferai pas, monsieur le docteur.
Mais si, vous le ferez…
Tiens, peut-être bien que monsieur Hovstad préfère tout de même se mettre du côté de l’agitation.
Non, monsieur le maire.
Non, monsieur Hovstad n’est pas assez fou pour se ruiner et pour ruiner la feuille à propos d’une pure imagination.
Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
Vous avez présenté l’affaire sous un faux jour, monsieur le docteur, et je ne puis vous accorder mon appui.
Non, après ce que monsieur le maire a bien voulu me raconter dans l’autre chambre…
C’est faux ! Laissez-moi faire. Publiez seulement mon article et je serai homme à le défendre.
Je ne le publierai pas. Je ne peux pas, je ne veux pas et je n’ose pas le publier.
Vous n’osez pas ? Quel est ce propos ? N’êtes-vous pas Directeur ? Et ce sont les directeurs, si je ne me trompe, qui dirigent la presse !
Non, monsieur le docteur, ce sont les abonnés.
Heureusement.
C’est l’opinion publique, c’est le public éclairé, propriétaires de maisons et autres, ce sont eux qui dirigent les journaux.
Et toutes ces puissances, je les ai contre moi.
Oui, Monsieur. Si votre article paraissait, ce serait une vraie ruine pour notre bourgeoisie.
Vraiment…
Ma casquette et ma canne !
Ton pouvoir de maire a eu une brusque fin.
Tout n’est pas encore fini, (À Hovstad :) Ainsi, vous ne pouvez décidément pas publier mon article dans « le Messager » ?
Cela m’est tout à fait impossible, ne fût-ce que par égard pour votre famille.
Oh ! vous n’avez pas à vous préoccuper de notre famille, monsieur Hovstad.
Il suffira, pour éclairer le public, que ceci paraisse. C’est un exposé authentique. Voulez-vous le prendre ?
C’est bien. On l’insérera.
Mais pas le mien. On croit pouvoir étouffer ma voix et celle de la vérité ! Mais ce n’est pas si facile à faire que vous le croyez. M. Aslaksen, faites-moi le plaisir de prendre immédiatement mon manuscrit et de l’imprimera part et à mes frais. Je l’édite moi-même. Tirez-le à quatre cents, non, à cinq cents, à six cents exemplaires.
Pour tout l’or du monde, je ne prêterai pas mes presses à un tel écrit, monsieur le docteur. Je tiens trop à l’opinion publique. Vous ne trouverez à imprimer cela nulle part dans toute la ville.
Alors, rendez-le moi.
Le voici.
Il paraîtra, quoiqu’il arrive. Je le lirai devant une grande assemblée populaire. Il faut que tous mes concitoyens entendent la voix de la vérité !
Pas une société ne te louera son local pour un tel usage.
Pas une seule, j’en suis absolument sûr.
Dieu me damne s’il s’en trouve une !
Ce serait, par trop honteux, à la fin ! Mais pourquoi se mettent-ils donc tous contre toi, tous ces hommes ?
Je vais te le dire : c’est parce que, dans cette ville, il n’y a pas d’hommes, il n’y a que des bonnes femmes comme toi, qui ne pensent qu’à leurs familles et pas du tout à la communauté.
Je leur montrerai, en ce cas, qu’une… bonne femme peut quelquefois valoir un homme. Maintenant, je suis avec toi, Thomas !
Bien dit, Catherine ! je veux être damné si mon rapport n’arrive pas quand même à la publicité ! Si je ne trouve pas de local à louer, je louerai un tambour et je parcourrai la ville en lisant la chose à tous les coins de rue.
Tu n’es pas encore fou à ce point !
Que si !
Vous ne trouverez pas un seul homme dans toute la ville pour vous accompagner.
Le diable m’emporte si vous en trouvez un !
Ne te rends pas. Thomas ! Je prierai les garçons de t’accompagner.
C’est une superbe idée !
Martin sera enchanté de le faire. Et Eilif te suivra bien, lui aussi.
Et Pétra donc ! Et toi-même, Catherine !
Non, non, pas moi. Mais je serai à la fenêtre et je te regarderai. Je te le promets.
Merci ! Et maintenant, nous allons nous mesurer. Ah ! mes bons messieurs ! Nous allons voir si la pleutrerie aura le pouvoir de fermer la bouche à un patriote qui veut purifier la société !
ACTE IV
(Grande salle d’aspect ancien dans la maison du capitaine Horster. Au fond, une porte d’entrée ouverte à deux battants et donnant sur le vestibule. Trois fenêtres au mur de gauche. En face, contre celui de droite, une estrade sur laquelle est placée une petite table. Sur la table une carafe d’eau, un verre, deux bougies et une sonnette. La salle est éclairée par des lampes disposées entre les fenêtres Sur le premier plan à gauche, une table avec des bougies et une chaise. Sur le premier plan, à droite, une porte, près de laquelle sont placées des chaises). (Grande assemblée, où sont représentées toutes les classes de la bourgeoisie. Quelques femmes et quelques petits écoliers se perdent dans la foule. Le public afflue graduellement, par la porte du fond. La salle se remplit.)
Te voici donc, toi aussi, Lamstad.
Je suis de toutes les réunions populaires, moi.
Vous avez un sifflet sur vous, au moins ?
Je crois bien, pardi. Et vous ?
Eh oui ! sans doute. Le caboteur Evensen, lui, parlait d’apporter une grosse trompette.
Ce farceur d’Evensen !
Dites-moi donc, savez-vous ce qui va se passer, ce soir ?
Eh ! c’est le docteur Stockmann qui fait une conférence contre le maire.
Mais c’est son frère.
. C’est égal. Le docteur Stockmann n’a peur de rien.
Mais il a tort. On l’a dit dans « le Messager ».
Il faut croire, en effet, que cette fois il est dans son tort, puisqu’on n’a voulu lui louer ni la salle des propriétaires de maison, ni celle du cercle de la bourgeoisie.
Il n’a même pas pu obtenir la salle des bains.
Non, tu le sais bien.
Pour qui faut-il être dans cette affaire, dites ?
Ayez seulement l’œil sur l’imprimeur Aslaksen et faites comme lui.
Excusez-moi, messieurs ! Voudriez-vous me laisser passer ? Je suis envoyé par « le Messager ». Grand merci !
Qu’est-ce qu’il est, celui-là ?
Tu ne le connais pas ? C’est ce Billing qui travaille dans le journal d’Aslaksen.
J’ai pensé que la famille serait bien là. Il vous serait très facile de vous éclipser par ici, s’il arrivait quelque chose.
Vous croyez donc qu’il y aura bagarre ?
On ne peut jamais savoir… il y a tant de monde. Cela ne fait rien : asseyez-vous tout tranquillement.
Gomme c’est gentil à vous d’avoir offert votre salle à Stockmann.
Puisque tout le monde a refusé, je…
Et puis c’est du courage, Horster.
Oh ! il n’en faut pas beaucoup pour cela.
Le docteur n’est pas encore là.
Il attend dans la chambre à côté.
Regardez donc, voici le maire.
Dieu me damne ! il donne tout de même de sa personne !
Gomment ça va-t-il, Catherine ?
Oh ! ça va bien. (Plus bas :) Ne t’emporte pas, Thomas, je t’en prie.
Bast ! tu vas voir, je sais me contenir. (Il regarde sa montre, monte sur l’estrade et salue de la tête.) L’heure est passée depuis quinze minutes. — Je vais donc commencer.
Il me semble qu’on devrait commencer par élire un président.
C’est absolument inutile.
Si, si !
Je serais également d’avis de choisir quelqu’un pour diriger les débats.
Voyons, Pierre ! On n’est ici que pour entendre une conférence.
La conférence du docteur pourrait offrir matière à contestations.
Un président ! Un président !
La volonté générale des citoyens semble réclamer un président.
Allons ! va pour la volonté générale des citoyens ! Qu’elle fasse ce qu’elle veut.
Monsieur le maire acceplerait-il cette mission ?
Bravo, bravo !
Diverses raisons faciles à comprendre m’obligent à la décliner. Mais nous avons heureusement parmi nous un homme fait, je crois, pour réunir tous les suffrages. Je veux parler du président de l’association des propriétaires de maisons, de monsieur l’imprimeur Aslaksen.
Oui, oui ! Vive Aslaksen ! Hourrah pour Aslaksen !
Appelé par la confiance de mes concitoyens, je suis disposé à…
Nous mettons : « monsieur l’imprimeur Aslaksen a été élu par acclamation. »
Et puisque me voici à cette place, je vous demande la permission de vous dire quelques paroles bien concises. Je suis un homme tranquille et pacifique qui aime la modération réfléchie et… et la réflexion modérée. Tous ceux qui me connaissent peuvent l’attester.
Oui, oui, certes, Aslaksen.
J’ai appris à l’école de la vie et de l’expérience que la modération et la tempérance sont les vertus qui profitent le mieux aux citoyens…
Écoutez.
… et que circonspection et tempérance font aussi l’affaire de la société. Je dois donc engager l’honorable citoyen qui a convoqué cette réunion à faire tout son possible pour se maintenir dans les limites de la modération et de la tempérance.
À la santé de la société de tempérance !
