PAR
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE
23, BOULEVARD SAINT MARTIN, 23
1863
UN MARIAGE SCANDALEUX
I
Sous un ciel gris s’étend une plaine immense. À l’horizon, les objets confus nagent dans un cercle de brume de trois cent trente degrés, brisé seulement vers le sud par un mamelon verdoyant surmonté d’un clocher. Quoique parsemée de massifs et de bois, cette plaine couverte d’une haute chevelure de brandes et de bruyères, de loin semble inhabitée ; mais en la traversant on découvre çà et là, au détour d’un bouquet d’ormeaux, le toit d’une petite métairie avec son champ rougeâtre et son pré, dont le vert joyeux tranche sur le fond sombre de la lande ; le long du chemin, au bruit de vos pas, des juments, presque enfouies dans l’épaisseur de cette végétation sauvage, relèvent la tête et font cliqueter leurs entraves en sautant lourdement, tandis qu’au-dessus des bruyères, en même temps, surgit une cornette blanche, accompagnée d’une quenouille et de deux yeux noirs effarouchés et curieux.
C’est dans une des parties les plus fertiles de la France, en Poitou, que s’étendent ainsi de vastes terrains incultes, pleins d’une beauté poétique toute particulière, mais attristants au point de vue du bien-être des populations.
Une américaine grise et bleue, attelée d’un fin cheval bai, roulait malaisément à travers la plaine. Le chemin était large et gazonné, mais sillonné d’ornières profondes où les roues s’enfonçaient à faire crier l’essieu. En vain le conducteur s’efforçait d’éviter ces ornières, il n’y échappait que pour subir des cahots épouvantables, causés par des touffes de brandes ou par des racines qui bosselaient le chemin.
Ce conducteur était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, de belle figure et de mise élégante, à la physionomie empreinte de cette sérénité superbe que possèdent les gens satisfaits d’eux-mêmes et du sort.
Il arrêta un instant pour faire souffler son cheval, qui ruisselait d’impatience plus que de fatigue. Allons, pauvre Gemma ! nous y serons bientôt, dit-il en regardant le mamelon, où de ce point déjà l’on apercevait entre les arbres des maisons et des terrains cultivés.
L’air était doux, quoique vif ; l’herbe, grise de rosée. Une pure lumière sans rayons éclairait le paysage ; on était aux derniers jours de mars.
Assis à côté du maître de Gemma, un homme de cinquante ans, de figure vulgaire et de mine obséquieuse, s’inclinait en souriant, chaque fois que le jeune homme parlait. Il répétait complaisamment : — Oui, pauvre Gemma, nous y serons bientôt ! et il ajouta : — Quel horrible chemin !
— Ce pays a besoin de tout votre zèle, monsieur Berthoud, observa le jeune homme.
— Aussi le lui consacrerai-je, monsieur l’ingénieur, vous pouvez m’en croire. Avec d’autant plus d’ardeur, ajouta-t-il, que ce sera peut-être travailler… non-seulement dans l’intérêt du pays, mais encore dans l’intérêt de M. Fernand Gavel.
— Dans mon intérêt à moi ? Comment cela ?
— Mais c’est que… M. l’ingénieur paraît se plaire assez à visiter Chavagny… Eh ! eh ! eh ! dame, je ne sais pas, moi, mais d’après ce qu’on dit…
— Que dit-on ? demanda Fernand Gavel en fronçant le sourcil.
— On dit que M. l’ingénieur rend hommage à l’une des beautés de ce pays, et…
— Que signifie cette sottise ? Que voulez-vous dire ? s’écria le jeune homme en se tournant vers son compagnon, les yeux étincelants de colère.
— Monsieur ! monsieur ! s’écria Berthoud éperdu, ce n’est pas moi !… On m’avait assuré… Je vous fais, monsieur, un million d’excuses.
— Et moi, monsieur, je vous prie de vous expliquer.
— Volontiers, tout de suite. Quant à moi, je n’y suis pour rien, mais le monde, vous savez, n’a pas le sens commun ; on prétend donc que vous épousez Mlle Bourdon. Certes, c’est un bruit ridicule, et pour ma part…
— Ah ! vraiment ! interrompit M. Gavel, qui, soudainement rasséréné, se prit à sourire. Eh ! mais vous n’y pensez pas, monsieur Berthoud, Mlle Bourdon est une personne trop distinguée pour que tout homme ne doive pas être flatté quand on lui fait l’honneur d’une pareille alliance.
— Mais, oui ! s’écria Berthoud abasourdi ; c’est précisément ce que je pensais, et je suis heureux, monsieur… oui, très-heureux de…
La voiture s’était remise en marche au petit pas. De distance en distance, près du chemin, on voyait de ces jalons à papier blanc qui désignent le tracé d’une route projetée. L’ingénieur les considérait avec attention.
— Vous avez changé le tracé, demanda-t-il ?
— Oui, certainement, monsieur l’ingénieur, depuis que vous avez témoigné le désir que le chemin passât devant la ferme des Èves. Regardez là-bas, derrière nous, du bois des Berjottes à la ferme, n’est-ce pas un bel alignement ? Grâce à la brande, et, plus haut, grâce aux facilités que nous accorde M. Bourdon, nous avons pu tailler en plein drap.
— C’est très-bien, dit M. Gavel, et regardant à sa montre, il poursuivit : Midi et demi ! Nous trouverons le conseil municipal au rendez-vous. Seront-ils d’accord ?
— Je sais, monsieur l’ingénieur, que M. Bourdon a fait l’impossible pour qu’ils entendent raison. Mais il y a toujours le vieux Pernet, dit Boit-sans-soif, qui demande le tracé par la Baguenaudière. Il n’est pas difficile, parbleu, ça longerait toute sa propriété. Mais, quoique ce soit le plus court, s’il n’y a que lui…
Nos voyageurs avaient atteint les limites de la brande, sous le mamelon, et le chemin commençait à s’élever. Il était bordé de chaque côté de fossés pleins d’une eau jaunâtre, avec de hauts talus plantés d’ajoncs, où quelques fleurs d’or, échappées à l’hiver, brillaient encore. Ici, partout, prés, champs et pâturages attestaient la présence et les soins de l’homme. Des ormeaux et des chênes qui puisent une forte séve dans cette terre noirâtre s’élèvent superbes du milieu des haies, divisant la campagne en grands carrés inégaux. À peine les gelées printanières avaient cessé d’étreindre le sol, que déjà la verdure avait tout envahi. Déjà les pâquerettes épanouies blanchissaient les prés, et l’épine blanche, ou prunier sauvage, étalait sa neige sur ses rameaux bruns. Déjà les blés d’hiver couvraient à demi les sillons, tandis que dans les guérets, nus encore, le laboureur, courbé sur la charrue, excitait ses bœufs à voix haute, en les appelant par leurs noms.
À mesure que les deux voyageurs gravissaient la colline, des sons épars pleins d’harmonie arrivaient jusqu’à eux. Bientôt le chant complet s’accusa. Il avait quelque chose de sauvage, mais non d’étrange ; les notes fraîches et perlées ruisselaient dans l’air comme une rosée d’avril, et tout dans le rhythme, dans l’accent, dans la mélodie, avait des analogies si profondes avec le caractère doux, large et simple de la nature champêtre, qu’en l’écoutant un poëte eût demandé sans doute si le génie de ces campagnes avait pris une âme et une voix.
Un vague sourire aux lèvres, l’ingénieur écoutait.
— C’est la petite Lisa Mourillon, dit Berthoud.
— Elle, ou sa sœur, objecta M. Gavel d’un air indifférent.
— Oh ! Marie ne chante pas aussi bien, et n’est pas non plus aussi jolie. Quel admirable brin de fille, hein ! que cette Lisa ! L’automne dernier, vous rappelez-vous, monsieur l’ingénieur, comme on était bien là-bas sous les grands chênes, quand elle apportait la collation ? Ma foi, vous mangiez avec autant d’appétit que nous le pain noir, les fruits et le fromage frais. Et cette belle haie creuse que vous appeliez votre cabinet, où la petite Lisa vous avait fait un fauteuil de mousse ! Vous n’en sortiez guère que pour venir de temps en temps diriger nos travaux. Avez-vous gardé ce joli portrait que vous fîtes de la bergère et de ses moutons ?
— Je ne crois pas, monsieur, répondit un peu sèchement l’ingénieur.
On entendait maintenant les paroles de la chanson.
N’est rien de si charmant
Que la bergère aux champs :
Quand elle y voit la pluie,
Désire le beau temps.
La voilà, la bergère,
Comme elle passe son temps.
Gai, mon valet[1],
Oh ! oh ! oh ! oh !
Mes p’tits gorets, lo lo !
Dérélo lonlaire,
Lonlaire laire dérélo,
Dérélo lonlaire,
Lonlaire laire dérélo.
Son berger va la voir
Le matin et le soir.
Oh ! levez-vous, bergère,
Bergère, levez-vous.
Les moutons sont dans la plaine,
Le soleil est partout,
Gai, mon valet, etc.
La bergère entendit
La voix de son ami.
Vite elle saute en place ;
Ell’ prend son beau jupon,
S’en va-t ouvrir la porte
À son berger mignon.
Gai, mon valet, etc.
Berger, mon beau berger,
Où irons-nous déjeuner ?
Là-haut, sur la colline,
Là-haut il fait si beau ;
Nous entendrons l’alouette,
Le rossignol nouveau.
Gai, mon valet, etc.
Au bruit des roues sur les pierres du chemin, une chienne grise, pelée, aux mamelles pendantes, accourut du pâturage et s’arrêta sur le talus du fossé, les jambes tendues, la gueule en avant et poussant des aboiements furieux. Deux mâtins de quelques mois, l’un roux et l’autre gris, ronds comme des boules qui eussent eu des pattes, arrivèrent après et se mirent à aboyer de même sur un ton plus aigu. La chanson avait cessé. — Tant-Belle ! ici ! Oh ! ici ! Montagnard ! Grisou ! et bientôt, à son tour, apparut sur le talus, toute rougissante et souriante, une fille d’une beauté si remarquable qu’un artiste l’eût admirée ; d’un éclat si pur et d’une grâce si naïve, que le regard, charmé d’abord, en devenait attendri. À son aspect une flamme brilla dans les yeux de Gavel, tandis qu’un sourire de faune animait les traits de Berthoud.
Cette fille n’était qu’une paysanne. Elle pouvait avoir seize ans. Sa taille mignonne gardait encore quelque-chose des attitudes de l’enfance, tout en accusant les formes de la puberté. Vêtue comme les femmes de cette partie du Poitou, sa jupe de bure bleue, très-courte, découvrait une jambe chaussée de laine bleue, dont le pied se cachait dans un petit sabot. Un fichu à bouquets bleus et roses se croisait sur sa poitrine en plis symétriques jusqu’au-dessous de la gorge, où le coupait subitement un grand tablier de coton, aussi long que la jupe et presque aussi large. La coiffure est bizarre : c’est un moule évasé de huit à dix pouces de haut qui se termine en deux pointes mousses, couvert de mousseline et garni tout autour du visage d’un double rang de dentelle à gros plis. Rien cependant n’adoucit mieux que cette nuageuse auréole un visage hâlé par le soleil. Mais le visage de Lisa n’avait besoin d’aucune parure : pur ovale aux chairs pleines et fermes couronné d’abondants cheveux, front large, yeux bleus aux noires prunelles admirablement fendus, bouche aux lèvres vives et bien découpées, s’ouvrant sur de belles petites dents que l’eau des fontaines et le pain bis n’avaient point altérées. Sa peau, que la jeunesse et le soleil ensemble faisaient toute rose aux bras et au visage, offrait des teintes de neige sous l’ombre de son fichu. Quant à la pose et à la physionomie de cette jolie créature, elles étaient d’une naïveté intraduisible. Elle semblait aussi peu recueillie dans son individualité qu’une fleur ébahie sous un ciel de printemps, et toutes ses facultés nouvellement écloses s’absorbaient dans la contemplation. Peut-être en était-il ainsi à ce moment surtout. Immobile avec sa cape grise sur les épaules, sa quenouille au côté, ses chiens à ses pieds, elle tenait les yeux fixement attachés sur le bel ingénieur, tandis que Grisou jouait par terre avec le fuseau déroulé.
Un léger mouvement des rênes avait arrêté le docile Gemma.
— Bonjour, Lisa, dit Gavel.
— Bonjour, Lisa, répéta Berthoud.
— Bonjour, monsieur Fernand, dit-elle d’une voix douce et vibrante.
Et, bien que la voiture s’éloignât, elle demeura fixée à cette place, regardant toujours.
— Ces paysans sont d’une familiarité… observa Berthoud.
— Pourquoi ? demanda Gavel. Ah ! parce qu’elle m’a nommé par mon nom de baptême. C’est l’usage à la campagne. Et puis cette petite me connaît depuis longtemps. Ne savez-vous pas que l’automne dernier, en horreur de l’auberge de Chavagny, j’avais accoutumé de faire halte à la ferme des Èves ? Puis je l’ai retrouvée cet hiver chez M. Bourdon, où elle remplaçait une femme de chambre malade.
— Oh ! dit Berthoud, maintenant M. l’ingénieur n’a plus à s’inquiéter d’une auberge, et je pense bien que ce n’est pas pour le chemin de grande communication que M. l’ingénieur a fait de longues et fréquentes visites à Chavagny cet hiver.
M. Gavel sourit sans répondre, tandis que Berthoud riait à gorge déployée de sa plaisanterie. Un moment après il reprit : — Mais cette Lisa devait faire une petite femme de chambre délicieuse, en vérité ? Pas trop gauche, hein ?
— Non, pas trop, il me semble, répondit Gavel. Au reste, j’y ai prêté peu d’attention. Je vous parlais de cette circonstance, monsieur Berthoud, pour vous faire comprendre qu’ayant pris l’habitude de me voir, elle m’appelle M. Fernand, de même qu’elle dit des enfants de M. Bourdon, M. Émile ou Mlle Aurélie.
— Sans doute, monsieur ! mais sans doute ! dit Berthoud. (Il sourit niaisement.) — Oh ! je me serais bien gardé d’y entendre malice, au moins !
— Allons donc ! fit l’ingénieur en haussant les épaules.
Il toucha du bout de sa cravache Gemma qui bondit, et la voiture gravit rapidement le chemin. Quelques minutes après, Berthoud s’écriait :
— Ah ! nous arriverons les derniers. Je crois apercevoir tous ces messieurs là-bas sous les arbres.
La ferme des Èves, qu’on appelait aussi la ferme à M. Bourdon, était située sur un plateau secondaire au-dessous du village. Nos voyageurs apercevaient ses toits en tuiles rouges à travers les grands châtaigners de sa chaume au fin gazon. — Les chaumes sont de grands espaces ombragés qui se trouvent au-devant des fermes et qui servent de pâturages aux brebis les jours de pluie. — À gauche de cette chaume, le terrain, se creusant en une coupe immense, contient une mare bordée de roseaux, nommée la Grande Ève. À droite, sont des prairies entourées d’ormeaux.
Il y avait en effet sur la chaume un groupe d’hommes qui parlaient avec animation, et qui, se retournant au bruit de la voiture, s’écrièrent : — Les voici ! Voici M. l’ingénieur et M. l’agent-voyer.
L’un de ces hommes alors accourut vers la voiture, monta sur le marche-pied, et secoua la main de l’ingénieur, en disant familièrement : — Bonjour, mon cher Gavel.
— Bonjour, monsieur, comment se portent Mme et Mlle Bourdon ?
— Fort bien !… on vous attend, répondit M. Bourdon avec un sourire d’intelligence.
— Et M. Grimaud a bien voulu nous-apporter ses conseils ? dit Gavel en saluant un petit vieillard grimaçant et ridé, vêtu d’un habit vert, d’un gilet jaune et d’une perruque rousse, et que M. Bourdon appelait mon oncle.
Les autres s’approchaient d’un pas lent et grave. C’étaient des paysans. Arrivés près de l’ingénieur, ils soulevèrent tous en même temps leurs chapeaux de feutre noir à larges bords et à calotte ronde.
— Eh bien ! messieurs, dit Gavel en distribuant à chacun une poignée de main dont chacun parut flatté, nous allons donc étudier à fond et définitivement ce fameux tracé ! Vous plaît-il que nous allions tout de suite sur les lieux ?
— Non pas, mon cher Gavel, non pas ! nous dînerons auparavant, s’écria M. Bourdon, qui tenait peut-être à mettre les opinions municipales sous l’influence d’un bon repas. La mère Mourillon est dans tout le feu de la cuisine et il faut manger le rôti cuit à point.
On se dirigea donc vers la ferme.
C’était une maison sans étage, sombre et petite, à côté d’une vaste grange et de belles écuries. Dans la cour, à l’angle le plus apparent, un énorme tas de fumier, où grattaient des poules, s’égouttait jusque dans le chemin en flaques d’un noir bleuâtre, nauséabondes. Au moment où M. Bourdon et ses hôtes pénétraient dans cette cour, un troupeau de dindons salua leur entrée de cris rauques et répétés, qui interrompirent forcément toute conversation, en même temps que de blanches oies, toujours malveillantes pour l’étranger, venaient, les ailes déployées et le cou tendu, siffler à leurs talons. Un petit garçon, qui sortait d’une étable, rentra bien vite en les apercevant ; au seuil de la maison, deux petites filles les regardaient venir d’un air hébété.
— Le dîner est-il prêt, Suzon ? demanda M. Bourdon à l’aînée, âgée de sept à huit ans.
Elle ne répondit point, et tout à coup se mit à rire en se cachant le visage dans son tablier.
L’autre, plus petite, avait envie de pleurer. On l’eût dite fascinée par l’aspect des étrangers, car ses yeux effarés, obstinément attachés sur eux, s’emplissaient de larmes.
La mère accourut, un marmot dans ses bras.
— Entrez donc, messieurs, v’là le dîner prêt. Faut excuser les petites : elles vous connaissent ben, monsieur Bourdon, mais elles n’ont jamais vu tant de monde d’un coup.
Passant devant eux, elle les introduisit dans la chambre, où, débarrassant l’une après l’autre chacune des quatre chaises qu’elle possédait, elle les jeta d’un bras vigoureux aux jambes des messieurs. Quant aux paysans, ils se placèrent sur les bancs qui, de chaque côté, flanquaient la table. Le marmot, cramponné des deux mains au fichu de sa mère, grondait sourdement.
Cette chambre, éclairée par une fenêtre de trois pieds carrés, divisée en petits carreaux, recevait aussi du jour par la porte constamment ouverte. Le plancher de terre battue, creux par endroits, à d’autres était percé de pierres. Côte à côte on voyait deux lits à colonnes, garnis de serge verte bordée de jaune ; un vieux bahut, la longue table de chêne bruni avec ses bancs parallèles, un beau buffet luisant de cerisier ciré, surmonté d’une étagère où des assiettes inclinées étalaient orgueilleusement leurs feuillages bleus, jaunes et rouges autour d’un coq superbe peint dans le milieu : tout cela composait un ameublement qui pouvait rivaliser de luxe avec les bonnes maisons du pays, excepté celle de M. le maire. Il ne faudrait pas oublier une demi-douzaine d’images enluminées, collées aux murailles, et qui représentaient des batailles de l’empire et l’histoire de Geneviève de Brabant. C’est tout ce qu’il y avait de tradition humaine dans cette obscure demeure.
Devant un feu splendide rôtissait un énorme dindon, et des tourtières et des réchauds encombraient le foyer.
— Où sont Marie et Madelon ? cria la ménagère d’une voix retentissante comme un instrument de cuivre fêlé… Ah ! Madelon est au four ; mais qu’est-ce qu’elle peut faire, Marie, pour n’être pas là ?
— Elle est à faire sa toilette, dit Suzon qui avait retrouvé sa langue.
— Va lui dire qu’elle se dépêche. On a ben besoin de sa toilette, vraiment !
Et la Mourillon, posant son marmot dans un coin, déployait la nappe quand Marie, l’aînée de ses filles, entra. Beaucoup moins belle que Lisa, elle était cependant agréable et gentille. Dépouillant aussitôt l’étagère de ses assiettes fleuries, elle mit le couvert en un tour de main, tout en répondant aux agaceries de M. Bourdon, qui semblait s’occuper volontiers des belles filles.
— Où donc est Mourillon ? demanda-t-il.
— À panser les bœufs, sauf vot’ respect, not’ Mossieur. Nos hommes ont labouré depuis l’éclaircie (le point du jour). Faut pas s’émouvoir d’eux. Et v’Là le dindon.
En même temps, la Mourillon posait sur la table le rôti fumant, flanqué d’un canard en sauce et de deux poulets. Les paysans, qui s’étaient assis le dos tourné à la table, passèrent leurs jambes de l’autre côté du banc, et chacun tira lentement un couteau de sa poche, en regardant de côté les volailles odorantes. M. Bourdon se mit à découper ; la Mourillon poussa les enfants dehors et sortit elle-même. On entendit alors dans la cour sa voix glapissante gourmander les enfants, les poules et la servante Madelon.
