< Vie et aventures de Martin Chuzzlewit

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CHAPITRE II.
Où l’on présente au lecteur certains personnages avec lesquels il pourra, si cela lui plaît, faire plus ample connaissance.

C’était vers la fin de l’automne. Le soleil, à son déclin, après avoir lutté contre le brouillard qui durant toute la journée l’avait voilé, jetait de brillants rayons sur un petit village du Wiltshire, situé à peu de distance de la belle et ancienne ville de Salisbury.

Comme un éclair soudain de mémoire ou d’intelligence qui s’éveille dans l’esprit d’un vieillard, le soleil répandait avant de s’éteindre son éclat sur le paysage, où la jeunesse et la force disparues semblèrent revivre de nouveau. L’herbe mouillée étincelait dans la lumière ; les étroites bandes de verdure dans les haies, où quelques petites branches encore vives avaient résisté bravement et se pressaient l’une contre l’autre pour mieux se défendre jusqu’à la fin contre les rigueurs des vents piquants et de la gelée du matin, reprenaient vie et courage ; le ruisseau, qui toute la journée avait été triste et endormi, s’était remis à rire gaiement ; les oiseaux commençaient à gazouiller sur les branches dénudées, comme si, l’espérance leur faisant illusion, ils fêtaient déjà le départ de l’hiver, le retour du printemps. La girouette placée sur la flèche aiguë de la vieille église scintillait au haut de son poste comme pour s’associer à la joie générale ; et des croisées voilées de lierre il s’échappait de tels rayons reflétés par le ciel embrasé, qu’il semblait que les paisibles maisons fussent le foyer concentré de la pourpre et de la chaleur de vingt étés.

Les signes mêmes de la saison, qui n’annonçaient que trop bien l’approche de l’hiver, donnaient du charme au paysage, dont en ce moment ils rendaient les traits plus agréables sans y jeter encore un air de mélancolie. Les feuilles tombées, qui jonchaient le sol, répandaient une douce senteur, et, amortissant le bruit sonore des pas lointains et des roues, créaient un calme en parfaite harmonie avec le mouvement du laboureur éloigné qui semait çà et là le grain, et avec la marche de la charrue qui retournait sans bruit la riche terre brune, traçant un gracieux sillon dans les chaumes. Sur les branches immobiles de quelques arbres, des baies d’automne pendaient comme les grains d’un collier de corail dans ces vergers fabuleux où les fruits étaient des pierres précieuses ; d’autres arbres, dépouillés de toute leur garniture, étaient restés comme le centre d’un petit bouquet de belles feuilles rouges, en attendant le sort commun ; d’autres encore avaient conservé tout leur feuillage, mais crispé et fendillé comme s’il avait été desséché par le feu, montrant autour de leurs troncs, empilées en tas purpurins, les pommes qu’ils avaient portées cette année même ; pendant que d’autres, malgré leur retardataire verdure, se montraient ternes et tristes dans leur vigueur même, comme si la nature voulait enseigner par eux que ce n’est pas à ses favoris les plus actifs et les plus joyeux qu’elle accorde le plus long terme d’existence. Cependant, à travers leurs touffes plus sombres, les rayons du soleil traçaient de larges sillons d’or ; et la lumière rouge, tamisant les branches au ton brun, s’en servait comme d’un contraste pour y faire passer son éclat et compléter ainsi la magnificence du jour mourant.

Un moment suffit pour faire évanouir toute cette splendeur. Le soleil se coucha au sein des longues lignes grisâtres de collines et de nuages entassés à l’horizon, qui formaient à l’ouest une cité aérienne, murailles sur murailles, bâtiments sur bâtiments ; la lumière s’effaça entièrement ; l’église, tout à l’heure brillante, devint froide et noire ; le courant d’eau oublia de sourire et de murmurer ; les oiseaux devinrent silencieux ; et la tristesse de l’hiver reprit partout son règne.