Brrr ! que le diable…
Chut, chut !
Pas d’interruptions, messieurs ! — Quelqu’un demande-t-il la parole ?
Monsieur le président !
Monsieur le maire Stockmann a la parole.
Étant donnée la proche parenté qui, comme on le sait sans doute, me lie au médecin des eaux, je préférerais ne pas prendre la parole ce soir. Mais ma position vis-à-vis de l’établissement et mon souci des intérêts vitaux de notre cité m’obligent à présenter une motion. Je me plais à croire que pas un des citoyens ici présents ne souhaite la diffusion de certains bruits mal fondés, exagérés en tout cas, touchant les conditions sanitaires de la ville.
Non, non, non ! Pas de ça ! Nous protestons !
Je propose, en conséquence, que l’assemblée n’autorise pas le médecin des eaux à lire ou à développer son exposé.
N’autorise pas… ? Ah ça !
Hem, hem !
Allons, va pour n’autorise pas !
J’ai, dans « le Messager du Peuple », renseigné le public sur les faits essentiels, en sorte que tous les citoyens bien pensants peuvent facilement se faire une opinion. On peut juger, d’après cela, que le projet du médecin des eaux, — outre qu’il constitue un vote de méfiance contre ceux qui dirigent les intérêts de la ville, — tend au fond à imposer aux contribuables une charge de quelques centaines de mille couronnes, pour le moins.
Silence, messieurs ! Je me permets d’appuyer la motion du maire. C’est aussi mon opinion, qu’il y a dans le mouvement soulevé par le docteur une arrière-pensée. Il parle de l’établissement, mais ce qu’il médite en réalité c’est une révolution. Il veut transférer le pouvoir en d’autres mains. Oh ! personne ne met en doute l’honorabilité de ses vues. Il ne peut y avoir assurément qu’un seul avis là-dessus. Moi aussi, je suis partisan du gouvernement du peuple par le peuple, pourvu que cela ne coûte pas trop cher aux contribuables. Mais ce serait ici le cas. Voilà pourquoi — non, le diable m’emporte, — avec votre permission, — si je puis suivre le docteur Stockmann dans cette affaire. On peut aussi payer les violons trop cher à la fin. Voilà ce que j’en pense, moi.
Moi aussi, je sens le besoin de définir mon attitude. Le mouvement provoqué par le Dr Stockmann semblait tout d’abord gagner quelques sympathies et je l’ai appuyé aussi impartialement que j’ai pu. Mais bientôt nous nous aperçûmes que nous avions été induits en erreur, que l’exposé était faux…
Faux !…
Mettons sujet à caution. Les explications du maire vous en ont convaincus. J’espère que personne ici ne met en doute mes tendances libérales. Tout le monde connaît l’attitude du « Messager du Peuple » dans les grandes questions politiques. Mais des gens d’expérience et de bon sens m’ont appris que, lorsqu’il s’agit d’affaires purement locales, le devoir d’un journal est de procéder avec une certaine prudence.
Je suis tout à fait d’accord avec l’orateur.
Et il est hors de doute que, dans l’affaire qui nous occupe, le Dr Stockmann a la volonté générale contre lui. Or, quel est, Messieurs, le premier devoir d’un rédacteur ? N’est-ce pas d’agir en concordance avec les idées de ses lecteurs ? Va-t-il pas reçu une sorte de mandat tacite qui l’oblige à combattre sans trêve ni repos pour le bien de ceux dont il représente les opinions ? Serais-je dans l’erreur ?
Son, non, non ! Le rédacteur Hovstad a raison !
Il m’en a coûté, et beaucoup, de rompre avec un homme dont j’ai été l’hôte assidu ces derniers temps, — avec un homme qui, jusqu’à ce jour, a été l’objet des sympathies générales de ses concitoyens, — avec un homme dont le seul, ou, en tout cas, le principal défaut est de consulter son cœur plutôt que sa tête.
C’est vrai ! Hourrah pour le Dr Stockmann !
Mais mes devoirs sociaux m’ont imposé cette rupture. Et puis il y a encore une considération qui me pousse à le combattre pour l’arrêter, si c’est possible, sur la voix fatale où il s’est engagé : je songe à sa famille…
Tenez-vous-en aux conduites et au cloaque !
… Je songe à son épouse et à ses enfants en bas âge.
C’est nous, ça, dis mère ?
Chut !
Allons, je mets aux voix la proposition de monsieur le maire.
C’est inutile ! Je ne compte pas parler ce soir de toute cette cochonnerie qui empoisonne les bains. Non ! J’ai tout autre chose à vous faire entendre.
Qu’est-ce que cela peut bien être encore ?
Je suis un contribuable ! et alors, j’ai, moi aussi, le droit de dire mon opinion ! Et je suis pleinement, parfaitement, incroyablement persuadé que…
Silence, là-bas !
Il est ivre ! à la porte !
Ai-je la parole ?
Monsieur le docteur Stockmann a la parole.
J’aurais voulu voir, il y a quelques jours, qu’on essayât de me museler, ainsi qu’on la fait ce soir ! Comme un lion, j’aurais défendu mes droits d’homme les plus sacrés ! Mais que m’importe aujourd’hui ! Il y a des questions plus graves sur lesquels je tiens à me prononcer.
J’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. J’ai ruminé bien des pensées, j’en ai tant ruminé qu’à la fin elles commençaient à bourdonner dans ma tête…
Hem !…
Mais j’ai fini par m’y retrouver. Alors, tout m’est apparu si nettement ! C’est si facile à exposer ! Voilà pourquoi vous me voyez ce soir devant vous. Oui, mes chers concitoyens, j’ai des révélations à vous faire ! J’ai à vous révéler une découverte d’une tout autre portée que l’empoisonnement de nos conduites d’eau et que l’état pestilentiel du terrain d’où viennent nos bains sanitaires.
Silence sur les bains ! Nous ne voulons pas en entendre parler. Pas un mot là-dessus !
Je le répète, j’ai à vous parler de la grande découverte que j’ai faite ces jours-ci. Ce que j’ai découvert, c’est que toutes les sources morales de notre existence sont empoisonnées, que toute notre société bourgeoise repose sur le sol pestilentiel du mensonge.
Que dit-il là ?
Une telle insinuation !…
J’invite l’orateur à se modérer.
J’ai aime ma ville natale autant qu’on peut aimer l’abri tutélaire de ses jeunes années. Je n’étais pas vieux quand je quittai ces parages et l’on eût dit que l’éloignement, la nostalgie, le souvenir auréolassent à mes yeux les hommes et les choses de ce pays.
Ce fut ainsi que je passai bien des années dans un coin perdu de l’extrême nord. Au contact des hommes qui vivent çà et là entre les récifs de cette terre désolée, je me demandai parfois si l’on n’eût pas rendu un meilleur service à ces pauvres créatures dégradées en leur envoyant un vétérinaire au lieu d’un homme comme moi.
Dieu me damne si j’ai jamais entendu… !
C’est bafouer une honorable population !
Attendez un peu ! — Personne, je crois, ne saurait prétendre que j’aie oublié là bas ma ville natale. J’étais comme un oiseau de proie couvant son œuf et, ce qui devait sortir de cet œuf, c’était le plan de l’établissement thermal.
Et quand enfin je fus assez favorisé par un sort propice pour pouvoir rentrer chez moi, ah ! mes chers concitoyens, il me sembla que je n’avais plus rien à désirer. Ou plutôt si ! j’avais un désir, brûlant, impérieux, irrésistible : c’était de pouvoir me consacrer au bien de ma ville et de ma communauté.
Singulière manière de s’en acquitter… hem.
C’est ainsi que je nageais dans une aveugle félicité, jusqu’à ce que, hier matin, — ou plutôt non, — avant-hier, dans l’après-midi, mes yeux se fussent, tout à coup, ouverts tout grands et la première chose que j’aperçus ce fut l’incommensurable bêtise de l’autorité…
Monsieur le président ?
De par le droit que me donne mon poste de président… !
C’est une mesquinerie que de s’attacher à un mot, monsieur Aslaksen. Tout ce que je voulais dire c’est que je fus frappé de l’incommensurable cochonnerie dont nos hommes dirigeants s’étaient rendus coupables dans la question des bains, Je ne puis souffrir les hommes dirigeants. Je les ai en abomination. — J’ai assez rencontré de cette engeance sur mon chemin. Ils me rappellent des boucs lâchés dans une jeune plantation. Us ne font que dégâts partout. Impossible à un homme libre d’avancer sans se heurtera eux de quelque coté qu’il se tourne. — Ce que je préférerais encore ce serait d’en voir détruire la race, comme on procède envers d’autres bêtes nuisibles…
Monsieur le président, peut-on laisser passer de telles expressions ?
Monsieur le docteur… !
Je ne comprends pas que j’aie mis tant de temps à voir clair dans l’âme de ces messieurs. J’avais pourtant sous les yeux presque journellement, dans cette ville même, un superbe échantillon de l’espèce dans la personne de mon frère Pierre, homme aux mouvements lents, aux préjugés tenaces…
C’est-il moi que vous visez ? C’est que, moi aussi, je m’appelle Pierre, mais le diable m’emporte si…
À la porte l’ivrogne ! À la porte ! À la porte !