— Père Pernet, goûtez-moi ça ! dit l’amphitryon en versant à Boit-sans-soif un verre de vieux vin de Bordeaux.
Boit-sans-soif regarda, d’un air de connaisseur, à travers son verre, fit une grimace d’approbation, et toucha légèrement le bord de son chapeau, en disant :
— À vot’ santé, monsieur et la compagnie ! puis il goûta lentement ; et, posant le coude sur la table, après avoir d’un air grave regardé tous les convives, il demanda d’un air finaud :
— Ça vient comme ça dans vot’ métairie des Èves, monsieur Bourdon ?
— Précisément, mon vieux ; et toutes les fois que vous viendrez me voir, nous en boirons.
— Si c’est comme ça donc, reprit Pernet du même air, vous n’y pensez pas, mossieur Bourdon, de vouloir faire passer un chemin tout au travers de vot’ vigne ?
— Eh ! eh ! eh ! firent les paysans en riant.
— Taisez-vous, farceur ! Et si je veux faire ce sacrifice à l’avantage de la commune !
— C’est beau de vot’ part, mossieur Bourdon. Tant seulement faut-il savoir si de vrai la commune en tirera profit.
— C’est incontestable ; mais on persiste à croire que je suis intéressé dans la question ! Voyons, monsieur le maire, expliquez donc les choses à cet entêté.
— Du temps de mon grand-père, dit avec importance celui des paysans dont la dignité venait d’être ainsi révélée, on disait comme ça que le plus court chemin était le meilleur. À moins que ça n’ait changé au jour d’aujourd’hui…
— Sacrédié ! ça n’est pas le plus court !
— Non, pas pour chez vous, père Pernet ; mais de Chavagny à Poitiers, passant par le chef-lieu du canton, c’est le chemin des oiseaux, quoi !
— C’est le chemin de vos brandes ! cria Pernet.
— Dame ! tous les chemins ne sauraient passer par chez vous.
— Tous les chemins ! reprit Pernet. Quel chemin donc m’a-t-on fait, à moi ? Et pourtant, da ! suis-je pas conseiller municipal comme M. Bourdon ?
— Pernet, mon cher Pernet ! s’écria M. Bourdon d’un ton pénétré, vous sied-il à vous, homme honorable, de répéter les sottises des braillards de Chavagny ? Mais je ne tiens à ce tracé, moi, que parce qu’il est tout à l’avantage de la commune, car il me cause au contraire un tort réel. Ne voyez-vous donc pas qu’il rogne et morcelle mes plus beaux champs, le pâtural aux Biches, le pré des Alizes, les Èbles, les meilleures terres du pays ?
— Pour ça, f… ! c’est dommage, tout sûr, s’écria un des paysans en frappant du poing sur la table. Tous vos chemins, ça n’est bon qu’à ruiner la terre, et si je vote pour celui-ci, moi, d’abord, c’est qu’il se paraît bien qu’on le ferait tout de même. Nous n’avons pas le préfet dans not’ manche, nous autres, avec le conseil général. Après encore, si je vote pour ce chemin-là, c’est qu’il ne passe pas sur ma terre. Car, voyez-vous, si l’on voulait m’en rogner tant seulement un lopin, quand même ça ne serait que mes brandes, allez ! allez ! ferait beau voir… J’actionnerais plutôt le préfet, quoi ! Oui, messieurs, ça n’est ma foi guère avisé pour des savants de faire pousser comme ça la pierre en place de blé.
— Vous préférez éreinter vos bœufs et vos charrettes dans de mauvais chemins, dit l’ingénieur.
— Faut-il pas les éreinter pour vos prestations ! On avait aboli la corvée, et v’la qu’on la remet à présent !
— Mais vous êtes fou, s’écria Berthoud, la prestation n’est pas la corvée. La preuve, c’est que ça ne s’appelle pas du même nom.
— Vous n’avez pas le sens commun, père Voison, dit en grimaçant M. Grimaud.
— Possible, monsieur, possible ! répondit le paysan en portant la main au bord de son chapeau. Mais, quoique ça, faudra voir…
Deux ou trois conseillers municipaux qui ne disaient rien échangeaient des regards d’intelligence en branlant la tête de haut en bas, et l’un d’eux, se penchant à l’oreille des autres, murmura : Voison n’a pas si grand tort, allez !…
Sur le feu flambant de la cheminée pendait maintenant, accrochée à la crémaillère, une chaudière énorme, où bouillait un affreux mélange d’herbes, de pommes de terre et de fruits gâtés. C’était le dîner des pourceaux de la ferme qu’avait retardé le dîner du conseil municipal. La Mourillon venait de rentrer. Assise auprès du feu, son enfant sur les genoux, elle surveillait cette préparation nouvelle, quand une douce voix lui fit tourner la tête.
— Bonjour, messieurs, disait-on.
C’était Lisa.
— Que viens-tu faire ici, toi ? demanda la Mourillon, qui se dressa comme un ressort en couvrant sa fille d’un regard étincelant.
— C’est que, balbutia l’enfant interdite, j’ai cru comme ça qu’on aurait besoin de moi pour servir à table, et comme ça devenait tout noir par là-bas, j’ai ramené mes ouailles sur la chaume.
— Vilaine menteuse ! s’écria la mère, n’y a pas un nuage au ciel. Retourne aux champs tout d’ suite, et dare dare ! On n’a pas besoin de toi par ici.
M. Gavel se pencha vers la fenêtre :
— Mais, dit-il, ne semble-t-il pas en effet que le temps menace ? Nous pourrions avoir de la pluie.
— Pas le moins du monde, répondit à demi voix et en souriant M. Bourdon. Cependant il se tourna vers la Mourillon : Ne grondez donc pas comme ça cette petite, voyez-vous, c’est notre chambrière de l’hiver passé. Elle a voulu nous témoigner son zèle et son adresse une fois de plus. Allons, petite femme de chambre des moutons, viens me donner une assiette.
— Je vas vous en donner une, moi, monsieur, fit la Mourillon en arrachant l’assiette des mains de sa fille. Revenir des champs comme ça, en plein jour ! Faut que cette petite ait le diable au corps !
— Madame Mourillon, voulez-vous aussi me donner une assiette, dit l’ingénieur ? Et comme elle se penchait vers lui : Vous avez tort de tant gronder Lisa. On a besoin d’elle, en effet, car tout à l’heure, Marie étant absente, M. Bourdon a dû se lever…
La Mourillon jeta sur M. Gavel un regard dur et perçant et ne lui répondit pas. Cette femme, qui avait quarante ans à peine, était déjà vieille. Une peau jaunie se collait sur ses os, au point qu’endormie elle devait ressembler à un cadavre. Mais au fond de l’orbite desséché, son œil noir brillait d’une ardeur fébrile, et toute sa vie semblait concentrée dans ses yeux. Pendant vingt années d’un travail opiniâtre, sept enfants robustes avaient tari sa séve, et le dernier pendait encore à sa mamelle épuisée. Elle reporta ses regards courroucés sur Lisa, que M. Bourdon avait attirée près de lui, et, bien que par déférence pour le maître elle hésitât un peu, de nouveau elle élevait la voix pour la renvoyer, quand Mourillon entra, suivi de trois grands garçons, dont l’un était son fils aîné, les deux autres ses domestiques. La Mourillon se tut aussitôt et alla s’asseoir en silence près de la cheminée, et Lisa, regardant craintivement son père, s’empressa de paraître occupée, quoiqu’en réalité son occupation se bornât à regarder et à servir le jeune ingénieur.
— Bonjour not’ maît’ et la compagnie.
Ainsi salua Mourillon en ôtant son bonnet de coton blanc, qu’il remit aussitôt sur sa tête, de même que tous les autres paysans avaient conservé leurs chapeaux, tant ces têtes carrées se ferment soigneusement aux impressions extérieures. Puis Mourillon avec ses trois acolytes s’assit au bout de la table, et, après qu’il eût coupé au pain noir une large tranche, tandis que M. Bourdon leur passait les restes du festin :
— Vous allez donc nous faire un beau chemin, Messieurs ? dit-il.
C’était rentrer en matière à la satisfaction de Pernet, qui s’écria :
— Ben sûr qu’on vous le fera, puisque c’est pour vous qu’il se fait ! Serez-vous content, hein ! père Mourillon, d’en faire là des corvées ?…
— Oui, ben, répondit le fermier, pour après mener rondement au marché nos blés et nos foins.
— Ça fait vot’ compte, à vous, d’éreinter vos bœufs d’abord pour les ménager après, dit Voison. Joli calcul, ma foi !
— Parions que le père Voison a trouvé moyen de récolter sans faire la semaille, interrompit à demi-voix un des domestiques, beau garçon à la mine intelligente. Il adressait cette phrase à cadet Mourillon en se penchant vers lui ; mais il fut entendu de M. Bourdon.
— Très-bien ! mon garçon, s’écria celui-ci. Voison, ce jeune gars entend les choses mille fois mieux que vous. Ne rougis pas pour cela, mon brave. Il me semble que je connais ta figure ; comment t’appelles-tu ?
— C’est Pierre Michel, monsieur, le fils de la mère Françoise, dit Mourillon. Je l’ai engagé pour les semailles du printemps, parce qu’à nous trois, Cadet, Jean et moi, qui pourtant ne chômons point, nous avions encore trop d’ouvrage.
— Ah ! je le reconnais fort bien à présent, reprit M. Bourdon. Mais tu as quitté le pays quelque temps, Michel, si je ne me trompe ?
— Oui, monsieur, j’ai resté près de trois ans en place à Château-Bernier.
— Chez le sorcier, dit Voison en riant.
— Tu en es donc sorti avant la Saint-Jean, demanda M. Bourdon.
— Je m’ennuyais du pays, répondit Michel d’un ton bref.
— C’est pas pour ça, reprit encore Voison, et tout le monde se mit à rire ; c’est parce que la fille au sorcier…
— Dites donc, père Voison, interrompit Michel d’une voix calme quoique haute — mais on voyait son front rougir de colère — m’est avis que vous causez trop et que vous allez encore donner c’te peine à M. Bourdon de vous remontrer que vous dites des bêtises.
— Eh bien ! eh bien ! de quoi s’agit-il ? demanda M. Bourdon.
— Faut pas l’asticoter, voyez-vous, messieurs, dit Mourillon, il prend tout d’ suite la mouche. Mais tout d’ même, quoique vif, c’est un bon gars, not’ maît. Voyons, Michel, un peu de patience.
— Voici deux heures et demie, vous plaît-il que nous allions examiner le tracé ? dit en se levant l’ingénieur, peu curieux des secrets de Michel, et qui depuis le commencement du dîner restait silencieux et indifférent, comme un homme ennuyé de la compagnie dans laquelle il se trouve.
— Encore un verre, dit l’amphitryon en débouchant une bouteille de Sillery.
Le vin pétillant, versé à la ronde, réunit toutes les opinions en une approbation unanime ; et comme toute pente, soit bonne, soit mauvaise, entraîne facilement les hommes, cette satisfaction commune produisit des sourires bienveillants et de joyeux propos ; on rit de l’esprit que chacun s’ingéniait d’avoir ; on se fit des compliments ; des poignées de main s’échangèrent, et quand après une seconde rasade on sortit de la ferme, les cœurs ouverts aux émotions les plus douces ne demandaient qu’à s’épancher par de mutuelles concessions.
II
Le soir même vers quatre heures, sous un beau rayon de soleil, la voiture de l’ingénieur où il se trouvait avec M. Bourdon montait le chemin raboteux qui va de la ferme des Èves à Chavagny. Les deux hommes causaient en riant. Sans doute M. Bourdon avait triomphé des répugnances municipales, et peut-être s’égayaient-ils en ce moment au souvenir de quelque épisode de la discussion.
Le long du chemin, tantôt à gauche et tantôt à droite, se voyaient de petites maisons entre pré, jardin et champ, riants enclos ceints de haies vives, où bourgeonnaient en hâte cerisiers, poiriers et noisetiers, tandis qu’auprès d’eux, malgré les caresses de l’air et du soleil, les grands noyers et les grands ormes restaient immobiles et sombres. Dans les jardins, le paysan, courbé, creusait de sa bêche le sol fumant.
— Je ne me trompe pas, dit Gavel en étendant le bras à droite ; voyez là-bas au milieu des prés : ne sont-ce pas Mme et Mlle Bourdon, avec une troisième personne ?
— Oui, vraiment, répondit M. Bourdon après examen, ce sont elles. La beauté de la soirée les aura engagées à sortir, et j’en suis bien aise, car elles vivent à la campagne un peu trop comme à la ville, craignant toujours le froid ou le chaud, le grand air ou le soleil. Il faudra vous joindre à moi, Gavel, pour activer ces paresseuses. Eh ! mais nous pouvons les rejoindre, elles viennent de ce côté.
— Quelle est donc cette jeune personne qui vient de les quitter et qui semble, elle, si peu frileuse, car elle est sans châle et sans chapeau !
— Oh ! celle-là, c’est une vraie campagnarde, une bonne et jolie fille, Lucie Bertin, ma nièce à la mode de Bretagne. On vous a parlé de cette famille.
— Oui, et j’ai fait connaissance avec M. Gustave Bertin chez M. Émile, à Poitiers. Mais, comme elle court, votre nièce ! ne semble-t-elle pas une biche à travers prés ? Bon ! la voilà qui passe au travers d’une haie, et qui saute un fossé, ma foi !
— Elle retourne chez elle, à cette maison que vous voyez la-bas en dehors du village. Sans doute elle vient de reconduire ma femme et ma fille qui sortent de chez elle, et qui n’auront pas voulu revenir par Chavagny. Avançons un peu jusqu’à la barrière du pré ; c’est là que madame Bourdon et Aurélie viendront certainement aboutir, car, plutôt que de sauter un fossé comme Lucie, elles feraient bien une demi-lieue.
Ils avancèrent au petit pas, et quelques minutes après, effectivement, débouchèrent en face d’eux, par la barrière d’un enclos, deux femmes enveloppées jusqu’aux yeux, malgré la douceur de l’air, de châles et de chapeaux, et les pieds protégés par d’élégants sabots contre l’humidité du sol. Grâce à la fraîcheur de son teint, à l’éclat de ses yeux noirs, à la souplesse de ses mouvements, Mme Bourdon semblait jeune encore, malgré l’énorme embonpoint qui la faisait aussi large que haute, car elle était de petite taille. Sa fille, mince et de taille moyenne, avait, au contraire, malgré sa jeunesse, une roideur naturelle et une réserve étudiée. Elle rougit en apercevant M. Gavel, qu’elle salua cérémonieusement. Celui-ci mit pied à terre et salua ces dames avec une respectueuse familiarité. Il y eut quelque chose de maternel dans l’accueil de Mme Bourdon. Aurélie laissa tomber quelques paroles du bout des lèvres, en baissant les yeux.
— Vous allez monter avec nous, dit M. Bourdon.
— Y penses-tu, répondit sa femme, traverser ainsi Chavagny ! nous allons prendre à gauche par les prés.
— Non ! non ! vous en auriez pour une demi-heure, tandis que nous serons tous ensemble à la maison dans dix minutes. Faut-il se préoccuper d’étiquette à Chavagny ?
— Si tu veux !… dit Mme Bourdon.
— Oh ! maman ! fit Aurélie.
— Il n’y a pas en vérité de quoi vous compromettre, dit M. Gavel en riant ; mais si cela était, ne me feriez-vous pas la grâce de vous compromettre un peu pour moi ?
— Non, certainement ! répondit-elle en se drapant chastement dans son châle.
— Allons, dit M. Bourdon, qui tendit la main à sa femme.
Celle-ci monta, et sa fille la suivit ; mais en s’enveloppant, pour ainsi dire, du voile de toutes ses réserves, et ce fut d’un air sérieux, même un peu gourmé, qu’elle s’appuya sur la main de M. Gayel, tendre et souriant.
Chavagny est un bourg de cent feux environ, situé sur une colline autour de laquelle se plie et se replie la rivière du Clain, verte et profonde. Cette colline qu’enveloppe un air vif, pur et transparent, est couverte d’une végétation vigoureuse, et, quoique le village soit bâti tout au sommet, de loin, pendant l’été, le coq seul du clocher apparaît au-dessus des arbres.
Du haut de ce clocher on découvre un horizon immense. À l’est et au midi, c’est un vaste paysage plein de couleur et de vie : fermes, villages, bois, terrains cultivés, de plus en plus confus et vaporeux, jusqu’à des sortes de nuages immobiles et bleuâtres qui sont les montagnes du Limousin. Du côté du nord, c’est la lande immense et morne, entrecoupée çà et là d’une maison blanche et d’un bouquet d’ormeaux, et qui se fond au loin en teintes grises. Dans cette brume, aux confins de l’horizon, la vue perçante des habitants de Chavagny distingue nettement, assure-t-on, les contours vagues et les flèches des édifices de Poitiers.
Un rez-de-chaussée composé de deux ou trois chambres au plancher de terre battue, éclairées chacune d’une lucarne vitrée dont la hauteur varie d’un à deux pieds ; derrière, un jardinet planté de choux, un fumier à l’entrée, tel est le plan général sur lequel sont établies presque toutes les maisons de Chavagny.
Mais on en compte bien une dizaine appartenant aux riches du pays, qui possèdent un étage avec des fenêtres de cinq pieds, tandis que le sol est garni de dalles ou de larges planches de chêne. On voit des rideaux de coton rouge aux fenêtres de M. le maire, sur la grand’place, et la maison à côté, qui est celle de Mlle Boc, a des contrevents verts et des rideaux blancs. L’auberge est en face, avec son bouchon de houx, et l’on aperçoit derrière l’auberge le clocher de l’église, au-dessous de laquelle est le presbytère. Mais, quant à la mairie, on n’en saurait parler, car plus d’un étranger, en passant à côté, l’a prise pour une étable.
C’est au bout d’une avenue de marronniers, à peu de distance du village, que se trouve la maison des Bourdon, appelée le Logis, belle et spacieuse demeure, bâtie en 1770 par l’aïeul des Bourdon, celui dont on parle, qui fut membre de la Constituante et qui périt sur l’échafaud en 93. Il avait cinq enfants : de ses trois fils, un seul échappa aux guerres de l’Empire et devint juge à Poitiers ; quant à ses deux filles, Mmes Grimaud et Bertin, la première était morte sans enfants, l’autre s’était mariée avec un notaire des environs, qui, après avoir dissipé sa fortune en spéculations maladroites, avait vendu son étude et était venu se fixer à Chavagny, dans une petite propriété attenante au village, dot de Mme Bertin, et qui maintenant composait leur seul avoir. Fortuné Bertin, leur fils unique, s’y éleva joyeusement au milieu des petits paysans de Chavagny. Il n’eut d’autres leçons que celles du maître d’école ; mais ses parents y joignirent l’histoire détaillée des faits et gestes de son grand-père et s’attachèrent à lui imprimer l’idée de la dignité de son rang. Son éducation littéraire ne fut pas complétement négligée ; il lut Ducray-Duminil, Delille et Pigault-Lebrun. À vingt ans, par la mort de ses parents, Fortuné Bertin se trouva possesseur d’une vieille maison, d’un petit jardin et de six arpents de terre. Il n’avait jamais manié la bêche ni la charrue ; un Bertin ne le pouvait. Il se fût donc royalement ennuyé si au goût de la poche, son amusement favori, ne s’était joint un goût plus vif pour la fille du médecin du village. Ce médecin était un chirurgien retraité, pourvu d’une petite pension viagère, et qui se consolait des malheurs de l’Empire en buvant sec et en jouant à l’écarté. Sa fille, toujours seule, se désennuyait en lisant des romans, car elle avait perdu sa mère de bonne heure, et elle savait à peine raccommoder ses bas. Ils se marièrent et eurent trois enfants : Clarisse, Gustave et Lucie. À l’époque où nous nous trouvons, en 1845, Gustave, âgé de vingt-quatre ans, est employé dans les bureaux de la préfecture à Poitiers, par le crédit de son oncle, M. Bourdon.
Celui-ci était le fils du juge. Il avait fait d’heureux débuts comme avocat en 1825, et le zélé éclatant qu’il témoigna tout d’abord pour le gouvernement de la restauration l’aurait fait sans doute parvenir à de hautes dignités si 1830 n’eût changé la dynastie. Déconcerté par cet échec, Antonin Bourdon s’était retiré dans son domaine de Chavagny où, faute de mieux, il se livrait à l’agriculture. Actif, habile, intelligent, il propagea les nouvelles méthodes, acheta des machines, construisit des fours et des moulins, doubla l’étendue de ses terres et en quintupla le produit, si bien qu’il devint l’oracle du département en matière agricole. Au courant de toutes les améliorations et de toutes les découvertes, il était en relation avec les principaux agriculteurs de France, de Belgique et d’Angleterre. Il reçut une médaille du gouvernement, et bientôt recommença de tripoter dans les affaires politiques et départementales, en laissant discrètement de côté ce qu’il avait adoré autrefois. Au milieu de tant de soins il suffisait à tout, et réussissait dans tout. À vingt lieues à la ronde et plus, ses fruits étaient les plus savoureux, ses roses les plus belles, ses champs les plus riches.