Le vent du soir se leva à son tour ; les petites branches craquèrent en s’agitant dans leurs danses de squelette, au bruit de sa musique lugubre. Les feuilles desséchées, cessant de rester immobiles, coururent çà et là comme pour chercher un abri contre cette froide bise ; le laboureur détela ses chevaux, et, la tête baissée, les poussa vivement devant lui pour les ramener au logis ; puis, de toutes les fenêtres des cottages, des lumières commencèrent à darder leur regard clignotant sur les champs obscurcis.

Alors la forge du village épanouit ses feux dans toute sa gloire. Les vigoureux soufflets mugirent en envoyant leur ha ! ha ! au feu vif, qui mugit à son tour et fit voltiger gaiement les brillantes étincelles, au sonore écho des marteaux sur l’enclume. Le fer embrasé se piqua d’émulation, et, non moins étincelant, sema tout autour avec profusion ses rouges rubis enflammés. Le robuste forgeron avec ses compagnons multiplia si bien ses coups, qu’ils forçaient la nuit même à s’égayer dans sa tristesse et jetaient une illumination sur sa face sombre, tandis qu’elle se penchait vers la porte et les fenêtres, regardant curieusement par-dessus les épaules d’une douzaine de flâneurs. Quant à ces spectateurs paresseux, ils restaient là, rivés à leur place comme par un sortilège ; parfois hasardant un coup d’œil sur l’ombre qui s’étendait derrière eux, ils n’en reportaient qu’avec plus de plaisir sur le seuil de la forge leurs yeux indolents, et ne faisaient que s’en approcher davantage, sans plus songer à se disperser que s’ils étaient là dans leur élément, nés comme les grillons pour se grouper autour du foyer ardent.

Le diable soit du vent ! Il ne faisait que soupirer tout à l’heure ; le voilà maintenant qui commence à rugir autour de la joyeuse forge, à faire claquer le guichet, à gronder dans la cheminée, de même que s’il avait des ordres à donner aux soufflets. C’était bien la peine de tempêter et de faire le fanfaron ! Qu’est-ce qu’il y gagnait ? Le forgeron obstiné n’en chantait que de plus belle, de sa voix enrouée, sa joyeuse chanson, et le feu n’en avait que plus d’activité et d’éclat, et la danse des étincelles n’en était que plus pétillante. À la fin, elles pétillèrent si bien dans leurs tourbillons victorieux, que le vent n’y put tenir et s’enfuit avec un hurlement ; mais en passant, il donna un si rude choc à la vieille enseigne placée devant la porte de la taverne, que le Dragon bleu fut plus que jamais terrassé et n’eut pas besoin d’attendre Noël pour tomber tout à fait de son cadre détraqué.

Quelle mesquine tyrannie, quelle pauvre vengeance pour un vent respectable, que d’aller exercer sa mauvaise humeur sur de misérables créatures telles que des feuilles tombées ; mais comme il en poussait une énorme quantité, précisément en venant de se donner une légère satisfaction aux dépens du Dragon humilié, il les dispersa, il les éparpilla de telle sorte qu’elles furent entraînées pêle-mêle, ici, là, roulant les unes sur les autres, tournoyant en mille cercles sur leurs bords effilés, se livrant en l’air à des danses frénétiques, et, dans l’excès de leur désespoir, exécutant toute sorte de gambades extraordinaires. Et ce n’était pas assez pour la fureur malicieuse de ce vent rancunier : non content de les pousser au loin, il en prit à part quelques débris qu’il porta dans les copeaux du charron, les fourrant sous ses planches et ses poutres ; semant en l’air sa sciure de bois, retournant à la poursuite des feuilles fugitives, et, quand il en rencontrait encore quelques-unes, ah ! quelle chasse il leur donnait et comme il se mettait à leurs trousses !