Qu’est-ce que c’est que cet individu ?
Je ne le connais pas, monsieur le maire.
Il n’est pas de la ville.
Cela doit être un colporteur étranger, venu de… (Le reste des paroles se perd dans le bruit.)
L’homme a évidemment bu trop de bière. — Continuez, monsieur le docteur, mais tâchez de vous tenir dans les limites de la modération et de la tempérance.
Fort bien, mes chers concitoyens. Je n’en dirai pas davantage sur nos hommes dirigeants. D’autant plus que, si quelqu’un augurait de ce que je viens de dire que je veux m’en prendre ce soir à ces messieurs, il se tromperait, — il se tromperait du tout au tout. Car j’ai la douce consolation de croire que les traînards, que tous ces vieux débris d’un monde intellectuel qui s’en va prendront eux-mêmes admirablement soin de leur mort. Point n’est besoin d’un médecin pour hâter leur trépas. Et ce n’est pas non plus cette sorte de gens qui constitue pour la société le « langer le plus imminent. Ce ne sont pas eux qui mettent le plus d’activité à empoisonner les sources de notre vie morale et à empester le sol sur lequel nous nous mourons. Ce ne sont pas eux, les plus dangereux ennemis de la vérité et de la liberté.
Qui est-ce alors ? qui est-ce ? Nommez-les !
Oui, vous pouvez y compter, je les nommerai ! car c’est précisément là la grande découverte que j’ai faite hier. (Haussant la voix.) L’ennemi le plus dangereux de la vérité et de la liberté parmi nous c’est la majorité compacte. Oui, c’est la majorité compacte, la majorité libérale, — c’est bien elle ! Maintenant, vous le savez.
Le président espère que l’orateur retirera ses expressions irréfléchies.
Jamais de la vie, monsieur Aslaksen. C’est la grande majorité de notre population qui me dépouille de ma liberté et veut m’empêcher de dire la vérité.
La majorité a toujours le droit pour elle.
Et la vérité, elle l’a aussi pour elle, Dieu me damne !
La majorité n’a jamais le droit pour elle. Jamais, vous dis-je ! C’est là un de ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre et capable de penser doit nécessairement s’insurger. Oui est-ce qui constitue la majorité des habitants d’un pays ? Les gens intelligents ouïes imbéciles ? Nous sommes, je pense, tous d’accord pour affirmer que, si l’on considère le globe terrestre dans son ensemble, les imbéciles y forment une écrasante majorité. Mais alors, quand le diable y serait, il n’y a pas de droit au monde qui mette les gens intelligents sous la dépendance des imbéciles !
Oui, oui, vous pouvez crier plus haut que moi, mais vous ne pouvez pas me répondre. La majorité a pour elle le pouvoir, hélas ! mais non point le droit. Le droit est de mon côté, à moi, et du côté de quelques individus isolés. Le droit est toujours du côté de la minorité.
Ah ! ah ! le Dr Stockmann s’est donc fait aristocrate depuis avant-hier !
Je le répète, il ne me convient pas de perdre mon temps à parler du faible troupeau des retardataires rachitiques et courts d’haleine qui n’ont plus rien de commun avec le grand mouvement de la vie. Je songe au petit nombre, aux individus isolés qui se sont emparés de toutes les vérités naissantes. Ce sont, pour ainsi dire, des hommes placés aux avant-postes, si loin que la majorité compacte ne peut encore les rejoindre. Ils défendent là-bas des vérités trop fraîchement écloses sur le terrain de la vie consciente pour qu’une majorité ait déjà pu se grouper autour d’elles.
Alors, c’est en révolutionnaire que vous vous êtes transformé, monsieur le docteur ?
Eh ! grand Dieu, oui, monsieur Hovstad. Je me propose de faire une révolution contre le mensonge qui veut que la majorité détienne le vrai. Quelles sont donc ces vérités autour desquelles la pluralité des hommes aime à se grouper ? Ce sont des vérités si avancées en âge qu’elles sont sur le point de se décomposer. Mais quand une vérité en est là, elle est aussi sur le point de devenir un mensonge, messieurs.
Oui, oui, croyez-m’en si vous voulez, mais les vérités n’ont pas, comme on se l’imagine vulgairement, la résistance d’un Mathusalem. Une vérité de complexion normale vit d’ordinaire — mettons 17, 18, tout au plus 20 ans, rarement davantage. Mais ces vérités surannées sont toujours d’une maigreur effrayante. Elles n’ont plus que la peau et les os. Et pourtant, c’est alors seulement que la majorité s’en occupe enfin et qu’elle les recommande à la société comme une saine nourriture morale. Or, je puis vous assurer que de tels aliments n’ont guère de valeur nutritive. Comme médecin, je dois m’y entendre. Toutes ces vérités majoritaires ne peuvent être comparées qu’à de la vieille salaison. On dirait des jambons desséchés, verdâtres et moisis ; de là provient le scorbut moral qui gagne les sociétés.
Il me semble que l’honorable orateur s’écarte considérablement de son sujet.
Je ne puis que me ranger à l’avis du président.
Ah ça ! tu es fou, Pierre ! Mais j’y suis en plein, dans mon sujet. Car je ne veux pas dire autre chose, sinon que la pluralité des hommes, la masse, — enfin cette satanée majorité compacte, — que c’est elle, entendez bien, qui empoisonne les sources de notre vie morale et empeste le terrain sur lequel nous nous mouvons.
Et tout cela parce que la grande majorité populaire et libérale a le bon sens de ne s’incliner que devant des vérités certaines et reconnues.
Ah ! mon cher monsieur Hovstad, ne me parlez donc pas de vérités certaines ! Les vérités reconnues par la masse, par la multitude, ce sont ces mêmes vérités que les combattants d’avant-postes tenaient pour certaines du temps de nos grands-pères. Nous, les combattants d’avant-postes d’aujourd’hui, nous ne les reconnaissons plus. Et je crois même qu’en fait de vérité certaine il n’en existe qu’une : c’est que nulle société ne peut vivre en bonne santé si elle n’a pour toute nourriture que ces vieilles vérités sans consistance.
Fort bien, mais au lieu de propos en l’air, il serait amusant de vous entendre dire ce que sont ces vérités sans consistance dont nous vivons.
Oh ! je pourrais vous en énumérer toute une masse, de ces objets de rebut. Mais, pour commencer, je m’en tiendrai à une vérité reconnue, qui, au fond, n’est qu’un vilain mensonge, mais dont M. Hovstad, et « le Messager », et toute la clientèle du « Messager » n’en font pas moins leur pâture ordinaire.
Et c’est ?
C’est la doctrine que vous avez héritée de vos aïeux et que vous allez propageant étourdîment de droite et de gauche, la doctrine d’après laquelle le vulgaire, la masse, la foule constituerait l’essence du peuple, serait identique avec le peuple lui-même, — la doctrine qui, à l’homme du commun, à celui qui représente l’ignorance et les infirmités sociales, attribue le même droit de condamner et d’approuver, de régner et de gouverner qu’aux êtres distingués qui composent l’élite intellectuelle.
Ah bien ! Dieu me damne si j’ai jamais…
Citoyens, notez bien ces paroles !
Oh, oh ! nous ne sommes donc pas le peuple ? Il n’y a donc que les gens distingués qui aient le droit de gouverner ?
À la porte, celui qui parle ainsi !
À la porte !
Embouche ta trompette, Evansen.
Voyons ! soyez donc raisonnables ! Souffrez qu’on vous parle, ne fût-ce qu’une fois, le langage de la vérité. Je ne vous demande pas de partager immédiatement mon avis, tous tant que vous êtes. Mais je me serais attendu à ce que M. Hovstad, du moins, réflexion faite, me donnât raison, lui qui se dit libre-penseur.
Libre-penseur ? Comment ! Le rédacteur Hovstad serait libre-penseur ?
Prouvez-le, docteur Stockmann ! Où ai-je écrit cela ?
Ma foi, non, vous êtes dans le vrai. Vous n’avez jamais eu ce courage. Allons ! je ne veux pas abuser de votre embarras, monsieur Hovstad. Admettons que ce soit moi, qui sois libre-penseur. Aussi bien je tiens à établir scientifiquement, de façon à ce que vous en soyez tous convaincus, comme quoi M. Hovstad et « le Messager du Peuple » vous font honteusement poser lorsqu’ils vous affirment que vous, le vulgaire, la masse, la foule, constituez l’essence même du peuple. Ce n’est là, entendez-vous, qu’un mensonge de presse ! Le vulgaire n’est que la matière brute qui demande à être transformée en peuple.