M. Bourdon était un homme de petite taille, aux traits vulgaires, au teint rougeaud, et qui au premier abord ne pouvait plaire. Mais ses yeux pétillaient de tant d’esprit, et cet esprit était si vif, si aimable, si caressant pour ses amis, si mordant et si redoutable pour ses ennemis, qu’il fallait bien lui reconnaître une supériorité véritable. Extrêmement vaniteux, profondément absolu, cependant il n’était pas méchant, car il aimait beaucoup à rendre service. On le disait peu fidèle à ses devoirs conjugaux ; il est certain qu’il recherchait la société des femmes, et qu’il était auprès d’elles d’autant plus galant et plus empressé qu’elles étaient plus jolies. Fille d’un président de chambre de Poitiers, Mme Bourdon avait apporté à son mari, outre une belle dot, l’assurance d’un riche héritage. Ainsi que les Bertin, ils avaient trois enfants, Émile, Aurélie et Jules. Peu boudeur de sa nature, surtout contre ses intérêts, M. Bourdon, en cette année 1845, briguait ouvertement pour son fils aîné les faveurs de la maison d’Orléans.
Il était déjà question dans le public, mais vaguement, du mariage de Mlle Aurélie avec l’ingénieur, quand celui-ci passa triomphalement sur la grand’place de Chavagny, conduisant dans sa voiture Mme et Mme Bourdon.
Ce fut un événement. Beaucoup de gens se précipitèrent aux portes et beaucoup aux fenêtres. Mais où ce fait causa le plus d’émoi, ce fut dans la petite maison aux rideaux blancs et aux contrevents verts, chez Mlle Boc, fille sexagénaire, qui tenait le bureau de tabac. Au roulement de la voiture, son jaune visage et son bonnet blanc se collèrent incontinent aux vitres de sa fenêtre, mais par malheur elle n’avait pas ses lunettes.
— Francille, viens vite voir qui passe dans cette voiture, cria-t-elle en s’adressant à une petite chambrière de douze ans, occupée à tricoter dans un coin de la chambre.
— M’est avis, dit l’enfant — car la voiture disparaissait déjà — que c’est l’ingénieur avec mam’zelle Aurélie et M. et Mme Bourdon.
— Imbécile que tu es ! Ça n’est pas possible.
— Pardi si, puisque je l’ai vu.
— Prends vite tes sabots et cours au logis. Tu demanderas des œufs et tu parleras à la Mariton. Et fais attention de savoir qui était dans la voiture, sans quoi tu mangeras ton pain sec.
La petite Francille enfonça d’un coup de poing sur ses yeux sa coiffe mal attachée, fixa par une épingle un lambeau flottant de son tablier, prit ses sabots dans sa main, et se mit à courir si vite que sa tête était d’une seconde en avance sur ses talons.
Pendant ce temps, Mlle Boc ayant repris son tricot murmurait entre ses dents : — À moins que le mariage ne soit arrêté ? Moi, j’ai toujours dit qu’il se ferait ; je le soutenais hier encore à M. le curé. Vraiment, je suis bien curieuse de savoir… Est-ce qu’elle ne va pas revenir bientôt, cette petite ? Oh ! non. Elle restera là-bas à regarder et à causer jusqu’à demain, pendant que je suis là, moi, sur des charbons ardents… Cette enfant n’est qu’une ingrate et un mauvais cœur. Oh ! la triste espèce !… Rien ne peut corriger cette créature-là, non, rien ! Aussi faudra-t-il que je la chasse une dernière fois, et qu’elle aille mourir de faim chez ses parents. Oui, oui, soyez trop bon, le loup vous mange ; l’ivraie n’a jamais produit de bon grain ; il vaut mieux arracher la mauvaise herbe avant qu’elle soit grande : car je me connais, moi, je suis trop sotte, je m’y attacherais, et cependant elle ne me payerait que d’ingratitude…
Elle s’entretint de la sorte jusqu’au retour de Francille, qui revint légère comme le vent, portant toujours ses sabots à la main. La vieille fille l’accueillit avec de grands cris en lui reprochant d’user ses bas.
— Il y a huit jours qu’ils n’ont plus de semelles, allégua la petite en montrant le dessous de ses pieds.
— Vous êtes un monstre ! vociféra Mlle Boc ; mais, se ravisant aussitôt : — Voyons, dis vite, qui est-ce qui était dans la voiture ?
— Pardine ! ceux que j’avais dit : mam’zelle Aurélie, M. l’ingénieur, M. Bourdon et Mme Bourdon. La Mariton me l’a dit, et puis je les ai encore vus tous ensemble dans la cour.
— Allons ! c’est bien cela. Et que t’a dit la Mariton ?
— Elle vous apportera les œufs ce soir.
La figure de Mlle Boc exprima une grande satisfaction. Il s’agissait d’un rendez-vous entre bavardes, presque aussi doux que rendez-vous d’une autre sorte eussent pu l’être jadis.
— Puisqu’elle a dit ce soir, ça signifie entre sept et huit heures, il n’en est pas cinq, ajouta Mlle Boc en consultant sa pendule, une pendule à longs poids de cuivre sur le cadran de laquelle s’épanouissaient des fleurs et des amours ; j’ai le temps d’aller chez Mme Bertin, car il y a huit jours que je n’ai vu cette pauvre Clarisse. — Tu vas me faire vingt tours à ton bas, toi, pendant ce temps-là. Et si tu as le malheur de sortir d’ici…
Après avoir changé son bonnet blanc à grosse ruche contre un bonnet pareil, mais plus frais, et mis sur ses épaules un petit châle noir qui descendait à peine au bas de sa taille, Mlle Boc partit en tricotant.
Dans les cas ordinaires, Mlle Boc ne traversait pas le village sans s’arrêter devant chaque commère assise à sa fenêtre ou sur le seuil de sa porte ; car, entre gens de voisinage et de bon accord, un simple bonjour est bien sec, et l’on ne doit pas marchander ses paroles. Or, la plus simple question, comment vous portez-vous ? entraîne quelquefois des éclaircissements assez longs : chacun, on le sait, a ses misères et ses soucis, et, comme tout se tient en ce monde, on peut facilement passer des siens propres à ceux de son voisin. Puis il y a des gens qui aiment à dire la même chose de cinq ou six manières différentes ; d’autres qui tout bonnement la répètent de temps en temps, comme le refrain après la chanson. Et cela allonge toujours l’entretien. D’autres encore, à propos de rien, vous racontent tout de suite une histoire. Or, depuis cinquante ans que Mlle Boc passait pour une fille d’esprit, il n’y avait pas eu d’exemple qu’elle fût restée court sur quelque sujet, outre qu’elle savait par cœur beaucoup de maximes et de proverbes, et qu’elle avait vu et entendu bien des choses ! Il n’était pas non plus dans ses manières de quitter les honnêtes gens brusquement, sans leur rendre au moins autant de paroles qu’ils lui en avaient donné. Cependant elle ne mit pas cinq minutes à traverser la place avec la rue qui est au bout, et ceux qui ce jour-là virent sa longue échine aussitôt après son nez pointu, pensèrent qu’assurément il y avait quelque chose d’extraordinaire.
Arrivée au chemin qui longe le cimetière et à l’autre bout duquel est la demeure des Bertin, elle s’arrêta pourtant une minute devant la mère Françoise qui filait au rouet sur le seuil de sa porte.
— Ça va bien, mère Françoise ?
— Merci, mam’zelle, et vous ?
— Quel beau temps ce soir ! Votre Michel est donc revenu au pays ? On dit comme ça que c’est un garçon bien dégoûté.
— Eh ! eh ! fit la Françoise en riant, faut-il pas laisser parler le monde ?
— Vous me conterez ça.
— Ma foi, mam’zelle, vous me croirez si vous voulez, mais n’en sais pas plus long que les autres.
— Bah ! vous voulez rire.
— Ma foi, ma loi !
— Allons, mère Françoise, nous causerons de ça. Mais le soleil se couche, et il faut que j’aille voir cette pauvre demoiselle Clarisse.
— Est-ce qu’elle serait plus malade ?
— Mon Dieu, non ; pas que je sache.
— Vous ne passez pas par le sentier, mam’zelle ?
— Merci ! il y a trop d’égaille (rosée), et j’irai aussi vite par le chemin.
Le pré de la Françoise, vis-à-vis du cimetière, s’étend jusqu’au jardin de M. Bertin, et l’on va par un sentier d’une maison à l’autre. C’est la mode à la campagne de pratiquer partout des sentiers, même au bord des chemins, car, si ce n’est pas plus court, c’est toujours plus plaisant, ce qui veut dire au village plus agréable. Les clôtures ne servent guère qu’à délimiter les propriétés, et le droit de parcours est imprescriptible. Ce n’est pas qu’il n’y ait des gens difficiles qui prétendent changer la coutume, disant qu’elle favorise la maraude ; mais ça ne leur sert à rien de boucher les passages, car le premier venu a bientôt fait de les déboucher, et s’il se prend çà et là quelque poire ou quelque noisette, on sait bien après tout qu’il faut que le pauvre monde vive, et que les enfants sont les enfants.
Toujours tricotant, Mlle Boc était arrivée au bout du chemin ; elle avait dépassé la maison de Luret le journalier, et souhaitait le bonsoir à la femme du tailleur qui était à sa fenêtre, quand, par-dessus le mur à demi écroulé du jardin de M. Bertin, elle aperçut une jeune fille qui sarclait. — Bon courage ! ma mignonne, cria-t-elle de sa voix fêlée. Mlle Bertin leva la tête, quitta son travail et vint près de la muraille.
C’était une jeune fille d’environ vingt ans, qui n’avait rien de très-remarquable au premier coup d’œil. Les paysans disaient que sa figure était trop blanche, parce qu’elle n’avait pas de vives couleurs ; mais cela ne l’empêchait point d’avoir la peau fine et rosée. Ses traits, assez réguliers, avaient de la délicatesse ; son visage était calme et sérieux. De soyeux cheveux bruns couronnaient bien son front large, et les lignes de sa taille paraissaient élégantes, même sous le corsage froncé d’une petite robe d’indienne brune que bordait au cou un fichu de mousseline blanche. C’était là toute sa toilette, avec un tablier de coton semblable à ceux des paysannes.
Elle répondit à Mlle Boc : — La pauvre Clarisse est toujours souffrante. Votre visite lui fera plaisir.
— Ne venez-vous pas, ma mignonne ? demanda Mlle Boc.
— Il faut que j’achève de sarcler ces pois, mademoiselle mais j’aurai fini tout à l’heure.
— Ah ! si vous ne venez pas tout de suite, mademoiselle, Lucie, tant pis pour vous ! J’ai une nouvelle à vous apprendre.
La jeune fille sourit et sembla hésiter. Mais, à la campagne, une nouvelle n’étant chose à dédaigner pour qui que ce soit, Lucie posa le sarcloir et se dirigea par les allées du jardin vers sa demeure, tandis que de son côté Mlle Boc s’y rendait par l’entrée principale donnant sur le chemin.
Une barrière vermoulue, scellée à des piliers croulants, s’ouvrait sur une cour pleine d’herbe, au fond de laquelle s’élevait la maison. À gauche, une grange et des étables, puis une porte à claire-voie par laquelle on apercevait dans une prairie les silhouette tourmentées d’arbres fruitiers en plein vent. À droite, au milieu d’un mur dégradé, se trouvait la porte du jardin. Entre les deux fenêtres du rez-de-chaussée, sous un énorme rosier, il y avait un banc rustique ; au-dessus de l’entrée, des sculptures mutilées représentant deux colombes entourées de guirlandes, avec des carquois et des cœurs enflammés. Sur le toit de beaux pigeons roucoulaient, et dans l’herbe de la cour se pavanaient une douzaine de poules.
Aussitôt que la barrière eût grincé sur ses gonds, une épaisse figure encadrée de favoris se colla aux vitres d’une des fenêtres. Lucie, en même temps, venait à la rencontre de Mlle Boc et l’introduisit dans la maison.
On était déjà levé pour la recevoir, et à peine avait-elle franchi la porte, que Mme Bertin, s’emparant de sa main, la conduisait à une chaise préparée pour elle au coin du feu, tandis que M. Bertin la saluait d’un formidable : Bonjour, ma voisine ! et que la malade, se soulevant sur son fauteuil, tournait vers la visiteuse sa figure enfiévrée, animée d’un pâle sourire.
— Voulez-vous bien vous asseoir tout de suite, mademoiselle Clarisse. Pauvre petite ! Et comment êtes-vous ? Attendez que j’arrange cet oreiller. Vous êtes toujours bien portant, vous, monsieur Bertin, car on vous achèterait de la santé. Et vous, madame, toujours tourmentée, toujours ennuyée à cause de cette chère malade ! Que voulez-vous ? Ne faut-il pas se résigner à la volonté de Dieu ? C’est une épreuve, elle passera !…
— Mais asseyez-vous donc, mademoiselle Boc ; et qu’êtes-vous devenue ? on ne vous voyait plus.
— Vous m’aviez oubliée, dit la malade en prenant un air câlin.
À voir tant d’empressement pour une vieille femme sotte et vulgaire, on pouvait comprendre combien cette famille était dénuée de toute distraction. Quant à sa pauvreté, le plancher disjoint, le papier en lambeaux, la boiserie vermoulue et trouée, en disaient assez. Mais l’ordre et la propreté luttaient contre ces ruines. À défaut de papier semblable à celui de la tenture, qui d’ailleurs n’avait plus ni couleur ni dessin, on avait collé au-dessus de la boiserie des bandes de papier bleu en guise d’une large bordure. Sur la vaste cheminée de pierre, enguirlandée de sculptures, des tasses de porcelaine peinte se miraient dans une glace fêlée au cadre doré. Un buffet à deux corps en noyer ciré, des chaises de paille, une table à pieds tournés, une pendule à poids enfermée dans sa gaîne vernie, tel était l’ameublement, outre qu’au fond de la chambre une alcôve garnie de rideaux à franges, relevés par des patères, laissait voir deux lits à la duchesse en damas fané, lesquels, disait souvent Mme Bertin, avaient coûté bien cher dans le temps.
— Je serais venue plus tôt, mes voisins, dit Mlle Boc en mettant ses pieds sur les tisons, autour desquels bouillaient deux pots et une cafetière, sans cette petite créature qui me ravage le tempérament. C’est les sept péchés capitaux ! Elle me fait dénaître ! Imaginez-vous…
— Mademoiselle Boc, interrompit Lucie qui s’était mise à broder auprès de la fenêtre, vous m’aviez promis une grande nouvelle.
— On vous la dira, petite curieuse ! mais vous êtes bien pressée.
— Vous le seriez encore plus que moi, mademoiselle Boc, si vous n’étiez pas sur le chapitre de Francille ; mais laissez-la un peu ; voyez, tout le monde attend.
En effet, au mot de nouvelle, une expression d’agréable surprise avait éclairé les visages, et l’attente devenait plus vive à chaque seconde.
— Allons, voisine, allons ; dites-nous ça, demanda M. Bertin.
— Qu’est-ce que ça peut-être, ma chère demoiselle, articula Mme Bertin, qui, malgré sa figure élégiaque et son air absorbé, n’était pas étrangère aux plaisirs du commérage.
— Oh ! vraiment, dit la malade, vous nous apportez une nouvelle ? et qu’est-ce que ça peut-être, mademoiselle Boc ?
— Elle va nous faire languir sans pitié, reprit gaiement Lucie qui, toujours penchée sur les vitres où s’éteignaient les dernières lueurs du jour, tirait l’aiguille sans relâche.
— Vous vous arrachez les yeux, ma mignonne, lui dit Mlle Boc.
— Ne vous occupez pas de moi, lui répondit la jeune fille.
— Eh bien ! non, puisque ce n’est pas de vous qu’il s’agit, mais de votre cousine.
— Ah ! ah ! d’Aurélie ! Ah !
Une ombre de vague inquiétude assombrit les visages.
— Eh bien ? demanda M. Bertin.
— Eh bien ? répéta Clarisse avec un peu d’effort.
— Eh bien ! elle se marie décidément avec l’ingénieur.
Il se fit un moment de silence.
— Ah ! est-ce bien sûr demanda M. Bertin d’une voix quelque peu enrouée.
— Parfaitement, mon voisin. Tout à l’heure, Mme Bourdon et Mlle Aurélie ont passé sur la place, devant ma fenêtre, dans la voiture de M. Gavel.
— Avec lui ?
— Sans doute ! il conduisait.
— Eh ! eh !
— En effet, dit Mme Bertin, de la voix aigre et sèche qu’elle avait quelquefois, lorsqu’il s’agit d’une femme si sévère sur les convenances qu’est Mme Bourdon, cela peut s’appeler une preuve. Oui…, certainement…, répétait-elle machinalement en regardant Clarisse, dont les pommettes devenues écarlates contrastaient avec son teint livide.
Lucie, quittant doucement sa place, alla faire un verre d’eau sucrée, mêlée de fleurs d’oranger, qu’elle remit à sa sœur.
— Aurélie se marie bien jeune ! dit M. Bertin en allant et venant dans la chambre.
— Bien jeune ! vous n’y pensez pas, mon voisin. N’a-t-elle pas dix-huit ans ? Je voudrais savoir combien de partis elle a déjà refusés ! Oh ! des filles riches comme cela, on n’attend pas longtemps à les marier.
— M. Gavel est riche aussi ?
— Je crois bien ! Sa place d’abord est de six mille francs, et puis son père, le sous-préfet de l’arrondissement, a une très-belle fortune, d’autant que sa femme, une demoiselle Marsis, de Vandœuvre, vous savez, lui a bien apporté près de cent-mille francs ; et M. Ferdinand Gavel n’a qu’une sœur. Oh ! c’est un brillant mariage ! Ils feront flores à Poitiers.
— Grand bien leur fasse, dit M. Bertin, d’une voix rauque. Je suis content que Bourdon établisse bien sa fille.
— Aurons-nous une belle noce ! reprit Mlle Boc. Oh ! pour moi, je n’ai pas droit d’y être invitée, mais probablement que vous y serez.
— Il ferait beau voir qu’Aurélie n’eût pas ses cousines à sa noce, fit Mme Bertin.
— Ça ne serait pas la faute de M. Bourdon, ma chère dame ; mais sa femme est si… vous savez… Assurément, c’est une aimable femme, et je l’estime beaucoup, mais elle est comme ça, un peu trop… grande. Par exemple, j’ai trouvé ça bien extraordinaire, l’autre jour, quand elle a dit à M. Gavel que vous étiez des parents éloignés.
— Des parents éloignés ! s’écria M. Bertin en faisant un bond dans la chambre.
— Oh ! mais voilà qui est de toute indignité ! exclama sa femme. Je croyais que Mme Bourdon avait de plus nobles sentiments et plus de respect pour le sang de nos ancêtres.
— Elle a dit cela, cette s… pimbêche ! Ah ! bien, je lui arrangerai joliment son orgueil, moi. Des parents éloignés ! Comme si notre grand’-père n’était pas le sien. Ma parole d’honneur ! ça ne se passera pas comme ça ; et puisqu’elle met les choses sur ce pied entre nous…
— Grand Dieu ! monsieur Bertin, dit la vieille fille inquiète, si j’avais su que vous le prendriez comme ça…
— Et comment pourrait-on le prendre, ma chère demoiselle ? interrompit aigrement Mme Bertin.
— Sans doute ! sans doute ! Mais promettez-moi de n’en point parler, mon cher monsieur, ni vous, ma chère dame. Vous ne voudriez pas me faire cette peine-là, n’est-ce pas ? Moi qui vous dis tout, moi qui ait tant de confiance en vous !
— C’est impossible, voyez-vous, reprit M. Bertin ; quand j’ai quelque chose sur le cœur…
— Allons donc, mon cher voisin, vous ne voudriez pourtant pas vous brouiller avec la maison Bourdon ?
— Et pourquoi ? réplique M. Bertin d’une voix tonnante. Est-ce que vous croyez que je n’oserais pas ?
— Si c’est, reprend sa femme, parce qu’elle fait cadeau tous les ans à mes filles de deux méchantes robes d’indienne, tandis qu’Aurélie n’a que des robes de soie… on n’y perdrait pas tant !
— Mes chers voisins, s’écria Mlle Boc éperdue, je vous en conjure ! écoutez un peu la raison… C’est une femme d’un grand ton, vous savez, que Mme Bourdon, et à qui l’on est bien obligé de passer quelque chose. Moi, je sais bien ce que j’en pense, allez ! et voyez, je suis comme vous, ce mot-là m’a fait de la peine ; mais on est obligé de se contraindre ; il faut en prendre et en laisser. Entre nous soit dit, si l’on n’avait pas sa maison à Chavagny pour s’amuser un peu et ses dîners du dimanche…
— Ses dîners me pèsent sur l’estomac, tout comme son grand ton, s’écria de nouveau M. Bertin. Je me moque de tout ça, et je ne remets plus les pieds chez elle, ou ce sera pour lui dire son fait.