Les feuilles effrayées n’en fuyaient que plus vite ; et vraiment c’était une course à donner le vertige : car les pauvrettes se trouvaient transportées aux endroits les plus déserts, où il n’y avait pas d’issue, et où leur persécuteur les reprenait pour les faire tourbillonner à sa fantaisie ; elles montaient jusque sous les gouttières, elles se pressaient étroitement aux parois des meules ainsi que des chauve-souris, elles se répandaient par les fenêtres ouvertes des chambres, elles s’affaissaient en tas sur les haies ; en un mot, c’était un sauve qui peut général. Mais ce qu’elles firent de plus excentrique sans contredit, ce fut de saisir le moment où la porte extérieure de M. Pecksniff venait de s’ouvrir tout à coup, pour s’élancer d’une manière désordonnée dans le corridor, où le vent qui les poursuivait les serra de près, et, ayant trouvé ouverte la porte de derrière, souffla aussitôt la chandelle allumée que tenait miss Pecksniff, et ferma avec une telle violence la première porte contre M. Pecksniff qui entrait en ce moment, que celui-ci tomba en un clin d’œil au bas des marches. Enfin, fatigué lui-même de ses petites malices, l’impétueux coureur d’espace s’éloigna, satisfait de sa besogne, mugissant à travers bruyère et prairie, colline et plaine, jusqu’à ce qu’il gagna la mer, où il alla rejoindre des compagnons de son espèce, en humeur de souffler comme lui toute la nuit.

Concernant M. Pecksniff, ayant reçu, à l’angle aigu de la dernière marche, cette sorte de coup sur la tête, qui, pour le plaisir du patient, lui fait voir une fantastique illumination générale, autrement dit trente-six chandelles, restait tranquillement étendu à contempler sa propre porte extérieure. Il faut croire que cette porte en disait beaucoup plus par sa forme que les autres portes qui donnent sur la rue : car M. Pecksniff persista à rester dans sa position contemplative durant un espace de temps prolongé et vraiment inexplicable, sans se rendre compte s’il avait été heurté ou non ; et de même, quand miss Pecksniff demanda à travers le trou de la serrure avec une voix aiguë qui eût fait honneur à un vent de vingt ans :

« Qui est là ? »

Le père ne répondit rien. De même encore, lorsque miss Pecksniff rouvrit la porte, et, abritant la chandelle avec sa main, jeta les yeux devant elle et regarda attentivement autour de son père, au delà de son père et par-dessus son père, partout enfin excepté là où il était, celui-ci ne fit aucune observation et n’indiqua d’aucune façon la moindre velléité, le moindre désir d’être tiré de sa position.

« Je vous vois bien ! cria miss Pecksniff au soi-disant garnement qui se serait enfui après avoir frappé un coup de marteau. Je vous attraperai, monsieur ! »

Mais M. Pecksniff, qui se tenait, sans doute, pour suffisamment attrapé déjà, ne dit mot.

« Maintenant, vous tournez autour du coin de la porte, » cria miss Pecksniff.

Elle disait cela au hasard ; mais elle avait rencontré juste : car M. Pecksniff, étant précisément occupé à éteindre le plus vite possible les trente-six chandelles dont nous avons parlé, et à réduire à une douzaine, ou à peu près, les quatre ou cinq cents boutons de cuivre qui, devant ses yeux, s’étaient mis en danse d’une façon tout à fait nouvelle sur la porte de la rue, M. Pecksniff, disons-nous, avait l’air de tourner autour du coin de sa porte.

Miss Pecksniff ayant débité, sur un ton aigre, une menace de prison et de constable, de billot et de potence, était au moment de refermer la porte, lorsque M. Pecksniff, encore au bas des marches, se souleva sur un coude et éternua.

« Quelle voix ! s’écria miss Pecksniff. C’est mon père ! »

À cette exclamation, une autre miss Pecksniff s’élança hors du parloir ; et les deux miss Pecksniff, avec force expressions incohérentes, remirent M. Pecksniff sur ses pieds.