Eh ! n’en est-il pas ainsi de tout le reste du règne animal ? Comparez un peu les espèces cultivées avec celles qui ne le sont pas. Prenez une simple poule de village : que peut bien valoir la chair de cette maigre volaille rabougrie ? Pas grand’chose, n’est-ce pas ? Et voyez les œufs qu’elle pond : une corneille ou une pie de taille ordinaire vous en pondront de presque aussi beaux. En revanche, considérez une poule de race cultivée, espagnole ou japonaise, ou encore une dinde, un noble faisan, que sais-je ? la différence saute aux yeux. Et les chiens donc, avec qui nous sommes en si étroite communauté ? Figurez-vous d’abord un simple chien de village, un de ces misérables roquets qui courent, pelés, le long des rues, en salissant les murs. Et maintenant mettez-le à côté d’un beau caniche, de ceux qui, pendant plusieurs générations, ont été élevés dans des maisons seigneuriales, nourris de mets délicats, l’oreille faite aux sons de la musique et d’un langage harmonieux. Ne croyez-vous pas que le caniche aura le crâne autrement développé que le roquet ? Vous pouvez y compter ! Ce sont des caniches de cette sorte que certains industriels prennent tout jeunes pour leur enseigner les tours les plus invraisemblables. Jamais un roquet n’en apprendra de pareils, se mit-il la tête en bas et les pattes en air.
Vous voulez maintenant nous transformer en chiens !
Nous ne sommes pas des bêtes, monsieur le docteur !
Eh, ma foi, si, mon petit père, nous sommes des bêtes ! De véritables bêtes, aussi authentiques que possible, tous tant que nous sommes. Ce qui est vrai, par exemple, c’est qu’il y a parmi nous fort peu de bêtes de race. Ah ! il y a une terrible distance entre l’homme caniche et l’homme roquet. Le plus plaisant de l’affaire, c’est que M. Hovstad est parfaitement d’accord avec moi tant qu’il ne s’agit que de bêtes à quatre pattes.
Oui, oui, tenons-nous-en là.
Mais sitôt que j’étends le principe aux animaux à deux pieds, M. Hovstad s’arrête. Il n’ose plus avoir ses propres idées, suivre sa pensée jusqu’au bout. Il renverse toute la doctrine et proclame dans « le Messager » que la poule de village et le chien de rue sont les plus beaux ornements de l’animalité. Mon Dieu, il en est toujours ainsi, tant qu’un homme n’a pas éliminé ce qu’il y a de plèbe en lui pour atteindre à la vraie distinction morale.
Je ne prétends à aucune distinction. Je descends d’une simple famille de paysans et je suis fier de plonger mes racines dans cette plèbe qu’on vilipende ici.
Vive Hovstad ! Hourrah, hourrah !
Pour trouver la plèbe dont je parle, il est inutile de plonger dans des profondeurs. Elle rampe et fourmille tout autour de nous, jusqu’au haut de l’échelle sociale. Sans aller bien loin, regardez votre propre maire, si coquet, si soigné de sa personne ! Mon frère Pierre est, je vous assure, aussi plébéien qu’il est possible de l’être…
Je proteste contre de telles personnalités.
… Et, s’il l’est, ce n’est pas parce que nous descendons, lui et moi, de je ne sais quel vilain pirate de Poméramie ou des environs, — car c’est notre cas…
Une légende absurde, que je nie !
… mais parce qu’il pense ce que pensent ses supérieurs et que ses opinions sont celles de ses supérieurs. Quiconque agit ainsi est, au moral, un plébéien. Et voilà pourquoi mon frère Pierre, malgré ses grands airs, est, au fond, si diantrement loin d’être un homme distingué, — et, par conséquent, si loin d’être un homme libéral.
Monsieur le président !
Vraiment ? Il n’y a donc, chez nous, que les gens distingués qui soient libéraux ? Voilà certes une conception nouvelle.
Oui, c’est encore une de mes découvertes. Et en voici une autre, le vrai libéralisme, qui est la liberté d’esprit, se confond exactement avec la moralité. Voilà pourquoi, je le répète, « le Messager du Peuple » est impardonnable de répandre quotidiennement une fausse doctrine, d’après laquelle il n’y aurait de libérale que la la masse, la foule, la majorité compacte, seules gardiennes de la morale, tandis que la culture ferait suinter dans nos mœurs le vice, la corruption et toutes les malpropretés de l’âme, comme les tanneries du Mœlledal font suinter des ordures dans nos eaux minérales.
Et c’est ce même « Messager du Peuple » qui proclame que la masse adroit à de plus hautes conditions d’existence ! Mais, de par tous les diables, si la doctrine du « Messager » tenait debout, accorder ces conditions à la masse équivaudrait exactement à la précipiter dans le vice et dans la corruption ! Heureusement, il n’y a là qu’un vieux mensonge dont nous avons hérité de nos pères. Non, ce n’est pas la culture qui démoralise, c’est l’abrutissement, la pauvreté, les misérables conditions de la vie qui accomplissent cette œuvre infernale ! Dans une maison où l’on n’aère pas et où l’on ne balaie pas tous les jours, — Catherine, ma femme, prétend même qu’on doit laver quotidiennement le plancher, mais c’est sujet à contestation, — dans une telle maison, dis-je, il ne faut que deux à trois ans pour que ses habitants perdent la faculté de penser et d’agir conformément aux préceptes de la morale. Le défaut d’oxygène débilite la conscience. Et il est à supposer que l’oxygène manque dans un très grand nombre de maisons de notre ville, puisque la majorité compacte est assez dépourvue de conscience pour vouloir fonder la prospérité publique sur la base pestilentielle de la fraude et du mensonge.
On n’a pas le droit de lancer une si grossière accusation contre toute une communauté de citoyens.
Je propose au président de retirer la parole à l’orateur.
Oui, oui, c’est juste ! Retirez-lui la parole !
En ce cas, je crierai la vérité à tous les coins de rues ! J’écrirai dans les journaux des autres villes ! Tout le pays saura où nous en sommes !
On dirait presque que le docteur Stockmann a l’intention de ruiner notre cité.
Oui, j’aime à tel point ma ville natale que je préférerais l’anéantir plutôt que de voir sa prospérité s’élever sur un mensonge.
Ce sont là des paroles un peu fortes.
Il faut être un ennemi du public pour vouloir ainsi détruire toute une communauté !
Eh ! qu’importe la destruction d’une communauté qui ne vit que de mensonge ! Il faut qu’elle soit rasée du sol, entendez-vous ! Tous ceux qui se nourrissent de mensonge doivent être exterminés comme des bêtes malfaisantes ! Vous finirez par empester tout le pays 1 Tout le pays, grâce à vous, méritera bientôt d’être réduit à néant. Et, si les choses en viennent là, alors vous m’entendrez dire du plus profond de mon cœur : périsse tout le pays, croule et périsse tout ce peuple !
Cela s’appelle parler en véritable ennemi du peuple !
Dieu me damne, je viens d’entendre la voix du peuple !
Oui, oui, oui, c’est un ennemi du peuple ! Il hait son pays ! Il…
Comme homme et comme citoyen, je suis profondément indigné de ce qu’il m’a fallu entendre ici. Le docteur Stockmann s’est révélé sous un jour inattendu. Je dois malheureusement m’associer à une opinion qui vient d’être exprimée par d’honorables citoyens. Et je suis d’avis que nous formulions cette opinion en votant une résolution. Je propose la formule suivante : « L’assemblée déclare considérer le docteur Thomas Stockmann, médecin des eaux, comme un ennemi du peuple. »
Insensés que vous êtes… ! Je vous dis que…
Le docteur n’a plus la parole. Il faut un vote formel. Mais, pour ménager les sentiments personnels, il ne doit pas être oral ni nominal. Avez-vons un peu de papier, monsieur Billing ?
En voici du blanc et du bleu…
Fort bien. De cette façon, cela ira plus vite. Découpez-le en petits morceaux… : là ! (À l’assemblée.) Les papiers bleus signifient non, les blancs signifient oui. Je vais moi-même recueillir les votes.
Qu’est-ce qui arrive au docteur, dites donc ? que faut-il en penser ?
Vous savez combien il est irréfléchi.
Écoutez, vous qui fréquentez la maison : avez-vous remarqué qu’il boive.
Dieu me damne si je sais que vous dire. Chaque fois qu’on entre, il y a toujours du toddy sur la table.
Non, je le crois plutôt un peu timbré.
Eh ! eh ! il se pourrait en effet qu’il y eût un peu de folie héréditaire dans la famille.
Ma foi, c’est bien possible.
Mais non, c’est de la méchanceté pure : il a voulu se venger d’une chose ou d’une autre.
Précisément, un de ces jours, il parlait d’une augmentation de traitement. On la lui aura refusée.
Eh ! mais alors tout s’explique !
J’en veux un bleu, moi ! Et puis un blanc aussi !
Voici encore l’homme ivre ! À la porte !
Eh bien ! Stockmann, vous voyez maintenant à quoi mènent les tours de singe ?
J’ai fait mon devoir.
Que disiez-vous donc des tanneries du Mœlledal ?
Vous l’avez bien entendu : j’ai dit que c’est de là que viennent toutes ces saletés.
De la mienne aussi ?
Hélas ! la vôtre est, je crois, la pire de toutes.
Comptez-vous mettre cela dans les journaux ?
Je ne mets rien sous le boisseau.
Cela pourra vous coûter cher, Stockmann.
Eh bien ! capitaine, vous louez donc votre maison à des ennemis du peuple ?
Il me semble, monsieur, que j’ai le droit de disposer de ma propriété comme je l’entends.
Alors, vous ne pouvez pas m’en vouloir si j’en fais autant de la mienne.
Que voulez-vous dire ?
Vous aurez de mes nouvelles demain.