— Mesdemoiselles, ne trouvez-vous pas ?… dit la Boc en se tournant vers les jeunes filles.
— Il y a longtemps que je connais ma tante, répond Lucie froidement.
— Si le mot est vrai, ma tante serait inexcusable, dit Clarisse avec chagrin.
— Comment ! si c’est vrai, mademoiselle Clarisse !… quand je vous dis…
Elle s’arrête mécontente, mais n’osant renouveler son accusation, de peur de renouveler la colère de M. Bertin.
— Papa, reprend Lucie, tout ce bruit fait mal à Clarisse, laissons Mme Bourdon. Tu sais que mon oncle nous aime.
— C’est vrai ! c’est vrai ! Lui, c’est un bon diable, aussi je veux m’en plaindre à lui.
— Ce serait lui faire de la peine, cher père, et vouloir brouiller leur ménage. Il me semble qu’il serait plus digne à nous de mépriser cette injure.
— Vous parlez comme un oracle, mademoiselle Lucie ; vrai, vous êtes la sagesse même, ma chère enfant. Eh ! mon Dieu ! oui, voyez-vous, le pardon des injures, c’est notre devoir ; c’est par là que nous pouvons nous rendre agréables à Dieu. Vous avez réellement une grande sagesse, ma mignonne.
— Je sais, dit malignement Lucie, qu’il ne faut point en vouloir à son prochain, ni médire de lui.
— Ta, ta, ta, ta !… fit M. Bertin en s’asseyant près du feu, où il se mit à tisonner brusquement. Mais il ne dit plus rien, et sa femme se taisait aussi.
Le sentiment de leur dépendance et de leur pauvreté, un moment écarté par l’indignation, avait repris sans doute possession de leur âme. Mlle Boc se hâta de détourner la conversation.
— Quelles superbes choses vous faites ! s’écria-t-elle en saisissant la broderie que Lucie tenait encore dans sa main. Où avez-vous pris ce joli dessin-là ?
— Dans le journal d’Aurélie, mademoiselle.
— Vous êtes adroite comme une fée !
— Elle l’est réellement, dit Mme Bertin. Vous ne sauriez croire tout ce qu’elle sait faire. Mme Bourdon ne vous en dira rien, mais Lucie lui a détaché une robe de soie l’autre jour, ainsi qu’une écharpe à Aurélie. Ces dames ne craignent pas d’employer son temps. Et ma robe jaune, vous la connaissez bien, ma robe jaune d’alépine, Lucie l’a défaite, lavée et repassée, ainsi que la robe de mérinos vert de Clarisse et la sienne, et à présent les voilà neuves toutes les trois, prêtes à mettre et aussi bien faites que si elles sortaient de chez la couturière. Oui, cette petite fait tout ce qu’elle veut de ses mains. Elle ne tient pas de moi. Hélas ! j’avais été élevée pour une autre fortune ! Les décrets de la Providence…
— Lucie ! interrompit M. Bertin qui n’écoutait jamais les tirades de sa femme, savez-vous combien elle a d’états ? Il se mit à compter sur ses doigts avec un plaisir d’enfant : cuisinière, modiste, repasseuse, couturière, tailleur, ménagère, jardinière, sept, sans compter ceux que j’oublie.
— C’est un ange ! dit Mlle Boc. Mais où est-elle donc ?
— Ah ! c’est son heure de sortie, répondit M. Bertin. Quand on n’y voit plus à travailler, comme ça, entre chien et loup, elle va faire quelque visite dans le bourg, ou bien une promenade dans les environs.
Lucie avait quitté la maison, parce qu’elle se sentait mal à l’aise, et parce qu’il s’agitait en elle des pensées qui avaient besoin de solitude.
Elle avait le cœur serré, la tête en feu. Qu’ai-je donc ? se demanda-t-elle. Elle ne le sentait qu’assez confusément, et, toute songeuse, le front penché, elle descendit à petits pas jusqu’au fond de la prairie, oh l’herbe humide mouillait, sans qu’elle y prît garde, ses petits pieds mal chaussés.
Jusqu’à ce jour, bien qu’elle eût vingt ans, Lucie n’avait pas sondé sa destinée. Simple de cœur, et élevée dans cette simplicité de la campagne que ceux-mêmes qui l’ont connue ne peuvent plus comprendre de souvenir, elle avait pris, sans compter, les jours et les ans, attendant un avenir lointain d’amour et de mariage, comme un héritier présomptif sa couronne, et ne s’avisant pas que ce lointain, se rapprochant de jour en jour, aurait dû se montrer enfin présent et réel.
Elles étaient trois jeunes demoiselles à Chavagny, et, bien que Clarisse eût plus de vingt-six ans, Lucie vingt et dix-huit seulement Aurélie, tant que l’une d’elles ne se mariait point, la question dut mariage n’était pas posée, pour ainsi dire, et ce qui menaçait confusément ne s’affirmait pas d’une manière si arrogante et si cruelle. Mais le mariage d’Aurélie n’était-il pas pour Clarisse et pour Lucie la révélation des arrêts du sort ? Clarisse avait atteint vingt-sis ans sans qu’un mot d’amour eût été murmuré à son oreille, et sans que l’ombre d’un prétendant eût été entrevue sur l’humide seuil des Bertin. Le sort de l’aînée indiquait donc assez clairement la destinée de la cadette, et cette parole de Mlle Boc revint au souvenir de Lucie : Les filles riches n’attendent pas longtemps à se marier.
— Je ne me marierai donc point, moi ! se dit-elle. Que ferai-je alors ! Mlle Boc lui apparut comme le type futur de sa propre existence ; elle frémit d’horreur. Alors, comme on sonde de l’œil un précipice, elle creusa par la pensée tous les détails de cette vie sans amour, sans gaieté, sans intérêt, sans considération, sans appui, sans bonheur. — Quoi ! se dit-elle, l’avenir, qui distribue la vie aux hommes, n’apportera jamais rien pour moi ! Rien que des jours, rien que des heures toujours semblables ! Et quand seulement je me sens prête à vivre, déjà la vie serait finie pour moi ! Vivre sans but !… Elle se sentit pénétrée d’épouvante, son cœur se brisa, et elle se mit à pleurer abondamment.
Elle pleura longtemps. La nuit s’était faite. De grands nuages gris passaient sur le croissant de la lune qui jetait à peine une lueur crépusculaire, et le fond de la prairie, où Lucie se trouvait, s’emplissait de plus en plus d’ombre et de silence. On entendait dans le village des portes s’ouvrir et se fermer, les gens rentraient de l’ouvrage, et le pas régulier de leurs sabots retentissait en haut dans le chemin. Les petits bergers qui revenaient, montés sur leur jument poulinière, chantaient le Dérélo sur un ton aigu, tandis que les chiens des fermes éloignées répondaient par de longs hurlements aux aboiements des chiens du village.
En écoutant ces rumeurs, une autre amertume s’éveilla chez la jeune fille. Elle pensa qu’aux noces, elle et Clarisse paraîtraient dans l’humiliation de leur défaite pour orner le triomphe d’Aurélie. Certainement alors, telle ou telle commère ne manquerait pas de dire : Et Mlle Bertin ? Il serait grandement temps qu’elles se mariassent, elles aussi ! À quoi quelque loustic du village répondrait par des quolibets. En vain la pauvre enfant se disait-elle que cela était misérable, les souffrances de l’amour-propre lui rendirent plus amères les tristesses de l’avenir.
Il était bien temps de rentrer ; sans doute on l’attendait chez elle. Au village tous les bruits avaient cessé, et la nuit était sombre, car de grands nuages noirs avaient couvert le pâle croissant. On apercevait seulement de chez la mère Françoise, en haut de la prairie, une lumière qui scintillait au ras du sol comme un feu follet.
Mais elle ne pouvait rentrer ainsi tout éplorée, et ses larmes coulaient toujours. Il y a dans la jeunesse des heures solennelles, époques de l’intelligence, où certaines illusions, derniers langes de l’enfance, derniers voiles du berceau, se déchirent tout à coup. Lucie se trouvait en ce moment sous l’empire d’une crise qu’elle eût dû, à ce qu’il semble, subir plus tôt ; mais la logique des impressions est science encore inconnue, et l’on ne sait pourquoi nous frappe aujourd’hui profondément et nous éclaire la vie, telle chose que jusqu’ici nous n’avions pas comprise et qui nous avait laissé froid.
Lucie restait donc là frissonnante sous la fraîcheur pénétrante du soir. De temps en temps elle essuyait ses yeux et livrait à l’air son visage, afin d’effacer les traces brûlantes de ses larmes. Mais toujours quelque amère pensée recommençait à les faire couler. Elle voulut se distraire par les souvenirs dont ces lieux étaient remplis pour elle. Cette ombre élancée là-bas, c’est le peuplier de la fontaine au bord de laquelle souvent, les dimanches d’été, elle va s’asseoir, un livre à la main, sur une pierre moussue, dans l’épaisseur de la double haie d’églantiers. Là, immobile, tournant doucement les pages, elle a vu de petits oiseaux venir boire et se baigner en secouant leurs ailes dans l’eau. Quelquefois elle entendait au-dessus de sa tête leurs petits pas sur les branches et leurs gazouillements. Un jour, un moineau curieux, traversant la voûte de feuillage, était venu près d’elle ; mais quand ses yeux eurent rencontré ceux de Lucie, vite il s’envola en poussant un cri. Que d’heures elle avait passées là, occupée des amours de Grandisson, de Paméla ou de Zaïre ! Oh ! mais qu’ils sont menteurs ces romans qui prétendent qu’une fille pauvre peut être aimée ! Cette pensée provoqua ses larmes de nouveau.
À l’aspect d’un vieux pommier dont la silhouette décharnée se dessinait dans le crépuscule, elle s’efforça de rappeler de joyeux souvenirs d’enfance. Elle avait joué souvent sous cet arbre avec ses jeunes amies et les deux fils de la mère Françoise. Il formait une salle magnifique, à voûte et à plancher de verdure, où le soleil semait des losanges d’or. On grimpait dans l’arbre pour cueillir le gui dont il était plein, et les petites filles s’en faisaient des parures de perles, et Michel cueillait pour Lucie les plus hautes touffes et les plus belles, tandis que Chérie… Oh ! les beaux jours, tout pleins de poésie et d’ignorance du sort ! Un gémissement lui échappa, et ses larmes recommencèrent.
Tout à coup, Lucie crut entendre des pas qui montaient le sentier au-dessous d’elle. Elle écouta. Les pas se rapprochaient. Quelque journalier attardé, pensa-t-elle, qui regagne le village en prenant au plus court.
Elle se mit alors à marcher doucement du côté de la maison ; mais elle fut bientôt rejointe par l’homme qui montait, et qui, malgré l’obscurité, la salua d’un joyeux : Bonsoir, mademoiselle Lucie ! Elle, sous l’ombre du chapeau, dans la nuit, ne put distinguer les traits de son interlocuteur ; mais il lui sembla reconnaître la voix, et, quoique hésitant un peu, entraînée par une soudaine réminiscence, elle dit :
— Quoi ! c’est vous, Michel ?
— Oui, mam’zelle Lucie. Vous saviez donc que j’étais de retour au pays.
— Non, il y a longtemps que je n’ai rencontré la mère Françoise. Mais, Michel, est-ce que vous restez maintenant à Chavagny ?
— Oui, mam’zelle Lucie, je suis loué chez Mourillon, mais je reviens les soirs chez nous, parce qu’à la ferme ils sont un peu gênés pour les lits. Je suis content de vous avoir rencontrée, mam’zelle Lucie ; je regardais bien toujours de vot’côté en passant, mais c’est trop tard le soir et trop tôt le matin.
— Il fallait venir nous voir le dimanche, Michel.
— Oh ! je n’ai pas osé. Il y a si longtemps que nous nous sommes vus, mam’zelle Lucie ! Savais-je seulement si vous vous souveniez de moi.
— Oh ! bien certainement, Michel, je m’en souvenais. Tenez, là précisément, tout à l’heure, en voyant ce vieux pommier, je pensais à nos jeux d’autrefois.
— Vrai, mamz’elle Lucie, vous vous souvenez de tout ça ! Oh ! vous êtes bien toujours la même, vous ! Quel bon temps c’était ! J’y pense souvent. Eh bien ! puisque vous ne l’avez point oublié, mam’zelle Lucie, j’y repenserai encore avec plus de plaisir.
— Je me rappelais, Michel, combien vous étiez bon pour moi, et que, lorsque Chérie me faisait quelque mauvais tour, vous preniez toujours ma défense. Une fois j’eus beaucoup de peine à vous empêcher de la battre, parce qu’elle m’avait pincée jusqu’au sang.
— Oui ! la Chérie n’a jamais été bonne. Tout allait bien quand elle n’y était pas, car Gène et Isidore étaient de braves enfants, et vous, mam’zelle Lucie, vous étiez si bonne et si gentille qu’on était content rien que d’être avec vous.
Tout en causant, ils avaient atteint le haut de la prairie, et n’étaient pas loin de la haie qui, de ce côté, séparait le pré de la Françoise du pré de M. Bertin. Lucie avait eu le temps de se remettre.
— Bonsoir, Michel, dit-elle.
— Vous n’avez pas peur, mam’zelle, toute seule ainsi à la nuitée ? Je vas vous reconduire, si vous voulez.
— Merci, Michel. Oh ! je n’ai pas peur.
— C’est vrai ! Je me rappelle comme vous vous gaussiez de nous quand nous parlions de la bête blanche et des sorciers.
— Est-ce que vous y croyez toujours, vous, Michel ?
— Non, pas beaucoup, répondit-il naïvement. Pourtant, ça m’a pris, des fois. Voyez-vous, mam’zelle Lucie, quand de jeunesse on vous a fourré ça dans la tête, plus moyen que ça en sorte tout à fait. Mais vous n’avez pas de sabots, mam’zelle, à ce qu’il me semble. Pour sûr, vous avez les pieds mouillés ?
— C’est vrai, j’ai oublié mes sabots.
— Je cours vous les chercher, Mam’zelle Lucie.
— Merci, mais c’est inutile à présent.
— Non point, mam’zelle, la prée est large, et vous auriez le temps de vous enrhumer tout à fait. Tenez, votre voix est déjà tout enrouée. Et la rigole au coin du jardin, qui pour sûr est débordée, comment la passeriez-vous ?
Sans attendre un consentement, le jeune paysan, qui craignait l’humidité pour Lucie, quitta ses sabots afin d’aller plus vite et partit comme un trait.
— Il est toujours bon ! se dit la jeune fille. Jamais Gustave ni aucun autre n’a eu tant d’attention pour moi que ce pauvre Michel. Maintenant nous ne pouvons plus être amis. Lui, heureusement, il a de nouveaux plaisirs ; moi, je n’ai grandi que pour atteindre la douleur et la solitude.
Au bout d’un instant elle rencontra Michel qui revenait avec les sabots.
— Je n’ai vu personne, dit-il. La porte était ouverte, et il y avait plusieurs paires de sabots dans le corridor. Mais en tâtant j’ai pris les plus petits. C’est bien ça, continua-t-il en s’agenouillant dans l’herbe pour mettre lui-même la rustique chaussure aux pieds de Lucie. À présent, bonsoir, mam’zelle, et au revoir.
Lucie trouva la maison toute dérangée pendant son absence. Mme Bertin essayait, en gémissant, de préparer le souper ; mais elle brouillait tout, ne trouvait pas ce qui était nécessaire, et répétait à chaque instant : — Vraiment, je ne sais pas où peut être Lucie ! M. Bertin était allé sur le chemin du village, espérant la rencontrer. Au coin du feu retentissait plus sèche et plus fréquente la toux de Clarisse. Lucie, à peine entrée, se mit à l’œuvre, trouva tout de suite ce qu’on cherchait, acheva ce qui restait à faire, et bientôt la famille, assise autour de la table, attaquait une soupe à l’oignon accompagnée d’un plat de pommes de terre. Près de Clarisse, il y avait un petit flacon de vin rouge. Les autres buvaient de la piquette.
Était-ce la maigreur de ce repas qui rendait silencieux les convives ? Non, sans doute ; car ils mangeaient sans dédain, et même avec appétit, en gens habitués à pareille chère. M. Bertin fit seulement cette observation sur le menu du repas :
— Je croyais que c’était aujourd’hui les haricots.
— Non, papa, c’est pour demain.
— Rouges ou blancs ?
— C’étaient des blancs, la dernière fois, dit Mme Bertin.
— Alors, papa, ce sera des rouges.
— Oh ! reprit Mme Bertin avec un accent d’amertume, nous pouvons varier beaucoup notre ordinaire, car nous en avons aussi des jaunes.
— Hé ! hé ! hé ! fit M. Bertin en riant très-fort.
Les trois femmes firent semblant de sourire. Elles s’efforçaient aussi de parler un peu, mais la conversation était si languissante que M. Bertin dit, en se levant de table : — Vous êtes gaies comme un enterrement, ce soir. Ma foi ! moi, je vais un moment chez Touron. C’était leur voisin, le tailleur, bien connu dans tout Chavagny pour une fine mouche, et aussi pour avoir la langue si pointue qu’elle piquait tout le monde. Sa femme ne lui en cédait guère, bien qu’elle fît la dévote et la sucrée avec Mlle Boc et avec M. le curé. Quant à M. Bertin, il ne pouvait avoir de l’ennui tout au plus qu’un quart d’heure, car c’était un homme d’un bon caractère et content de peu, mais qui n’en pensait guère plus long qu’un enfant. Les paysans de Chavagny l’aimaient assez, mais en faisaient peu de cas, d’abord parce qu’il causait trop avec eux, puis parce qu’il était pauvre, et enfin parce qu’on trouvait pourtant extraordinaire qu’il ne fît rien d’un bout de l’an à l’autre ni de son esprit ni de ses mains.
À la veillée, quand Mme Bertin et ses filles se furent assises, pour coudre et broder, autour d’une chandelle posée sur une petite table, après un long silence :
— Lucie, dit la mère, ne penses-tu pas que vos robes de percale blanche, bien repassées, pourraient être de mise aux noces de ta cousine ?
— Je ne crois pas, maman ; on n’y verra sans doute que des robes de soie.
— Oui ; mais pour des jeunes filles, la simplicité n’est-elle pas ce qui sied le mieux ? Étant demoiselles d’honneur, vous mettriez des fleurs dans vos cheveux, ce qui vous permettrait de vous passer de chapeau.
— Je crois que cela ne se fait plus, maman.
— Oh ! la mode ne s’occupe que d’occasionner de la dépense. Mais pourtant, à la campagne… qu’en penses-tu, Clarisse ?
— Il vaudrait mieux ne pas y aller, maman.
— Ah ! par exemple, vous qui n’avez jamais de distractions, ce serait un peu fort, si vous manquiez celle-là ! Il faut pourtant se montrer un peu. Comme tu as l’air sombre, ce soir, Clarisse !
— Maman, c’est que j’ai mal à la tête. Je ne veillerai pas davantage.
Elle alla se coucher. Deux heures après, quand Lucie à son tour entra dans la chambre où elles partageaient le même lit, elle trouva Clarisse éveillée de façon à montrer qu’elle n’avait pas dormi, et brûlée d’une fièvre ardente. Lucie lui donna quelques soins et se coucha près d’elle ; puis elles restèrent silencieuses l’une et l’autre. Mais Lucie crut entendre plus d’une fois soupirer sa sœur. Alors une pensée cruelle lui vint à l’esprit : Clarisse, autrefois si forte et si fraîche, n’était-ce pas l’ennui d’une vie sans espoir qui la tuait lentement ? Lucie faillit se jeter dans ses bras et la serrer en pleurant sur son cœur ; mais quelque doute la retint, et puis Clarisse était fière et peu expansive.
Après une assez longue insomnie, Lucie ne s’endormit que pour tomber dans des rêves pénibles. Elle se voyait avec sa sœur, couchée dans un cercueil paré de roses blanches. Du milieu de la foule nombreuse sortait Aurélie en robe de mariée, qui d’un geste plein d’élégance leur jetait de l’eau bénite, en relevant sa robe et en prenant garde de mouiller ses gants. Michel vint ensuite ; il apportait les sabots de Lucie, et, après les lui avoir chaussés, il dit, en la prenant par la main : — Levez-vous et marchez ! Mais Lucie ne le pouvait, parce que Mlle Boc, debout, au pied du cercueil, le bras étendu comme une pythonisse, l’y maintenait d’un geste formidable, en même temps qu’elle disait à l’assistance d’un ton larmoyant : — Pauvre petite ! quel dommage ! elle m’eût succédé au bureau de tabac !