« P’pa ! s’écrièrent-elles de concert. P’pa ! parlez, p’pa ! N’ayez pas l’air si égaré, cher p’pa ! »

Mais comme, surtout en pareil cas, un gentleman ne saurait nullement se rendre compte de l’air qu’il a, M. Pecksniff continuait de tenir sa bouche et ses yeux tout grands ouverts, et de laisser pendre sa mâchoire inférieure, dans le genre des casse-noisettes qu’on donne en jouet aux enfants ; et comme son chapeau était tombé, comme son visage était pâle, sa chevelure hérissée, son habit souillé de boue, il offrait un spectacle tellement déplorable que ni l’une ni l’autre des demoiselles Pecksniff ne put retenir un cri involontaire.

« Ce n’est rien, dit M. Pecksniff ; je me sens mieux.

– Il revient à lui !… s’écria la plus jeune miss Pecksniff.

– Il parle encore ! » s’écria l’aînée.

Avec quelles exclamations de joie elles embrassèrent M. Pecksniff sur l’une et l’autre joue, et l’aidèrent à rentrer dans l’intérieur de la maison ! D’abord, la plus jeune sœur courut dehors ramasser le chapeau de son père, les feuillets crottés de ses papiers, son parapluie, ses gants et autres menus objets ; ensuite, et après avoir fermé la porte, les deux jeunes filles s’occupèrent du soin de panser les plaies de M. Pecksniff, au fond du parloir.

Ces plaies n’étaient pas d’une nature très-sérieuse. Il n’était besoin que de frictionner ce que l’aînée des demoiselles Pecksniff appelait « les parties protubérantes » du corps de son père, par exemple les genoux et les coudes, ainsi qu’un organe nouveau, totalement inconnu aux phrénologistes, et qui s’était développé derrière la tête. Ces meurtrissures ayant été combattues extérieurement avec des bandes de papier goudronné et salé, et à l’intérieur M. Pecksniff s’étant réconforté avec une certaine quantité de forte eau-de-vie mélangée d’eau, l’aînée des miss Pecksniff s’assit pour faire le thé, qui était tout préparé. En même temps, la cadette alla chercher à la cuisine un morceau enfumé de jambon et des œufs, et ayant posé tout cela devant son père, elle prit place aux pieds de M. Pecksniff, sur un tabouret bas, d’où elle tint son regard de niveau avec la table à thé.

De cette humble position, il ne faut pas inférer que la plus jeune des miss Pecksniff fût assez jeune pour être forcée, comme on dit, de s’asseoir sur un tabouret, en raison de l’exiguïté de ses jambes. Si miss Pecksniff se tenait assise sur un tabouret, c’était par simplicité et par humilité de cœur, deux qualités qui, chez elle, étaient tout à fait éminentes. Si miss Pecksniff se tenait assise sur un tabouret, c’est qu’elle était toute jeunesse, tout enjouement, toute vivacité, toute pétulance, comme un petit chat. C’était la plus maligne et en même temps la plus naïve créature que vous puissiez imaginer, cette jeune miss Pecksniff, la cadette ; c’était là son grand charme. Elle était trop naturelle, trop franche, cette jeune miss Pecksniff, la cadette, pour porter un peigne dans ses cheveux, ou pour les tourner, ou pour les friser, ou pour les natter. Elle les portait à la Titus, coiffure libre et flottante, où il entrait tant de rangées de boucles que le sommet semblait ne former qu’une boucle unique. Elle n’était pas autrement jolie : mais pourtant, c’était une petite femme assez drôlette ; quelquefois, oui, quelquefois, elle portait même un tablier ; et elle était si bien comme cela ! Oh ! cette miss Pecksniff, la cadette, c’était bien « une vraie gazelle, » comme un jeune gentleman l’avait fait observer dans un madrigal, au bas d’un journal de province, article « poésie ».