N’était-ce pas votre armateur, Horster ?
Oui, c’était monsieur Vik.
Messieurs, permettez-moi de vous faire connaître le résultat. Par toutes les voix sauf une…
La voix de l’homme ivre !
Par toutes les voix sauf celle d’un homme pris de vin, l’assemblée déclare que le docteur Thomas Stockmann, médecin des eaux, est un ennemi du peuple. (Cris et assentiments.) Vive notre vieille et honorable communauté ! (Nouveaux cris d’approbation.) Vive notre vaillant et énergique maire, qui a si loyalement étouffé la voix du sang ! (Hourrah.) La séance est levée.
Vive le président !
Vive l’imprimeur Aslaksen !
Mon chapeau et mon pardessus, Pétra ! Capitaine, avez-vous des places à bord pour le Nouveau-Monde ?
Pour vous et les vôtres, il y aura toujours des places, monsieur le docteur.
C’est bien. Viens, Catherine ! Venez, enfants !
Je t’en prie, Thomas, prenons la porte de derrière.
Pas de porte de derrière, Catherine. (Haussant la voix.) Vous entendrez parler de l’ennemi du peuple, avant qu’il secoue sur vous la poussière de ses sandales ! C’est que je n’ai pas la mansuétude de qui vous savez. Je ne dis pas que je vous pardonne, car vous ne savez ce que vous faites.
Une telle comparaison est un blasphème, docteur Stockmann !
Dieu me damne ! C’est raide à entendre pour un homme sérieux.
Le voici qui menace maintenant !
Allons lui casser les vitres ! Jetez-le dans le fiord !
Embouche ton clairon, Evensen ! Sonne, sonne !
Ennemi du peuple ! Ennemi du peuple ! Ennemi du peuple !
Dieu me damne si je vais ce soir boire du toddy chez les Stockmann.
ACTE V
Le cabinet de travail du Dr Stockmann. Étagères et armoires où sont rangés des livres et des pièces d anatomie. Au fond, une porte donnant sur le vestibule. Sur le premier plan à gauche, la porte du salon. À droite, deux fenêtres dont toutes les vitres sont cassées. Au milieu de la chambre, la table de travail du docteur, chargée de livres et de papiers. La chambre est en désordre. Heure de l’avant-midi.
Le Dr Stockmann, en robe de chambre et en pantoufles, coiffé d’une calotte, se tient penché et fouille avec un parapluie sous une des armoires. Il finit par amener une pierre.
Écoute, Catherine, en voici encore une.
Oh ! ce n’est pas la dernière, va.
Ces pierres, je vais les garder comme un trésor sacré. Eilif et Martin pourront les regarder tous les jours et plus tard je les leur laisserai en héritage, (il fouille sous une étagère.) Est-ce que… comment diable s’appelle-t-elle donc, cette petite ?… est-ce qu’elle n’est pas encore allée chercher le vitrier ?
Si, mais il ne savait pas, a-t-il répondu, s’il aurait le temps de venir aujourd’hui.
Tu verras qu’il ne l’osera pas.
C’est bien aussi ce qu’a pensé Randine : il n’osera pas, à cause des voisins. (Parlant du côté du salon.) Qu’y a-t-il, Randine ? Oui, oui. (Elle passe au salon et rentre aussitôt.) Voici une lettre pour toi, Thomas.
Donne, (il ouvre la lettre et la lit.) Ah ! très bien.
De qui est-ce ?
Du propriétaire. Il dénonce le bail.
Ce n’est pas possible ? Lui, si poli…
Il n’ose pas faire autrement, dit-il. Il regrette bien, mais il n’ose pas, — par égard pour ses concitoyens, — par respect pour l’opinion publique ; — il n’est pas indépendant, — il n’ose pas braver certains hommes influents…
Tu vois bien, Thomas.
Oui, oui, je vois très bien. Ils sont tous lâches, dans cette ville. Personne n’ose rien, par crainte des autres. (Il jette la lettre sur la table.) Mais cela nous est bien égal, Catherine. Nous nous embarquons pour le Nouveau Monde, et puis…
Mais, Thomas, est-ce bien raisonnable de nous embarquer ainsi ?
Tu voudrais que je restasse ici, après avoir été mis au pilori comme ennemi du peuple, après avoir été flétri, après avoir eu mes vitres brisées ! Et tu n’as pas encore tout vu, Catherine : tiens, ils ont fait une énorme déchirure dans mon pantalon noir.
Oh ! c’est trop fort : ton meilleur pantalon !
Il ne faut jamais mettre son meilleur pantalon quand on va combattre pour la liberté et pour la vérité. Au fait, je ne me soucie pas trop de mon pantalon : tu pourras toujours le rapiécer. Mais ce que je ne pourrai jamais digérer de ma vie c’est que la populace, la foule ose me serrer de près, me traiter d’égal à égal.
Oui, Thomas, ils ont été bien grossiers envers toi, les gens de cette ville. Mais est-ce une raison pour que nous quittions le pays ?
Crois-tu donc que la plèbe soit moins violente dans les autres villes que dans la nôtre ? Allons donc, ce sera toujours blanc bonnet et bonnet blanc. Après tout, je m’en moque. Laissons aboyer les roquets. Ce n’est pas encore là ce qu’il y a de pire : le pis est que, d’un bout du pays à l’autre, chaque homme est l’esclave d’un parti. Ce n’est pas que le mal soit si terrible en lui-même. Les choses ne valent peut-être pas mieux dans le libre occident : là aussi, on voit fleurir la majorité compacte, et l’opinion libérale, et tout le diable et son train. Mais tout cela, vois-tu, a lieu dans de vastes proportions. On y tue raide, mais on n’y fait pas mourir à petit feu, on n’y tenaille pas une âme libre mesquinement, comme chez nous. Et au besoin on peut se tenir à l’écart. (Remontant vers le fond.) Ah ! Si je savais seulement quelque forêt vierge ou quelque petite île à acheter à bon prix dans les mers du Sud.
Oui, mais nos garçons, Thomas ?
Vraiment, Catherine, tu m’étonnes ! Quoi ? Tu aimerais mieux que nos garçons grandissent dans une société comme la nôtre ? Tu as pourtant vu toi-même hier que la moitié de cette population est folle à lier. Et, si l’autre moitié n’a pas perdu l’esprit, c’est que ce sont des brutes qui n’ont point d’esprit à perdre.
Oui, mon cher Thomas, mais aussi tu es tellement imprudent dans tes paroles.
Allons donc ! Ce n’est peut-être pas vrai ce que je dis ? Ne bouleversent-ils pas toutes les idées. Ne font-ils pas une bouillie de ce qui est juste et injuste ? N’appellent-ils pas mensonge ce que je sais être la vérité ? Mais ce qu’il y a encore de plus prodigieusement fou, ce sont tous ces hommes, mûrs pourtant, tous ces libéraux qu’on voit circuler en masse, se prenant eux-mêmes et se faisant prendre pour des esprits indépendants. A-t-on jamais rien vu de pareil, dis, Catherine ?
Oui, oui, sans doute, c’est fou, mais…
Tu rentres de l’école, — déjà ?
J’ai reçu mon congé.
Ton congé !
Toi aussi !
Mme Busk nie l’a signifié. Alors j’ai préféré partir tout de suite.
Par ma foi, tu as eu bien raison !
Oui aurait cru que Mme Busk était une si méchante femme !
Oh ! mère, Mme Busk n’est vraiment pas méchante : j’ai bien vu que cela lui faisait de la peine. Mais elle n’osait pas agir autrement, m’a-t-elle dit. Et voilà comment j’ai été congédiée.
Encore une qui n’ose pas ! C’est charmant.
Ah oui ! Après ces vilaines histoires d’hier soir.
Ce n’est pas seulement cela. Ecoute un peu, père !
Eh bien ?
Mme Busk m’a montré jusqu’à trois lettres qu’elle avait reçues ce matin.
Anonymes, naturellement ?
Oui.
Tu vois, Catherine, ils n’osent pas signer !
Et dans deux de ces lettres, il était dit qu’un monsieur qui fréquente chez nous aurait raconté cette nuit au cercle que j’avais sur certaines questions des opinions excessivement libres.
J’espère que tu ne l’auras pas nié ?
Tu comprends bien que non. Mme Busk a elle-même des opinions assez libres quand nous sommes seule à seule. Mais, après ces propos tenus sur mon compte, elle n’a pas osé me garder.
Pense donc ! Une personne qui fréquente chez nous ! Tu vois bien, Thomas, comme on te récompense pour ton hospitalité.
Nous ne pouvons pas vivre dans toutes ces saletés. Emballe aussi vite que tu pourras, Catherine, et partons : le plus tôt sera le mieux.
Chut ! Il me semble entendre quelqu’un dans le vestibule. Va donc voir, Pétra.
Ah ! c’est vous, capitaine Horster ? Veuillez entrer.
Bonjour. J’ai voulu voir comment vous alliez ce matin.
Merci, c’est bien gentil à vous.
Et aussi de nous avoir aidés à rentrer, capitaine Horster.
Mais comment êtes-vous rentré vous-même ?
Eh ! mon Dieu, cela n’a pas trop mal marché. Je suis assez fort et ces gens-là le sont surtout en paroles.