III
Le lendemain était un dimanche. Mme Bertin ayant mis sa robe jaune, et ses filles les robes de mérinos vert, neuves une seconde fois, toutes trois, coiffées de chapeaux rajeunis aussi par Lucie, partirent après déjeuner pour l’église, où se rendaient de tous côtés, appelés par le chant des cloches, les habitants de Chavagny et des villages environnants. Partout sur les chemins gens endimanchés : filles en cornettes blanches et en capes bleues, avec des tabliers rouges, bleus ou verts ; vieux paysans guêtres, en veste de bure, la tête ombragée du feutre noir, à côté de jeunes hommes pimpants et farauds, en blouses de coton bleue brodées sur les coutures, et coiffés d’un chapeau de paille entouré d’un ruban. Ces vives couleurs, cet air de fête, s’arrangeaient à merveille avec la nouvelle verdure, les premières fleurs et le gai soleil.
L’église de Chavagny date du quatorzième siècle, comme le témoigne son porche aux monstres grimaçants, qu’habitent sans peur les hirondelles. Elle est vaste et partagée en deux nefs, mais le chœur seulement et une partie du transept sont voûtés : de sorte que l’hiver, la pluie, pénétrant à travers la toiture, forme de petites mares sur les pavés creux des nefs, ou que la neige, finement tamisée, blanchit les fidèles agenouillés. Mais heureusement tous les notables de la commune ont pu ranger leurs bancs sous la voûte.
Mmes Bertin venaient de se placer dans le leur, quand un mouvement de la foule attira leurs regards vers la porte de l’église. La famille Bourdon entrait, accompagnée d’un jeune homme dont la présence inattendue excitait cette curiosité. Clarisse et Lucie n’avaient pas encore rencontré M. Gavel, mais elles ne doutèrent pas que ce ne fût lui, et leurs yeux avides se fixèrent devant elles à la place où il allait passer. Bientôt l’harmonieux froissement de deux robes de soie se fit entendre, et derrière Mmes Bourdon, près de leur oncle, Lucie et Clarisse aperçurent le prétendu de leur cousine.
D’un mouvement pareil, après qu’il eut passé, les deux jeunes filles baissèrent la tête, comme pour s’absorber dans la prière. À l’aspect de ce jeune homme beau comme un héros de roman, fier, élégant, et qui réalisa tout à coup devant elles un idéal supérieur à celui qu’elles avaient rêvé, plus le bonheur d’Aurélie leur parut grand, plus leur misère leur sembla profonde. Ainsi recueillies en apparence, durant tout l’office elles ne s’occupèrent que d’apaiser leur agitation intérieure, en cherchant, selon l’idée chrétienne, à se détacher de la terre.
Elles s’y efforçaient naïvement, sans songer que les ascètes au désert avaient encore à combattre, et qu’elles, pauvres filles, plongées dans un village au milieu des plus petites misères de la civilisation, elles devaient lutter non-seulement contre leurs aspirations les plus légitimes, mais aussi contre la pression constante de l’exemple et de l’opinion.
Par un accord tacite, Mmes Bertin restèrent dans l’église jusqu’après le départ de la famille Bourdon, et ne répondirent que par un salut à la muette invitation de leurs parentes, qu’elles accompagnaient d’habitude. Le bel ingénieur les intimidait.
Il y a toujours foule sur la petite place de l’église après l’office. Les gens du bourg et ceux des villages s’y mêlent ; on s’y embrasse joue sur joue avec de grands compliments, et c’est là qu’entre amis on s’invite à venir boire chopine au cabaret, ou qu’on engage sa cousine à faire collation entre messe et vêpres.
— Te voilà ? dit Lucie, en embrassant une jeune paysanne des plus élégantes, et dont la figure gentille avait un petit air modeste et composé, te voilà, ma bonne Gène (Geneviève), peux-tu nous donner quelques heures ? Ta mère, va-t-elle mieux ?
— Toujours la même chose, mam’zelle Lucie. Elle mange et dort, mais ne sent point ses jambes et ne peut supporter le jour. Elle parle de m’envoyer à Sainte-Radégonde de Poitiers pour faire un vœu. Mon pauvre père est toujours bien triste. Que voulez-vous ? Tenez, parlons d’autre chose. Vous allez donc avoir un nouveau parent, mesdames, à ce qu’on dit. Comment le trouvez-vous ?
— Très-bien ! répondit Clarisse avec effort.
— Il paraît très-bien, dit Lucie.
— Il me représente le chevalier de Valmont, dit Mme Bertin.
— Ou Lovelace, reprit Lucie en riant.
La petite paysanne paraissait au courant de cette littérature.
— Vous n’êtes pas bonne, dit-elle à Lucie.
— C’est vrai, chère Gène, mais je ne dis cela qu’en plaisantant ; car je suis persuadée que mon oncle et ma tante ont choisi mieux qu’un Lovelace.
— Et vous avez raison de ne point parler de votre cousine, dit Gène, car pour sûr ça n’est pas elle qui a choisi.
— Au moins n’a-t-elle pas à se plaindre, répondit Mme Bertin, que les avantages extérieurs captivaient tout aussitôt.
— Après tout, ce n’est qu’un bruit, objecta Clarisse.
— Oh ! c’est bien sûr, mam’zelle, du moment que Mme Bourdon le reçoit dans son banc devant tout le monde.
— Clarisse est fatiguée de rester debout, dit la mère, allons tout de suite chez Mme Bourdon.
— Pour moi, dit Lucie, j’emmène Gène à la maison.
— Non, mam’zelle Lucie, une autre fois ; ma mère est trop malade aujourd’hui. Je vous accompagnerai seulement jusqu’au logis.
Gène et Lucie, se donnant le bras, se mirent à marcher, en causant intimement à demi-voix. Mme Bertin les suivait avec Clarisse, qui tremblait de fièvre sous son manteau, mais qui pour rien au monde n’eût manqué chez sa tante au dîner du dimanche. Cette pauvre fille avait le goût du monde et la passion du luxe. Tout ce qu’elle voyait chez sa tante l’émerveillait ; tout ce qui faisait partie de ce sanctuaire était respectable, beau et bon à ses yeux, et elle copiait de son mieux les manières de Mme Bourdon. Peut-être avait-elle provoqué la maladie de poitrine dont elle se mourait en se serrant dans son corset outre mesure, parce qu’elle avait la taille épaisse.
Gène et Lucie atteignaient l’avenue de marronniers qui mène au logis, quand deux jeunes hommes passèrent près d’elles en les saluant. L’un d’eux, grand et bien fait, qui portait la blouse bleue et le chapeau de paille, costume ordinaire des paysans, avait une figure remarquable, non tant par la beauté de ses traits, un peu forts, que par une expression frappante d’intelligence, de noblesse et de vivacité. L’autre, assez vulgaire, avait un costume rare dans ces campagnes. C’était une livrée bleue bordée de jaune, avec gants blancs et casquette galonnée. Mme Bertin jetait un regard moqueur à son amie, quand elle s’aperçut que le visage de Gène était couvert de rougeur.
— Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, quand les deux jeunes gens eurent passé.
— Moi ? dit Gène en rougissant un peu plus, je ris comme vous de ce pauvre Isidore qui est d’un si sot orgueil. Depuis qu’il est chez M. de Parmaillan, il n’a pas eu de repos qu’il n’ait échangé la place de jardinier contre celle de laquais, et le voilà qui se promène à présent dans tout Chavagny, fier comme un dindon sous sa livrée.
— Mais, s’écria Lucie, c’est donc son frère, c’est Michel qui est avec lui ?
— Quoi ! vous ne le reconnaissiez pas, mam’zelle Lucie ?
— Je me demandais quel était ce beau garçon, et je le reconnaissais sans pouvoir le nommer. Comme il a changé ! comme il a grandi !
— C’est-il possible que vous ne l’ayez pas vu depuis si longtemps, mam’zelle Lucie ? À la vérité, il vient de passer trois ans à Château-Bernier.
— Non ; je ne le voyais pas. Je crois qu’il venait rarement chez sa mère, peut-être à Pâques ou à Noël seulement. Puis, tu sais, du moment où nous n’avons plus été camarades, quand maman a prétendu que j’étais trop grande pour continuer de jouer avec eux, et depuis que tu es allée, toi, demeurer aux Tubleries, je n’ai plus reçu Michel que de temps en temps. Pourtant nous nous sommes rencontrés hier, mais je ne l’ai pas vu, parce qu’il faisait nuit, et il m’a témoigné beaucoup de souvenir et d’amitié ; moi, le croirais-tu ? je l’ai reconnu tout de suite à la voix.
— C’est vrai que sa voix n’a pas changé, ni son cœur non plus, mam’zelle Lucie, car il est toujours brave et bon, et vous ne le verrez pas comme les aut’ gars du village, qui sont bien les plus risibles du monde, faire le faraud et le fendant. C’est pas lui qui porterait la livrée comme Isidore. Voyez-vous, ce qui lui fait envie, à lui, c’est les vraies belles et bonnes choses, et ce n’est rien que pour ça qu’il voudrait n’être pas paysan.
— Sais-tu que tu es enthousiaste de Michel, dit en souriant Lucie.
Gène rougit encore.
— Allons ! ne vous moquez pas de moi, dit-elle d’un ton suppliant. Michel est venu nous voir deux fois depuis qu’il est de retour, mais il ne m’a rien dit que d’honnête et d’amical. Savez-vous, mam’zelle Lucie, pourquoi il a quitté Château-Bernier. C’est toute une histoire.
— Je ne la sais pas, répondit Lucie, mais tu me la diras une autre fois, car voici maman et Clarisse tout au bout de l’avenue, et j’aurai peine à les rejoindre pour ne pas faire mon entrée toute seule. Adieu, chère bonne.
Elle sauta au cou de Gène, l’embrassa tendrement, et, relevant autour d’elle sa robe et son manteau, elle se mit à courir sous les grands marronniers avec une rapidité pleine de grâce et de force, due à sa souplesse naturelle autant qu’à ses habitudes champêtres.
On entrait par une large grille dans la cour de M. Bourdon, cour vaste et entièrement sablée, à l’exception dès quatre angles et d’un rond-point. Les angles étaient remplis par des massifs d’arbres verts que bordait une ceinture des fleurs de la saison. Quant au rond-point, c’était une de ces merveilles qui renommaient la propriété de M. Bourdon. Au milieu, des orangers, des lauriers-roses et des myrtes s’élançaient chargés de fleurs. Puis venait un cercle épais de rhododendrons, de camélias, de fougères, au-dessous desquels s’étageaient bruyères, azalées, calcéolaires et jasmins, entourés d’un cordon rampant de résédas et de verveines ; toutes ces plantes avaient été sorties des serres depuis quelques jours, et le soir, dans la crainte des gelées tardives, on jetait sur elles une vaste tente. À gauche, à travers les vitres d’une grande orangerie, éclataient des fruits d’or. À droite s’étendaient les serres, constamment et fortement chauffées, où croissaient en pleine terre, à côté des plantes exotiques les plus rares, une treille, des pêchers et des poiriers qui nouaient déjà leurs fruits. C’était un autre sujet d’émerveillement à Chavagny que ces belles serres, et plus d’un vieillard, l’hiver, de ces vieillards qui vont fagoter misérablement dans les bois, disait en remuant le soir des cendres éteintes dans sa demeure où soufflait le vent : — Si je pouvais tant seulement me blottir cette nuit dans la serre à M. Bourdon !
Ce n’était jamais sans émotion que Mmes Bertin pénétraient dans les confortables appartements du logis, si spacieux, si éclairés, d’un luxe, pour elles, si splendide, et tout imprégnés pour leurs sens non blasés des parfums d’une vie supérieure. Lucie était la seule dont la simplicité combattît ces impressions. Ce jour-là, ces dames étaient doublement émues par la pensée qu’elles allaient se trouver en présence de M. Gavel, et Mme Bertin eut besoin de rappeler tout son courage quand la femme de chambre, ouvrant la porte du petit salon, s’effaça pour la laisser entrer.
Ce petit salon tendu de perse verte avait des rideaux de mousseline blanche ; une glace et des bronzes ornaient la cheminée, des tableaux richement encadrés représentaient des sujets religieux. Le meuble était de palissandre.
Le premier regard des visiteuses rencontra M. Gavel assis entre Aurélie et sa mère près de la cheminée.
Il se leva aussitôt, et elles s’avancèrent éperdues, les filles saluant de tous côtés pendant que Mme Bertin faisait en arrière des révérences de cour. Le froid baiser d’Aurélie, qui vint à leur rencontre avec un empressement glacial, masqua un peu le trouble de leur contenance, et cependant l’ingénieur se pinça les lèvres pour ne pas rire.
On recevait souvent chez Mme Bourdon haute et noble compagnie ; mais la famille Bertin n’était jamais invitée que le dimanche.
— Arrivez donc, mes chères ? dit Mme Bourdon en se levant à demi du fauteuil où elle était assise, et où bientôt, avec une grâce moelleuse, elle se replongea. Vous étiez bien dévotes aujourd’hui ! Quant à moi, l’éloquence de notre curé m’avait tellement assoupie que je me suis hâtée d’aller me réveiller au grand air.
— Hum ! certainement ! oui ! répondit Mme Bertin en grimaçant des sourires ; et, s’étant emparée du fauteuil que lui offrait Aurélie, elle s’y établit, roide, les pieds tendus, les mains croisées sur ses genoux, un sourire collé sur le visage, et répondant par monosyllabes, comme une pensionnaire de quinze ans.
Pendant ce temps, Clarisse demandait tout bas à Aurélie des nouvelles de sa santé.
Le ridicule de cette situation fit monter la rougeur de l’impatience au visage de Lucie. Elle surmonta tout à coup sa timidité, leva résolument les yeux sur M. Gavel, et se mêla à la conversation avec un mélange de vivacité et de réserve. Plusieurs fois, elle rencontra le regard de M. Gavel attaché sur elle. Ce regard à la fois perçant et doux la toucha.
— Bientôt il sera notre parent, se dit-elle, notre ami peut-être.
Le peu de toilette qu’avait Lucie lui seyait bien et la rendait élégante. Elle était fort gracieusement coiffée de ses cheveux bruns nattés ; sa robe à corsage plat, bien faite, dessinait une jolie taille ; des manchettes brodées adoucissaient un peu le ton rouge de ses petites mains, et, sous un col de mousseline, un beau nœud de ruban rose faisait valoir par un doux contraste la blancheur de son teint mat, légèrement rosé.
La pauvre Clarisse, elle, flétrie par la fièvre et guindée, n’avait rien de cette franche simplicité qui rendait sa jeune sœur profondément attrayante. Elle voulut causer aussi, mais sa phrase s’embarrassa par le soin qu’elle mit à la polir.
Il faut dire que çà et là des locations poitevines échappaient à Lucie, mais elle ne s’en inquiétait pas.
La conversation était du genre le plus facile et le plus commun, c’est-à-dire critique ; au moment où elle devint décidément animée, Mme Bourdon conclut par ces mots, car elle était de ces personnes qui ne vont jamais trop loin : — Mais en parlant de l’éloquence de M. le curé, nous ne devons pas oublier les égards dus à son caractère de prêtre.
Mme Bourdon allait assez loin cependant pour entamer profondément les sujets qu’elle effleurait ; mais, comme alors elle ne procédait que par insinuations, demi-mots et réticences, il était aussi difficile de la citer qu’il était facile de la comprendre. Et puis sa parole, quoique pénétrante, était ouatée de tant d’euphémismes ! ses joues fraîches et rebondies, son triple menton si blanc, annonçaient une si bonne femme ! sa bouche en cœur avait tant de finesse ! tant de grâces félines emmitoufflaient sa personne dodue, qu’on ne s’apercevait point tout d’abord que la chatte avait des griffes, et que cette femme si distinguée débitait parfois d’énormes cancans.
Elle avait une certaine majesté dans son ampleur, bien qu’elle semblât rouler en marchant, et ses yeux assez grands, mais secs et vitreux, prenaient dans le commandement ou dans la colère une expression formidable.
— Vous vous imaginez peut-être, dit-elle à Gavel, que nous allons passer ainsi la journée. Pas du tout : c’est mon jour de réception, et les personnes les plus notables viennent dîner ce soir avec nous. Nous aurons avec le curé Mlle Boc, son amie intime, que vous avez déjà vue.
— Marche donc sur le pied de maman, souffla tout bas Lucie à sa sœur, assise près de Mme Bertin ; et Clarisse, allongeant doucement le pied, s’empressa d’arracher sa mère au somnambulisme qui mettait cruellement à l’épreuve la gravité de M. Gavel.
Enchantée d’entendre parler ses filles, Mme Bertin, d’abord, les avait écoutées avec complaisance, en hochant la tête et en souriant ; puis, comparant de nouveau Gavel au chevalier de Valmont, elle se plut à imaginer pour Clarisse et Lucie deux maris semblables. Vous l’eussiez vue mimer la demande, sourire au bonheur des fiancés, pleurer au mariage et presque danser à la noce. Au moment où Clarisse lui marcha sur le pied, déjà, d’une physionomie ravie et avec un mouvement auquel on ne pouvait se méprendre, elle berçait dans des berceaux de soie ses petits-enfants. Pauvre femme ! elle avait lu, commenté et relu tant de romans, que, sans doute par compensation aux tristesses de sa vie, elle aimait à se plonger mentalement dans le monde des faits romanesques. Cela était devenu chez elle une habitude involontaire dont on riait à la maison, et que Clarisse était chargée de surveiller en public.
— Mlle Boc, dit M. Gavel ; un long nez pointu, n’est-ce pas, madame ?
— Eh ! que parlez-vous de son nez, cher M. Gavel ? n’avez-vous donc point entrevu sa langue ? Une vieille fille ! c’est tout dire ; mais celle-ci en vaut deux.
— N’en croyez pas de mal, Gavel, car elle vous trouve charmant, dit M. Bourdon, qui entrait. Bonjour, mesdames.
Il serra la main de Mme Bertin, embrassa Clarisse du bout des lèvres, et déposa sur les joues de Lucie deux baisers fort tendres.
— Eh bien ! poursuivit-il, où donc est Bertin ? Je ne l’ai point rencontré sur la place où il cause tous les dimanches pendant la messe avec de vieux incrédules comme lui. Pourquoi n’as-tu pas converti ce père-là, ma petite Lucie ?
— Je ne l’essayerai point, répondit-elle en souriant ; je trouve mon père bien comme il est.
— Voilà une fille parfaite ! Mon cher Gavel, vous venez de faire connaissance avec ces dames ; je vous présenterai ce soir à M. Bertin… Ah ! le facteur a passé. Voilà des lettres et des journaux qui m’attendent. Vous m’excuserez, mesdames, n’est-ce pas ?
Et il se mit à décacheter et à lire, tout en jetant çà et là quelques paroles dans la conversation.
— Notre chemin passera, Gavel, voici une lettre qui me l’annonce. Elle est de notre respectable député au conseil général.
— Bien respectable ! dit ironiquement Gavel.
— Bah ! laissez-le donc. Après tout, ce n’est pas à nous d’en médire.
— C’est qu’il occupe votre place.
— Pas du tout, mon cher, c’est moi qui occupe la sienne, répliqua M. Bourdon à demi-voix. Ne savez-vous pas que régner et gouverner sont deux en ce temps-ci ? Mais c’est bien le diable, si l’on s’en tire longtemps au train dont on va. Guizot tranche du Polignac. Avez-vous lu la dernière séance ? Ils iront comme cela jusqu’à la fin.
— jusqu’à la fin des siècles, répondit en souriant l’ingénieur : que voulez-vous qui puisse remplacer l’ordre de choses actuel ?
— Oh ! je ne veux rien, moi, que l’ordre et la stabilité, je vous jure ; et tant que la dynastie d’Orléans en sera la sauvegarde, je voterais pour elle, si j’étais député. Mais il faut être bien habile, quand on ne s’appuie pas sur un principe ; oui, mon cher, bien habile ! et les doctrinaires ne le sont pas. Qu’en dis-tu, ma belle ? demanda-t-il à Lucie.
— Hélas ! mon oncle, je n’en sais rien.
— Je le crois, tu es trop gentille pour cela. Mais voici pourtant un journal qui vous intéressera, mesdemoiselles ; ton journal, ma fille, que je te demande pardon de ne pas avoir découvert plus tôt parmi ces brochures. C’est un bulletin des lois qui n’excitera pas d’opposition, et qui ne vous donnera que des heures agréables. Vraiment, il n’y a que les femmes d’heureuses en ce monde !
— Fais-nous le croire, dit Mme Bourdon.
— Certainement, puisque votre ambition est d’être aimées, et que vous êtes les plus aimables. N’est-ce pas, ma fille ?
— Ce n’est pas à moi qu’il appartient d’en décider, répondit Aurélie en minaudant. Voulez-vous que nous examinions mon journal ensemble, mes chères ? dit-elle ensuite en s’adressant à ses cousines.
Elles s’assirent toutes les trois autour d’une table ronde chargée de livres et d’albums, où elles s’extasièrent à demi-voix sur les nouveaux costumes et les beaux patrons de broderies.