M. Pecksniff était un homme moral, un homme grave, un homme aux sentiments et au langage nobles : il avait fait baptiser sa fille cadette sous le nom de Mercy. Mercy ! oh ! le charmant nom pour une créature à l’âme pure comme la plus jeune des miss Pecksniff ! L’autre sœur s’appelait Charity. C’était parfait. Mercy et Charity ! Charity, avec son excellent bon sens, avec sa douceur tempérée d’une gravité sans amertume, était si bien nommée, et savait si bien conduire et faire valoir sa sœur ! Quel piquant contraste elles offraient à l’observateur ! On les voyait aimées et s’aimant entre elles, pleines de sympathie mutuelle et de dévouement, s’appuyant l’une sur l’autre, et cependant se servant de correctif, d’opposition et, en quelque sorte, d’antidote. Observez chacune de ces demoiselles, admirant sa sœur sans réserve, mais agissant de son côté tout autrement qu’elle, d’après des principes différents, et sans avoir, en apparence, rien de commun avec elle ; et, si les bons résultats d’un semblable système ne vous plaisent pas, vous êtes invité respectueusement à l’honorer de votre réclamation. Le fait culminant de tout cet intéressant tableau, c’est que les deux belles créatures n’en avaient nullement conscience ; elles ne s’en doutaient seulement pas. Elles n’y pensaient et n’en rêvaient pas plus que Pecksniff lui-même. La nature s’amusait à les opposer l’une à l’autre : mais elles ne se mêlaient pas de cela, les deux miss Pecksniff.

Nous avons fait remarquer que M. Pecksniff était un homme moral. Il l’était en effet. Peut-être n’exista-t-il jamais un homme plus moral que M. Pecksniff : il l’était surtout dans la conversation et dans le commerce épistolaire. Il avait été dit de lui, par un de ses admirateurs habituels, qu’il avait dans le cœur pour les bons sentiments la bourse de Fortunatus. À cet égard, il ressemblait à la jeune fille du conte de fées, excepté que, si ce n’étaient pas de vrais diamants qui tombaient de ses lèvres, du moins c’était du plus beau strass, et qui brillait prodigieusement. Homme modèle, plus rempli de préceptes vertueux qu’un cahier d’exemples d’écriture. Il y avait des gens qui le comparaient à un bureau de poste, où l’on vous enseigne toujours votre chemin pour aller à tel endroit sans jamais y être allé soi-même : mais ces gens-là étaient ses ennemis, c’étaient les ombres offusquées par son éclat, voilà tout. Son cou même avait quelque chose de moral. On en voyait une bonne partie à découvert, par-dessus une très-mince cravate blanche, qui descendait très-bas, et dont jamais personne n’avait pu découvrir l’attache, car il la liait par derrière ; c’est là que son cou se déployait à l’aise, espèce de vallée qui s’étendait entre les deux pointes saillantes de son col de chemise, unie et déboisée de tout vestige de barbe. Il semblait que M. Pecksniff voulût dire par là : « Pas de déception à craindre ici, mesdames et messieurs ; ici règne la candeur ; un calme honnête fait mon essence. » Il en était de même de ses cheveux d’un gris de fer ; relevés avec la brosse au-dessus du front, ils se tenaient roides et droits, ou bien ils se penchaient doucement dans un accord sympathique avec ses épaisses paupières. Il en était de même de sa personne parfaitement luisante, bien que dépourvue d’embonpoint. Il en était de même de ses manières, qui étaient douces et onctueuses. En un mot, jusqu’à son grand habit noir, jusqu’à son état d’homme veuf, jusqu’à son binocle pendant, tout tendait au même but, tout criait : « Contemplez le moral de M. Pecksniff ! »

La plaque de cuivre placée sur la porte et qui, appartenant à M. Pecksniff, n’eût pu mentir, offrait cette inscription : PECKSNIFF, ARCHITECTE ; auquel titre M. Pecksniff ajoutait sur ses cartes d’affaires, celui d’ARPENTEUR. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il avait de quoi arpenter au moins du regard, à voir l’immense perspective qui s’étendait devant les croisées de sa maison. Quant à ses travaux d’architecte, on n’en connaissait pas grand’chose, si ce n’est qu’il n’avait jamais dessiné ni bâti quoi que ce fût : mais il était généralement entendu que ses notions sur cette science étaient terriblement profondes.