Oui, dites donc, n’est-ce pas drôle, cette sacrée lâcheté ? Venez ici : je vais vous montrer quelque chose ! Tenez : voici des pierres qu’ils ont jetées chez nous. Regardez-les : c’est à peine s’il y en a deux dans tout le tas qui soient de belles pierres de combat. Tout le reste n’est que du gravier, du bocard. Et pourtant on les entendait brailler et jurer qu’ils allaient me faire mon affaire. Mais quant à agir, ah ! on peut attendre longtemps dans cette ville !
Cette fois, docteur, cela a été tant mieux pour vous.
Je n’en disconviens pas. Mais c’est vexant tout de même. Car, si l’on en vient un jour à une mêlée de quelque importance pour le pays, vous verrez que l’opinion sera d’avis de prendre ses jambes à son cou. Et alors, capitaine Horster, on verra la majorité compacte décamper comme un troupeau de moutons. C’est ce qu’il y a de plus triste à penser. Vraiment, cela me chagrine. D’ailleurs, que le diable !… Je m’en moque ! Je suis un ennemi du peuple, disent-ils. Va pour l’ennemi du peuple.
Tu ne le seras jamais, Thomas.
Ne le jure pas trop haut, Catherine. Un mot peut agir sur vous comme une épingle qui vous égratignerait le poumon. Ah ! ce mot maudit ! Je ne puis le digérer. Je le sens là, au creux de l’estomac. Il me travaille, il me ronge comme le fer chaud. Et il ny a pas de magnésie qui puisse m’en débarrasser.
Bast ! Contente-toi d’en rire, père.
Les gens finiront pas changer d’idées, monsieur le docteur.
Oui, Thomas, tu peux en être sûr, aussi vrai que tu es là.
Oui, peut-être, quand il sera trop tard. Ah ! ils verront bien alors ! Il leur faudra patauger dans leur fange, en regrettant d’avoir forcé un patriote à prendre le chemin de l’exil. Quand mettez-vous à la voile, capitaine ?
Hem, — c’est à ce sujet, à vrai dire, que j’étais venu vous parler.
Voyons ! il est arrivé quelque chose au bateau ?
Non. Mais voilà… je ne serai pas de la traversée.
Vous n’avez pas été congédié, au moins ?
Mais si, je l’ai été.
Vous aussi.
Tu vois bien, Thomas.
Et c’est la vérité qui en est cause ! Ah ! si j’avais pu prévoir !
Ne vous faites pas de soucia ce sujet. Je trouverai bien un emploi chez quelque armateur dans une autre ville.
Et c’est ce monsieur Vik, — un homme riche, indépendant… Pouah !
Et, au demeurant, un homme équitable. Il m’a dit qu’il aurait bien voulu me garder s’il osait…
Mais il n’ose pas ? Bien entendu !
Ce n’est pas si simple, m’a-t-il dit, d’être d’un parti.
Ah ! pour ça, il a raison, cet honnête homme ! Un parti ? C’est une charcuterie où l’on réduit les tètes en hachis. Hachis de viande ou hachis de volaille, tous tant qu’ils sont !
Voyons, Thomas !
Si seulement vous ne nous aviez pas accompagnés, les choses n’en seraient peut-être pas là.
Je ne regrette pas de l’avoir fait.
Merci !
Et puis, je tenais encore à vous dire que, si vous vous voulez partir quand même, j’ai pensé à un autre moyen…
C’est très bien. Pourvu que nous nous en allions le plus vite possible…
Chut ! On frappe, je crois ?
Cela doit être l’oncle.
Ah, ah ! (criant.) Entrez !
Je t’en prie, mon cher Thomas, promets-moi…
Ah ! tu es occupé ? En ce cas, je préfère…
Non, non, entre.
Mais je voudrais te parler entre quatre yeux.
Nous allons passer au salon, pendant ce temps.
Et moi je reviendrai plus tard.
Non, entrez avec eux, capitaine Horster. Je voudrais savoir ce qui en est.
Très bien, j’attendrai.
Tu trouves qu’il y a beaucoup d’air ici, ce matin ? Tu peux te couvrir.
Avec ta permission… (il se couvre.) Je crois que j’ai pris froid hier soir. Je l’ai senti.
Vraiment ? Quant à moi, j’ai trouvé qu’il faisait plutôt chaud.
Je regrette qu’il n’ait pas été en mon pouvoir de prévenir ces excès nocturnes.
As-tu, sans cela, quelque chose de particulier à me dire ?
Je suis chargé de te remettre ce pli de la part de la direction.
Je suis congédié ?
Oui, à partir d’aujourd’hui, (il dépose le pli sur la table.) Nous en sommes fâchés, mais, — franchement, — nous n’aurions pas osé agir autrement, en présence de l’opinion publique.
Pas osé ? Ce n’est pas la première fois que j’entends ce mot aujourd’hui.
Je te prierai de te rendre bien compte de ta situation. À l’avenir, tu ne dois pas compter sur la moindre clientèle dans cette ville.
Le diable soit de la clientèle ! Mais comment peux-tu en être si sur ?
L’association des propriétaires fait circuler une liste qu’on porte de maison en maison. Tous les citoyens bien pensants sont invités à s’abstenir de te consulter. Et je puis t’assurer que pas un père de famille ne se risquera à refuser sa signature. On n’ose pas, tout simplement.
Non, non, je n’en doute point. Et après ?
Si j’ai un conseil à te donner, ce serait de quitter la place pour quelque temps…
Justement, j’y songe un peu à quitter la place.
Très bien. Et si, plus tard, après une demi-année de réflexion, tout bien pesé, tu te décidais à écrire quelques mots des regrets, où tu reconnaîtrais ton erreur…
Tu crois qu’on me rendrait mon poste ?
Peut-être. Ce n’est pas tout à fait impossible.
Eh bien ! et l’opinion publique ? Vous n’oseriez pas la braver, l’opinion publique ?
L’opinion est chose essentiellement variable. Et puis, à parler franchement, il nous importe beaucoup d’avoir cet aveu signé de ta main.
Je crois bien. Vous vous en lécheriez les babines. Mais tu te souviens, que diable, de ce que je t’ai dit au sujet de ces tours d’acrobate !
Tu étais alors en tout autre posture, tu pouvais croire que tu avais toute la ville derrière toi.
Et maintenant je dois sentir que j’ai toute la ville sur le dos… (Éclatant.) Mais eussé-je sur le dos le diable et son train, jamais, entends-tu, jamais !
Un soutien de famille n’ose pas agir comme tu le fais. Tu ne devrais pas l’oser, Thomas.
Pas l’oser ! Il n’y a qu’une chose au monde qu’un homme libre n’ose pas faire. Sais-tu ce que c’est ?
Non.
Naturellement. Eh bien ! je vais te le dire : un homme libre n’ose pas se couvrir d’ordures. Il n’ose pas se comporter de façon à devoir se cracher soi-même au visage !
Cela a l’air tout à fait plausible. Et s’il n’existait pas d’autre explication à ta récalcitrance… Mais c’est que, justement, il y en a une.
Que veux-tu dire ?
Tu le comprends très bien. Mais, en qualité de frère et d’homme réfléchi, je te conseille de ne pas trop compter sur des expectatives qui pourraient fort bien ne pas se réaliser.
Ah ça ! qu’est-ce que tout cela signifie ?
Voudrais-tu vraiment me faire croire que tu ignores les dispositions testamentaires du tanneur Kiil ?
Je crois que le peu qu’il possède est destiné à une fondation pour les vieux ouvriers nécessiteux. Mais en quoi cela me concerne-t-il ?
D’abord il ne s’agit pas d’une bagatelle. Le tanneur Kiil est un homme assez riche.
Je ne m’en suis jamais douté… !
Hem…, vraiment ? Alors tune te doutes pas non plus qu’une partie assez considérable de sa fortune doit échoir à tes enfants et que, toi et ta femme, devez en avoir l’usufruit votre vie durant. Il ne te l’a pas dit ?
Jamais de la vie ! Tout au contraire, il n’a cessé de se plaindre furieusement d’avoir été taxé contre tout bon sens. Mais es-tu si positivement sûr de cela, Pierre ?
Je le tiens d’une source absolument certaine.
Eh ! grand Dieu, voilà donc le sort de Catherine assuré, — et celui des enfants aussi ! Allons il faut que je le lui raconte. (Appelant.) Catherine, Catherine !
Chut ! pas un mot encore !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Rien. Tu peux retourner là-bas.
En sûreté ! Quand on pense, en sûreté, tous ! Leur vie durant ! C’est pourtant un bon sentiment que de se savoir en sûreté !
Mais c’est que tu l’es pas, précisément. Le tanneur Kiil peut annuler son testament quand bon lui semblera.
Mais il ne le fera pas, mon bon Pierre. Le blaireau est beaucoup trop enchanté que je te prenne à partie, toi et tous tes prud’hommes d’amis.
Oh ! mais cela éclaire bien des choses.
Quoi donc ?
Ainsi tout cela était une manœuvre combinée. Ces attaques violentes, immodérées que tu as livrées — au nom de la vérité — contre les hommes qui dirigent cette cité…
Eh bien ? Eh bien ?