— Connaissez-vous la famille du maire ? reprit Mme Bourdon en s’adressant à Gavel. Nous aurons ces dames ce soir.
Son visage souriant éclatait d’ironie.
— Oui, je connais Mlle Chérie, répondit Gavel ; une beauté brune aux fortes jambes.
— Comment ! Gavel, comment ! vous connaissez les jambes de Mlle Perronneau ! s’écria M. Bourdon en interrompant la lecture de son journal.
— Attendez un peu, dit Gavel en riant. Voici comment l’ampleur, de ses jambes et la finesse de son langage se révélèrent à moi du même coup. Au sortir du village, étant dans ma voiture, je la rencontrai dans ce chemin étroit qui précède la ferme des Èves. Elle était à califourchon sur une grosse jument blanche qu’elle fit trotter promptement à grands coups de poings et de talons, en l’appelant… mais il ne m’est pas permis de reproduire cette éloquence dans toute sa verdeur. À l’issue du chemin, elle rangea sa bête, et, me lançant à mon passage une œillade ingénue, elle murmura d’une voix flûtée ces douces paroles : Bonjour, monsieur l’ingénieur !
Les trois mentons de Mme Bourdon s’agitèrent sous un long rire, et M. Bourdon s’écria :
— Fort bien, mon cher ! Alors faites-lui la cour dans l’intérêt de nos chemins, car cette tête-là est pour quelque chose dans l’administration de la commune.
— Serait-elle du conseil municipal ? demanda Gavel.
— Pas tout à fait ; mais, si elle n’assiste pas aux séances, il ne s’en faut que de l’épaisseur d’une cloison. C’est une fine oreille, et le père Perronneau a coutume de dire qu’elle a l’esprit de deux garçons.
— Oh ! c’est une fille de tête… capable de mener plusieurs intrigues d’un coup, dit Mme Bourdon, en adoucissant le ton de sa voix, de manière à n’être entendue que de Gavel. — Du moins, à ce qu’on dit, ajouta-t-elle, avec une suave nonchalance. Ce qu’il y a de charmant, reprit-elle plus haut, c’est le nom dont on les nomme, elle et sa mère, dans le village. Les paysans, vous le savez, ont l’habitude de féminiser pour les femmes le nom de famille : Mme et Mlle Perronneau ont donc beau se vêtir de soie et se couvrir de chaînes d’or, elles ont donc beau redoubler d’orgueil et d’insolence, elles ne seront jamais que les Perronnelles dans la bouche de tout le pays.
Au bout d’une heure de dissertation sur le Journal des demoiselles, Aurélie emmena ses compagnes visiter les serres. Là, toujours parfaite, et répondant à leurs questions avec cet air d’angélique bonté qu’elle empruntait aux héroïnes de son journal, Mlle Bourdon s’occupa symétriquement à confectionner des bouquets bien ronds pour Mmes Bertin et pour sa mère. Tout, dans l’air de cette jeune personne et dans son attitude, disait perpétuellement : Je fais ce qui doit se faire. Certes, elle était irréprochable de la tête aux pieds, depuis son peigne jusqu’à la semelle de ses bottines, et il n’y avait rien dans son ton qui ne fût noté par les convenances, comme il n’y avait rien dans son langage qui ne fût très-pur, comme il n’y avait rien dans ses paroles qui ne fût un modèle de politesse et de discrétion. Mme Bourdon, une des femmes le plus comme il faut du département, avait formé là une élève accomplie. Aussi triomphait-elle dans son œuvre après dix-huit ans d’efforts incessants. Jamais Aurélie n’avait couru seule dans la campagne. Jamais elle n’avait joué comme Lucie avec des fils de paysans. Jamais elle n’était sortie sans être enveloppée d’un châle et bien gantée. Sa mère lui avait mis un corset dès l’âge de dix ans ; et longtemps avant cet âge pour adoucir ses mains et assouplir ses cheveux, savons fins et huiles parfumées avaient été mis en usage. Aussi maintenant passait-elle pour un type de distinction, et il fallait y regarder de près pour voir qu’elle avait la peau rude, le teint rougeaud comme son père, les cheveux gros, quoique d’un beau noir, les mains rondes et les ongles courts. Malgré tout, le corset n’avait pu lui donner une taille de sylphide ; mais elle se faisait babiller à Paris. Pour voir ces défauts, d’ailleurs, il eût fallu écarter le prestige de sa richesse, de sa toilette, de son air et de son éducation. Elle était donc renommée comme incomparable ; et les jeunes gens du canton qui avaient vu Paris disaient d’Aurélie Bourdon : C’est une femme de race, mot qui émerveillait les autres, et leur donnait une énorme envie de connaître la race des femmes de Paris.
— Je vais, si tu le veux bien, t’aider à faire ces bouquets, dit Lucie, quand, au bout d’une demi-heure, elle vit que sa cousine, tout en causant, n’en avait encore achevé que deux. Il est vrai que selon la mode c’étaient des chefs-d’œuvre.
— Je te remercie, répondit Aurélie, avec une répugnance visible, mais ne te donne pas cette peine, moi seule connais bien ce qu’on peut cueillir et ce qu’il faut laisser.
Réduite à l’inaction, la jeune fille s’accouda sur un beau vase d’amaryllis, et, tout en jetant çà et là quelques phrases dans la conversation de sa sœur et de sa cousine, de temps en temps elle comprimait de longs bâillements nerveux. Active par goût et par habitude, au bout de quelques heures de cette oisiveté solennelle dont se composait chez Mme Bourdon la journée du dimanche, elle se sentait un besoin irrésistible de marcher, de courir, de crier, de rire un peu. Au salon, le jour trop sombre et l’atmosphère trop lourde l’avaient fatiguée ; maintenant elle étouffait dans cette serre encombrée, au milieu d’une causerie traînante et sans intérêt. Elle ouvrit la bouche pour dire à Aurélie : N’allons-nous pas au jardin ? Mais son regard tomba sur Clarisse, et elle se tut.
Clarisse, assise sur un banc, sous une glycine qui pendait en festons, caressait des yeux tout ce luxe riant qui l’entourait. Sa poitrine dilatée aspirait les émanations chaudes et odorantes de l’atmosphère ; elle se sentait bien ; elle était heureuse. Un an de ce bien-être, au milieu de ces belles choses, l’eût guérie.
— Il est plus de quatre heures, dit enfin Aurélie en regardante sa montre. Voulez-vous faire un tour de jardin avant le dîner ?
— Comme tu voudras, répondit Clarisse avec une intention marquée. Mais je crains bien que nous ne te retenions trop longtemps hors du salon.
— Pourquoi cela ? demanda Froidement Aurélie.
— Parce que ton absence doit paraître longue à quelqu’un.
— Je ne comprends pas, dit Mlle Bourdon en pinçant les lèvres. Ma mère sait où je suis.
— Que tu es dissimulée ! répliqua Lucie, Le secret dont nous te parlons est déjà celui de tout le monde.
— C’est possible, mais moi je l’ignore.
— Allons donc ! reprit Clarisse, tu ne te maries pas avec M. Gavel ?
La physionomie d’Aurélie sembla congeler l’air ambiant autour d’elle, quand elle répondit :
— Mes parents vous ont-ils confié leurs intentions sur ma destinée ?
— Assurément non, répliqua Lucie, et nous attendrons patiemment les publications officielles sans nous inquiéter davantage de ton sort
— Peut-être serais-tu moins formalisée, ma chère Lucie, répondit sa cousine, si tu voulais considérer qu’il ne m’appartient pas de faire connaître les décisions de mes parents avant qu’eux-mêmes l’aient jugé convenable.
Après cette digne réponse, l’entretien devenant de plus en plus froid, Aurélie ramena ses cousines au salon, où se trouvaient rassemblés Mlle Boc, M. le curé, MM. Bertin et Grimaud. On n’attendait plus que la famille Perronneau.
Mais à cinq heures et quart, Mme Bourdon, se levant avec un doux sourire, déclarait que, M. le maire et Mmes Perronnelles se faisant trop attendre, on allait passer dans la salle à manger. Presqu’au même instant la porte s’ouvrit.
C’était M. le maire, suivi de sa femme et de sa fille, dont les hautes coiffes et les chaînes d’or apparurent resplendissantes derrière lui. Le chapeau à la main, l’air épanoui, ne songeant qu’à la noble compagnie au milieu de laquelle il pénétrait, à peine eut-il franchi la porte qu’il se mit à faire nombre de révérences, tant en arrière qu’à droite et à gauche, le tout sur les pieds de sa femme et de sa fille, qui, molestées de tous côtés et n’y pouvant tenir, furent obligées de lui donner des bourrades pour le repousser.
Mme Bourdon les accueillit avec les plus gracieux compliments et les plus doux reproches, puis, coupant court à leurs excuses, elle prit le bras de M. Grimaud pour passer dans la salle à manger. Chaque homme alors offrit le bras à une femme. L’ingénieur marchait le dernier, donnant le bras à Mlle Bourdon ; puis venaient Mlles Bertin et Perronneau qui n’avaient pas de partner. Pendant le trajet, le beau Fernand se pencha un instant vers sa compagne, et lui parla d’un tel air et avec un tel regard, que Chérie Perronneau poussa vivement le coude de Lucie en disant : — Avez-vous vu ? Lucie ne répondit pas. Elle avait très-bien vu, et cela lui avait saisi le cœur. Ce mot amoureux, ce regard tendre furent pour elle une révélation. Elle vit rougir sa cousine, et sentit elle-même une rougeur brûlante monter à ses joues, tandis que son amertume de la veille lui revenait au cœur.
Le dîner, excellent et copieux, était servi comme d’habitude avec toutes les recherches du luxe et de la mode. Il y avait des ustensiles dont les convives ne savaient pas se servir, et des mets dont ils mangeaient pour la première fois, sans oser en demander le nom, mais en en savourant sans préjugé le mérite inconnu. M. Bourdon seul trouva beaucoup à reprendre : le saumon n’était pas frais, le rosbif était trop cuit.
— Quant à ce dernier point, c’est un peu la faute de M. et de Mme Perronneau, dit Mme Bourdon.
— Eh ! mille excuses ! répliqua la mairesse. Au moins pourtant c’est pas faute à not’ volonté ; mais c’est qu’au moment de partir il nous est arrivé un petit accident.
— Vraiment ! Et lequel ? demanda M. Bourdon.
— Oh ! fit Perronneau, c’est un accident dont on ne parle pas.
— Comment ! s’écria M. Bourdon, il est arrivé à ces dames un accident dont on ne parle pas !
Tout le monde éclata de rire.
— Allons ! dit Mme Perronneau, vaut mieux dire ce que c’est. Imaginez vous que, comme nous étions déjà partis, v’là la Catherine qui huche après nous, parce que not’ truie, sauf votre respect, était à même à faire une couvée de petits cochons. Quoique ça ne soit pas des choses… des choses…
— Poétiques, souffla M. Gavel.
— C’est ça, monsieur l’ingénieur. Oui, quoique ça ne soit pas des choses… enfin vous m’entendez, faut tout de même soigner son bien ; car si on s’en fiait aux domestiques, tout s’en irait en brouée (brouillard).
— Vous avez raison, madame Perronneau, dit gravement M. Bourdon. Il faudra me garder un cochon de votre couvée, car je sais que vous avez la main heureuse. C’est comme votre mari pour les bœufs.
— Eh ! eh ! fit le maire, je ne suis pas savant, monsieur Bourdon, mais je peux me flatter que ces insectes-là, je sais les comprendre.
Assis entre Aurélie et Mlle Perronneau, M. Gavel faisait à celle-ci des compliments exagérés, non sans mesure, toutefois, car elle était trop avisée pour se laisser berner facilement. Sans être précisément laide (elle était âgée de dix-neuf ans), cette fille avait les traits rades et les yeux hardis, ce qui ne l’empêchait point de minauder et de faire volontiers l’ingénue. Elle était habillée en demoiselle, sauf la coiffure du pays que son père lui détendait de quitter, et sur sa robe de soie ses doigts chargés de bagues jouaient avec une chaîne d’or.
— Vous vous moquez de moi, disait-elle à M. Gavel, — quoiqu’elle n’en crût rien, — vous vous moquez de moi, parce que je ne suis pas une demoiselle ; mais je suis du bois dont on fait les dames, et j’en serai une quelque jour.
— Voilà d’excellentes intentions, dit M. Gavel ; me permettez-vous de les communiquer à quelqu’un ?
— Pourquoi pas ? répondit-elle.
— À propos, m’sieur Bourdon, dit Perronneau, je peux vous donner des nouvelles de vos enfants. J’en ai reçu par leur conisciple, comme dit Sylvestre. Eh bien ! tout ça se porte bien, et ils se réjouissent tous trois de venir dans quinze jours, à Pâques. M. Émile va bien, et M. Jules aussi. Sylvestre m’a-t-écrit une lettre fameusement jolie, au moins. C’est pas parce que c’est mon fils, mais vrai, c’est gentil. Dam ! il fait bien d’apprendre, car il me coûte assez cher pour ça, depuis quatre ans qu’il est au collége. Et c’est qu’il me faut tout payer, moi, m’sieur Bourdon. C’est pas comme votre fils Jules qui a-t-une bourse. Moi, qui n’ai pas le bras long, comna’ vous, da ! je l’ai tant seulement pas demandée.
— Mais ni moi non plus, dit M. Bourdon évidemment contrarié, je ne l’ai pas demandée plus que vous, mon cher Perronneau. C’est parce qu’elle m’a été offerte comme marque d’estime et d’amitié que je l’ai acceptée, voilà tout.
— Certainement, dit le curé, cela va sans dire ; une marque d’estime, c’est agréable, cela fait plaisir.
— Et ça ne peut se refuser, ajouta l’oncle Grimaud.
— Servez le dessert, ordonna M. Bourdon, qui venait de sonner avec impatience.
Il prit une pomme, et la faisant rouler du côté de Lucie :
— à quoi pense donc cette petite mélancolique ?
Elle tressaillit.
— À rien qui vaille la peine d’être dit, mon oncle, répondit-elle.
— À rien ! voici bien une réponse déjeune fille. Dites-moi vite, mademoiselle, à quoi vous pensiez, sinon je vais porter un toast à la plus jolie, et nous verrons bien s’il vous fera rougir.
— De jalousie ? répliqua-t-elle gracieusement ; non, mon oncle, je ne suis pas jalouse. Et prenant son verre, elle dit : À la santé d’Aurélie.
Aurélie protesta. Chacun leva son verre en riant. Mme Bourdon vint en aide à sa fille par quelques mots. Pour apaiser le débat, M. Grimaud proposa timidement un toast aux Grâces.
— Écoutez, cria M. Bertin, buvons à Aurélie et à son futur… bonheur.
Ce fut une explosion de cris et de rires.
— Joli nom pour un futur, s’écria Perronneau, mais le futur en a un autre.
Mme Bourdon échangea un regard d’intelligence avec l’oncle Grimaud.
— Allons ! dit M. Bourdon, je vois qu’il faut s’exécuter. Je prie donc mes parents et mes amis de boire avec moi au bonheur de ma fille et de M. Gavel.
On acclama. Gavel salua tout le monde. Aurélie, rouge de pudeur et de contrariété, moitié sérieuse, moitié maussade, baissa les yeux sur son assiette, Mlle Boc regarda les Bertin d’un air triomphant, Mme Bourdon continua tranquillement à bourrer l’oncle Grimaud de friandises.
Bientôt après Aurélie s’éclipsa, en faisant signe à ses cousines et à Chérie, qui la suivirent. Quand elles furent toutes les quatre réunies dans le petit salon, Chérie accabla Aurélie de compliments sur son mariage, et Clarisse y joignit les siens.
— J’aurais désiré, dit Aurélie, qu’on m’épargnât davantage à table tout à l’heure ; mais je suis bien aise de pouvoir m’entretenir avec vous de ce grand changement dans ma vie.
Elle dit alors à ce propos, comme incidemment, tout ce qui pouvait relever les avantages de son mariage et le mérite de son fiancé.
— Vous l’aimez passionnément, n’est-ce pas ? demanda Chérie.
— Je dois maintenant l’aimer, répondit Mlle Bourdon.
— Tu habiteras Poitiers ? dit Lucie.
— Hélas ! oui ! fit-elle avec un long soupir, il faudra me séparer de ma mère.
Lucie eût été plus touchée de ce sentiment, si elle n’eût reconnu le soupir et la phrase d’une jeune mariée dont le Journal des Demoiselles avait raconté l’histoire.
Aurélie parla ensuite du magnifique trousseau que lui donnait son père et qu’on avait commandé à Paris ; mais elle ne dit rien qui associât ses cousines à son bonheur, et ne parla ni de les voir assister à ses noces, ni de les recevoir chez elle quand elle serait mariée. Ces choses-là n’avaient pas encore été traitées en Camille, et Aurélie n’aventurait pas plus un sentiment qu’une expression.
La famille Bertin se retira vers neuf heures ; M. Bertin ronflait déjà. Il ne faisait pas froid dehors. La lune, glissant entre les nuages, éclairait les objets d’une faible lueur, et un vague murmure qui s’élevait des champs semblait la respiration calme et douce de la nature endormie. Chaussées de leurs sabots et précédées de M. Bertin, qui portait le fallot, ces dames traversèrent les rues boueuses du village. Déjà presque toutes les maisons étaient fermées et silencieuses, excepté les cabarets, d’où, par les fentes des volets, s’échappait la lumière avec les chansons entrecoupées des buveurs.
— Ces chants-là, dit M. Bertin, feront pleurer femmes et enfants pendant la semaine.
— Hélas ! répondit sa femme, les égarements du vice plongent dans l’abîme de toutes sortes de maux !
Lucie pensa aux enfants de Luret, leur voisin, auxquels elle portait quelquefois dans ses poches le pain de son goûter et qu’elle soupirait de voir en haillons et nu-pieds sans pouvoir leur venir en aide. Leur père était là sans doute, comme il avait habitude le dimanche, et trop souvent le lundi.
Arrivés devant chez la mère Françoise, ils virent sa petite maison éclairée, et comme on n’avait fermé que le clion[2], laissant la porte ouverte au bon air du soir, ils entendirent une voix pleine et douce qui lisait. M. Bertin ayant regardé sans façon par-dessus la claie, vit que c’était Michel qui faisait la lecture à sa mère.
— Bien ! bien ! dit-il, en voilà un qui passe honnêtement sa soirée du dimanche ! Savez-vous ce qu’il lit ? Ça n’est pourtant pas bien gai. C’est les Conseils aux agriculteurs, dans l’almanach. Peut-être n’ont-ils pas d’autre livre ? Il faudra leur en prêter.
— Mais, répliqua sa femme, tu ne prétends pas, j’imagine, prêter à ces gens-là mes romans anglais, ni Mme de Genlis, ni…
— Oh ! je trouverai pour eux d’excellents livres dans la bibliothèque de l’oncle Grimaud, dit Lucie.
— Ils les gâteront.
— Bah ! tu as toujours quelque chose à dire, ma femme, repartit M. Bertin. Quand même ils les gâteraient, Grimaud n’en saurait rien, puisque jamais il n’y touche. Au reste, ça m’est bien égal.
— Moi, dit Lucie, je veux faire ce plaisir à Michel, c’est un brave garçon.
— Pardieu ! oui, la coqueluche des filles.
— Comment cela, papa ?
— Ma foi, je ne sais pas si c’est vrai, mais on dit…
— Ne vas-tu pas conter des histoires inconvenantes à ces demoiselles, s’écria Mme Bertin ; ouvre-nous plutôt la porte.
Car ils étaient au seuil de la maison.
IV
Pendant quelques jours, il ne fut question à Chavagny que du mariage de Mlle Bourdon et des belles noces qui auraient lieu. Comme ailleurs, la richesse des fiancés disposait tout le monde à prendre à leur sort un grand intérêt mêlé de respect. On exagérait même un peu cette richesse, car, dès qu’il s’agissait de centaines de mille, quelques-unes de plus ou de moins ne faisaient rien à l’affaire, et c’était bien tout un pour ceux qui en parlaient. On assurait que le préfet assisterait aux noces, et il y en eut des villages qui, ne sachant point ce que c’était qu’un préfet, répétèrent tout bonnement que le roi en serait : d’où le bruit se répandit bientôt que M. Bourdon et le roi Louis-Philippe s’étant remis en bon accord, il se pourrait bien faire que le roi vînt aux noces, ou tout au moins quelqu’un des siens. Certains savants du village objectaient la distance de Chavagny à Paris ; mais d’autres répondaient à cela que le chemin de fer à présent venait de Paris à Tours et que le roi d’ailleurs avait de bons chevaux.