Les occupations de M. Pecksniff roulaient principalement sinon même en entier, sur les soins qu’il donnait à des élèves or, les revenus qu’il ramassait dans cette spécialité par laquelle il variait et tempérait de plus graves travaux, ne sauraient guère passer à la rigueur pour être besogne d’architecte. Son génie brillait à prendre dans ses filets les parents et les tuteurs, et à empocher le prix des pensions. La pension d’un jeune gentleman une fois payée, et le jeune gentleman entré dans la maison de M. Pecksniff, M. Pecksniff lui empruntait sa boîte d’instruments de mathématiques, pour peu qu’elle fût montée en argent ou qu’elle eût quelque prix ; de ce moment, il l’engageait à se considérer comme étant de la famille ; il lui faisait de grands compliments sur ses parents ou ses tuteurs, quand l’occasion s’en présentait ; puis il le lâchait dans une chambre spacieuse au deuxième étage sur la façade. Là, en compagnie de tables à dessiner, de parallélographes, de compas aux branches roides et inflexibles, et de deux, peut-être trois autres gentlemen, l’élève s’exerçait durant trois ou cinq ans, selon les conventions, à prendre les hauteurs de la cathédrale de Salisbury à tous les points de vue possibles, et à construire en l’air une énorme quantité de châteaux, de salles de parlement et autres monuments publics. Dans le monde entier peut-être n’existait-il pas un aussi grand nombre de magnifiques édifices en ce genre qu’il ne s’en faisait sous la direction de M. Pecksniff ; et, si les comités du Parlement avaient accordé l’autorisation de bâtir la vingtième partie seulement des églises que l’on érigeait dans cette chambre de la façade, avec l’une ou l’autre des demoiselles Pecksniff prosternée à l’autel pour épouser l’architecte surnuméraire, il n’y eût pas eu besoin d’églises nouvelles, au moins pendant cinq siècles.

« Les biens mêmes de ce bas monde dont nous venons d’user, dit M. Pecksniff, promenant sur la table un regard circulaire quand il eut terminé son repas ; oui, même la crème, le sucre, le thé, les rôties, le jambon…

– Et les œufs, ajouta Charity à voix basse.

– Et le œufs, répéta M. Pecksniff, ont leur côté moral. Voyez comme ils viennent et comme ils s’en vont. Tout plaisir est passager. Nous ne saurions même manger longtemps. Si nous nous laissons trop aller à d’innocents liquides, nous gagnons une hydropisie ; si c’est à des boissons capiteuses, nous tombons dans l’ivresse. Quel sujet de réflexion attendrissant !

Ne dites point que nous tombons dans l’ivresse, p’pa, s’écria l’aînée des miss Pecksniff.

– Quand je dis nous, ma chère, répliqua le père, j’entends par là l’humanité en général, la race humaine, considérée en corps, et non pas individuellement. Il n’y a rien de personnel dans ma morale, mon amour. Même une chose telle que celle-ci, dit encore M. Pecksniff en passant l’index de sa main gauche sur le papier brun appliqué au sommet de sa tête, un petit accident, une calvitie, quoi que ce soit enfin, nous rappelle que nous ne sommes que… »

Il allait dire : « des vers ; » mais se souvenant que l’on ne voit guère de vers sur les chevelures, il substitua à cette expression celle de : « Chair et sang. »

« Ce qui, s’écria M. Pecksniff, après une pause, durant laquelle il sembla avoir cherché, mais sans succès, une autre morale, ce qui est également très-attendrissant. Ma chère Mercy, ranimez le feu et écartez les cendres. »

La jeune fille obéit. Cette besogne faite, elle reprit son tabouret, posa un bras sur les genoux de son père, et appuya contre son bras sa joue florissante de fraîcheur. Miss Charity rapprocha sa chaise du feu, comme pour se préparer à entamer une conversation, puis elle leva les yeux sur son père.