Ce n’était donc que le prix convenu du testament de ce rancunier de Martin Kiil.
Pierre, — tu es le plus affreux plébéien que j’aie jamais rencontré de ma vie,
Il n’y a plus rien de commun entre nous. Ton congé est irrévocable. Maintenant nous avons une arme contre toi.
Pouah, pouah, pouah ! (Appelant.) Catherine, fais laver le plancher après lui ! Qu’on apporte un seau d’eau. Appelle-la… comment diable se nomme-t-elle… ? Celle qui a toujours du charbon au nez.
Chut, chut, donc, Thomas !
Écoute, père, grand’père est là, qui demande s’il peut te parler seul à seul ?
Certainement. (Allant jusqu’à la porte.) Entrez donc, beau-père.
Eh bien ? Qu’y a-t-il ? Asseyez-vous.
Je ne veux pas m’asseoir. (Regardant autour de lui.) Cela a un bel aspect chez vous aujourd’hui, Stockmann.
N’est-ce pas
Un bien bel aspect. Et beaucoup d’air frais. Vous en avez assez maintenant, de cet oxygène dont vous parliez hier. Vous devez avoir la conscience propre aujourd’hui, dites donc.
Assurément.
Je me figure cela. (Se frappant la poitrine.) Mais savez-vous ce que j’ai là, moi ?
Une conscience propre aussi, j’espère.
Ah bah ! Bien mieux que cela. (11 tire un gros portefeuille de sa poche, l’ouvre et montre un paquet de valeurs.)
Des actions de l’établissement de bains ?
Il n’était pas difficile de s’en procurer.
Et vous êtes allé acheter cela ?
J’en ai acheté tant que j’ai pu, tant que l’argent a suffi.
Mais beau-père, vous oubliez dans quelle situation désespérée l’établissement se trouve à l’heure qu’il est !
Si vous vous conduisez en homme raisonnable, vous l’aurez vite remis sur pied.
Ah ! vous voyez bien que je fais ce que je peux, mais… Les gens sont fous dans cette ville !
Vous disiez bien qu’il n’y avait pire cochonnerie que celle qui descendait de ma tannerie. Mais, s’il en était ainsi, nous n’avons cessé, mon grand-père, mon père et moi, durant de nombreuses années, d’empester la ville : comme qui dirait trois anges exterminateurs. Croyez-vous que je puisse rester sous le poids de cette honte.
Hélas ! je crois qu’il faudra vous y résoudre.
Grand merci ! Je tiens à mon nom et à ma réputation. On m’appelle « le blaireau », à ce qu’il paraît. Un blaireau c’est une espèce de cochon. Eh bien ! ils en auront le démenti. Je tiens à vivre et à mourir proprement.
Et comment vous y prendrez-vous ?
C’est vous qui me nettoierez, Stockmann.
Moi !
Savez-vous avec quel argent j’ai acheté ces actions ? Non, vous ne pouvez pas le savoir. Eh bien ! je m’en vais vous le dire. C’est avec l’argent que Catherine, et Pétra, et les garçons doivent recueillir un jour après moi. Car j’ai, tout de même, mis quelque chose de côté, savez-vous.
Comment ! c’est l’argent de Catherine que vous employez ainsi !
Oui, tout cet argent est maintenant engagé dans l’établissement de bains. Et puis je m’en vais voir si vous êtes vraiment si fou, Stockmann, mais là, — fou à lier. Continuer à dire qu’il vient des bêtes et d’autres saletés de ma tannerie, c’est comme si vous découpiez de larges bandes de peau sur le corps de Catherine, et de Pétra, et des garçons aussi. Ce n’est pas ainsi qu’agit un bon père de famille, — à moins qu’il ne soit fou, quoi !
Mais je suis fou, moi, je suis fou.
Pas si diantrement fou pourtant, quand il y va de votre femme et de vos enfants.
Vous auriez bien pu me consulter avant d’acheter toute cette friperie !
Ce qui est fait est fait.
Si seulement je n’étais pas à tel point sûr de mon affaire… ! Mais je suis intimement convaincu d’avoir raison.
Si vous vous entêtez dans votre folie, tout ceci ne vaut pas grand’chose.
Mais, que diable, il me semble que la science devrait trouver des moyens préventifs, inventer quelque préservatif…
Quelque chose qui tue les bêtes, voulez-vous dire ?
Oui, ou qui les rende inofïensives.
Vous ne pourriez pas essayer de la mort-aux-rats ?
Ah ! des balivernes ! — Mais, après tout, puisqu’on s’accorde à dire que tout cela n’est que pure fantaisie, c’est peut-être vrai. C’est de la pure fantaisie. Si cela leur convient… ! Est-ce que ces roquets ignorants et bornés n’ont pas tous aboyé contre moi, ne m’ont pas proclamé ennemi du peuple ? Il s’en est même fallu de peu qu’ils ne m’arrachassent les vêtements que j’avais sur le corps.
Et toutes les vitres donc, qu’ils vous ont cassées !
Oui, et puis ces devoirs de famille ! Il faut que j’en parle à Catherine. Elle s’entend si bien à ces sortes de choses !
C’est cela. Écoutez seulement les conseils d’une femme sensée.
O n’aviez-vous besoin aussi de faire cette sottise ! D’aventurer ainsi l’argent de Catherine ! De m’exposer à une si cruelle, à une si affreuse torture ! Quand je vous regarde, c’est comme si je voyais le diable en personne.
En ce cas, il vaut mieux que je m’en aille. Mais, d’ici à deux heures, je veux savoir à quoi m’en tenir. Oui ou non. Si c’est non, les actions passent à l’asile et cela aujourd’hui même.
Et Catherine ? Qu’aura-t-elle ?
Pas un sou.
Tiens, ces deux-là ?
Quoi ! Vous osez venir chez moi !
Mais oui, comme vous voyez.
Nous avons à vous parler, voyez-vous.
Oui ou non, — avant deux heures.
Ah ! ah !
Eh bien ! que me voulez-vous ? Soyez brefs.
Je comprends bien qu’après notre attitude d’hier vous nous en veuillez.
Vous appelez cela une attitude ? Une belle attitude, en vérité ! J’appelle cela, moi, un manque d’attitude, une attitude de mazettes. Pouah !
Appelez cela comme il vous plaira. Le fait est que nous ne pouvions pas agir autrement.
Ou plutôt que vous n’osiez pas ? N’est-il pas vrai ?
Admettons.
Mais aussi pourquoi ne pas nous avoir prévenus d’avance ? Rien qu’un petit mot, un petit signe d’entente à M. Hovstad et à moi.
D’entente ? Au sujet de quoi ?
De ce qui se cachait derrière tout cela.
Je ne vous comprends pas.
Que si, vous me comprenez très bien, docteur Stockmann.
Il n’y a plus à dissimuler.
Ah ça ! de par tous les diables… !
Est-ce que je me trompe, — ou votre beau-père ne fait-il pas le tour de la ville, achetant tout ce qu’il y a d’actions de l’établissement ?
Oui, il a acheté ce matin des actions de l’établissement de bains. Et après… ?
Il aurait été plus prudent d’employer à cela quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne vous eût pas tenu d’aussi près.
Et puis vous n’auriez pas dû vous mettre vous-même en avant. On n’avait pas besoin de savoir que l’attaque contre l’établissement venait de vous. Vous auriez dû me consulter, docteur Stockmann.
Voyons, est-ce imaginable ? Fait-on de ces choses-là ?
Il paraît que oui. Mais il faut y mettre de la finesse, voyez-vous.
Et puis il vaut mieux avoir plusieurs personnes dans l’affaire. Cela diminue la responsabilité de chacun.
En un mot, messieurs, que me voulez-vous ?
Monsieur Hovstad vous le dira mieux que moi.
Non, Aslaksen, dites-le vous-même.
Eh bien, oui. Voici l’affaire : maintenant que nous savons de quoi il en retourne, nous oserions bien mettre « le Messager du Peuple » à votre disposition.
Vraiment ? Vous oseriez le faire ? Eh bien ! et l’opinion publique ? Vous ne craignez donc pas qu’elle se soulève contre nous ?
Nous tâcherons de calmer l’orage.
Et puis, monsieur le docteur, il faut savoir se retourner. Dès que votre attaque aura fait son effet…
Dès que nous aurons, mon beau-père et moi, acheté ces actions à bas prix… C’est bien ce que vous voulez dire ?
C’est, après tout, dans l’intérêt de la science que vous aspirez à la direction de l’établissement.
Bien entendu. C’est par intérêt pour la science que j’ai persuadé au vieux blaireau d’entrer dans la combinaison. Après quoi, nous remuerons un peu la terre et tripoterons les conduites d’eau, sans qu’il en coûte une couronne à la caisse municipale. Croyez-vous que cela puisse s’arranger ainsi, hein ?
Je le crois, — si vous avez « le Messager » pour vous.
Eu pays libre, la presse est un pouvoir, monsieur le docteur.
Assurément, et l’opinion publique aussi. Vous, monsieur Aslaksen, vous prendrez sur votre conscience l’Association des propriétaires, n’estce pas ?