Où l’on pensait le plus à ce mariage, bien qu’on en parlât peu, c’était chez M. Bertin. Dans cette famille qui jusque-là s’était le plus possible retranchée dans les illusions du passé, vivant au jour le jour, c’avait été une lumière sinistre éclairant l’abîme. Aurélie, jeune femme, reléguait déjà Clarisse et Lucie au rang des filles mûres ; et forcés de constater ce fait, contraints par là de supputer les chances d’avenir que possédaient leurs filles, à quoi pouvaient prétendre, que pouvaient espérer M. et Mme Bertin ? Malgré l’insouciance naturelle de l’un et les rêveries enfantines de l’autre, ils étaient donc préoccupés, et Clarisse et Lucie parfois surprenaient une inquiétude amère dans les regards de leurs parents attachés sur elles.
Pour elles aussi la vie s’était faite plus silencieuse, plus sombre, et la demeure où elles étaient nées, qu’elles aimaient, leur paraissait par moment obscure et froide comme un tombeau.
Chez Clarisse, d’ailleurs, cette impression existait depuis longtemps. Quand, au sortir des appartements de sa tante, elle rentrait dans le réduit délabré qu’ils appelaient le salon, toujours une horrible tristesse lui serrait le cœur. Depuis l’annonce du mariage de sa cousine, elle était visiblement plus souffrante, et ne quittait guère le coin du feu, en dépit du gai soleil d’avril qui chauffait la terre, et du renouveau qui se faisait partout, dans la prée où s’épanouissaient les violettes, dans le jardin où boutonnaient les lilas, dans la cour même où les poules faisaient entendre de maternels gloussements, parmi l’herbe reverdie où les pigeons roucoulaient éperdus d’amour. Couverte d’un châle et les pieds sur sa chaufferette, elle brodait languissamment, recueillie dans ses pensées, ou bien, ouvrant de romanesques bouquins déjà lus et relus, elle se plongeait dans une lecture que sa toux sèche et fêlée interrompait fréquemment.
Moins gaie qu’autrefois, Lucie était devenue plus active encore. Après s’être acquittée des soins domestiques, elle jetait quelquefois sa broderie et courait au jardin. Là, elle éclaircissait et sarclait les fraisiers, greffait quelques belles roses dans la haie sur de vigoureux églantiers, et de sa petite main armée d’un sécateur elle achevait de tailler les arbres fruitiers, d’après les leçons qu’elle avait reçues de son oncle.
Cependant, sous l’éclat des premiers soleils, le jardin offrait un aspect fort triste. Des six carrés qui le composaient, un seul avait été bêché, et les cinq autres gardaient encore sur un sol compact les débris des végétaux de l’année précédente, mêlés à des touffes d’herbes folles. Ce n’était pourtant pas Lucie qui pouvait remuer et ensemencer tout cela.
Un matin, vers dix heures, Lucie était au jardin. Elle venait de donner à ses fraisiers un dernier coup de sarcloir, et, tandis qu’elle s’appuyait au tronc d’un vieux pécher, haletante et la figure empourprée, elle regardait avec désespoir tout ce terrain infertile où s’étalaient joyeusement, comme des vagabonds dans un palais, sauges, lauriers pourprés, tithymales, séneçons et marguerites. À ce moment, M. Bertin parut. Il tenait ses mains croisées derrière le dos, et marchait les yeux fixés à terre. Sa figure enluminée, aux joues épaisses, était empreinte contre l’ordinaire d’une grande tristesse. Lucie, préoccupée de son côté, n’y fit pas attention d’abord, et, passant le bras sous celui de son père :
— Cher papa, dit-elle, décidons quelque chose, voyons ! Le jardin ne peut rester ainsi. Puisque Luret ne vient pas, nous ne pouvons faire autrement que de prendre un autre jardinier.
M. Bertin haussa les épaules.
— Eh ! je te l’ai déjà dit, Lucie, Luret nous doit de l’argent, et c’est pour cela qu’il faut l’employer ; autrement il ne nous payerait jamais.
— Ne vois-tu pas, cher père, qu’il y met de la mauvaise volonté ? qu’il ne veut pas venir ? qu’il ne viendra pas ? Cependant, si notre jardin reste en friche, que mettrons-nous sur la table cette année ?
— Je ne sais que faire, vois-tu. Quand j’essayerais encore de bêcher moi-même… tu sais bien qu’au bout d’un quart d’heure je suis tout en nage. Quant à prendre un autre journalier, nous n’avons pas de quoi le payer, ma pauvre fille. Tiens, ce qui m’occupe encore davantage, c’est notre champ, qui ne se laboure ni ne s’ensemence, tandis que tous les autres blés de printemps sont déjà faits. Il faudra, Lucie, que tu ailles toi-même chez Mourillon le presser de venir. Moi, je suis las de lui en parler. Ah ! rien ne va, ma pauvre enfant, rien ne va et j’ai bien du chagrin !
— Du chagrin ! répéta la jeune fille étonnée, car ce mot là n’était pas dans les habitudes de langage de M. Bertin. Quoi donc ? y a-t-il quelque autre chose encore, mon bon père ?
— Oui, la santé de la sœur commence à m’inquiéter beaucoup. Le docteur est venu tout à l’heure. Il a encore ausculté la poitrine, et alors il a fait deux ou trois grimaces que j’ai sur le cœur. Tiens, Lucie, je crains que ça ne finisse mal.
— Oh ! cher papa, dit Lucie, les craintes sont exagérées. Clarisse est si forte !
— Oui, certes, elle l’était. Mais songe donc qu’il y a déjà près de deux ans que cette maladie a commencé. Mon Dieu ! où peut-elle avoir pris ça ? Nous sommes tous robustes dans la famille. Mais, Lucie, ne dis rien de toutes ces choses à ta mère. Tout à l’heure, me sentant devenir tout bête, je m’en suis allé pour qu’elle n’en vît rien. Ah ! mon Dieu ! la voici ! Donne-moi ton sécateur, Lucie, vite, que je me sauve, et qu’elle ne se doute pas…
La voix de M. Bertin s’éteignit au milieu de sa phrase, mais deux larmes qui roulaient sur ses joues en achevèrent le sens. Il s’éloigna vivement, le sécateur à la main, tandis que sa femme lui criait : — Fortuné, où vas-tu donc ?
— Là-bas, couper des branches dont j’ai besoin, répondit le pauvre homme d’une voix rauque. Et, passant par une trouée de la haie, il disparut dans le pré.
— Ton père est toujours le même, il ne s’occupe de rien, dit Mme Bertin à sa fille. Je ne sais pourtant où donner de la tête, moi. M. Jaccarty sort de la maison. Il trouve que Clarisse a besoin de soins, de grands soins, m’a-t-il dit. Hélas ! ta sœur est sans doute plus malade que nous ne croyons. Il faut encore du sirop de Lamouroux et de l’onguent stibié. Que faire, Lucie ? nous n’avons pas d’argent ! Quatre francs suffiraient pour le moment, quoique bientôt après il faudra quelque autre chose. Enfin, nous n’avons pas même ces quatre francs. Je n’ai rien trouvé dans le tiroir, et je sais bien que ton père ne cache pas l’argent.
— Heureusement, j’ai cinq francs, moi, dit Lucie.
— Ah ! ma pauvre enfant, le prix des broderies que tu fais vendre à Poitiers. Je ne voudrais pas toucher à cela ; tu as besoin de tant de choses. Il le faut des souliers ; si nous trouvions un autre moyen.
— Je te les prêterai seulement, si tu veux.
— Oui, mais comment ferai-je pour te les rendre ? Ah ! ma chère Lucie, la vie est une rude épreuve, et si dans cette vallée de larmes la vertu ne nous soutenait pas… Vois-tu, il y a des moments où je cherche avec tant d’ardeur le moyen d’avoir un peu d’argent, que je vendrais pour cela de mon sang ou de mes années, si cela se pouvait !
— Maman, il y aurait des moyens très-simples, mais dont tu ne veux pas. En faisant comme les gens d’ici qui vivent très à l’aise avec aussi peu de terre que nous…
— Mais nous ne sommes pas des paysans, nous, ma pauvre petite. Nous n’en sommes, il est vrai, que plus malheureux ; mais enfin, puisque nous avons un rang, il faut bien le tenir.
— À quoi bon, maman, si, au lieu d’avantages, ce rang ne nous procure que des peines ? Pourquoi rester dans une situation mauvaise quand il se trouve des moyens honnêtes et faciles d’en sortir ? Je te l’ai dit souvent, si nous avions un porc à l’étable, cela nous fournirait de la graisse pour toute l’année, et de la viande souvent. Avec une chèvre, nous aurions du lait et des fromages. Nous pourrions encore… Sais-tu combien la Françoise a vendu son troupeau de dindons cet hiver ? Cent vingt francs, maman !
— Eh ! qu’est-ce que cela nous fait, ma pauvre Lucie ? Ne sais-tu pas, toi, combien de peine il faut prendre pour ces bêtes-là. En les nourrissant au grain, ils coûteraient plus chers qu’on ne pourrait les vendre. Tu ne voudrais pas, apparemment, comme la Françoise, les conduire dans les champs après la moisson, ni dans les prés manger des sauterelles, ni ramasser, l’hiver, le gland des chênes dans les bois ? Ah ! si nous vivions dans un désert, à la bonne heure ! oui, dans le désert, loin des hommes, nous serions moins infortunés ! La paix, la vertu, les fruits de la terre suffiraient à notre innocente vie, et les soucis de l’orgueil, les tourments de la vanité n’approcheraient point de notre cœur !
Elle soupira profondément, puis elle reprit :
— Un porc, une chèvre, c’est bien ! mais qui nettoierait les étables, puisque nous ne pouvons point avoir de serviteurs ? Tu sais bien que ton père ne toucherait pas à cela. Quant à toi, ma pauvre enfant, tu ne fais déjà que trop de choses indignes de ton rang. Croirait-on, à voir tes mains, que tu es d’illustre naissance ? Nous ne sommes plus au temps où les princesses pouvaient, sans déroger, garder les troupeaux.
— C’est bien étrange, dit Lucie, qu’une chose reconnue bonne et honnête ne puisse pas se faire à cause de l’opinion.
Sans répondre à cette observation, Mme Bertin continua :
— Il y a bien encore un millier de foin dans la grange ; mais quand le vendrons-nous ? Et ce ne sera jamais qu’une trentaine de francs, avec lesquels il faudra patienter jusqu’à la récolte. Puis nous devons vingt francs au cordonnier. Heureusement nous avons assez de blé pour attendre la moisson prochaine ; c’est le principal. Ah ! si ce n’était la maladie de ta sœur, nous pourrions, comme autrefois, quoique malaisément, joindre les deux bouts, le champ fournissant le pain, le jardin les légumes, les poules et les pigeons variant un peu l’ordinaire, et le produit du pré payant le vêtement. Tout notre mal vient de cette maladie. La main de Dieu s’est appesantie sur nous ! Et pourtant je vendrais mes chemises plutôt que de laisser Clarisse manquer de rien ! Il ne faut pas compter sur les Bourdon.
— Oh ! je ne voudrais pas, maman, recourir à eux. Pourtant, je suis sûre que dans un cas pressant mon oncle viendrait à notre aide.
— Tu ne sais donc pas ce qu’il a répondu à ton père qui lui demandait un prêt de cent francs ! C’était pour le trousseau de Gustave, quand il est allé à Poitiers. Eh bien ! M. Bourdon n’a pas rougi de mettre dix francs dans la main de son cousin, disant qu’il était à court d’argent, qu’il empruntait lui-même, et que, pour maintenir l’ordre dans ses affaires, il s’était fait une loi de donner ce qu’il pourrait, mais de ne prêter jamais. Ton père a dignement agi : il n’a pas voulu recevoir les dix francs, et désormais il songerait à emprunter au Grand-Turc plutôt qu’à M. Bourdon.
— Oh ! je le crois, maman. La conduite de mon oncle a été bien égoïste, et je n’aurais pas supposé…
— Ton oncle aime à rendre service, mais à condition qu’il ne lui en coûte pas d’argent. Vois-tu, ma pauvre fille, les cœurs désintéressés et magnanimes sont rares. Cependant ton oncle a fait bien des démarches pour placer Gustave, et nous ne devons pas oublier ce bienfait. Et Gustave ! reprit-elle après un instant de réflexion, pourquoi ne nous aiderait-il pas, lui ? Une place de quinze cents francs pour lui seul, tandis qu’à nous quatre, nous ne dépensons guère que la moitié de cela. Oh ! mais Gustave a bien autre chose à faire qu’à s’occuper de notre misère. Les jeunes gens ne songent qu’à leurs fantaisies. Quant aux femmes, elles sont nées sous une étoile funeste, ma pauvre Lucie. Ah ! quand tu as vu le jour, combien j’ai regretté que tu ne fusses pas un garçon !
— Maman, il ne faut pas accuser Gustave. Nous ne connaissons pas sa situation, nous qui vivons ici au fond d’une campagne. À la ville, où tout se vend, seul, au milieu des oisifs et des marchands, peut-être lui aussi se trouve-t-il bien pauvre ! Maman, soyons malheureux, puisqu’il le faut, mais ne soyons pas méchants, n’envions personne ! — Elle fondit en larmes.
— Ah ! ma chère Lucie ! ma chère fille ! s’écria Mme Bertin en pleurant aussi. Pardonne-moi.
— Quoi donc, maman ?
Elle se leva en essuyant ses larmes.
— Il faut que je sois bien faible et bien folié aujourd’hui pour pleurer ainsi. Pourtant je suis courageuse et gaie, tu le sais, et je ne m’ennuie jamais en travaillant. Je t’assure, maman, que je ne suis pas malheureuse. Si Clarisse n’était pas malade, et si vous n’aviez pas de soucis, mon père et toi, je chanterais toute la journée. Écoute, je vais chercher mes cinq francs, et quand le Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/91 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/92 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/93 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/94 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/95 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/96 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/97 ferme, et Lucie, devenue une demoiselle, n’avait plus de loisirs, de jeux, ni d’insouci.
A midi, c’est la déliée. Les bœufs délivrés du joug furent amenés dans l’écurie près de quelques boites de foin, et les laboureurs prirent la collation (nom qu’ils donnent à leur repas du milieu du jour). Tandis qu’ils mangeaient, Lucie, qui cette fois n’avait pas faim, s’assit avec sa broderie près de la fenêtre. M. Bertin vint aussi pour causer. Il n’eût point admis les laboureurs à sa table, mais il se délectait dans leur conversation, sans réfléchir à cette anomalie. Assis à cheval sur une chaise, en face d’eux, la figure épanouie d’un gros rire, il se mit à gouailler Michel.
On m’en a dit de belles sur ton compte, mon gars ! Tu plantes là bien durement les filles, à ce qu’il paraît ?
— Eh quoi I lui aussi ! pensa M lle Bertin, avec un senti*timent de surprise pénible, en levant les yeux sur la figure si franche et si douce de Michel.
Michel avait rougi et paraissait vivement contrarié. Un regard furtif qu’il jeta du côté dé Lucie rencontra les yeux de la jeune fille ; elle détourna la tête et se mit à broder avec plus d’attention.
— Vous savez m’sieur Bertin, répondit-il, que le monde aime à causer, et quand on cause trop, faut dire des bêtises.
— On dit aussi des vérités, reprit M. Bertin. Pourquoi diable es— tu sorti de chez les Martin avant la Saint-Jean ?
— Dame ! je l’ai déjà dit à tout le monde, et je veux bien encore vous le dire à vous, m’sieur Bertin ; c’est que je m’ennuyais du pays.
— Bah ! le mal du pays t’y a bien laissé pendant près de trois années ! Ce n’est pas pour trois mois de plus ou de moins qu’un garçon raisonnable comme toi rompt ses engagements. Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/99 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/100 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/101 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/102 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/103 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/104 j’étais riche, ma foi ! je ne jetterais point mon argent dans la rivière ; mais de savoir m’en passer, ne vaux-je pas mieux ?
Un son argentin avait déjà frappé l’air, et bientôt les cloches de Chavagny sonnèrent à toute volée.
— Ah ! dit la Touron, le mariage est fait ; un mariage qui ne ressemble guère à celui de mam’zelle Aurélie : des gens qui n’ont que leurs bras, Jeannette Vanneau, des Tubleries, avec Louis Barbet. Hé ! mam’zelle, à propos des Tubleries, savez-vous pas ? la mère à Gène Bernuchon, vot’ amie, elle est comme morte depuis ce matin.
— Morte ! s’écrièrent ensemble Michel et Lucie.
— Non, pas tout à fait. M, Jaccarty a dit qu’elle était en étargie. Elle ne bouge ni n’entend. Bernuchon a-t-envoyé chercher à Poitiers le grand médecin, car c’est un homme, Seigneur ! qui n’épargne rien pour sa femme :
— Pauvre homme ! dit Lucie, dont la figure était devenue toute pâle de tristesse ; pauvre Gène ! Il faut que j’aille les voir.
Et aussitôt elle s’éloigna d’un pas empressé.
— Est-elle bonne, dit Michel qui la suivait des yeux.
— Oui, repartit la Touronne, c’est une brave demoiselle ; dommage qu’elle ne soit pas riche comme sa cousine.
— Elle peut bien se passer d’être aussi riche, puisqu’elle est cent fois mieux.
— Mieux que Mlle Aurélie ! mieux ! avec sa figure blanche et sa robe de deux sous ! Par ma foi ! mon gars, faut que tu sois rudement toqué ! Faut même que tu sois toqué d’elle, et tu devrais la demander en mariage. Puisque tu ne veux pas des filles riches, c’est peut-être une demoiselle qu’il te faut.
— Vous dites des bêtises, Touronne, répliqua tranquillement Michel, et il se remit à l’ouvrage sans plus causer.
V
Ayant obtenu l’assentiment de sa mère, Lucie mit une robe de toile grise, blanchie par plusieurs lavages, coiffa son grand chapeau de paille, et partit pour le hameau des Tubleries, où demeurait Gène. C’était à demi-lieue, sur le coteau du Clain.
Il faisait vent frais, soleil chaud, lumière abondante et vive. À l’horizon, sur un fond bleu, s’entassaient des montagnes de nuages blancs dorés.
Lucie traversa le bourg, suivit un long chemin bordé de haies d’aubépine, et parvint à l’entrée d’une vaste plaine qui descend en pente douce jusqu’à la rivière. Le terrain est sablonneux ; il y a çà et là de gros châtaigniers tortus, à l’ombre desquels croît un fin gazon mêlé de mousse.
Le vent balançait les rameaux et courbait les blés verts, entre lesquels n’apparaissait plus qu’à peine la rouge terre des guérets.
Des papillons jaunes croisaient le chemin ; à quelques pas de la jeune fille s’abattit une fauvette qui chercha quelque chose à terre, et s’envola un brin de paille au bec. Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/107 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/108 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/109 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/110 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/111 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/112 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/113 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/114 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/115 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/116 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/117 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/118 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/119 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/120 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/121 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/122 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/123 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/124 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/125 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/126 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/127 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/128 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/129 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/130 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/131 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/132 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/133 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/134 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/135 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/136 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/137 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/138 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/139 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/140 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/141 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/142 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/143 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/144 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/145 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/146 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/147 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/148 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/149 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/150 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/151 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/152 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/153 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/154 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/155 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/156 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/157 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/158 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/159 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/160 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/161 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/162 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/163 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/164 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/165 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/166 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/167 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/168 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/169 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/170 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/171 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/172 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/173 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/174 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/175 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/176 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/177 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/178 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/179 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/180 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/181 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/182 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/183 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/184 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/185 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/186 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/187 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/188 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/189 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/190 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/191 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/192 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/193 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/194 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/195 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/196 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/197 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/198 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/199 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/200 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/201 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/202 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/203 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/204 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/205 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/206 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/207 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/208 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/209 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/210 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/211 qui marchait au pas, tête baissée, disparaissait dans l’épaisseur des brandes, et sur la voilure Recouverte se détachait dans une altitude pensive le buste de l’ingénieur.
Michel se tourna vers Cadet, lui prit le bras, et le serrant fortement :
— Si tu portes la main sur cet homme-là, lui dit-il, jamais tu n’épouseras Gène, et ton père et ta mère pleureront un enfant de plus.
— A l’ouvrage ! s’écria Cadet qui saisit sa cognée et s’enfonça dans le bois du côté opposé au chemin.
Ce n’est pas un grand bois que le bois des Berjottes ; il s’étend en carré sur une superficie d’à peine trois hectares, et l’ancien chemin de Chavagny à Gonesse le longe de deux côtés, faisant un coude, à cause des champs du père Voison.
Quant à son nom des Berjottes, c’est le nom que portent les bruyères à Chavagny ; et sûrement, c’est à l’abondance de cette jolie plante que le bois doit son nom ; car, en automne, impossible d’y poser le pied ailleurs que sur un lapis rose, au parfum sauvage, plein des bourdonnements d’abeilles qui font leurs ruches au creux des chênes.
— Viens, Jean ! dit Michel.
Mais Jean restait immobile, sombre, les yeux fixés à terre, sur sa cognée luisante.
On commençait à entendre le roulement de la voiture qui s’approchait du bois.
— Jean ! viens avec nous ; viens ! je t’en prie. Cadet t’a donné le bon exemple, viens à l’ouvrage avec nous !