« Oui, dit M. Pecksniff après une nouvelle et courte pause, durant laquelle il avait pris un sourire silencieux en balançant sa tête devant le feu, j’ai eu la chance d’atteindre mon but. Nous allons avoir bientôt un pensionnaire de plus à la maison.

– Un jeune homme, papa ? demanda Charity.

– O-o-oui, un jeune homme, dit M. Pecksniff. Il désire profiter de l’inestimable occasion qui s’offre à lui d’unir les avantages de la meilleure éducation pratique architecturale au confortable d’une vie de famille et à la société constante de personnes qui, tout humble qu’est leur sphère, toute bornée qu’est leur capacité, ne sont ni négligentes ni oublieuses de leur responsabilité morale.

– Oh ! p’pa ! s’écria Mercy, levant son doigt avec malice, voir à l’annonce ci-dessous. »

– Espiègle, espiègle fauvette ! » dit M. Pecksniff.

Nous devons faire observer, à propos du nom de « fauvette », donné par M. Pecksniff à sa fille cadette, que celle-ci ne possédait aucune qualité vocale, mais que M. Pecksniff avait l’habitude d’employer fréquemment tel mot qui se présentait à sa pensée, dès qu’il lui semblait sonner harmonieusement et arrondir une période, sans se mettre beaucoup en peine du sens de ce mot. Et c’est ce qu’il pratiquait avec tant d’assurance et d’une façon si imposante, que parfois son éloquence déconcertait les gens les plus sensés, qui en restaient tout ébahis.

Ses ennemis affirmaient, soit dit en passant, qu’un grand fond d’assurance dans les mots et les formes servait de passe-partout au caractère de M. Pecksniff.

« Est-il beau, p’pa ? demanda la plus jeune fille.

– Êtes-vous sotte, Merry ! » dit l’aînée.

Merry était le diminutif familier de Mercy.

« Quel est le prix de la pension, p’pa ? ajouta Charity. Dites-le nous.

– Oh ! que c’est joli. Cherry ! s’écria miss Mercy, qui leva les mains et fit entendre un rire étouffé, le plus charmant du monde ; que vous avez l’esprit mercenaire pour une jeune fille ! Mauvaise que vous êtes, vous ne pensez qu’au solide. »

C’était en vérité chose tout à fait ravissante et digne des temps de l’âge pastoral, de voir comment les deux miss Pecksniff échangèrent des tapes d’amitié après ces paroles, puis se mirent à s’embrasser, chacune à sa manière, selon la différence de leur humeur.

« Il est bien, dit M. Pecksniff, à voix basse mais intelligible ; il est assez bien. Je ne compte pas recevoir immédiatement le prix de sa pension. »

À cette nouvelle, et malgré la dissemblance de leur caractère, Charity et Mercy ouvrirent à la fois de grands yeux et parurent un moment déconcertées, comme si leur pensée unanime se fût concentrée sur cette éventualité inquiétante.

« Mais qu’est-ce que cela fait ? dit M. Pecksniff, souriant de nouveau à son feu. Il y a du désintéressement en ce monde, je l’espère ? Nous ne sommes pas tous rangés en deux camps opposés : l’offensive et la défensive. Il y a de braves gens marchant entre ces deux extrêmes, tendant la main sur leur passage à ceux qui ont besoin de leur assistance, sans prendre parti ni pour ni contre, hum ! »

Dans ces aphorismes philanthropiques il y avait quelque chose qui rassura les deux sœurs. Elles échangèrent un regard et reprirent leur entrain.

« Oh ! ne soyons pas toujours à calculer, à projeter, à combiner pour l’avenir, dit M. Pecksniff, souriant de plus en plus, et regardant le foyer de l’air d’un homme qui ne parle pas aussi sérieusement qu’il le paraît ; je suis las de préoccupations

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