Aussi bien l’Association des propriétaires que les Amis de la Tempérance. Vous pouvez y compter.
Mais voyons, messieurs, — j’ai honte de soulever la question, mais enfin, — quels avantages… ?
Vous comprenez que nous aurions préféré vous soutenir pour rien. Malheureusement, « le Messager » n’est pas bien solide, cela ne marche guère… Et suspendre la publication en ce moment, où il y a tant à faire dans la haute politique, me serait très pénible.
Naturellement. Ce serait une rude épreuve pour un ami du peuple comme vous. (Éclatant.) Mais je suis un ennemi du peuple, moi ! (Courant dans la chambre.) Où est ma canne ? Ou diable est ma canne ?
Qu’est-ce à dire ?
Vous ne voudriez pas… ?
Et si je ne vous donnais pas un sou de ce que me rapportent mes actions ? On ne puise pas comme on veut chez nous autres, gens riches, dites-vous bien cela.
Et vous, dites-vous bien qu’il y a deux façons de la présenter, cette affaire.
Oui, vous êtes homme à le faire : si je ne viens pas à l’aide au « Messager », vous présentez la chose sous un vilain aspect. Vous me faites la chasse, n’est-ce pas, vous me traquez, — vous tâchez de me broyer les os, comme un chien fait d’un lièvre !
C’est la loi de la nature. Chaque animal cherche sa pitance.
On prend sa nourriture où on la trouve, voyez-vous.
Eh bien ! allez chercher la vôtre dans l’égoût. (Il court dans la chambre.) Ah ! nous allons voir quel animal est le plus fort. (Il trouve son parapluie et le brandit) Haïdi ! là !
Vous n’allez pas vous livrer à des voies de fait !
Voulez-vous bien lâcher ce parapluie !
Allons, monsieur Hovstad, sautez par la fenêtre !
Ah ça ! êtes-vous fou !
Par la fenêtre, monsieur Aslaksen ! Sautez, vous dis-je ! dépêchez-vous !
Modération, tempérance, monsieur le docteur. Je suis un homme faible, je supporte si peu… (Criant.) Au secours, au secours !
Ah ! mon Dieu, Thomas, qu’est-ce ce qui se passe ?
Sautez, vous dis-je ! À l’égout !
C’est une attaque contre un homme inoffensif ! Je vous prends à témoin, capitaine Horster.
Si seulement on connaissait les conditions locales.
Allons, contiens-toi, Thomas !
Jour de Dieu, ils ont tout de même réussi à s’échapper !
Mais que te voulaient-ils donc ?
Tu le sauras plus tard. Maintenant, j’ai autre chose a régler. (Il s’approche du bureau et trace quelques mots sur une carte de visite.) Tu vois ce qu’il y a là, Catherine ?
Trois non en grandes lettres. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Tu le sauras plus tard également. (Tendant la carte à Pétra.) Tiens, Pétra, envoie le petit souillon porter cela au blaireau, si vite qu’elle pourra. Dépêche-toi !
On peut dire que le diable m’a envoyé aujourd’hui tous ses suppôts. Ah ! mais je vais maintenant aiguiser ma plume pour en faire un dard que je tremperai dans de la bile et du venin. Je vais leur vider mon encrier sur le crâne.
Oui, Thomas, mais tu oublies que nous partons.
Eh bien ?
C’est fait.
Bon. — Nous partons, dis-tu ? Ah ! diantre, non, nous ne partons pas. Nous restons où nous sommes, Catherine.
Nous restons ?
Dans cette ville ?
Oui, justement, dans cette ville. C’est ici que je livrerai bataille, c’est ici que je vaincrai ! Si seulement mon pantalon était raccommodé, je sortirais immédiatement pour chercher une maison. Il nous faut un toit pour l’hiver.
Vous pouvez le trouver chez moi.
Vrai ?
Mais oui, cela n’offre aucune difficulté. J’ai assez de chambres et je suis presque toujours absent.
Oh ! comme c’est gentil à vous, Horster.
Merci.
Merci, merci ! Voilà donc ce souci écarté. Et, à présent, je vais me mettre sérieusement à la besogne, dès aujourd’hui. Oh ! il y aura une infinité de choses à remuer, Catherine ! Il est heureux que je puisse disposer de tout mon temps. Car, tu sais, j’ai reçu mon congé de médecin des eaux.
Hélas ! je m’y attendais.
… Et puis ils veulent m’enlever ma clientèle. A leur aise ! Il me restera toujours celle des pauvres, des gens qui ne paient rien. Eh ! mon Dieu, ce sont ceux, après tout, qui ont le plus besoin de moi. Mais, ce qu’ils ne pourront éviter, ce sera de m’entendre. Mort de mon âme, je leur tiendrai des sermons tant que je pourrai, à tout propos et hors de propos, comme il est écrit quelque part.
Tu as pourtant bien vu, mon cher Thomas, à quoi mènent les sermons.
Vraiment, Catherine, tu me fais rire. Tu voudrais donc que je me laissasse rouler dans la poussière par l’opinion publique, la majorité compacte et toutes ces inventions du diable ! Grand merci ! Ce que je veux est pourtant si clair et si simple ! Je veux tout uniment faire entrer dans leurs têtes, à tous ces roquets, que les libéraux sont les plus perfides ennemis des hommes libres, que les programmes de partis tordent le cou à toutes les jeunes vérités viables, — que les considérations opportunistes mettent sens dessus dessous la morale et la justice, si bien que la vie finira par être atroce dans ce pays. Qu’en pensez-vous, capitaine Horster ? Ne croyez-vous pas que je finirai bien par le leur faire comprendre ?
C’est possible. Je ne m’entends guère à ces sortes de choses.
Mais si, — écoutez-moi bien ! Ce qu’il faut exterminer ce sont les chefs de parti. Car un chef départi, voyez-vous, c’est comme un loup, oui, c’est comme un loup dévorant qui a besoin pour vivre de tant et tant de pièces de bétail chaque année. Regardez plutôt Hovstad et Aslaksen : combien de pièces de bétail leur tombent en pâture ! À moins qu’ils ne les estropient et ne les mutilent de telle façon qu’elles ne soient plus bonnes qu’à faire des propriétaires de maison et des abonnés du « Messager » ! (Il s’assied à demi sur la table.) Viens donc voir, Catherine, comme le soleil entre chez nous aujourd’hui. Et tout cet air printanier dont j’ai pu m’emplir les poumons !
Oui, Thomas, si l’on pouvait ne vivre que de soleil et d’air printanier !
Bah ! tu rogneras, tu feras des économies, on s’en tirera ainsi. C’est là le moindre de mes soucis. Non, le pis est que je ne connais personne d’assez libre, ni d’assez distingué pour continuer mon œuvre après moi.
Ne pense donc pas à cela, père : tu as du temps devant toi. — Eh ! tiens, voici les gamins.
Vous avez donc vacances aujourd’hui ?
Non, mais nous nous sommes battus avec les autres pendant la récréation.
Ce n’est pas vrai : ce sont les autres qui se sont battus avec nous.
Alors, monsieur Rœrlund a dit comme ça que nous ferions mieux de rester chez nous quelques jours.
Je tiens mon affaire ! Ah ! cette fois, je la tiens ! Vous ne remettrez plus jamais les pieds à l’école !
Jamais les pieds à l’école !
Voyons, Thomas !
Jamais, vous dis-je ! Je vais faire votre éducation moi-même ; — c’est-à-dire que vous n’étudierez absolument rien…
Hourrah !
… mais je ferai de vous des hommes libres et distingués. — Écoute, Pétra, tu m’aideras dans cette besogne, n’est-ce pas ?
Oui, père, tu peux y compter.
Et les classes se feront dans la salle où j’ai été insolemment proclamé ennemi du peuple. Mais il faut que nous soyons plusieurs. J’ai besoin d’au moins douze gamins pour commencer.
Tu ne les trouveras certes pas dans cette ville.
Nous allons voir, (aux enfants.) Connaissez-vous quelques gamins de rues, — quelques vrais polissons… ?
Oui, père, j’en connais beaucoup !
C’est bien. Amène-m’en quelques exemplaires. Je vais faire une expérience sur les roquets. Une fois n’est pas coutume et on en rencontre quelquefois qui ont des têtes extraordinaires.
Mais, quand nous serons devenus des hommes libres et distingués, qu’allons-nous faire après ?
Après ? Vous allez chasser tous les loups par delà les monts, mes enfants.
Ah ! pourvu que ce ne soient pas les loups qui te chassent, Thomas.
Es-tu folle, Catherine ! Me chasser ? Moi qui suis maintenant l’homme le plus fort de cette ville !
L’homme le plus fort ? Maintenant ?
Eh bien ! oui, je ne crains pas de prononcer ce grand mot : je suis aujourd’hui un des hommes les plus forts qu’il y ait au monde.
Ah bah ?
Chut ! Il ne faut encore en parler à personne, mais j’ai fait une grande découverte.
Encore ?
Eh oui ! eh Oui ! (Il les rassemble tous autour de lui et dit d’un ton de confidence.) Écoutez bien ce que je vais vous dire : l’homme le plus fort qu’il y ait au monde, c’est celui qui est le plus seul.
Mon cher Thomas… !
Père !
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