— Va, si tu veux, répondit Jean ; moi, j’attendrai un peu ; je suis las.
— Donc, en attendant, prête-moi ta cognée, dit Michel, qui déjà s’en était saisi ; la mienne est ébréchée, tant que souvent il me faut donner deux coups au lieu d’un. 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Et puis, quoi ? En ai-je tant, de la peine ? vraiment non ! c’est pour dire ; mais au bout du compte, c’est de bons enfants. Sûrement que le mariage nous fait marcher dru, mais, tout égal, l’oiseau ne chante point quand il fait son nid.
— Adieu, mère Françoise.
— Adieu, mam’zelle. Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/342 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/343 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/344 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/345 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/346 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/347 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/348 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/349 droit de ne compter en cela qu’avec lui-même. Pouvait-il ignorer cependant qu’on jasait à Chavagny de son intimité avec Mlle Bertin ? Sans le savoir, elle se répondit : Oui, certainement, il l’ignore ; car, plutôt que de me nuire, il quitterait le pays. Depuis quelque temps il vivait toujours seul. Puis elle avait en lui une confiance absolue, qui n’était point seulement instinctive, car l’ensemble des paroles, de l’accent, de la physionomie surtout, et de l’enfantement des idées, crée une connaissance de l’être plus profonde et plus sûre que la moralité d’actions, souvent moins directes et moins spontanées. En lui seul éclataient cette jeunesse de l’âme et cette noblesse de sentiments ; il était le seul dont l’intelligent égoïsme s’élançât ardemment en dehors de lui-même. Ah ! qu’il y aurait de bonheur à le rendre heureux ! à recevoir ses épanchements naïfs et enthousiastes ! Aimable, bon, juste et fort, comment n’avait-on pas le droit de l’aimer ? Avec lui, avec un avenir moral et intellectuel créé par une famille nouvelle, le travail, si rebutant quand il n’a pour objet que les nécessités d’une existence au jour le jour, le travail aurait au contraire des charmes infinis. Au milieu des semailles, déjà l’imagination cueille les fruits de la récolte, et quand on travaille l’un pour l’autre, le partage de la fatigue n’est-il pas aussi doux que celui de la joie ? En ajoutant au terrain de M. Bertin celui de la mère Françoise, Michel aurait assez d’ouvrage pour s’occuper tout le long de l’année. Il n’était jamais bien loin, elle pouvait l’aider, ou travailler près de lui. Mais quel rêve insensé ! Non, mais impossible !
Elle revint à la maison. De temps en temps elle regardait l’heure et voyait avec saisissement approcher la fin du jour. Que dirait-elle à Michel ? Quelle serait devant lui son attitude ? Sous prétexte d’amitié, aller à un rendez-vous secret, était-ce bien sérieux ? Qu’avaient-ils à se Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/351 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/352 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/353 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/354 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/355 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/356 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/357 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/358 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/359 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/360 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/361 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/362 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/363 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/364 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/365 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/366 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/367 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/368 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/369 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/370 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/371 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/372 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/373 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/374 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/375 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/376 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/377 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/378 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/379 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/380 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/381 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/382 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/383 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/384 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/385 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/386 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/387 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/388 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/389 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/390 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/391 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/392 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/393 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/394 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/395 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/396 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/397 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/398 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/399 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/400 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/401 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/402 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/403 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/404 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/405 UN MARIAGE SCANDALEUX.
9 Berlin. Puisque d’ailleurs nous ne trouvons pas de rnaliers pour la couper...
— Voilà une belle idée, parbleu ! s’écria le père. Après que mangerons-nous ?
— Le blé ou sa valeur, n’est-ce pas la môme chose ? liqua sa femme. Nous ne mettrons pas tout l’argent. Heurs, est-ce nous qui couperons le blé ? -Le fait est que tous les moissonneurs sont engagés pèsent, dit-il. J’avais compté sur ce diable de Michel ! - Je ne sais pas, s’écria M* Bertin, comment tu peux noncer ce nom-là.
— Ma foi, je n’en sais rien non plus, si ce n’est qu’il vient à la bouche. Après ça, peut-être bien que Lucie drait faire notre moisson avec lui ? Il faudra que je le e inviter aux noces par M m0 Bourdon. Il sera sube en garçon d’honneur, avec son habit bleu et ses liers ferrés. Tu lui donneras le bras , n’est-ce pas, ie ?
— Je m’en ferais honneur, répondit-elle. - Tais-toi ! s’écria M me Bertin. C’est épouvantable de itendre parler ainsi.
— Je n’aborde jamais ce sujet la première, puisqu’il is déplaît, reprit Lucie d’une voix ferme, quoique son ige fût couvert de rougeur. Mais, quand vous chercheà ridiculiser celui que j’honore, vous m’entendrez tours protester.
— Il faut se. dire qu’elle est folle, s’écria M. Bertin en ttant là chambre, sans quoi on la pilerait dans un rtier.
2n effet, quelle étrange figure faisait le rêve de Lucie milieu des apprêts de ces noces pompeuses, et en face rêves bien différents de sa mère et de sa sœur ! iprôs quelque débat, M. Bertin finit par se mettre en Me d’un acquéreur pour la moisson mûre qui se courbait au fond de l’enclos sous le chaud soleil, portant au bout de ses tiges leur pain quotidien. C’était la première fois qu’ils osaient s’en prendre à leur nécessaire. Mais, les convenances l’exigeant, on ferma les yeux sur l’avenir.
On ne songea pas même que Mourillon venait d’obtenir un jugement par défaut contre M. Bertin pour le payement de 380 francs, dus pour facondes terres depuis trois ans, et pour fourniture de fumier.
Mourillon était de fort mauvaise humeur. Ensuite de tracasseries continuelles et du payement exigé de sa dette envers M. Bourdon, il quittait à la Saint-Michel (29 septembre ) la ferme des Èves. Aussi trouvait-il quelque consolation à se venger un peu sur le cousin de son maître, et d’ailleurs il avait grand besoin d’argent.
Quand M. Berlin avait montré à son cousin Bourdon l’assignation envoyée par le fermier, M. Bourdon avait haussé les épaules en disant : Je n’y puis rien ! Il est maintenant tout à fait hors de page. Nous avons fait un traité pour rupture de bail et règlement de compte, où je me suis laissé une fois de plus tondre la laine sur le dos,. par pitié pour sa famille. C’est affaire faite, et je n’ai plus maintenant aucune influence sur lui.
Puis, très-brusquement, il avait parlé d’autre chose.
M. Bertin, ne sachant quel remède porter à cette affaire, avait pris le parti de n’y plus penser.
Aussi le jour môme où il venait de trouver acquéreur pour sa moisson, tandis que sa femme et sa fille aînée, ébahies d’aise en fàce d’une promesse de deux cents francs, supputaient leurs achats futurs, et, avec un entraînement timide, ajoutaient çà et là quelque embellissement à leurs projets, furent-ils frappés d’un coup de foudre en voyant entrer un huissier, assisté de deux témoins, qui fit à M. Bertin conîmandement de payer dans les vingt-quatre Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/408 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/409 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/410 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/411
XVIII
Le lendemain eut lieu la saisie-brandon. Ni secours, ni marque de sympathie ne vinrent de chez les Bourdon, ni de chez M. Grimaud. Ils affectèrent d’ignorer. Les paysans de Chavagny n’eurent pas autant de réserve. Le blâme et la pitié, presque toujours associés dans les jugements humains, furent déversés en abondance.
— Comme ils doivent être honteux ! disait Chérie Perronneau. Des gens si fiers, qu’ils s’imaginent être plus que les autres ! Je serais curieuse de voir quelle mine ils font à présent. Vaut pourtant mieux porter la coiffe que d’être dame comme ça.
— Ça me barbouille le cœur tout de même, s’écriait Mlle Boc ; on est trop bon ! Mais il faut avouer que si le bon Dieu les afflige, ils l’ont bien mérité.
— Hum, disait la Françoise à sa voisine en voyant passer l’huissier, v’là qu’est dur au moins pour des messieurs ! Y a des familles de paysans qui, à ce qu’ils croient, ne les valent point, et chez qui, tout de même, ça n’a jamais arrivé. Défunt mon père disait toujours : Mieux vaut suer sang et eau, et manger de la vache enragée que de rien prendre à crédit. Qui paie ses dettes s’enrichit ; Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/413 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/414 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/415 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/416 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/417 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/418 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/419 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/420 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/421 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/422 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/423 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/424 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/425 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/426 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/427 elle déconcerta ce triste fanfaron par un sourire. Pauvre garçon ! se dit-elle. Et dans toute la ferveur de son àme, elle ajouta : Oh ! mon cher Michel !
Elle était là comme une étrangère ; mais sa froide réserve lui fut un charme aux yeux de ceux qui l’entouraient ; car rien n’attire l’estime des hommes, jouets éternels des passions grandes ou petites, comme d’être calme ou indifférent. On proclama { que Lucie était très-distinguée, et M me Bourdon eut à subir les éloges qu’on lui fit de sa nièce, éloges qu’elle recevait en disant :
— Oui, c’est une charmante personne, très-originale dans ses goûts et dans ses idées.
— Vraiment ! répondait-on alors, en regardant Lucie d’un air désappointé.
M me Deibès, la sœuf de M. Gavel, était une jeune personne de vingt-trois ans, femme du procureur du roi de Poitiers. Elle avait de doux yeux, la démarche ondoyante et l’air languissant. Elle s’éprit de Lucie, qui, touchée de sa grâce, l’accueillit volontiers. Dans leurs conversations, souvent interrompues, elles s’interrogèrent mutuellement, se racontant l’une à l’autre la ville et la campagne, le monde et la nature. M me Deibès avait une sensibilité langoureuse, pleine d’aspirations ; elle se plaignait du manque de sincérité dans les relations sociales, et de la fatigue de n’être point à soi.
On dansa le soir jusqu’à minuit. Lucie ne cessait de regarder si elle apercevait derrière les vitres, parmi le rempart de têtes ébaubies et blafardes qui s’y collaient, la figure de Michel. Mais elle ne le vit point. Elle se disait avec satisfaction : Au milieu du monde, je suis toujours à lui.
Depuis longtemps Clarisse n’avait été si vive et si forte, mais de retour chez elle, à peine couchée, une fièvre ardente la saisit. Cependant, malgré les prières de sa Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/429 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/430 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/431 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/432 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/433 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/434 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/435 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/436
Tout le monde était réuni. — Voici le moment de se quitter, dit Mme Gavel en s’adressant à Mme Bourdon. Allons, madame, c’est une courte séparation. Vous avez promis d’aller bientôt visiter votre fille.
— La visiter ! Oui ! dit Mme Bourdon en fondant en larmes, tandis que sa fille l’embrassait étroitement.
— Madame, dit Gavel, je sens combien je suis coupable de vous enlever votre trésor ; mais veuillez me pardonner en considérant combien mon cœur est pénétré de son nouveau bonheur et de ses nouveaux devoirs.
— Oui, oui, vous pouvez vous fier à lui, répondit Mme Gavel, Fernand a toujours été bon fils, il sera bon mari et bon père.
Aurélie enfin, baissant son voile, se jeta dans la voiture. Lucie put échapper dans la foule aux adieux de M. Gavel ; ceux de Mme Delbès la blessèrent par leur froideur. La droite et sincère fille ignorait que l’amour-propre est de moitié dans tous nos sentiments. Elle revint chez elle, douloureusement poursuivie par le souvenir du petit enfant ; car elle est déjà mère dans son âme, la jeune fille qui veut être femme pour vivre et pour aimer.
XIX
Clarisse fut alitée pendant huit jours. Elle n’a pas été raisonnable, elle a trop dansé, disait sa mère.
— Eh ! ce n’est pas cela, répondait la pauvre fille qu’une fête eût encore ranimée. Ses yeux devenaient de plus en plus caves et brillants, sa maigreur était effrayante. M. Jaccarty venait de temps en temps ; il palpait le pouls de Clarisse, l’interrogeait assez légèrement, causait d’autre chose et s’en allait.
— Il ne faut pas la tourmenter, disait-il. Donnez-lui de bon bouillon gras, du vin vieux, et laissons faire la nature.
Il n’y eut bientôt plus de poules dans la cour des Bertin. Le vin rouge était fini ; on n’osait plus en demander d’autre chez M. Bourdon. La triste malade, qui sentait la vie lui échapper, avait des regards d’une amertume inexprimable quand, au lieu des cordiaux dont son estomac affaibli avait besoin, elle ne voyait devant elle que des aliments lourds et grossiers. Un soir qu’elle s’était couchée sans vouloir souper, Mme Bertin dit à Lucie : Viens avec moi, prends ton châle et partons. Elles laissèrent M. Bertin assoupi dans son fauteuil et sortirent. Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/439 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/440 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/441 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/442 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/443 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/444 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/445 bonheur. Je sais à peu près, cher ami, par ceux que j’ai vus, ce que peuvent être les hommes du monde.
— Oui, ma Lucie, mais ils ne sont pas tous pareils. S’il n’y avait que des Gavels là-bas, je ne voudrais point que vous alliez salir vos mains à toucher leurs mains, non ; mais votre Michel ne serait pas un homme si ce que vous aimez en lui ne se trouvait pas chez d’autres : eïi bien, un brave garçon qui vous aimerait, Lucie, et qui avec ça aurait un gentil parler, , de belles manières et de beaux habits, pourquoi ne vous plairait-il pas mieux que moi ?
— Pourquoi ! pourquoi ï Michel ? Par cette seule raison qu’il ne serait pas vous. Ne sentez-vous pas cela ? Et comment osez— vous, en nous torturant tous deux, effacer ainsi notre amour dans votre pensée ? Quoi ! si je trouvais un être plus parfait que vous, ce serait une raison pour ne plus vous aimer ? Ce qu’on aimerait, ce serait donc seulement le bien ? Oh ! j’aime le bien, et je vous aime ! J’aime en vous ce qu’il y a de bien, mais surtout à la manière dont vous le faites. Quand je vois dans vos yeux briller l’enthousiasme, cela m’émeut bien plus que d’apprendre une belle action. Les plantes aiment la chaleur et l’humidité ; mais elles n’en veulent recevoir que du soleil et de la rosée. Un autre, Michel ! un autre ne serait pas vous ! Je ne puis vous dire autre chose. Je ne puis bien expliquer pourquoi, mais je le sens profondément. Et ne pouvant à la fin retenir ses larmes, elle ajouta en couvrant son visage de ses mains : Vous oubliez donc les baisers que je vous ai donnés ?
— Non, ma Lucie ! s’écria-t-il, non, toutoe que je t’ai dit, je n’y crois pas vraiment, et pourtant… Je t’en supplie, tâche de me comprendre. Si tu reviens de là-bas telle que tu es à présent, alors je me sentirai fort comme cent hommes, et plus heureux que le bon Dieu. Tandis Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/447 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/448 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/449 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/450 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/451 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/452 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/453 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/454 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/455 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/456 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/457 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/458 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/459 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/460 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/461 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/462 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/463 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/464 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/465
XX
Huit jours après, la teneur du testament fut connue : M. Grimaud instituait pour ses héritiers MM. Émile et Jules Bourdon, et Mme Aurélie Gavel, née Bourdon. Il donnait sa bibliothèque à Lucie Bertin.
À peine instruit de cet arrêt, M. Bertin, ivre de colère, courut chez Mme Bourdon. Il entre comme un tonnerre, la trouve seule au salon, et dès son entrée en matière il lance les épithètes de scélérate et de voleuse. En vain, déployant toute sa majesté, Mme Bourdon place entre elle et son ennemi le rempart sacré de ses enfants… Au nom de jésuite femelle, qui lui est décerné, frappée au vif, elle sonne, elle appelle ; M. Bourdon, accouru, veut s’interposer, mais il est foudroyé lui-même. On jette enfin M. Bertin à la porte, et des deux parts une brouille éternelle est jurée.
Mlle Boc se chargea de colporter, bien enluminée, l’affreuse ingratitude de M. Bertin.
Cette malheureuse famille se trouva donc déchue de toute espérance et dans la plus profonde misère. Une fois de plus tout manquait, et nul moyen héroïque de conjurer l’orage n’était plus possible. L’argenterie n’existait plus ; Mme Bertin n’avait plus de bagues ; nul héritage n’était pendant, et l’on avait perdu l’espoir de marier Lucie. Gustave, endetté de plus en plus, chassait au mariage parmi les filles de marchands, ce qu’improuvait énergiquement la fierté de sa mère. — Peut-être la vieille bourgeoisie fait-elle moins de cas d’un boutiquier que d’un paysan. — Enfin, il ne restait plus qu’une livre du pain de sucre acheté par Mme Bertin, et Clarisse avait besoin de citrons, d’eau de fleurs d’oranger, de sirop, de chocolat, de fécule et de vin vieux. En outre, à force de reprises et de pièces aux genoux, les pantalons de M. Bertin rassemblaient à ceux du plus pauvre journalier, tandis que les omoplates de son habit quotidien, devenues d’un blanc luisant, affichaient de loin sa misère. Il avait encore des souliers, mais, au rebours de toutes choses, ces souliers ne devaient pas avoir de successeurs, le cordonnier de Gonesse ayant juré de ne plus livrer qu’au comptant, et les savetiers de Chavagny ayant décliné l’honneur de la pratique. Ces dames avaient bien chacune une robe de soie, mais les robes de laine tombaient en poussière, et celles d’indienne avaient dans toutes leurs fleurs des jours si ténus et si merveilleux qu’elles ressemblaient à des toiles d’araignée.
De même que ses parents, Clarisse avait espéré une part honnête de l’héritage de M. Grimaud. Elle fut frappée au cœur en se voyant frustrée par sa tante, qu’elle avait jusque-là prise au sérieux comme modèle de vertus domestiques et de dignité. À partir de ce jour, elle fut décidément alitée.
Pour comble de maux, le secours faible, mais bien nécessaire, qu’ils recevaient de chez les Bourdon se trouvait supprimé. Lucie reprit de nouveau ses veilles acharnées ; mais bientôt elle reçut l’avis de ralentir ses envois,
parce que le magasin de broderies était encombré ; Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/468 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/469 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/470 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/471 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/472 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/473 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/474 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/475 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/476 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/477 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/478 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/479 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/480 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/481 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/482 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/483 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/484 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/485 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/486 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/487 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/488 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/489 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/490 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/491 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/492 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/493 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/494 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/495 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/496XXI
On voit bien du changement en six années, même à Chavagny. Toutefois, en y rentrant au mois de juillet 1852, nous retrouvons au bourg sa même physionomie : la maison de maître Perronneau s’étale toujours imposante sur la grand’place avec ses rideaux de coton rouge ; mais la brune figure de Chérie nous apparaît cette fois sous un bonnet à fleurs et à rubans, au moment où elle descend d’une américaine conduite par M. Gorin, tenant à la main une petite fille de quatre ans environ, qui porte une robe à volants et un chapeau de soie, tandis que la Perronnelle, épanouie d’orgueil et de maternité, vient à leur rencontre. Mme Gorin a beaucoup enlaidi en quittant sa coiffe ; mais Mlle Boc en revanche est toujours la même ; derrière la fenêtre de la maison aux contrevents verts, voici bien sa figure sèche et curieuse, encadrée par les énormes tuyaux de son bonnet blanc, et l’aiguille à tricoter, fichée sur sa tempe, heurte inévitablement la vitre au bruit de vos pas.
Au seuil des maisons de la Grand ’Rue, ce sont toujours les mômes matrones, filant leur quenouille ou ravaudant. Il n’y a de changé que quelques enfants de plus. Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/498 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/499 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/500 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/501 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/502 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/503 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/504 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/505 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/506 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/507 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/508 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/509 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/510 Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/511 mille lieues ! Sans doute, elle est à jamais perdue pour eux.
— Et que vont-ils faire là-bas ?
— M. Gavel ne pouvait plus rester en France. Il est chargé par une compagnie d’étudier les terrains de l’isthme de Panama, au point de vue du percement, et aussi des mines d’or. Aurélie emmène son fils, et laisse la petite Madeleine à sa mère.
— Elle l’élèvera bien ! Si j’étais que M. Bourdon, j’emploierais toute mon autorité sur ma fille pour qu’elle reste avec moi. Et qu’est-ce qu’elle doit à un pareil mari ?
— M. Bourdon y pensait. Je lui ai conseillé de n’en rien faire. Mon oncle, lui ai-je dit, je connais bien Aurélie : chez vous, dans cette position d’épouse malheureuse et isolée, son orgueil souffrirait trop, et son caractère s’aigrirait. Laissez-la s’immoler à ce qu’elle croit son devoir : c’est la seule consolation qui lui reste. Vois-tu, Gène, Aurélie fait ce qu’elle croit devoir faire ; mais chez les êtres comme elle, la vertu même est composée d’orgueil. Elle ne se demande pas si l’intérêt moral de ses enfants et sa propre dignité lui permettent de partager la vie d’un homme aussi méprisable ; mais ne pouvant se parer de bonheur, il faut au moins qu’elle se drape dans un dévouement.